Chapitre VIII - Continuation du même sujet.


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CHAPITRE VIII.

Continuation du même sujet.




L’ATTRIBUTION du Pouvoir Exécutif à un Monarque héréditaire, n'est pas, comme je l'ai dit, l'unique particularité qui distingue la Constitution Françoise d'un Gouvernement Républicain ; il en existe une autre, également remarquable, c'est la faculté accordée au Prince, de refuser sa Sanction aux Décrets du Corps Législatif ; droit important, mais qui ne peut arrêter l'action de ces mêmes Décrets, au moment où l'opinion de trois Législatures les a consacrés. Examinons si cette prérogative Royale nuit au bien de l'État, examinons si elle doit, si elle peut, servir de prétexte aux argumens des ardens ennemis du Gouvernement Monarchique. Et d'abord, une observation très-essentielle se présente à l'esprit, en s'occupant de cette [p.115] question, c'est que les annales politiques d'aucune République moderne, ne présentent l'exemple d'une Assemblée Nationale, qui, réunie en un seul Corps délibérant, ait le droit suprême de faire des lois, sans la participation d'aucun autre Pouvoir. Cette participation, à la vérité, n'a pas été réglée d'une manière uniforme ; mais, dans le grand nombre des Républiques, elle est plus marquante & plus effective qu'en France.

La Constitution fédérative des Américains, a exigé le concours de trois volontés, pour la confection des lois Nationales ; l'assentiment de la Chambre des Représentans, l'assentiment du Sénat, & la Sanction du Président Général du Congrès; la nécessité de cette dernière condition, est la seule soumise à de certaines restrictions, mais ces restrictions sont moins fortes, que les limites apposées au droit d'opposition ou de Veto, dont le Monarque François est inverti.

Les États particuliers de l'Amérique, malgré leur petitesse, & nonobstant le dépôt [p.116] qu'ils ont fait, entre les mains du Congrès, d'une partie des fonctions de la Souveraineté, ont également soumis à la délibération de deux Chambres, les Décrets relatifs à leurs affaires intérieures ; & la Nouvelle-Yorck, ainsi que la Nouvelle-Angleterre, ont encore assujetti ces Décrets à la Sanction du Chef de l'État, Sanction pareille, dans ses formes, aux dispositions adoptées par les États-Unis. Toutes les autres Républiques de l'Europe, & les plus connues par leur démocratie, ont attribué le droit Législatif au Peuple ou à ses Représentans; mais la proportion des Décrets doit émaner, ou du Conseil Exécutif, ou du Chef de l'État; & dans cette forme, connue sous le nom d'initiative, c'est antérieurement à la délibération & à la volonté du Corps Législatif, que le Pouvoir Exécutif concourt à la confection des lois. Ainsi, même dans les Républiques, on n'a jamais pensé que le droit Législatif pût être remis au Peuple ou à ses Représentans, sans aucune division de [p.117] vote, ou sans aucune restriction, sans aucune modification, sans aucune précaution enfin, qui mît l'État à l'abri d'une résolution inconsidérée. Et si l'on examinoit la Constitution de tous les Gouvernemens libres de l'Europe, on verroit, qu'entre les diverses limites apposées à l'action d'un Corps Législatif unique, le Veto suspensif, établi par la Constitution Françoise, est la plus foible de, toutes. Ce n'est donc point ce droit d'opposition, considéré en lui-même, c'est uniquement son attribution à un Monarque héréditaire, que l'on peut présenter comme étrangère aux idées républicaines.

Cette distinction essentielle, une fois établie, la question, dont nous nous occupons, se réduit à des termes fort simples ; car il nous reste uniquement à examiner, si l'intérêt de la Nation n'exige pas impérieusement, que le droit d'opposition aux résolutions du Corps Législatif, soit confié au Pouvoir Exécutif de l'État, par préférence à toute autre autorité constitutionnelle ; & il [p.118] me semble que diverses considérations importantes ne laissent aucun doute à cet égard.

Ce seroit d'abord condamner le Pouvoir Exécutif au plus grand avilissement, que de le faire l'aveugle agent des volontés d'un autre Pouvoir ; & à une telle condition, il n'existeroit pas; car il essayeroit en vain de remplir ses hautes fonctions, s'il n'étoit aidé de l'opinion publique. Il n'en a pas besoin, dira-t-on ; les moyens que la loi dépose entre ses mains, lui suffisent pour forcer tout le monde à l'obéissance ; tel est, je le sais bien, le langage farouche que l'on tient aujourd'hui ; mais, en se fiant uniquement à ces moyens de contrainte, c'est au Chef des Sergens ou des Huissiers, que l'on devroit attribuer l'exercice du Pouvoir Exécutif. La grande habileté d'un Législateur consiste, à élever des autorités, qui dispensent de recourir habituellement aux voies de rigueur, ressource impuissante, & dont la fréquente application est une offense à la dignité de l'homme. L'Assemblée Nationale voudroit [p.119] bien qu'on pût gouverner le monde avec des Décrets, elle en seroit volontiers l'entreprise ; mais après les Décrets, il y a l'exécution, il y a l'obéissance, & c'est là que les difficultés commencent.

Un second motif encore, pour décerner au Pouvoir Exécutif de l'État, le droit de Sanction, ou d'opposition aux Statuts de l'Assemblée Législative, c'est qu'on ne pourroit jamais se fier au zèle actif du Gouvernement, si l'on n'avoit pas un moyen de connoître son sentiment intérieur sur les lois, dont l'exécution lui est attribuée. Il y a, dans un vaste Royaume, des moyens innombrables pour faire naître des difficultés, ou pour donner des raisons plausibles à des retardemens affectés ; & toutes les fois que les opinions du Corps Législatif & les sentimens de l'Administration, seroient en opposition marquée, les affaires publiques resteroient en stagnation & deviendraient encore un sujet continuel de querelle. On a grand tort de penser, que pour établir un accord [p.120] parfait entre les deux Pouvoirs, il suffit de rappeler aux Ministres leur responsabilité, & d'agiter devant eux le glaive qui doit la rendre capitale. On connoit bien peu les choses de ce monde, quand on se fie à cette unique caution : les punitions ne saisissent que les faits graves, ceux qu'on évite aisément ; c'est dans le détail des actions inapperçues, que la mauvaise volonté s'exerce sans péril. Mais l'Assemblée Nationale a montré, jusqu'à prêtent, une grande inclination pour les moyens de sévérité, elle en a fait l'appui de ses systêmes, & n'a pas assez évalué l'assistance de la modération & de la sagesse. Arrivée inopinément & sans préparatif à la jouissance d'une grande autorité, elle s'en est enorgueillie ; & dans son exaltation, elle a cru que ses commandemens, dont elle avoit éprouvé la puissance pour tout détruire, suffiroient également pour élever un nouvel édifice, pour le soutenir & pour le perpétuer. Mais, entre ces deux opérations, la distance est incommensurable. [p.121] L'une souvent ne demande que l'appui des circonstances, l'autre exige absolument la médiation de l'esprit & du génie. L'une a toutes les passions pour aide, & l'autre, toutes pour ennemies.

Une troisième considération, montre encore la convenance de la réunion du droit de Sanction au Pouvoir Exécutif, c'est que, dans toutes les questions politiques, le Gouvernement aura toujours une science qui lui sera propre ; ce n'est pas un mérite applicable aux personnes, mais à la nature des fonctions de l'Administration. La connoissance des moyens d'exécution doit lui appartenir plus particulièrement; & il y a aussi des idées négligées par une Assemblée dont le règne est de deux ans, & qui ne doivent, ni ne peuvent l'être, par une autorité moins changeante. Ainsi, lorsque le Pouvoir Exécutif est appelé, soit à l'initiative, soit à la Sanction des lois, il en résulte non-seulement un supplément de lumières, mais encore une association de pensées différentes.

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Ce n'est donc point de hasard, mais au nom du bien de l'État, que les Législateurs de toutes les Républiques de l'Europe, ont fait participer, de quelque manière, le Pouvoir Exécutif aux résolutions Législatives.

On ne détruiroit pas l'effet de cette observation, en alléguant que la liberté donnée au Roi d'Angleterre, de refuser son contentement aux Bills du Parlement, doit être considérée comme inutile aux intérêts de la Nation, puisque jamais il n'en fait usage. Je répondrois à cette objection, que le droit du Monarque Anglois, suffit pour soutenir la dignité du Pouvoir Exécutif, & que la séance de tous ses Ministres, ou dans la Chambre des Communes, ou dans la Chambre des Pairs, la part essentielle qu'ils y prennent à toutes les affaires & l'initiative qu'ils y exercent habituellement, associent le Gouvernement, de la manière la plus efficace, aux délibérations du Corps Législatif.

Il existe cependant une exception pratique, aux principes établis dans ce Chapitre, [p.123] car le plus grand nombre des Etats particuliers de l'Amérique, n'ont accordé, ni droit de Sanction, ni droit d'opposition à leur Pouvoir Exécutif, & la volonté réunie des deux Chambres, dont leur Corps Législatif est composé, suffit pour la formation des lois. Cette disposition constitutionnelle n'a été adoptée, ni par la Nouvelle-Yorck, ni par la Nouvelle-Angleterre, ni par la Géorgie ; & lors même qu'on n'en éprouveroit aucun inconvénient, elle ne seroit pas autorité, à cause des circonstances particulières dont elle est environnée. Je n'aurai pas besoin de rappeler le défaut absolu de parité, entre les petits États de l'Amérique & un grand Royaume tel que la France ; mais je ferai remarquer, que ces États se sont démis de plusieurs parties essentielles des fonctions de la souveraineté, en les confiant au Congrès général de la fédération ; & dans ce dernier Gouvernement le consentement du Pouvoir Exécutif, sous les réserves dont j'ai rendu compte, est absolument nécessaire à [p.124] la validité des lois. La Législation des États particuliers de l'Amérique, se trouve donc bornée au règlement de leurs affaires intérieures, & avec cette circonscription, avec l'appui des principes d'ordre & de morale encore en autorité dans ces petits États, tous les genres de Gouvernement libre, pourroient suffire à leur Administration. Il faut d'ailleurs observer, que, dans une société où il règne, non-seulement une égalité de fait, mais encore une égalité d'opinion, les Députés du Corps Législatif ont une communication habituelle & familière, avec le Chef du Pouvoir Exécutif ; communication qui remédie aux inconvéniens attachés à l'entière séparation établie entre les deux Pouvoirs. Enfin, supposons, comme il est dans l'ordre des choses, que ces États particuliers s'agrandissent, que les intérêts s'y compliquent, que les mœurs s'y affoiblissent, que des inimitiés s'y introduisent, que des divisions politiques s'y fomentent, alors j'oserois le prédire, on verra que le Pouvoir [p.125] Législatif & le Pouvoir Exécutif entreront en querelle ; on les verra du moins le désunir, si l'un donne à l'autre sa tâche, sans qu'il y ait entre les deux, ni relation, ni concours d'opinions & de volontés.

Résumons-nous. J'ai montré dans ce Chapitre & dans le précédent :

I°. Que l'attribution du Pouvoir Exécutif & du Veto suspensif à un Monarque héréditaire, formoit toute la différence entre la Constitution Françoise & le Gouvernement Républicain.

2°. Qu'une Assemblée Législative, exerçant à elle seule, & sans aucune modification, sans aucune limite, la faculté de proposer, délibérer & résoudre toutes les lois, seroit une institution contraire aux véritables intérêts de l'État, & aux exemples instructifs dont nous sommes environnés.

3°. Que, dans la nécessité où l'on étoit, de faire choix d'une autorité distincte du Corps Législatif, pour lui confier, ou un droit d'approbation, ou un droit d'initiative, [p.126] la préférence étoit due au Pouvoir Exécutif.

4°. Qu'au milieu d'un Royaume, tel que la France, ce Pouvoir Exécutif devoit être déposé entre les mains d'un Monarque héréditaire, sous peine de mettre en danger l'ordre public & la liberté.

Il résulteroit donc de cette chaîne de propositions, que la concession au Roi des François, d'un droit d'opposition aux Décrets du Corps Législatif, ne peut pas plus servir de prétexte aux vœux inconsidérés des partisans de la République, que l'attribution faite à ce Monarque du Pouvoir Exécutif & de l'Administration suprême.