Chapitre XVI - De la conduite qu'auroit dû tenir la seconde Assemblée Nationale, en recevant la Constitution


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CHAPITRE XVI.

De la conduite qu’auroit dû tenir la seconde Assemblée Nationale, en recevant la Constitution.





Deux routes étoient ouvertes à l'Assemblée Nationale, au moment où on l'a vue paroître dans la carrière Législative ; l'une étoit indiquée par la sagesse & la modération, l'autre, par ces idées extrêmes, qui ont si constamment égaré l'Assemblée Constituante. Il sembloit, au premier coup-d'œil, que, dans cette seconde voie, il n'étoit plus possible de dépasser personne, & que nos premiers Législateurs avoient touché barre ; mais, en cherchant bien, on a vu qu'ils n'avoient pas encore atteint les dernières lignes de l'exagération, & leurs successeurs se sont empressés d'occuper ce vuide, non certainement comme la place la plus raisonnable, mais comme la plus voyante, [p.312] & comme un poste en avant, où l'on croyoit s'approcher des applaudissemens. Les seconds Députés de la Nation, jaloux de renommée, vouloient couvrir leurs fronts de si hautes couronnes, que l'on n'apperçut plus celles de leurs devanciers ; mais les palmes des uns se dessécheront aussi promptement que les palmes des autres, & devant la postérité, ils paroîtront tous tête nue[1]. Ils ont voulu de la gloire, & ils n'auront obtenu qu'une popularité passagère ; ils ont dû leurs triomphes à la légèreté de la Nation, ils devront leur chute à son inconstance. Ils ne pouvoient changer leur stature, mais ils se sont fait appeler grands par cette multitude, dont ils avoient couvert les yeux avec un double & triple bandeau. Une seule [p.313] action, étayée par la morale & par la raison, leur eût valu des honneurs plus durables que toutes ces fictions dont ils se contentent, & qui s'évanouiront avec tant d'autres chimères. O vérité, puissante vérité, dont rien ne peut renverser l'empire, tu feras justice, quand il en sera temps, de toutes ces fausses réputations, de toutes ces célébrités fantastiques, qu'on est allé recueillir dans les régions du mensonge !

Je n'aurois pas le courage d'indiquer, ce qu'auroit dû faire l'Assemblée actuelle, si je fixois mon attention sur tout ce qu'elle a fait ; je l'envisagerai donc uniquement dans ce moment d'espérance, où elle reçut la Constitution des mains de ses précurseurs. Tout le monde se félicita de l'hommage empresse qu'elle rendit à cet ouvrage ; & je ne me permettrai point de blâmer avec sévérité sa détermination ; je connois mieux que personne, l'empire des circonstances & tout ce qu'on leur doit de déférence. J'écarterai donc les considérations [p.314] particulières, pour juger la conduite de l'Assemblée actuelle ; c'est l'unique manière d'attacher cette question à des idées générales.

Je dois d'abord rappeler, qu'en développant, dans un autre endroit de cet Ouvrage, les vices du Décret relatif à la révision des Articles Constitutionnels, j'ai montré qu'il y auroit eu autant de convenance à rendre immuables un petit nombre de ces Articles, qu'il étoit peu sage de soumettre à un mode d'amendement impraticable, cette multitude de dispositions dont on a formé le Code de la Constitution Françoise. C'est le moment de donner à ma proposition un peu plus d'étendue.

Il me semble que, dans un grand État, on ne peut vouloir la liberté & renoncer en aucun temps aux conditions suivantes.

I°. L'attribution exclusive du droit Législatif aux Représentans de la Nation, sous une Sanction du Monarque ; & dans ce droit Législatif se trouvent compris, sans exception, le choix & l'établissement des impôts.

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2°. La fixation des dépenses publiques par la même autorité; & à ce droit se rapporte évidemment, la détermination des forces Militaires.

3°. La reddition de tous les comptes de recettes & de dépenses, par devant les Commissaires des Représentans de la Nation.

4°. Le renouvellement annuel des Pouvoirs nécessaires pour la levée des contributions, en exceptant de cette condition les impôts hypothéqués au payement des intérêts de la dette publique.

5°. La proscription de toute espèce d'autorité arbitraire, & le droit donné à tous les citoyens d'intenter une action civile ou criminelle, contre tous les Officiers publics, qui auroient abusé envers eux de leur pouvoir.

6°. L'interdiction aux Officiers Militaires d'agir, dans l'intérieur du Royaume, sans la réquisition des Officiers Civils.

7°. Le renouvellement annuel, par le Corps Législatif, des Lois qui constituent la [p.316] discipline & par conséquent l'action & la force de l'Armée.

8°. La liberté de la Presse, étendue jusqu'au degré compatible avec la morale & la tranquillité publique.

9°. L'égale répartition des charges publiques, & l'aptitude légale de tous les Citoyens à l'exercice des fonctions publiques.

10°. La responsabilité des Ministres & des premiers Agens du Gouvernement.

11°. L'hérédité du Trône, afin de prévenir les factions, & de conserver la tranquillité de l'État.

12°. L'attribution pleine & entière du Pouvoir Exécutif au Monarque, avec tous les moyens nécessaires pour l'exercer, afin d'assurer ainsi l'ordre public, afin d'empêcher que tous les Pouvoirs, rassemblés dans le Corps Législatif, n'introduisent un despotisme aussi dangereux qu'aucun autre.

On devroit ajouter à ces principes, le respect le plus absolu pour les droits de propriété, si ce respect ne composoit pas [p.317] un des élémens de la morale universelle, sous telle forme de Gouvernement que les hommes soyent réunis.

Les douze Articles que je viens d'indiquer, présentent à tous les hommes éclairés, les bases fondamentales de la liberté civile & politique d'une Nation. Il falloit donc les placer hors de ligne dans l'Acte Constitutionnel, & l'on ne devoit pas les confondre avec les nombreuses dispositions, que l'on vouloit soumettre à un renouvellement continuel de discussion.

Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? C'est qu'en assignant à ces Articles une place marquée dans la Charte Constitutionnelle, on eût montré distinctement deux vérités que l'on vouloit obscurcir.

L'une, que les principes fondamentaux de la liberté Françoise se trou voient en entier, ou dans le texte, ou dans l'esprit de la Déclaration, que le Monarque avoit fait le 27 Décembre 1788, & dans ses explications subséquentes.

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L’autre, que tous les Ordres de l'État, que toutes les classes de Citoyens, après un premier temps d'incertitude & d'agitation, auroient fini vraisemblablement par donner leur assentiment à ces mêmes principes, & l'y donneroient peut-être encore, s'ils étoient appelés à le faire.

Il y avoit donc une profonde vue politique, à confondre les Articles fondamentaux de la liberté, avec tous les autres détails du Gouvernement populaire qu'on vouloit établir ; car, on se ménageoit ainsi, le moyen de dénoncer tous ceux qui désapprouveroient une partie du nouveau systême politique, comme autant d'ennemis des principes de liberté, qui occupoient une place dans l'Acte Constitutionnel de la France.

Ajoutons, que la première Assemblée Nationale a cru faire sa propriété particulière, de ces principes de liberté, de ces principes généralement avoués & chers à tous les hommes, en les mêlant aux exagérations & aux bisarreries de son invention ; & comme [p.319] elle n'a jamais séparé, dans ses évaluations les diamans des pierres fausses, peu de gens se sont occupés de le faire.

Rappelons cependant les funestes conséquences de cette réunion de tant d'Articles d'un genre différent, sous le nom général de Constitution.

On se défioit, avec juste raison, de la convenance du plus grand nombre de ces dispositions, & l'on ne pouvoit se défendre de les soumettre à l'épreuve de l'expérience ; mais, en appliquant le même projet, la même méthode, la même marche à la révision de tous les Articles Constitutionnels indistinctement, il étoit évident, que, pour ménager aux Législatures suivantes, le moyen de corriger & de perfectionner, une multitude d'Articles admis légèrement dans la Constitution, on introduisoit une discussion continuelle sur tous les principes, qui forment la base de l'ordre social & l'essence de la liberté publique.

Enfin, ainsi que je l'ai montré, on a [p.320] inventé un tel systême de révision, un systême si bisarre, qu'aucune amélioration ne sera possible légalement[2] ; & il se trouvera qu'on aura rendu mobiles de droit, des Articles, qui ne dévoient pas être remis eu controverse ; & qu'on aura rendu immobiles de fait, des Articles qu'il est instant de changer.

N'est-ce pas là, je le demande, la perfection de la disconvenance ?

Cependant, c'est sur ces entrefaites, c'est au moment d'une telle combinaison, que sont arrivés à Paris, de toutes les parties du Royaume, les nouveaux Représentans de la Nation. La Constitution avoit été terminée pendant leur voyage, & ils n'avoient pas eu le temps de lire, avec calme, les 329 Articles dont elle est composée, lorsque rassemblés sur le champ, ils s'engagèrent, en admiration, pour ce Code politique, & [p.321] prêtèrent, avec enthousiasme, le serment qui leur étoit imposé par leurs égaux : par une Assemblée, qui s'étoit arrogé le droit de donner à la France des Lois indestructibles.

Que la Nation entière ait juré d'être soumise à la Constitution décrétée dans les années 1789, 1790 & 1791, à cette Constitution, que les uns n'entendoient qu'imparfaitement & les autres point du tout, on me doit point s'en étonner ; tout s'explique aisément par les dangers auxquels on étoit exposé, en agissant autrement. D'ailleurs, cette même Constitution, donnant à chacun la liberté de manifester ses opinions sur le nouveau systême de Gouvernement, il suffisoit d'être dans la ferme intention de ne point violer l'ordre établi, pour être sûr de rester fidèle à son engagement. Mais, les Députés à la seconde Assemblée Nationale, se trouvoient dans une position absolument différente : Représentans de la Nation comme leurs devanciers, & avertis par les désordres du Royaume, des imperfections d'une [p.322] Constitution, dont on avoit commencé à faire l'expérience, c'étoit à eux à considérer, s'ils dévoient consacrer, de la manière la plus solemnelle & sans aucun examen préalable, l'immutabilité d'un systême de Gouvernement, composé dans le tumulte des passions, & visiblement incompatible avec l'ordre public, avec la paix intérieure de la France, avec l'action régulière de l'Administration, avec la vraie liberté, & avec toutes les lois d'une sage politique & d'une saine morale.

Supposant donc, que l'Assemblée actuelle se fût donné le temps d'appercevoir ces vérités, se fût donné, du moins, le temps de les étudier avant de prêter un serment inconsidéré, voici ce quelle auroit pu se dire.

Le plus grand des malheurs politiques, est un État social sans Gouvernement; & nos prédécesseurs ont réduit la France à cette condition, en dépouillant Constitutionellement le Pouvoir Exécutif, de la force nécessaire pour remplir son importante destination.

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Le plus grand des malheurs politiques, seroit encore un État social, où, par la seule volonté des compositeurs, un Gouvernement nouveau, dans toutes ses parties, ne pourrait jamais être modifié, & devrait subsister avec tous ses défauts, tel qu'il aurait été formé du premier jet; & c'est pourtant ce qu'ont fait, sans le vouloir, nos devanciers, en soumettant la révision de la Constitution, à des conditions fabuleuses & qui ne pourront jamais être remplies.

Si donc, nos prédécesseurs ont affecté l'organisation politique de la France, de deux paralysies très-distinctement caractérisées, de deux paralysies, dont l'une est destructive de tout bien & l'autre de toute espérance, est-ce à nous, Représentans comme eux de la Nation, a recevoir, aux conditions qu'ils ont voulu, la Charte Constitutionnelle, & à consacrer, sans réflexion, la perpétuité de ses défauts, par le serment le plus solemnel ?

Tel aurait dû être, sans doute, le cours des pensées de la seconde Assemblée [p.324] Nationale, si elle avoit été libre de prêter l'oreille aux conseils de la raison, ou si elle-même n'eût pas été sous le charme, à l'aspect d'une Constitution, aveuglement célébrée d'un bout du Royaume à l'autre.

Je conviendrai que, dans la disposition des esprits, à l'époque de l'ouverture des Sessions de l'Assemblée actuelle, il eût été difficile de faire, en paix, aucune remarque sur un ouvrage accueilli par la foi & par l'espérance ; & l'on peut douter, que les distinctions, même les plus fortement commandées par la saine raison, eussent été favorablement reçues ; mais, consacrer à la fois, par un serment, l'annihilation du Gouvernement, dans un Royaume tel que la France, & l'impossibilité d'apporter un remède légal à cet ordre de choses, c'étoit aussi, l'on peut le dire, la plus funeste des résolutions; & voilà, cependant, la dangereuse alternative & l'embarras inextricable, où l'Assemblée Constituante a réduit ses successeurs. Elle a noué, de toutes les manières, [p.325] un systême de Gouvernement, qui, sans moyens suffisans, pour défendre l'ordre public, dessert ainsi la liberté & donne des armes nouvelles à ses nombreux calomniateurs.

Mais, ce que l'Assemblée Constituante n'avoit point commandé à l'Assemblée qui l'a suivie, c'étoit de la surpasser en exagérations ; c'étoit de se montrer plus qu'elle, à la poursuite de la faveur populaire; c'étoit de paroître encore plus qu'elle, en respect & en tremblement, devant l'autorité farouche de la multitude ; c'étoit de sacrifier à cette Puissance, de plus nombreuses victimes, & de se réduire pour elle, au servile métier de Pourvoyeurs du Lion. Enfin, ce que n'auroit jamais imaginé la première Assemblée Nationale, c'est qu'un eût trouvé de nouveaux moyens pour affoiblir le Pouvoir Exécutif ; c'est qu'on eût cherché à rabaisser, de quelques degrés encore, la Majesté Royale ; c'est qu'on eût, enfin, réduit le Monarque, à être le simple prête-nom d'une autorité sans [p.326] action & d'un Gouvernement sans dignité. Et l'on se dispute, cependant, sur la Monarchie ou la République! Quelle vaine controverse ! Fut-il jamais Démocratie plus extrême, que celle où l'on nous a conduit! Les uns s'arrêtent encore aux noms, tandis que les autres ont déjà dépassé de beaucoup les limites des choses. Mais, comment se reconnoître à aucune vérité, au milieu de tant de fictions, au milieu d'une forfanterie générale & d'une discordance universelle? Comment s'y reconnoître, lorsqu'on met en avant de tout, une philosophie discoureuse, qui montre continuellement un faux chemin, en paroissant toujours partir d'un principe ; tant il y en a de ces principes, & sur la même échelle, dans le vaste cercle de la science politique? Ainsi, selon le choix que l'on fait, ou de l'un ou de l'autre, on peut arriver où l'on veut. Cependant, on marche à si grands pas dans la route des illusions, que bientôt, faute d'espace devant soi, l'on sera forcé de rétrograder. Fasse le Ciel, que [p.327] le Royaume de France puisse supporter tous ces mouvemens déréglés, & se trouver encore en état de profiter du retour des esprits, à la modération & à la sagesse !