Chapitre XIV - De l'assentiment public à la Constitution Françoise, & des inductions qu'on peut en tirer.


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CHAPITRE XIV.

De l’assentiment public à la Constitution Françoise, et des inductions qu’on peut en tirer.





IL est bien plus aisé de diriger les jugemens publics, que de faire une bonne Constitution politique; aussi l'Assemblée Nationale, ou ceux qui l'ont gouvernée, ont-ils eu plus de succès dans la première tâche que dans la seconde. L'opinion du Peuple est surtout facile à subjuguer ; il suffit de connoître le petit nombre de ses passions dominantes, & d'y lier, par un nœud réel, ou par des illusions, les idées dont on vent le pénétrer. Les hommes d'une classe supérieure, se laissent souvent conduire de la même manière, tant ils se trouvent flattés de voir honorer des beaux noms de pensée, de réflexion & de méditation, les mouvemens [p.267] spontanés de leur ame. C'était donc servir habilement la Constitution, que d'attacher cette œuvre à deux principes, à deux mots, l'égalité & la liberté. Les sages seuls pouvoient appercevoir, que, de ces deux idées, à la conception d'une Législation politique, il y avoit un intervalle immense, & comme des déserts à remplir ; mais, tandis que, dans les vastes combinaisons du génie, l'esprit de l'homme s'étend continuellement du centre à la circonférence, c'est par une direction absolument inverse, que l'on gouverne les opinions. On n'agit sur le Peuple que par réduction, & l'on devient son maître, lorsqu'après avoir renfermé les idées dans ses sentimens, on rassemble, pour ainsi dire, toutes ses passions dans une parole conventionelle. Alors, un mot de ralliement, ou à sa place, une marque extérieure, un signe distinctif, la couleur ou le pli d'un ruban, ont une plus grande puissance. que la sagesse des Solon, ou l'éloquence, des Démosthènes. Telle est la [p.268] multitude, tel est le genre d'empire que l'on peut prendre sur elle ; & ceux là sont bien coupables, qui, connoissant la foiblesse des hommes, aiment mieux les tromper, que de les rendre heureux, sans aucun art, par la seule autorité de la morale & de la raison.

L'affoiblissement ou l'abandon de cette autorité, est un de nos plus grands malheurs ; on a détruit ainsi la puissance des sages, cette puissance, qui, dans tous les temps & dans tous les Empires, est la seule balance de la force irrésistible de la multitude. Aucune de nos fautes, n'influe de la même manière, & sur le présent, & sur l'avenir; ce sont les élémens premiers qu'on a corrompus, c'est la loi de gravité du monde moral, qu'on a tout-à-coup anéantie.

Sans doute, en fixant uniquement l'attention des habitans de la France sur ces deux idées simples, l'égalité & la liberté, on se rendoit certain de conduire leurs opinions où l'on voudroit ; on était sûr, au moins, de jeter un voile sur les vices de [p.269] la Constitution ; car, c'est au moment seulement, où l'ordre public est présenté comme le but essentiel du Pacte social, que l'on sent avec force, toute l'importance du Pouvoir destiné à garantir l'observation des lois, & à maintenir le mouvement régulier de l'Administration publique. C'est alors aussi, que les idées politiques commencent à se compliquer, & qu'elles cessent d'être à la bienséance des hommes inattentifs & superficiels. Nous n'avons tous que trop de facilité à oublier l'ordre social, comme nous oublions l'ordre du monde ; c'est l'impression que fait sur notre esprit, tout ce qui emporte avec foi un caractère de permanence & d'uniformité. Et tandis que l'harmonie politique, cette œuvre du génie, ce résultat si grand & si admirable, échappe aux regards des uns ; à d'autres, & au plus grand nombre, elle devient importune. Mécontens de leur sort, curieux de nouveautés, avides de changemens, ils n'aiment point ces lois d'équilibre, qui maintiennent les hommes [p.270] dans leurs rapports mutuels & dans leurs places réciproques. Le mot d'égalité, le mot de liberté, rétentissent à leurs oreilles, d'une manière plus douce & plus agréable. Ils veulent, des vengeances de l'envie & de la jalousie, parce qu'ils en ont les chagrins ; & séparés du bonheur parfait par les Décrets immuables de la nature, ils imaginent que les liens salutaires de la société les empêchent seuls d'atteindre au but, dont ils se rapprochent sans cesse, par les illusions de leurs pensées. Ainsi, lorsque les Législateurs, ces guides des Nations, entretiennent eux-mêmes les erreurs des hommes; lorsque ces défenseurs nés de la raison, & appelés à fixer les limites de tous les principes, renversent eux-mêmes les barrières, qui s'opposent aux usurpations des idées générales; enfin, lorsque des Philosophes politiques parlent de liberté, d'égalité, avec l'impétuosité des novices, & dissimulent les vérités que la sagesse des siècles a placées sur la même ligne, il ne faut pas s'étonner, que [p.271] le Peuple se livre à toutes sortes d'exagérations. C'est donc à ses Représentans, qu'il faut s'en prendre, si les deux mots de ralliement qu'ils ont employé sans cesse, ont produit tant de ravages. Ces mots absolus, dans lesquels on réunit toutes les idées éparses de la politique & de la philosophie, ressemblent au foyer du miroir d'Archimède, dont on pouvoit se servir également, & pour brûler les vaisseaux ennemis, & pour mettre Syracuse en cendre.

Comment donc, pourroit-on citer en témoignage de l'excellence de la Constitution, l'assentiment du Peuple ? Une œuvre aussi compliquée, composée de tant d'élémens divers, peut-elle être jugée par la multitude? peut-elle être jugée, même avec connoissance, par une Nation qui s'est approchée, pour la première fois depuis tant de siècles, des questions & des difficultés politiques? Ils s'y sont trompés eux-mêmes, ceux qu'elle avoit choisis, pour lui donner des lois dans le calme de la méditation ; [p.272] comment, au milieu des distractions & des passions du monde, exerceroit-on une censure éclairée ?

On sait, d'ailleurs, que la partie la plus nombreuse des habitans de la France, confond encore aujourd'hui, dans la Constitution politique, tous les grands Actes de simple Législation, émanés de l'Assemblée Nationale ; & l'on a entretenu cette erreur avec beaucoup d'habileté. C'étoit, en effet, la meilleure manière d'attacher les Peuples à la Constitution nouvelle ; car, parmi ces Actes de Législation, il en est un grand nombre, dont l'utilité pour l'État n'est pas équivoque ; la suppression des Gabelles & des Aides, le transport des Douanes aux frontières, la simplification des impôts, leur égale répartition, la destruction du génie fiscal, la fixation des dépenses publiques, la proscription irrévocable de toutes les prodigalités & de tous les genres d'abus, l'institution des Jurés, l'institution des Juges de Paix, & tant d'autres dispositions aussi sages que [p.273] que bienfaisantes, ont toutes été réunies dans l'opinion à la Constitution politique, & l'on n'a jamais détourné personne de cette méprise.

On a de plus, attribué à la Constitution, dans toutes les Campagnes, la longue suspension du remplacement des anciens impôts, ce retard devenu si préjudiciable au Trésor public ; & ce qu'on doit certainement au nouveau systême de Gouvernement, c'est la liberté de payer, selon le degré de son patriotisme.

On a eu soin encore, de relever cette Constitution, en y opposant sans cesse, non pas une Constitution meilleure, non pas une Constitution plus sage & cependant également libre, mais le dernier état politique de la France, souvent même l'ancien Gouvernement, pris à des époques reculées, & présenté avec toutes les couleurs qui pouvoient le rendre le plus haïssable. C'est toujours le despotisme qu'on a mis en parallèle avec la Constitution ; comme si les Anglois [p.274] n'étoient pas libres, comme si les Américains ne l'étoient pas, comme s'il n'existoit, enfin, qu'une manière de l'être, inventée ou trouvée, pour la première fois, par l'Assemblée Nationale.

Enfin, en prononçant toujours le nom de conquête, on a tâché de faire oublier, que toutes les bases essentielles de la liberté, celles dont l'importance est universellement reconnue, avoient été posées par le Roi, le 27 Décembre 1788, & bien avant l'ouverture des États-Généraux.

Certes, c'est à toutes les attaques qu'on a dressées, pour usurper l'opinion publique, que le mot de conquête s'appliqueroit mieux qu'à la liberté ; car jamais il n'y a eu de plan de campagne plus habilement ou plus artistement suivi, & l'on y a joint, sans scrupule, tous les actes de violence & tous les moyens d'épouvante, qui pouvoient le seconder. On avoit désigné, sous un nom particulier, les François, qui, dès l'origine de nos débats politiques, avoient soutenu l'ancien [p.275] Gouvernement, ou qui défendoient les privilèges de la Noblesse & du Clergé; & après en avoir fait un mot de guerre, on s'en est servi, quand on a voulu, pour départir la haine du Peuple, à tous ceux qui s'écartoient, en un point, de l'opinion des Chefs de l'Assemblée Nationale. Ainsi, l'homme, qui, dans la simplicité de son cœur & de sa pensée, souhaitoit, pour le bien du Royaume, que le Corps Législatif fût composé de deux Chambres; celui qui s'inquiétoit de la dégradation de la dignité Royale, & de l'affoiblissement exagéré du Pouvoir Exécutif ; celui qui croyoit essentiel à l'intérêt de la France, que les Représentans de la Nation eussent une propriété territoriale, ou mobiliaire ; enfin, tous ceux qui partageoient les opinions de l'Europe, sur nos principales questions politiques, on les a désignés, aussi, sous le nom d'Aristocrates ; & comme un nom Grec étoit fort bien choisi, pour y comprendre tout ce qu'on vouloit, sans crainte d'aucune réclamation, de la part [p.276] du Peuple, on s'en est servi familièrement, tantôt pour rendre suspects & souvent pour dévouer à la proscription, ceux qui avoient la téméraire audace d'appercevoir quelques taches dans l'Astre de la Constitution. Et souvent les Censeurs les plus modérés, devenant les plus croyables, étoient aussi les plus haïs.

On est allé plus loin ; & toujours pour acquérir à foi l'opinion, pour en faire alors vraiment la conquête, on a établi dans toute la France, des Sociétés étroitement unies à la Constitution, avant quelle fût terminée, & destinées à en soutenir la gloire & à en célébrer les perfections. On étoit tenu d'ajouter à sa croyance, chaque article nouveau du symbole politique, comme autant de grains de plus à son chapelet ; & malheur à qui pouvoit hésiter de suivre cet exemple; malheur à qui pouvoit douter de l'inspiration des Prophètes ; on avoit à lutter contre des Missionnaires, qui, raisonneurs & tyrans, tour-à-tour, s'aidoient de toutes sortes de moyens, pour rendre leurs leçons persuasives.

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Cependant, après avoir confondu, dans l'esprit public, les Actes de simple Législation de l'Assemblée Nationale, avec ses institutions politiques, afin de pouvoir défendre avec plus d'avantage, le nouveau systême de Gouvernement ; après avoir cherché constamment à discréditer les hommes sages, en cachant soigneusement, que, s'ils désapprouvoient plusieurs Articles de cette Constitution, ils adoptoient avec ardeur, tous les principes essentiels à la liberté; après avoir employé tous les autres moyens que j'ai désignés, on a mis en usage un nouveau genre d'habileté ; c'étoit de confondre adroitement la révolution même, avec la Constitution; car tout ce qu'on faisoit alors pour assurer l'une, devenoit favorable à l'autre. Ainsi, au nom de la révolution, & en profitant du vœu général, pour un changement dans l'ancien Gouvernement de la France, on a fait prêter deux fois serment à la Constitution, avant quelle fût achevée, disposition sans exemple dans aucune histoire ; & l'on a présenté ensuite, [p.278] comme un assentiment général à cette Constitution, la sage déférence de tous les Citoyens paisibles, à l'autorité dominante.

On ne s'en est pas tenu là. On a fait jouer, & jouer à tous hasards, les deux grandes machines, connues de tout le monde, la multiplication des Assignats & le serment des Prêtres ; l'une, devoit attacher à l'ordre établi, tous ceux qui se trouveraient porteurs d'une monnoie de papier ; l'autre, offrait également la révolution pour unique refuge, à ceux qui auroient délaissé les lois de l'Église, pour se soumettre aux lois politiques.

On s'est de plus aidé, de toutes sortes de promesses, ou chimériques, ou fastueuses, pour donner un mouvement à l'opinion publique. On prévoyoit que cette opinion, une fois entraînée à l'admiration, resteroit fixe à ce sentiment, ou que, dans tous les cas, on couperait sa retraite.

C'est ainsi que l'Assemblée gagna d'abord tous les Créanciers de l'État, en prenant l'engagement solemnel, d'acquitter leurs [p.279] intérêts, sans aucune retenue ; en proscrivant dans toutes ses acceptions, le mot de banqueroute, & en proclamant à grand bruit la loyauté Françoise. Cependant, on paye aujourd'hui ces Créanciers avec une monnoie de papier, dont la valeur d'opinion, entraîne, & devoit entraîner le renchérissement de toutes les marchandises & de toutes les denrées ; ensorte que le Créancier de l'État, reçoit bien sa rente numéraire, mais il n'a plus, pour la monnoie qu'on lui donne, la même somme d'objets réels. On offre, à la vérité, pour issue à cette monnoie, les terres & les maisons, dont la Nation a fait la conquête; mais comme ces immeubles sont vendus à l'enchère, leur prix s'accroît progressivement, non pas en raison de leur valeur effective, mais en proportion de la baille des Assignats; ensorte, que les Créanciers de l'État éprouvent, de cette manière, le dommage auquel ils voudroient échapper en acquérant des biens Nationaux; & c'est toujours le Trésor public qui profite de leurs pertes. La situation [p.280] des Créanciers Étrangers est encore plus fâcheuse, car ils ne peuvent pas, même en se soumettant a de grands sacrifices, convertir en argent, les billets qu'on leur donne en payement; ou du moins, ils le feraient inutilement, puisque l'exportation des espèces hors du Royaume à été défendue; ils sont donc obligés de subir tout le désavantage des changes, & pour cent francs que la France leur doit, ils n'en reçoivent plus que cinquante. Voilà pour eux, aujourd'hui, le résultat de la loyauté Françoise. Quelle loyauté ! Jamais tricherie de Ministre ne leur fit autant de mal.

Rappelons une autre dissimulation du même genre, ou du moins, dans le même esprit. On a fait valoir auprès des François, la diminution des charges publiques ; mais dans les calculs qu'on a présentés, on a mis à l'écart, une particularité de la plus grande importance, c'est que les impôts annuels n'ont pas été proportionnés aux dépenses fixes ; & la différence n'est pas petite, car [p.281] elle s'élève aujourd'hui a plus de 160 Millions[1]. Il falloir, donc, en félicitant les Contribuables, sur l'amélioration de leur sort, les instruire du moyen qu'on employeroit, pour suppléer à un vuide si considérable. Il n'est point de Gouvernement, qui ne soulageât les Peuples pour un temps, à l'aide d'un déficit dans ses Finances. Mais, on a voulu gagner les Contribuables, comme on avoit séduit les Créanciers de l'État; & pour y parvenir, on a laissé là toutes ces règles de franchise, importunes à la politique.

Je citerois encore, sous un même point de vue, & comme une affectation remarquable, le bruit qu'on a fait de la prétendue destruction de tous les privilèges des anciennes Provinces du Royaume, destruction présentée en exemple, à toutes les classes de Citoyens en possession de quelques avantages particuliers. Chacun a cru sur parole à cette destruction plénière, & l'on y croit [p.282] encore. Cependant, entre les prérogatives des Provinces privilégiées, la plus essentielle & la plus remarquable n'est point anéantie; c'est la différence proportionnelle des contributions. Les privilèges relatifs à l'impôt du Sel, à l'impôt des Aides & à d'autres encore, ne subsistent plus, puisque ces impôts ont été supprimés ; mais les faveurs dont jouissoient certaines Provinces, ont été reportées en grande partie sur les impôts directs[2].

Je dois mettre au nombre des ressources, qui ont le mieux servi à dissimuler les vices de la Constitution Françoise, ces accusations journalières, dirigées contre le Pouvoir Exécutif, & cette constance à rejeter sur lui les désordres du Royaume. La manière étoit adroite, & en habiletés de ce genre, il n'y a rien à reprocher aux Chefs de l'Assemblée Nationale. On remarque, en étudiant le cours & l'origine des opinions, que plus on réduit, [p.283] plus on circonscrit les causes des grands événemens, plus on y donne crédit ; ainsi, l'imperfection d'une Constitution politique, cette source de désordres, si vaste, si puissante, mais en même temps si compliquée, fait beaucoup moins d'impression sur l'esprit du Peuple, que la mauvaise volonté supposée d'un Ministre, d'un être qui a un nom, une figure, un signalement distinct & précis.

C'est par une sorte d'affiliation avec ces mêmes principes, que l'on a eu beau jeu, pareillement, pour imputer a l'agiotage la grande perte des Assignats. Cette perte est l'effet naturel de l'abondance de la nouvelle monnoie; cette perte est l'effet naturel de l'empire réservé partout à l'argent, dans ses échanges avec le papier, à moins que le papier ne puisse être converti en argent, comme en Angleterre, à la volonté du porteur ; cette perte est l'effet naturel de la différente valeur qu'on doit mettre, à une monnoie reçue dans toute l'Europe, & à une monnoie dont l'usage est circonscrit, avec [p.284] des exceptions encore, dans l'intérieur d'une seule contrée; enfin, cette perte est surtout l'effet naturel de la vente à l'enchère des Domaines territoriaux, l'unique débouché des Assignats & leur dernier refuge; car ces Domaines augmentent alors en valeur numéraire, avec le progrès des alarmes de tous les propriétaires d'une monnoie fictive. Ainsi l'État, en ne fixant pas le prix des Biens Nationaux, & en se réservant de profiter de l'épouvante des acheteurs, est devenu, par cette spéculation, le premier artisan de la baille des Assignats. L'Assemblée Nationale, en introduisant une immense quantité de monnoies de papier, & en lui assignant, pour unique amortissement, l'acquisition des Biens Nationaux, ne pouvoit pas légitimement assujettir cette acquisition, à une enchère indéfinie. Un tel genre d'enchère n'étoit applicable avec justice, qu'à des payemens en monnoie réelle & dont la valeur d'opinion est invariablement fixée. La morale est une philosophie qui s'applique à tout ; on [p.285] trouve, en l'étudiant avec profondeur, qu'elle est à la fois, & l'idée la plus commune, & la plus haute des abstractions ; qu'elle est à la fois, & la pensée la plus individuelle, & le principe le plus universel. Et, c'est peut-être à cause des deux propriétés, à cause des deux fonctions de la morale, que nos apprentifs politiques, les regards uniquement fixés sur son application privée, la refusent pour guides dans les affaires publiques, Je reviens à l'agiotage, à cette petite action circonscrite, que l'on voudroit désigner pour cause du discrédit des Finances, comme on s'en est pris au Pouvoir Exécutif des désordres du Royaume; mais, j'ai rappelé la véritable origine de la perte des Assignats. L'agiotage ne peut ni la produire, ni l'empêcher d'une manière durable ; son influence est toujours renfermée dans un étroit espace, & son action est contrebalancée en peu de temps, par une action contraire. Tels spéculateurs opèrent à la baisse, tels autres à la hausse, & tous, doivent acheter après avoir [p.286] vendu, ou vendre après avoir acheté. Le mouvement de ces intérêts particuliers, favorise en masse le prix des Fonds publics, en les rendant plus aisément négociables; mais, au moins, il ne sauroit altérer les grandes sources & le principe de la valeur des choses. Ainsi, que l'on contrarie, que l'on proscrive l'agiotage comme une spéculation immorale & souvent dangereuse, cette idée est raisonnable ; mais qu'on attribue à son influence le discrédit des Assignats ou des Fonds publics, c'est une vue infiniment étroite. Au reste, le plus grand de tous les agiotages, dont jamais on ait conçu l'idée, c'est celui dont l'Assemblée Nationale a donné l'exemple, en répandant dans le public une somme immense de billets monnoie, & en profitant ensuite de leur discrédit, pour vendre ses Biens Domaniaux plus chèrement. Et, l'occasion me force de rappeler encore ici, ce que je disois à nos Législateurs eux-mêmes, le jour où on leur proposa, pour la première fois, l'opération [p.287] qu'ils ont depuis exécutée. Il ne faut pas qu'une Nation se transforme en joueur à la baisse, & se serve de la peur pour faire fortune.

Je n'ai voulu rappeler que les grand traits politiques, dont on a fait usage, pour captiver l'opinion publique, en faveur de la Constitution. Combien d'autres moins remarquables, n'aurois-je pas à citer, si je voulois prolonger cette énumération ! On a vu l'art partout, & sous les formes les plus diverses. Cependant, & malgré tant de soins, tant de savoir faire, la Constitution est restée séparée de la révolution dans l'esprit du plus grand nombre des François; & tandis que le vœu pour un changement dans l'ancien Gouvernement, est resté presque général, rien n'est moins certain que le sentiment de la majorité en faveur de la Constitution ; & l'on en peut juger d'une manière frappante, en voyant la petite quantité de Citoyens qui se montrent dans les Assemblées d'Élection. Cette censure tacite, la seule qu'on [p.288] croit pouvoir exercer sans risque, est prodigieusement expressive.

Qu'on fasse attention, d'ailleurs, à toutes les pierres d'attente qui ont servi, à calmer les inquiétudes & à donner des espérances d'un heureux changement. On avoit annoncé d'abord, que la formation des Municipalités, seroit le terme des désordres intérieurs ; elle ne produisit point cet effet ; l'on assigna pour second délai, l'établissement des Districts & des Départemens, & l'événement a contrarié cette conjecture ; l'on promit, que la clôture de la Constitution, seroit l'époque du mouvement régulier de l'Administration, & cette assurance ne s'est point réalisée ; enfin, c'est à la dispersion des Émigrés, qu'on renvoie aujourd'hui l'établissement de l'ordre ; & si l'on se trompe encore, on prendra, pour dernier terme, l'entière destruction de l'esprit de parti ; mais cet esprit n'est pas seulement le résultat de l'oppression qu'une des portions de la Société exerce envers l'autre, il est de plus l'effet nécessaire [p.289] d'un mauvais systême de Gouvernement ; & le moment où cet esprit de parti deviendroit le plus dangereux, seroit l'époque où l'on ne pourroit plus le rapporter à une classe particulière de citoyens, & où moins éclatant, il ne serviroit pas à réunir, dans un sens opposé, tous les esprits incertains, & tous les caractères chancelans. Lorsque les Romains ne purent plus dire : Delenda est Carthago. « Il faut détruire Carthage », on vit naître toutes les divisions intestines, qui amenèrent la ruine de la République.

L'on a été entretenu dans l'illusion sur le mérite de la Constitution, & par les exagérations de l'Aristocratie, & par les systêmes Républicains; on a pu croire que la raison devoit être placée entre deux extrêmes, mais on n'a pas vu que ces deux écarts étoient occasionnés aussi, par l'impossibilité de rester au point milieu, fixé par l'Assemblée Constituante.

Que veut-on enfin aujourd'hui ? Hélas ! il [p.290] est visible qu'on se ménage une dernière ressource politique, non moins artificieuse que toutes les autres & sans doute plus condamnable ! On veut mêler aux désordres du Royaume, des troubles extérieurs, afin que, dans cette confusion, on ne puisse plus reconnoître la source des malheurs publics; afin qu'un seul intérêt vienne prendre possession de tous les esprits, & les détourne ainsi de toute autre pensée. Et, par quelle suite d'illusions, n'a-t-on pas conduit le Peuple François à désirer lui-même la guerre? On lui a d'abord persuadé, que la liberté étoit exactement renfermée, dans la dimension que ses Législateurs philosophes avoient tracée ; & qu'avec une légère différence, avec une ligne, un contour de moins, la France retomberoit dans l'esclavage ; on lui a fait croire ensuite, qu'une Constitution, fondée sur une théorie aussi nouvelle qu'incomparable, étoit l'objet de l'admiration universelle ; & quelques Députés du genre humain, sont venus avertir l'Assemblée [p.291] Nationale, du sentiment qui régnoit sur la terre. Insensiblement on est allé plus loin ; & l'on n'a pas craint d'assurer, que si la Nation vouloit se soulever majestueusement, elle en imposeroit à ce petit nombre d'Aristocrates, qui occupoient, ad intérim, les divers Trônes de l'Europe, & que la liberté Françoise, cette liberté, qui glace d'effroi tous les citoyens paisibles, deviendroit le trésor & la fortune du monde. De ces opinions & de ces folles idées, à une querelle ouverte avec tous les Souverains, il n'y a pas une grande distance ; & les Nations Etrangères ne seront pas raffinées, par le cri de guerre aux Châteaux, & paix aux Chaumières, parce que toutes les Nations civilisées, croyent encore que les propriétaires des Châteaux sont aussi des citoyens; parce qu'elles craindroient, qu'en embrasant ces Châteaux, nos hordes incendiaires n'avertissent pas à temps, ni le maître, ni sa famille, ni l'économe, ni les valets, & que leur retraite des flammes devînt mal assurée ; [p.292] parce qu'elles craindroient, que de vieux domestiques, pensionnés par leur Seigneur, & faisant inconstitutionnellement des vœux pour lui, ne fussent oubliés dans leurs lits, ou n'y fussent obscurément les victimes d'une aveugle férocité ; parce qu'elles craindroient encore, ces Nations, que le zèle des incendiaires ne prît les maisons bourgeoises pour des Châteaux, & que de degrés en degrés, tous les bâtimens à cheminées, ne parussent devoir être sacrifiés à l'amour exclusif des cabanes. On a déjà vu de ces méprises en France, & il est permis d'avoir peu de confiance dans la retenue, ou dans les distinctions délicates de tous les brûleurs de maisons.

Quoiqu'il en soit, les Nations Étrangères, avec lesquelles nous voulons partager, en frères & amis, notre sublime Constitution, n'ont jamais été si peu disposées qu'aujourd'hui, à recevoir ce bienfait avec reconnoissance; ainsi, tout est tricherie dans les bruits qu'on a soin de répandre, pour inspirer aux François le desir de la guerre ; mais ils [p.293] aiment les événemens, les hasards & la gloire, & l'on se servira de leur caractère pour les égarer, pour les tromper encore. Voilà du moins ce que des Chefs, indignes de leur confiance, méditent & préparent dans leur atroce politique. Ils bouleverseroient le monde entier, pour soutenir leur crédit un jour de plus, ou pour prolonger le triomphe d'une seule de leurs opinions. Hélas ! ils ne redoutent aucun remords, voilà notre malheur; leur conscience philosophique les laissera dans la tranquillité la plus parfaite, au milieu de tous les désastres dont ils auront été la cause; ils entendront froidement le récit des ravages & des incendies, dont les cohortes armées se disputeront la gloire ; ils supputeront, sans émotion, le nombre comparatif des morts, des mourans ou des mutilés ; & sur leurs petites notes portatives, ils les représenteront par des X, ou par d'autres marques algébriques, afin d'abréger leurs calculs. Juste Ciel ! en quelles mains la destinée d'une [p.294] Nation se trouve placée ! & c'est à l'autorité d'une argumentation inanimée, c'est au joug d'un raisonnement sans vie, qu'un Peuple entier consent à se soumettre! O vertus de notre ancien âge, vertus si long-temps honorées, nous avez-vous quittés pour toujours? Vous ne pouviez pas vous allier, sans doute, à nos idées pédantesques & à nos abstractions systêmatiques ; mais vous vous seriez unies, vous vous seriez conciliées parfaitement avec les nobles sentimens d'une liberté généreuse. Vous ne pouviez pas vous allier à toutes ces duretés, par lesquelles on s'est rendu les oppresseurs d'un si grand nombre de citoyens ; à toutes ces barbaries, avec lesquelles on s'est rendu complices de leur désespoir; mais vous vous seriez unies, vous vous seriez conciliées, avec la dignité qu'inspire à tous les hommes, l'affranchissement absolu des autorités arbitraires. Vous n'auriez pu vous allier à ce langage de parvenus, & à ces discours insultans, avec lesquels on a blessé, sans ménagement, tous les Souverains [p.295] de l'Europe ; mais vous vous seriez unies, vous vous seriez conciliées avec le ton de grandeur & le maintien imposant, qui subjuguent le respect de toutes les Nations. Oui, elles nous auroient bien mieux servis ces vieilles vertus, elles nous auroient mieux parés, que toutes nos amplifications héroïques, que toutes nos additions journalières à une nature composée, à une nature qui n'est point la nôtre, & dont on veut cependant que nous soutenions l'artifice, par toutes sortes d'expédiens. Hélas! le présent, l'avenir m'effrayent également ; & lorsque je vois le plus beau des Royaumes, ce pays si cher à mon cœur, en proie à tous les déchiremens de l'anarchie & menacé de nouveaux désastres, je gémis des passions qui nous ont attiré tant de maux; & me souvenant d'une belle parole de Bossuet, je dis alors de la France, en la contemplant avec tristesse : « La voilà, telle que l'orgueil & la vanité nous l'ont faite ! »

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(I) On a dissimulé ce déficit, tant qu'on a pu, en faisant toujours le compte des Finances par année particulière, méthode qui permet de comprendre dans les revenus, les ressources momentanées. Voici en abrégé l'état actuel des Revenus & des Dépenses fixes.





Revenus fixes.

Contribution Foncière & Mobiliaire L. 300,000,000.

Droit de Timbre & d'Enrégistrement 80,000,000.

Droits de Patentes 20,000,000.

Douanes Nationales 15,000,000.

Postes & Messageries 14,000,000.

Lotteries, sept à huit millions 7,500,000.

Poudres & Salpêtres 1,000,000.

Produit des Forêts 10,000,000.

Droits Domaniaux non rachetés, trois à quatre millions 5,500,000.

Total 451,000,000.





Les impôts ne rendent pas cette somme aujourd'hui, mais on peut les évaluer ainsi, dans un Tableau des Revenus fixes.

On ne comprend pas dans ce Tableau, le revenu des Domaines Nationaux, puisque ces revenus n'existeront plus, au moment où tous les Assignats, seront convertis dans ces Biens, destinés à leur extinction; & dans le cours de cette année, la somme des Assignats sera égale au capital des Domaines Nationaux.

On ne comprend pas non plus, dans l'état des Revenus fixes, les arrérages de la Contribution Patriotique & le produit des Sels & des Tabacs, qui peuvent rester en magasin; c'est une ressource éphémère, & qui finira cette année.

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Dépenses fixes.

Anciennes rentes perpétuelles sur l'Hôtel-de-Ville, celles sur le Clergé, les Pays d'États, &c. L. 85,000,000.

Rentes Viagères 100,000,000.

Intérêts de la dette, désignée sous le nom d'Exigible 37,000,000.

Pensions Ecclésiastiques 65,000,000.

Pensions, gratifications annuelles & secours viagers 18,000,000.

Aux Princes, à titre d'Apanages & de secours 6,500,000.

Au Département de la Guerre, y compris la dépense de la Gendarmerie Nationale .109,000,000.

Au Département de la Marine 45,000,000.

Aux Affaires Étrangères 6,000,000.

Fraix du Culte 81,000,000.

Liste Civile 25,000,000,

Fraix de l'Assemblée Nationale 6,000,000.

Ponts & Chauffées 5,000,000.

Administration générale 5,000,000.

Édifices publics 4,000,000.

Primes & encouragemens 4,000,000.

Enfans trouvés 3,500,000.

Académies, Universités, Jardin du Roi. 1,200,000.

Haute Cour Nationale, Tribunal de Cassation .500,000.

Dépenses imprévues ordinaires 5,000,000.

Total L. 612,000,000.





La partie viagère de ces dépenses, est susceptible d'une extinction graduelle.

[p.298]

Il faudra joindre à ce Tableau, les dépenses de l'Éducation publique, lorsqu'elles seront fixées.

Si l'expérience montre, comme il est vraisemblable, que, dans le nouvel ordre des choses, la somme de cinq millions, réservée pour les dépenses imprévues, n'est pas suffisante, cet article devroit être augmenté.

On ne porte en compte aucune des dépenses extraordinaires, puisque ce Tableau ne doit présenter que l’énumération des dépenses fixes.




Résumé

Les Dépenses fixes se montent à L. 612,000,000.

Les Revenus fixes à 451,000,000.

Les Dépenses fixes surpassent les Revenus fixes de 161,000,000.





Je ne crois pas que ce résultat, à trois ou quatre millions près, puisse s'écarter de l'exactitude la plus précise.

C'est à la diminution de ce déficit, que seront applicables les divers moyens, mis en délibération à l'Assemblée Nationale.

Cette Notice est de la fin d'Avril 1792.





(2) La contribution foncière & la contribution mobiliaire, s'elèvent ensemble à trois cents millions, somme qui donne, par individu, onze livres & huit deniers, en la divisant par vingt-sept millions cent quatre vingt dix milles ames, population de tous les Départemens, selon la supposition du Comité des Contributions.

Or, en divisant de même la somme contributive de chaque Département, par sa population particulière, on trouve que le résultat varie, depuis six francs jusques à [p.299] dix-huit francs, même en écartant de ce parallèle tous les extrêmes; la Corse, par exemple, qui ne paye guère plus de vingt sols par individu, en contribution foncière & mobiliaire ; les Départemens de l'Arriége & des Hautes-Pyrénées, qui ne payent pas cent sols; la Capitale du Royaume, qui paye trente-deux francs ; & les Départemens, composant l'ancienne Généralité de Paris qui en payent de vingt à vingt-deux.

Sans doute, les dégrés de population, même avec les exceptions qu'on vient de faire, n'indiquent pas exactement la mesure respective des facultés de chaque partie du Royaume; mais il est évident cependant, que, pour expliquer la grande différence, introduite entre la quotité contributive de plusieurs Départemens, il faut rapporter cette différence aux anciennes franchises des uns, & au long assujetissement des autres, à l'impôt des Aides & des grandes Gabelles. On ne pourroit entendre, sans cette considération, pourquoi le Département le plus ingrat de la Champagne, seroit imposé à treize francs par tête ou environ, tandis que le meilleur de la Lorraine n'en payeroit pas dix, & le meilleur de l'Alsace ou de la Franche-Comté, n'en payeroit que huit. Pourquoi encore les Départemens de Normandie près de la Mer, le riche Département de Rouen non compris, seroient imposés de treize à dix-huit francs par tête, tandis que les Départemens de la Bretagne, aussi le long des Côtes, payeroient de cents sols à huit francs, & celui où Nantes se trouve compris, neuf francs seulement par individu.

Je suis bien éloigné de trouver à redire aux égards qu'on a eus pour les anciennes franchises de certaines Provinces ; mais pourquoi se vanter si souvent, & avec tant d'éclat, de les avoir abolies ?