Chapitre X - Du Gouvernement Fédératif


Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

[p.145]

CHAPITRE X.

Du Gouvernement Fédératif.




ON entend par le Gouvernement fédératif, une réunion de petits États, qui, sans renoncer à leurs droits de Souveraineté, sans se désister de l'administration qui leur est propre, se soumettent, pour des intérêts communs, à l'autorité d'une Diète représentative ou d'un Chef suprême, ou à l'autorité encore de ces deux Pouvoirs combinés e[n]semble. Ces intérêts communs, consistent dans les Réglemens & les Traités de Commerce, les Alliances offensives & défensives, les résolutions de paix ou de guerre, la répartition des dépenses, la détermination des contributions ou des emprunts nécessaires, à la défense & à la sureté des États-Unis, à l'exécution des projets hostiles, & à toutes [p.146] les entreprises d'une utilité générale. Ces intérêts communs, embrassent encore les différentes précautions relatives, & au maintien de chacun des Gouvernemens particuliers, & à l'observation constante de tous les devoirs de l'union. Enfin, on peut encore étendre la Législation fédérative à l'uniformité des monnoies, des poids & des mesures, à la direction des grands chemins & à d'autres dispositions, d'une même convenance pour tous les États contractans.

Une pareille convention peut s'établir entre des Républiques d'une population très-inégale, comme en Amérique ; elle peut même exister, comme en Suisse, entre des Républiques qui diffèrent entr'elles, non-seulement par leur étendue, mais encore par les principes de leurs Gouvernemens respectifs. Cependant, la complète harmonie de ces Constitutions exigeroit, sans doute, qu'il y eût parité dans tous les points entre les divers États, unis par un Contrat politique.

Le Gouvernement fédératif, dans sa [p.147] perfection, & abstraction faite des circonstances qui s'opposent à son établissement, réunit des avantages de la plus grande importance & de la plus haute considération. Il assure la force politique, sans donner aux dépositaires des différentes autorités une tâche au-dessus de leurs forces, & en conservant tous les moyens de défense, qui naissent d'une association imposante. Il circonscrit le Gouvernement civil dans les limites, que la foiblesse des hommes, rend si convenables & si nécessaires. Enfin, en même temps qu'il donne aux Peuples cette sécurité, l'apanage particulier des grands États, il les fait jouir de la sagesse & des soins vigilans, qui caractérisent essentiellement l'Administration des petites Républiques.

Que si l'on pouvoit donc, par un moyen surnaturel, partager l'Europe entière, en Républiques de trois à quatre cents mille âmes, & formant au nombre de quinze ou vingt, des fédérations particulières, soumises à-peu-près à la même organisation, que la fédération [p.148] Américaine, si, de plus, & par le même acte de puissance, on donnoit à ces nouvelles Nations un caractère moral, encore dans sa primeur, & un esprit assorti à un pareil genre de Gouvernement, je ne doute point que la paix du monde & le bonheur des hommes, ne fussent plus assurés, & que cette métamorphose politique, n'eût encore beaucoup d'autres influences salutaires. Mais de telles Constitutions, lorsqu'elles dépendroient du plus libre arbitre, ne pourroient s'accorder avec l'intérêt des Peuples, sans l'uniformité que j'ai supposée ; car des Républiques fédérées, placées entre des Royaumes considérables, entre des Gouvernemens soumis à l'autorité d'un seul, n'auroient jamais qu'une existence précaire, à moins qu'elles ne fussent défendues par leur situation, comme les Cantons Helvétiques, ou par leur distance de l'Europe, comme les États d'Amérique.

Cependant, telle est l'imperfection de la Constitution Françoise, que, si elle n'étoit pas susceptible de changement, un Gouvernement [p.149] fédératif lui seroit préférable ; & dans le choix des innovations, il y auroit eu plus de génie à risquer celle-ci, qu'à nous donner à l'essai, comme on a fait, une République bâtarde, une Constitution de parade, un Gouvernement sans tenue.

On auroit pu du moins présenter de grandes idées, à l'appui du systême fedératif. On eût dit, que, pour assurer l'ordre & la liberté, & surtout pour ramener le règne des mœurs, il ne falloit pas donner aux Gouvernemens, une tâche au-dessus de leurs forces, & les tenir à une distance trop éloignée du plus-grand nombre de leurs pupiles. On eût dit, & l'on eût pu soutenir, en bonne philosophie, qu'une seule Législation, un seul Pouvoir Exécutif, une seule Administration suprême, une seule opinion publique, n'atteindront jamais qu'imparfaitement au bonheur de vingt-six millions d'hommes. On eût enseigné encore, avec la sagacité des moralistes, que le seul moyen d'affoiblir, d'une manière certaine, l'ascendant de la fortune [p.150] & de la naissance, étoit de resserrer le théâtre social, afin de diminuer les effets de l'imagination, en rapprochant la perspective, & dans la vue encore, de faire ressortir davantage les vertus & les talens & de donner ainsi pour émules aux distinctions d'opinion, toutes les supériorités réelles.

Enfin, au milieu de l'anarchie dont nous sommes les témoins, & lorsqu'un si grand nombre de citoyens sont combattus, entre les intérêts qui les retiennent en France, & les craintes que leur inspire l'insubordination générale, on pourroit regretter, que la France n'eût pas été partagée entre divers États, qui auroient senti la nécessité de maintenir l'ordre & la paix dans leur intérieur, & qui en auroient fait un objet de rivalité, afin d'attirer, au milieu d'eux, les propriétaires des richesses & les hommes, de tout pays, qui mettent au rang des premiers biens la sécurité personnelle.

On auroit eu plus de peine, sans doute, à montrer comment la force politique, comment [p.151] son activité surtout, pouvoient se concilier avec un Gouvernement fédératif ; mais la France a tant de moyens de défense, quand elle est sage, & quand elle ne ligue pas contre elle toute l'Europe, que les difficultés n'auroient pas été invincibles. Le grand obstacle à une pareille Constitution. ne seroit pas venu, je le crois, de l'impossibilité d'unir la puissance politique, au Gouvernement fédératif, ou de l'impossibilité d'y parvenir, sans danger pour la liberté générale ; l'empêchement principal naîtroit de plusieurs considérations, moins apparentes, mais plus insurmontables.

L'indivisibilité de la Monarchie est aussi chère aux François que la Monarchie elle-même ; on a pu, de leur consentement ou de leur ignorance, altérer cette indivisibilité, par la nature des Pouvoirs qui ont été institués dans tous les Départemens, comme on a porté atteinte au Gouvernement Monarchique, en dégradant la Royauté ; mais un changement visible, & dans les noms, & [p.152] dans les formes, un changement qui eût frappé leur imagination, auroit éprouvé la résistance la plus générale. Les François, après avoir été depuis tant de siècles, partie intégrante d'une grande Nation, dont la gloire est préfente à leur esprit & à leur cœur, ne se prêteroient jamais à des divisions, qui diminueraient à leurs yeux l'éclat du Royaume, & qui substitueroient à sa complète unité, une simple unité fédérative. La France, en suivant un pareil systême, se trouveroit, il est vrai, dans la même situation que l'Amérique, mais la marche politique des deux Nations auroit été bien différente. L'Amérique existoit, divisée en États particuliers ; ainsi elle a pris une plus grande consistance, & comme une sorte d'extension morale par la fédération de ces mêmes États : la France, au contraire, passeroit du plus parfait ensemble à des séparations; & quoique ces diverses Sections resteroient unies, ce seroit toujours une sorte de déclin & un mouvement absolument inverse de la [p.153] progression des Américains; or, une Nation se résoudroit difficilement à une marche rétrograde, même avec l'espoir certain d'un meilleur Gouvernement. Cette lutte de la réflexion, contre la puissance de l'imagination, est presque toujours une tentative inutile.

Les grands États de l'Amérique ont, comme je l'ai déjà dit, manifesté l'intention où ils étoient de se diviser en deux parts, l'une & l'autre indépendantes, lorsque l'accroissement de leur population, établiroit une disproportion entre les devoirs & les forces du Gouvernement ; & s'ils exécutent ce projet, ils donneront un exemple unique dans l'histoire du Monde. Mais il faut une morale politique, portée à sa perfection, pour renoncer aux idées de grandeur, fixées par l'opinion, & pour le faire, dans la seule vue d'assurer davantage le maintien de l'ordre social. Voilà, cependant, les caractères véritablement destinés aux sévères devoirs d'une Constitution fédérative. C'est aux François eux-mêmes que j'en appelerois, pour [p.154] déterminer, si tel est le genre de leur mérite, s'ils auroient le calme nécessaire, & pour vivre en paix, au nombre de quarante ou cinquante Républiques fédérées, & pour s'occuper uniquement, dans leurs cafés, de leur félicité intérieure. On peut se permettre d'en douter; ils ont trop besoin d'éclat, ils ont trop besoin d'agir, dans tous les sens, pour être en état de se contenir dans les seules limites du bonheur. Ils l'auroient été d'ailleurs autrefois, qu'ils ne le seroient plus aujourd'hui. Ils ressemblent, en ce moment, à des hommes sortis d'une longue prison, & qui cherchent partout l'espace; on leur parleroit donc en vain de se constituer en États séparés, pour y goûter les biens dont les Américains jouissent ; ils se croiroient réduits à l'état d'Anachorètes. Un grand nombre d'entr'eux souhaitent, il est vrai, la République, mais ils la voudroient aussi grande que l'Univers; car, lorsqu'ils s'en forment une idée agréable, c'est bien plus pour y commander à leur tour, que par [p.155] aucune inclination naturelle pour l'austère empire des mœurs. Ils parlent avec affection de la loi, mais c'est plus encore pour la dicter, que pour la suivre ; & s'ils professent l'égalité, c'est bien plus comme un vœu d'écolier, & pour faire la nique à leurs maîtres, que pour jouir, avec le Peuple Anglois, du sentiment d'une fierté paisible.

A la vérité, la Nation Françoise n'est point assise en ce moment ; son caractère est en révolution comme sa politique, & ce langage est celui que doivent tenir ses amis. Mais un des grands reproches que l'on peut faire à ses premiers Législateurs, c'est de l'avoir obligée à se tenir toujours hors d'elle, & toujours en attaque ; car telle est l'inévitable effet d'une Constitution, où tous les consentemens sont forcés, où tous les Pouvoirs sont en défiance les uns des autres, où toutes les autorités se suspectent, où rien n'est joint par le bonheur, & où l'on a mis en guerre la pratique & la théorie, les maximes & leur application, les choses & les apparences.

[p.156]

Il est encore des circonstances particulières au Royaume de France, qu'on auroit beaucoup de peine à concilier, avec l'établissement d'un Gouvernement fédératif. Je citerai les deux principales. La France, par sa position au milieu de l'Europe, a besoin d'un grand nombre de Places fortes, pour la défense de ses immenses frontières ; & la garde de ces Places, les dépenses que leur entretien nécessite, & par dessus tout, les Pouvoirs militaires qu'il faut y établir, deviendroient autant de sujets de contestation, entre l'autorité fédérative & l'autorité particulière de chacun des États, où les Villes de suretés se trouveroient placées.

Un autre obstacle à l'établissement d'un Gouvernement fédératif, en France, dériveroit de la grande existence actuelle de la Ville de Paris. Cette Capitale d'un Royaume indivis, ne seroit plus qu'un Chef lieu de fédération ; & les autres parties de la France, ne participant plus à son éclat, ne tarderoient pas à s'en montrer jalouses. Paris, [p.157] d'ailleurs, ne seroit plus au même degré le centre de toutes les affaires & de toutes les circulations ; & les arts libéraux, ces compagnons de la fortune, les arts, qui ont besoin d'un vaste théâtre, pour atteindre à leur perfection, perdroient insensiblement de leur renommée. Ainsi, les habitans de Paris, qui prévoyeroient cette décadence, se serviroient de la supériorité de leur crédit dans le Royaume, pour combattre un systême essentiellement contraire à leurs intérêts.

Enfin, on ne fait pas deux fois consécutives, l'essai d'un Gouvernement nouveau ; car les passions, dont on a eu besoin pour réussir dans une entreprise de ce genre, ne peuvent pas être détournées de leur cours; il faut, au contraire, applanir sans cesse toutes les voies devant elles, pour entretenir leur premier mouvement, & l'on ne peut conserver à foi la multitude, qu'en la guidant toujours dans le même sens. Une grande diversité de considérations se réunissent donc, pour démontrer que, même en [p.158] regardant un Gouvernement fédératif, comme le meilleur de tous les systêmes politiques, c'est en vain qu'on entreprendroit aujourd'hui de l'introduire en France & de le substituer à une Monarchie tempérée. Et c'est ici le moment de rappeler une réflexion, déjà développée dans un autre endroit de cet Ouvrage, & qui s'applique parfaitement à la question présente. L'hérédité du Trône & toute espèce de suprématie par droit de naissance, seroient incompatibles avec un Gouvernement fédératif, composé de Républiques, soumises au principe de l'égalité absolue. Le Stadhouderat, auquel on succède par droit de primogéniture, ne pourroit se soutenir au milieu des Provinces-Unies, s'il n'existoit pas, dans chacune, un Corps de Nobles, un Corps prééminent, qui sert de médiateur entre le Chef de l'État & le reste de la Nation, & qui entretient ainsi ce respect d'opinion, ce respect transmissible & dont l'impression résiste, en quelque manière, aux lois capricieuses de [p.159] la nature, & parvient à conserver l'action d'une autorité héréditaire, nonobstant les qualités du Prince, auquel échoit cette autorité.




On demandera maintenant, si l'Assemblée Nationale, en divisant la France en Départemens, & en confiant au vœu libre du Peuple, la nomination des Administrateurs, des Juges & des Pasteurs de chacune de ces différentes Sections du Royaume, n'a pas pris du Gouvernement fédératif des Américains, ce qu'il avoit de mieux, & si ce n'est pas là véritablement le travail de l'abeille & l'instinct du génie. Les Législateurs de la France consentiroient, sans doute, à ce conclusum ; mais, pour prévenir à temps les réclamations, examinons une question, qui s'est déjà présentée sur ma route, & dont l'importance est telle, que la discussion exige nécessairement une attention plus particulière.

Il y a des ressemblances, sans doute, entre la Constitution des Gouvernemens Républicains [p.160] & la Constitution des Départemens; mais en politique & dans toutes les sciences animées, les ressemblances qui amènent des résultats opposés, sont des différences réelles. Une organisation sociale n'est pas un ouvrage de cabinet, destiné à l'amusement des curieux; ainsi, c'est toujours dans son développement & dans son action, qu'il faut la voir & la juger. Et, sans nous élever si haut qu'une organisation sociale, que diroit-on d'un ouvrier de Paris ou d'une autre grande Ville, qui, après avoir fait une simple horloge de village, mais une horloge qui n'iroit point, ou qui seroit; carillon hors de propos, répondroit aux plaintes de la Communauté, en lui prouvant, pièce par pièce, que son horloge est toute semblable à celle de Notre-Dame ou de Saint-Sulpice ? Voilà, diroit-il, la roue de rencontre qui fait l'échappement, voilà l'échappement qui met en mouvement le balancier, voilà l'arbre de la manivelle auquel ce balancier est attaché, voilà.... Eh! Monsieur l'ouvrier, diroit la Communauté, [p.161] nous voyons bien que vous avez tout droit & toute raison dans votre science, mais toujours est-il que notre horloge ne va pas. — Elle ne va pas, dites-vous ? Vous imaginez donc, que je n'ai pas fait le balancier assez grand pour assurer sa force centrifuge. — Nous ne disons pas cela. — Que j'ai négligé de calibrer les dents des roues & les ailes des pignons. — Nous ne disons pas cela. — Que dites-vous donc ? — Que notre horloge ne va pas, Monsieur l'ouvrier, & qu'il nous en faudroit une autre.

De même, dans l'organisation de deux sociétés politiques, dont l'une atteindrait son but, & l'autre s'en écarterait, le Législateur artiste, trouverait facilement, entre les diverses parties des deux compositions, une multitude de ressemblances ; cependant le public ignorant, seroit en droit de lui dire, comme notre Communauté de Village, nous ne doutons pas de votre science, mais notre horloge ne va pas.

J'avoue que cette grosse manière de [p.162] raisonner, devroit être fort importune aux Législateurs de la France. Ils ont, en effet, très-bien soigné toute la partie figurative de la machine politique; & si les hommes n'avoient pas l'entêtement d'attacher une grande importance à une circonstance unique, le mouvement & le mouvement régulier, il n'y auroit pas le moindre reproche à faire, ni à l'ouvrier, ni à l'ouvrage. Voyons maintenant, si nous ne pourrons rien ajouter aux raisonnemens des bonnes gens.

Les États particuliers de l'Amérique, comme la plupart des Républiques, voient au milieu d'eux l'ordre établi, les lois respectées, & leur Administration publique est conduite sans effort & sans violence.

Les Départemens en France, sont fondés en apparence sur les mêmes principes, & la voix du Peuple, ainsi que je l'ai dit, y détermine les élections. Pourquoi présentent-ils un spectacle si différent? la levée des contributions y éprouve des résistances ; les droits attachés aux anciennes terres Seigneuriales, [p.163] & dont la légitimité a été consacrée par les Représentans de la Nation, ne se payent qu'au gré des redevables; la circulation des grains est interceptée ; les propriétés sont mal garanties; les Tribunaux sont intimidés; & la sureté des personnes, est souvent exposée aux violences du Peuple ; enfin, les Départemens, incertains d'être obéis par leurs subordonnés, ont à leur tour un sentiment d'indépendance, dans toutes leurs relations avec le Chef suprême du Pouvoir Exécutif. D'où vient un pareil contraste, entre les Départemens & les États particuliers de l'Amérique, & pourquoi deux Constitutions qui se ressemblent, ont-elles des effets si différens? On peut aisément en indiquer la raison.

Chaque État particulier d'Amérique, a dans son sein l'ensemble, & s'il est permis de s'expliquer ainsi, l'attirail entier d'un Gouvernement ; il n'a pas seulement des juges & des Administrateurs électifs, comme nos Départemens ; il a de plus, son Corps Législatif distinct ; il a de plus, une force d'opinion [p.164] qui lui est propre & toutes les institutions qui se rapportent à ses mœurs, ou à son génie particulier. Ce sont tous ces moyens réunis, & réunis dans un cercle limité, qui, formant, en quelque manière, les rayons d'un même axe, donnent un mouvement certain & régulier à toute l'Administration. L'étroit rapprochement, du Pouvoir Législatif, du Pouvoir Exécutif, du Pouvoir Judiciaire & du Pouvoir de l'opinion publique, les fait agir ensemble & d'un commun accord ; tous les Citoyens deviennent alors, comme autant d'agens des mêmes principes & de la même autorité ; ils deviennent comme autant de Juges de l'intérêt commun, autant de surveillans de l'observation des lois.

Il existe, sans doute, en Amérique, un Pouvoir Législatif & un Pouvoir Exécutif, placés à un grand éloignement des diverses parties du Continent soumis à leur autorité, c'est le Pouvoir du Congrès ; mais ce Pouvoir n'exerce aucune influence sur l'ordre civil & sur l'Administration intérieure de [p.165] chaque État ; il règne, pour ainsi dire, à la circonférence de tous, puisque son empire est restreint essentiellement aux affaires extérieures, & au maintien de l'harmonie entre les Républiques fédérées; il diminue ainsi les fonctions de chacun des Gouvernemens particuliers, sans introduire aucun choc entre sa volonté & leurs déterminations domestiques, entre ses opinions & leurs convenances habituelles, ou sans risquer du moins, de compromettre, par une action journalière, les égards dûs à la suprématie. Et c'est là, entre beaucoup d'autres, un des grands avantages du Gouvernement fédératif.

Aucune des circonstances importantes que je viens d'indiquer, toutes si propices à la liberté, si favorables à l'ordre public, ne sont applicables aux Départemens du Royaume ; tant leur organisation diffère, en des points essentiels, de la Constitution des Etats particuliers de l'Amérique. Ils n'ont d'abord aucun Corps Législatif qui leur soit propre ; ainsi tous les Décrets, auxquels ils doivent [p.166] être soumis, dépendent de la majorité des voix, dans une Assemblée Nationale, où l'on fait pour chacun d'eux les mêmes lois, que pour les quatre-vingt-deux autres Sections de l'Empire. Ce Corps Législatif, qui doit servir à tous les Départemens, est placé à une très-grande distance de plusieurs, & ils n'influent sur son opinion, que par un petit nombre de Députés ; encore ces Députés ne prennent-ils aucun mandat, ne reçoivent-ils aucune instruction, & ils ont la liberté de préférer leur sentiment propre, au vœu général des Citoyens qui les ont élus. On voit ainsi, que les lois Nationales ne peuvent obtenir, dans tous les Départemens, cette force d'assentiment, qui appartient privativement aux lois conçues, préparées & délibérées, au sein même des petits-États, dont elles doivent régler les intérêts. Le voeu d'une Assemblée, dictant à elle seule, les obligations & les devoirs de vingt-six millions d'hommes, ne peut correspondre, ni généralement, ni assiduement, à l'opinion [p.167] publique, en règne dans chaque Département; & souvent, à son arrivée dans les diverses parties du Royaume, ce vœu Législatif se trouve affoibli d'avance, par la connoissance des querelles qui ont accompagné sa formation. Il n'y a donc aucune similitude entre l'ascendant des lois, faites pour une population médiocre, au centre d'une République médiocre en étendue, & l'ascendant des lois, rendues pour un vaste Royaume, dans un seul point de l'Empire.

Ajoutons à ces remarques, une réflexion importante & digne, je crois, d'être méditée; c'est que l'autorité Législative, pour être exercée d'une manière efficace, par une seule Assemblée, composée en entier de nos égaux & de nos élus, a besoin d'être adaptée à un théâtre infiniment circonscrit; car, dépouillée de tous les caractères qui en imposent à l'imagination, il faut pour la relever, il faut pour la soutenir dans l'opinion, que l'on puisse raccorder aisément ses décisions avec les principes de la morale & de la raison ; [p.168] & qu'aux regards de tous les Citoyens, ses lois paroissent ainsi revêtues de la plus auguste des empreintes.

Nous avons encore à faire observer, que, dans les États particuliers de l'Amérique, comme dans toutes les Républiques, le véritable Pouvoir Exécutif est en autorité, près du Pouvoir Législatif, condition absolument nécessaire pour le rendre sage, & pour lui donner la force dont il a besoin. Il faut que les deux actions soient séparées, mais il est indispensable, que les deux esprits se mêlent & s'unissent, distinction essentielle, qu'on n'a jamais faite, ce me semble, & que, peut-être, on n'a jamais eu occasion de faire; car, en aucun temps, les divers fondateurs des sociétés politiques, n'avoient imaginé de placer, près du Corps Législatif, la figure du Pouvoir Exécutif, & sa réalité, dans toutes les parties de l'Empire. Que résulte-t-il de cette division? c'est que nulle part, le Pouvoir Exécutif n'est ce qu'il doit être; que nulle part, il n'est dans sa mesure; il manque [p.169] de force au rang suprême, il est sans frein dans les autres lignes. Cependant, entre ces deux sections d'un même Pouvoir, l'Administration première & les Départemens, c'est la moins réelle qu'on chicane sans cesse, & c'est l'autre qu'on ménage ; c'est contre l'ombre du Lion qu'on se montre vaillant, & c'est devant lui qu'on recule.

Il est vrai que les Départemens, indépendamment du sentiment qu'ils ont de leur consistance, & d'une consistance plus étayée & moins chanceuse que celle du Corps Législatif lui-même, ont encore un moyen de se défendre de toute espèce de responsabilité, & ce moyen très valable, est la force de résistance placée au-dessous d'eux, sous les noms de Districts & de Municipalités.[1]

[p.170]

Chaque jour donc, on appercevra davantage, qu'on ne sauroit mettre en parallèle, ni sous le rapport de l'ordre public, ni sous le rapport de la liberté, le Pouvoir Exécutif des Républiques & le Pouvoir Exécutif, imaginé par les Législateurs de la France. Que l'un est conservé dans sa plénitude & son unité, que l'autre est divisé, partagé, sectionné de toutes les manières. Que l'un est sous la surveillance du Corps Législatif, que l'autre y est soumis, uniquement dans sa partie figurative. Que l'un est environné de l'opinion & contenu par elle, que l'autre [p.171] n'est au centre d'aucune, parce qu'il n'est en son entier nulle part. Que l'un est responsable de son inaction, & que l'autre peut toujours l'excuser en appelant, quand il lui plaît, de sa conduite à ses moyens. Qu'enfin, dans les Républiques, c'est envers tous les Citoyens, que le Pouvoir Exécutif est comptable de ses abus d'autorité ; mais dans notre Gouvernement, les Départemens peuvent exercer des actes de despotisme, & repousser les premiers reproches, en se présentant comme des subordonnés, & en renvoyant les plaintes au Pouvoir Exécutif suprême, à cette Administration sans crédit, & obligée de cacher sa nullité sous les formes de l'indulgence. Ainsi, par une des nombreuses bizarreries de la Constitution Françoise, le droit d'appel, dans la hiérarchie des Pouvoirs Administratifs, sert bien moins à contenir les autorités subalternes, qu'à leur ménager une sauvegarde.

Je l'ai donc prouvé suffisamment, il n'existe qu'une demi-ressemblance entre les [p.172] États particuliers d'Amérique & la Constitution de nos Départemens. Et ce sont ces moitiés en politique, ce sont ces imitations partielles, qui décèlent l'incertitude du Législateur. On voit qu'il a été combattu, entre ses vœux & ses craintes, & que, par une sorte de composition avec lui-même, il a mystérieusement copié les contours des Gouvernemens, qu'il n'osoit prendre en tout pour modèle; mais alors, on ne peut en saisir l'esprit, mais alors rien n'est ensemble, & l'on ne produit, après beaucoup de peine, qu'un ouvrage irrégulier, qu'un ouvrage de contrefaçon, & composé encore de tant de bribes, qu'il ressemble bien plus à un carnet d'échantillons, qu'à une étoffe achevée. Et c'est ainsi, peut-être, que la Constitution Françoise, Monarchique dans son titre, Républicaine dans ses formes, despote dans ses moyens d'exécution, & de plus, incertaine en ses fins, confuse en ses principes, errante dans sa marche, présente à nos regards un mélange imparfait, de tous les Gouvernemens & de toutes les idées politiques.