Chapitre XVII - Dernières pensées.


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CHAPITRE XVII.

Dernières pensées.





JE jette un regard sur les diverses réflexions présentées dans cet Ouvrage, & je ne désespère pas, que plus approfondies, ou mieux développées, par d'autres amis de la raison, elles ne contribuent à détourner les Nations de l'Europe d'admettre, au milieu d'elles, un Gouvernement pareil à celui dont nos premiers instituteurs politiques ont transmis à l'Univers le bizarre modèle. Il seroit permis, peut-être, de considérer ce Gouvernement comme un amusement de l'esprit, comme un ouvrage d'imagination, s'il n'avoit pas eu les plus funestes suites & les plus tristes effets. Cette multitude innombrable de Commandans, auxquels on n'obéit point, de Souverains qu'on ne respecte point, de Frères & Amis, qui ne [p.329] s'entendent point, tout cet ensemble ne seroit qu'une singularité remarquable, si, du milieu de la décomposition générale dont on nous a donné le spectacle, on n'avoit pas vu sortir, avec tumulte, une foule d'amours-propres, qui s'irritant par degrés, se sont transformés en passions dévorantes ; si, du milieu de cette décomposition générale, l'on n'avoit pas vu naître toutes les inimitiés, toutes les haines & toutes les férocités des Sauvages; si, du milieu, surtout, de cette décomposition générale, l'on n'avoit pas vu s'élever une Constitution, fondatrice de l'anarchie, & qui substituant des idées systématiques aux principes communs de l'organisation sociale, a relâché tous les liens, dont la nature de l'homme attestoit depuis si long-temps l'importance & la nécessité. Jamais Constitution n'excita tant de désordres ! Jamais Constitution ne fit verser tant de larmes ! Adoptez la donc, cette Constitution, adoptez la sans aucun changement, sans aucune modification, vous Peuples [p.330] de la terre, qui serez indifferens au maintien de la tranquillité publique ; vous, qui verriez, sans inquiétude, la confusion des autorités, le despotisme progressif d'une Assemblée tumultueuse, & le mépris du Pouvoir destiné à veiller sur l'observation des Lois. Adoptez-la cette Constitution, vous, qui voudrez vous placer sous le joug de la multitude, vous, qui voudrez de ses serviteurs pour maîtres & de ses adulateurs pour tyrans. Adoptez-la cette Constitution, si vous êtes las d'aimer la bonté, la douceur, la compassion, la clémence & toutes les vertus qui embellissent notre nature. Adoptez-la, si vous voulez, que la philosophie du siècle s'élève triomphante sur les ruines de la Religion. Enfin, donnez la préférence à cette Constitution, si la raison calme, la fierté simple, la liberté sans faste, & surtout la morale vigoureuse, qui semblent le produit du Gouvernement Anglois, ne vous inspirent pas plus de respect que nos idées composées, nos principes exagérés, nos sentimens [p.331] de parade, tous ces fruits spontanés d'une Législation systématique & d'un Gouvernement sans lien.

Ce qu'il y a de plus attrayant dans la nouvelle Constitution de la France, c'est la part faite à tous les amours-propres, par la division & la subdivision à l'infini de l'Administration publique; c'est ce banquet général, où toutes les vanités sont appelées. Mais, est-ce pour mal gouverner, ou pour être bien gouvernés, que les hommes sont attachés au systême social ? Ce qu'il nous faut à tous, c'est, avec le sentiment d'une liberté sage, l'ordre, la paix & la sureté ; & tous ces biens sont compromis par la désorganisation politique, à laquelle nos Législateurs ont donné le nom de Constitution. Les grands traits de cette désorganisation sont connus de tout le monde ; mais ses détails innombrables sont dissimulés avec tant de soin, que peu de gens sont en état de s'en former une juste idée. La France est aujourd'hui divisée entre les oppresseurs & [p.332] les opprimés, & il n'y a de véritable tranquillité pour personne. Que l'on parcoure toutes les parties du Royaume, ou qu'on interroge ceux qui les ont visitées ; & si l'on s'adresse à des hommes véridiques, on saura que, jusques dans les plus petites Municipalités, ce n'est pas avec la loi, mais avec les puissans, que l'on est obligé de compter. Les excès envers les propriétés, les violences envers les personnes, dépendent des Décrets rendus sur la place publique; & les exemples en fussent-ils moins nombreux, leur effet seroit également effrayant; car, il n'en est pas des désordres, qui dérivent d'un principe moral, comme des révolutions de la nature physique ; celles-ci peuvent être soumises au calcul de l'expérience, & l'on connoît communément leur période. On n'assiste, sans doute, ni aux premiers combats des élémens, ni à ces tumultes souterrains, où les feux du Vésuve & de l'Etna se préparent; mais on est instruit, par de longues observations, des limites que semblent [p.333] respecter les jaillissemens de leurs laves brûlantes ; & l'on plante des arbres avec sécurité, l'on élève en paix des cabanes sur les confins de leur pouvoir dévastateur. Il n'en est pas de même des fléaux dont la cause est morale, il n'en est pas de même surtout, des excès dont un mauvais systême de Gouvernement devient le funeste principe ; car ils se reproduisent dans tous les sens, ils n'ont aucune enceinte déterminée, & nul moment, nul jour, ne sont désignés pour leurs effrayantes commotions; on est toujours en crainte, on est toujours en alarme, & les troubles de la veille ne garantissent point la tranquillité du lendemain.

Je voudrois m'expliquer sans réserve ; on me le pardonnera peut-être, car si l'on doit hair les déguisemens, c'est surtout dans un temps où nous périssons victimes de toutes les hypocrisies & de toutes les spéculations personnelles. Je suis loin, d'ailleurs, de vouloir adopter aucune opinion politique en homme de parti ; c'est de l'amour le plus [p.334] pur que j'aimai, que j'aime encore la France ; & m'étant uni dès long-temps à sa destinée, je me sens accablé du poids de ses malheurs.

Il n'est plus temps d'échapper à une vérité, présagée par un petit nombre de bons esprits, & que l'expérience de tous les jours vient confirmer de la manière la plus terrible. La Constitution Françoise est un mauvais ouvrage ; & c'est en vain, que, pour rester soumis aux idées de ses compositeurs : c'est en vain, que pour se montrer respectueux envers leur génie, on voudra lutter obstinément contre la raison, contre ce représentant de la nature éternelle des choses, & qu'on ne peut long-temps ni vaincre ni dominer. On ne sauroit maintenir une Constitution politique, où le Pouvoir Exécutif se trouve oublié, où toutes les autorités légales se combattent, où le Peuple seul peut garder la sienne, l'augmenter chaque jour & l'exercer avec la plus redoutable tyrannie. On ne sauroit maintenir une Constitution, où l'ordre public se trouve ainsi [p.335] sans défenseur, au milieu de ses nombreux ennemis. On ne peut maintenir une Constitution, où les Députés au Corps Législatif, dispensés de faire preuve d'aucune propriété, seront en grande partie, & tous peut-être un jour, de faux Représentans des intérêts de la France. On ne peut maintenir une Constitution, où tous les Pouvoirs seront nécessairement concentrés dans une Assemblée, obligée de fléchir sous la volonté de quelques favoris de la multitude. On ne peut maintenir, on ne peut aimer un ordre de choses, où le mensonge aura son utilité, la calomnie ses triomphes, la haine ses plaisirs, & où toutes les ambitions seront servies par tous les vices. On ne peut maintenir une Constitution, où les châtimens doivent composer le principal, & peut-être l'unique ressort de l'Administration ; une Constitution, où l'on a réduit la science du Gouvernement à deux principes, afin que chacun s'y croye habile, & où l'on a mis en réputation l'insolence & la dureté, afin [p.336] que chacun se juge appelé aux honneurs d'un grand caractère. Et quels efforts encore ne seroient pas nécessaires, pour maintenir en son entier une Constitution, vers laquelle on ne peut rallier les esprits, que par des efforts continuels & à l'aide de tous les genres de proscriptions ; une Constitution, qui semble un rendez-vous d'inimitiés, au lieu qu'elle devroit être le centre d'un bonheur généralement senti, ou généralement espéré ; & une Constitution encore, qui, en multipliant à l'infini les prétentions & les vanités, les entretient dans une si grande agitation, que les François aujourd'hui ne peuvent plus se mouvoir sans se heurter. Enfin, & par dessus tout, on ne sauroit maintenir un Gouvernement Monarchique, où la Majesté du Trône n'est défendue, ni par aucun systême d'égards, ni par aucun rang intermédiaire, ni par aucune opinion conservatrice de ce respect, sans lequel l'autorité Royale n'est plus qu'une vaine dénomination. J'ai [p.337] rendu, je le crois, ces vérités sensibles ; & d'autres, ou l'ont déjà fait, ou le feront encore. J'ai montré de plus, & c'est mon désespoir, que les moyens Constitutionnels, imaginés pour apporter des changemens à un systême politique aussi défectueux, étoient absolument chimériques. Ces vérités sont tristes, sans doute ; mais plus on en détournera ses regards, plus la confusion s'accroîtra, plus on aura le temps de parcourir tous les extrêmes & de se briser contre tous les écueils.

Il faut, sans doute, pour nous sauver, qu'une grande masse d'opinions, s'interpose au milieu de nos agitations & de nos erreurs; & il faut qu'elle agisse, dans un sens absolument contraire au mouvement que donnent aux esprits, ceux qui veulent arriver à la République par l'anarchie, ou à l'anarchie par la République. Et si, en partant de la Constitution telle qu'elle est, on avoit fait autant de pas vers un Gouvernement régulier, que l'Assemblée actuelle en a fait [p.338] vers la Démocratie, on ne seroit pas à une grande distance du but auquel on doit tendre.

Ce but, selon mon opinion, que je ne craindrai jamais de professer, c'est un Gouvernement ressemblant d'aussi près, que la nature des choses le comporte, au Gouvernement d'Angleterre, Gouvernement libre & heureux, de l'aveu de l'Europe entière, & dont les argumens subtils de quelques nouveaux politiques, ne détruiront pas la réputation. Que tous les principes de liberté civile & politique, consacrés par la Constitution Françoise, soyent conservés, qu'ils soyent même fortifiés ; mais que, pour l'ordre public, pour l'action régulière de l'Administration dans un grand Empire, pour l'union de tous les Pouvoirs, pour la stabilité du Gouvernement, pour la considération de la France au-dehors, pour sa tranquillité intérieure, pour donner à la liberté même, une sauve-garde paisible, que pour remplir enfin, toutes ces conditions, on donne au Pouvoir Exécutif, le relief & l'autorité [p.339] qui lui sont absolument nécessaires. Que l'on établisse une seconde Chambre Législative, dont le suffrage fortifie le respect pour la Loi, & dont la dignité politique serve d'intermédiaire entre le Monarque & le reste de la Nation, & devienne ainsi le soutien de la Majesté du Trône. Enfin, que l'on exige une propriété de tous les Députés au Corps Législatif, afin qu'ils soyent unis à l'État par tous les genres de liens. Voilà les bases essentielles, en faveur desquelles il est à délirer que les opinions se réunissent, ou le Gouvernement François dégénérera dans une Démocratie tumultueuse, au milieu de laquelle une sorte d'harmonie, ne sera due qu'au despotisme des tyrans, qui nous seront donnés par la faveur populaire.

Je connois les difficultés d'une telle conciliation, aux termes où en sont encore les esprits ; mais, la Constitution ne peut être maintenue en son entier; mais, une République de vingt-six millions de François, est une idée chimérique ; mais, l'ancien Gouvernement [p.340] ne sera pas rétabli ; mais, le Royaume de France ne peut pas disparoître de la surface de la Terre ; il faut donc, au milieu des impossibilités qui se présentent à nos regards, s'attacher de préférence à combattre les difficultés, de quelque nature qu'elles soient[1].

Les principaux obstacles seroient applanis, si l'on étoit de bonne foi, & si les intérêts personnels ne faisoient pas leur proie de l'intérêt public. Essayons de leur parler, à ces intérêts personnels ; c'est le dernier devoir qu'il nous reste à remplir. Et, d'abord, je ne craindrai point de m'adresser aux hommes, les plus difficiles à persuader tant qu'ils croiront n'avoir pour eux qu'une issue, la République, & la République à tout prix. Ils y vont par degrés, ils s'en approchent chaque jour, & toujours en déclarant qu'ils n'y pensent [p.341] pas, ou qu'ils n'y pensent plus. Ils ont, pour la plupart, tout l'esprit qu'on peut avoir sans morale; ainsi, ils voient parfaitement que les bons & féaux Constitutionnels, sont les meilleurs seconds dont ils puissent faire choix, puisque, par leur aveugle enthousiasme, tous les défauts de la Constitution sont exactement maintenus ; & avec ces défauts bien connus des habiles, avec ces défauts, qui privent le Gouvernement de toute espèce de considération & qui attirent tous les Pouvoirs hors de ses mains, les Républicains sont sûrs de lui enlever sans peine, ses dernières prérogatives, ou de les rendre absolument nulles. Ainsi, c'est au son du refrein, la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution, que la Démocratie s'avance en triomphe. Ceux qui réduisent leur tâche à répéter ces paroles avec dévotion, auront un jour bien des regrets ; & quand ils verront, sans pouvoir en douter, les projets qu'ils ont servis par leur inaction politique, & qu'alors, ils se [p.342] plaindront, ils se lamenteront, on leur dira comme à la Cigale :

    « Que faisiez-vous au tems chaud? »

Voyons, cependant, si le calcul des Républicains est aussi bien combiné, est aussi profond qu'ils le pensent.

Les hommes sont trompés sur leurs intérêts, par l'esprit même dont ils ont besoin pour atteindre à leur but. C'est ainsi que, dans une révolution, l'intrigue & ses difficultés occupant toutes leurs pensées, ils sont détournés, par une grande variété de perspectives, d'examiner attentivement, si, en arrivant au terme de leurs vœux, ils seront dédommagés de toutes leurs peines. Ainsi, les rusés Démocrates, dans leurs Comités secrets, trouvent délicieux, trouvent original, de pouvoir se servir des Constitutionnels mêmes, pour arriver à la République. Ils trouvent piquant, de leur laisser le nom de Roi, pour unique amusement, jusqu'au moment où ils seront les maîtres de leur ôter ce dernier jouet. Ils trouvent ravissant [p.343] encore, de pouvoir mettre en alarme tous les Parisiens, & après eux, leurs imitateurs Provinciaux, en les inquiétant, tantôt par une fable habilement préparée, & tantôt par un mensonge dépourvu de toute espèce d'art. Ils voient de plus, une superbe tactique, à faire défiler de temps à autre, au milieu de l'Assemblée Nationale, des hommes armés de piques & de fourches ; & ils s'amusent à examiner, pendant cette marche, l'air un peu contraint des amis exacts de la Constitution, décrétée dans les années 1789, 1790 & 1791. Enfin, je ne m'arrêterai point aux diverses jouissances d'un même genre, que se ménagent les Chefs Républicains, Quakers ou Jacobins, auxquels l'Assemblée Législative se trouve assujettie ; & je les transporte, par le plus court chemin, au dernier terme de leurs vœux, à la République la plus complète ; mais, parvenus là, je leur demande, s'ils ne commenceront pas alors à connoitre les disgraces & les revers. D'abord, plusieurs d'entr'eux, étourdis de la route, se fâcheront, [p.344] peut-être, de n'avoir eu, sur ce voyage, que des demi-confidences ; mais la difficulté sera petite ; on leur persuadera, que la conduite de la Cour, les projets des Constitutionnels, les trâmes des Modérés, les découvertes du Comité de Surveillance, ont forcé les dernières mesures ; & les dupes se joindront aux Chefs de faction, pour avoir une contenance plus honorable. Les grands embarras viendront, lorsque l'autorité Législative & l'autorité Exécutrice, se trouveront enfin réunies, entre les mains d'une même classe de Citoyens, tous égaux, tous pareils, & sortant de faire leur Cour au Peuple, pour être promus à leurs fonctions éphémères ; car, la destruction absolue, de toute espèce de supériorité imposante, au milieu d'une immense population, affoibliroit tellement les idées générales de respect, qu'en peu de temps, l'obéissance ne seroit plus qu'une affaire de hasard, un cas fortuit, que la multitude des Chefs Exécutifs & Législatifs, se disputeroient & finiroient par regarder comme une [p.345] bonne fortune. Les grands embarras, surtout, viendront, lorsque tous les genres de Pouvoir, une fois réunis entre les mains d'hommes élus par la Nation, il n'y aura plus deux sortes de garans du bonheur public. Les Représentans du Peuple en possession de toutes les autorités, auront seuls à compter avec lui, & ils ne pourront plus le distraire de ses plaintes, en fixant, comme aujourd'hui, toutes ses pensées, sur les ennemis dont il est environné & sur les combats qu'il faut leur livrer. La victoire une fois reconnue, la Toute Puissance une fois avouée, ces excuses ne seroient plus admissibles. On charmeroit ce Peuple encore quelque temps, en le louant, en le flagornant de toutes les manières, en lui apprenant qu'il s'est levé majestueusement, qu'il a pris une superbe attitude, que l'Univers le contemple, que l'Univers l'admire. On auroit soin encore, de le consulter sur ce qu'il veut faire, avant de lui rien ordonner; & vraisemblablement on calmerait les plus exigeans, en leur donnant [p.346] quelques nouvelles maisons à piller, quelques nouvelles forêts à couper, & l'on seroit les honneurs des propriétés à tous les non-propriétaires. Mais il est un terme aux distributions, il est un terme aux fortunes divisibles, par la loi du plus fort; il est un terme, enfin, aux promesses & aux espérances; car la nature des choses est sourde & muette, & le langage de l'hypocrisie ne peut rien sur elle. On éprouvera donc, tôt ou tard, qu'il est impossible de faire à vingt-six millions de Souverains, un sort proportionné à leurs prétentions & à leur dignité; & lorsqu'ils remarqueront la plupart, que leur sort n'est point changé, lorsqu'ils appercevront que la pluie continue à se glisser dans leurs réduits, que les vents soufflent encore à travers leurs cloisons, que le prix du pain & le tarif des salaires, ne sont pas dans leur dépendance, ils croiront avoir été trompés, ils prêteront l'oreille à de nouvelles réductions, & leurs derniers amis, leurs derniers Chevaliers, verront, comme les précédens, leur autorité renversée.

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Qu'ils examinent donc encore une fois, leurs convenances personnelles, avant d'y sacrifier les intérêts de leur Patrie, avant de marcher plus avant vers la Démocratie absolue. C'est au terme de leurs souhaits qu'ils trouveront le terme de leur puissance, & il ne leur restera, pour toute jouissance, que le spectacle effrayant d'un État en désordre, & d'un grand Royaume en dissolution. Qu'ils sortent enfin du nuage où ils se tiennent cachés ; & s'ils croient de bonne foi, ou qu'une République, réunie en un seul Corps, ou qu'une République Fédérative, ou qu'une République, avec un vain nom de Roi, ou qu'une autre ferme politique, participant des trois autres, puisse convenir à la France, qu'ils soumettent à la Nation leurs idées, & qu'ils s'expliquent ouvertement ; mais, on est inexcusable, on est criminel, de marcher à un but qu'on dissimule, par des moyens qu'on ne peut avouer, par des moyens qui dégradent chaque jour les colonnes, destinées à soutenir l'édifice social ; & l'on est encore [p.348] plus repréhensible, quand on appelle à cette opération destructive, une quantité d'hommes aveuglés, mais sincères dans leurs sentimens, une quantité de bons François, dont on remplit l'esprit d'alarmes, & qui croyent s'associer à des inquiétudes civiques, tandis qu'ils sont liés au char de quelques ambitieux, & qu'ils se traînent sur les pas de l'intrigue la plus perverse. Ils seront les premiers, à vous demander compte des illusions par lesquelles vous les aurez perdus ; ils seront les premiers, à vous adresser des reproches, lorsque la vérité, la triste vérité, ne pourra plus être voilée; vous voudrez encore les gouverner; vous voudrez agiter encore les esprits, mais il n'y aura plus d'autorité que vous puissiez rendre suspecte ; il n'y aura plus de Ministres que vous puissiez calomnier, & vos grands moyens de crédit seront détruits. Alors, de toutes parts l'on vous regardera, l'on vous fixera, & l'on se demandera, si c'est à vous que doit appartenir le Sceptre de la France ; alors, les [p.349] sentimens d'une Nation fière se réveilleront, & les hommes, que les temps de factions mettoient en évidence, seront à peine remarqués. J'apperçois ce petit esquif, que les vagues en furie élèvent, par momens, jusques aux nues ; mais il échappe à mes regards, lorsque, sur l'Océan appaisé, c'est uniquement à sa forme & à sa hauteur, que je suis forcé de le distinguer.

Que faites-vous encore insensés ? Vous voyez que la partie du Peuple la moins éclairée, toujours crédule, toujours défiante, est la plus docile à vos inspirations, & vous cernez sa pensée, vous dirigez ses opinions, par tous les moyens artificieux qui sont en votre pouvoir. Vous imaginez follement, qu'après avoir mis la multitude en agitation, vous la retiendrez à votre volonté ; mais craignez, pour vous-mêmes, les funestes effets de votre aveugle confiance ; & craignez de tomber, avec nous tous, sous les débris d'un édifice dont vous êtes occupés, sans relâche, à désunir & à disjoindre toutes les parties.

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Soyez sûrs aussi, vous que des triomphes passagers conduisent de projets en projets & de témérités en témérités, soyez sûrs, que, si, par vos perfides manœuvres, ou par vos longs outrages, vous veniez enfin à lasser la vie ou la confiance de l'auguste Chef des François, & si son cœur cédoit à tant de duretés, à tant d'injustices, à tant d'ingratitudes, vous verriez, en peu de temps, éclater tous les genres d'indignation contre ses persécuteurs ; car, alors, mais bien tard, ses malheurs, ses vertus, ses bienfaits, viendroient frapper à coups redoublés, le cœur d'une Nation trop long-temps sensible & généreuse, pour jamais cesser de l'être entièrement ; vous verriez tous ses sentimens se ranimer, s'exalter, & ce seroit pour vous hair, qu'elle retrouveroit toutes ses vertus.

C'est une entreprise hasardeuse, que de vouloir porter une innovation politique à l'extrême; & c'est une entreprise singulière, que d'exécuter ce plan sans aucun sentiment [p.351] profond, sans aucun sujet d'irritation, du genre de ceux dont le souvenir se transmet d'âge en âge ; c'est, pour ainsi dire, avec les passions de l'esprit que nous agitions ; & nous apprendrons à la postérité, que celles-là sont les plus dangereuses de toutes, parce qu'on les exagère sans aucune mesure, pour les rendre semblables aux mouvemens du cœur, ou aux élans du caractère.

Toutes ces idées spéculatives, ne seroient pas venues égarer l'imagination, elles n'auroient été du moins d'aucun effet, si les premiers Législateurs de la France, nous avoient transmis un Gouvernement en état de subsister, comme tant d'autres, par la seule justesse de ses proportions; s'ils nous avoient transmis une Constitution, qui, par son ordonnance & ses combinaisons, auroit pu tenir les divers Pouvoirs en harmonie, & les eût fait profiter de leur action réciproque. Elle a de plus une telle circonférence, cette Constitution, qu'elle est foible partout, & la raison ne peut suffire à sa [p.352] garde. On ne voit de loin sur ses remparts, que des croyans fanatiques ou des philosophes inquisiteurs ; & les hommes prudens, les hommes sages, cette milice de la morale, n'occupent aucun porte.

Vous donc, qui l'aimez cette Constitution, ajoutez y ce qu'il faut pour la rendre durable, ou bien elle périra dans vos mains. Comment ne voyez-vous pas, qu'avec un peu d'adresse, avec les plus légers commentaires, on peut la convertir dans un Gouvernement sans action, ou dans une République désordonnée ? C'est au nom de la liberté, c'est au nom de ce bien, si précieux dans ses justes limites, que l'Europe entière vous sollicite de vous rapprocher des principes, dont l'expérience & la philosophie politique, ont consacré la convenance & l'utilité.

Vous devriez bien aussi prêter vos moyens & votre assistance à ces idées raisonnables, vous, qui paroissez vouloir uniquement le retour pur & simple de l'ancien Gouvernement. Quel est donc cet égarement, qui vous [p.353] vous donne la confiance de faire reculer à tel point tous les sentimens & toutes les opinions ? Sans doute, vous êtes entraînés à cette confiance, par tous les désordres du Royaume, & par tous les maux qu'on peut imputer à l'exagération systêmatique des idées de liberté ; mais, ne craignez-vous pas de la soutenir cette exagération, en présentant la vôtre à l'opposite? Comment imaginer, qu'un Gouvernement, miné depuis long-temps par l'opinion publique, & qui avoit perdu ses forces & sa considération, par les fautes sans nombre de cette succession de Ministres, dont il soutenoit l'autorité arbitraire, & par l'effet irrésistible de la progression des lumières ; comment imaginer, qu'un tel Gouvernement pourroit reprendre sa vie, & pourroit se maintenir, lorsque tous ses abus, apperçus autrefois d'une manière générale, ont été discutés un à un ; lorsque tous ses abus, approfondis seulement dans les livres, ou dans les conversations des hommes éclairés, [p.354] ont été dévoilés en présence de la Nation assemblée, & forment, en quelque sorte aujourd'hui, l'instruction familière de tous les habitans de la France ? Ce n'est plus d'ailleurs l'ancien Gouvernement qu'il suffiroit de rétablir. Un despotisme de vingt ans & la plus terrible tyrannie, ne seroient pas de trop pour exécuter ce projet ; on ne pourroit donc le concevoir & se flatter de sa réussite, même avec le soutien de toutes les forces de l'Europe ; car il y a bien loin d'une conquête à tous les moyens nécessaires, pour dominer long-temps, & la puissance de la raison, & les vœux réunis d'un grand Peuple. Ce n'est donc jamais le ressentiment même le plus juste, qu'il faut prendre pour conseil, dans une circonstance politique d'une nature sans pareille, dans une révolution immense & dont chaque développement est plus grand que ses premières causes.

Il est des époques dans la vie des Nations, où l'on ne peut se dispenser de considérer leurs intérêts d'une manière générale, & en [p.355] écartant, par un effort de sa pensée, toutes les passions du moment.

J'invite ceux qui voudront le faire, à réfléchir sur les propositions suivantes.

L'ancien Gouvernement François réunissoit tous les moyens nécessaires pour maintenir les lois de propriété, d'ordre & de liberté ; mais il avoit le Pouvoir de les enfreindre lui-même. Et sans s'exposer à aucune réclamation importune, avec un Arrêt du Conseil, il réduisoit les rentes, ou suspendoit le remboursement des capitaux ; avec un Lit de justice, il augmentait ou perpétuoit les Impôts ; & avec une Lettre de Cachet, il faisoit emprisonner qui bon lui sembloit.

L'autorité de l'Assemblée Nationale, cette autorité unique & singulière, établie par la nouvelle Constitution Françoise, a de même le Pouvoir d'enfreindre les lois de propriété, d'ordre & de liberté ; mais elle n'a pas, comme le précédent Gouvernement, l'ascendant nécessaire pour soumettre les autres à ces lois. Souvent un Décret, rendu sur la [p.356] Motion animée d'un homme sans honneur & sans fortune, nous rappelle, & les Arrêts du Conseil contre les propriétés, & les Lettres de Cachet contre les personnes ; mais nous ne sommes pas moins assujettis aux volontés arbitraires des Départemens des Districts & des Municipalités ; mais nous n'avons pas moins à redouter encore, toutes les calomnies des méchans & toutes les violences de la multitude.

La perfection seroit donc un Gouvernement, qui, par sa Constitution, se trouveroit en état de maintenir les lois de propriété, d'ordre & de liberté, sans avoir la faculté de les enfreindre lui-même. Et cette perfection me paroit représentée par la Constitution politique de l'Angleterre.

Il est donc permis, je le pense, à tous les esprits raisonnables & à tous les vrais amis du bonheur des hommes, de rendre hommage à ce Gouvernement & de souhaiter qu'il serve de modèle aux Législateurs des Nations. Ah ! si l'on nous l'eût donné, ce [p.357] Gouvernement, si l'on s'en fût rapproché, noue aurions eu une meilleure liberté, une liberté plus réelle que celle dont nous nous sommes glorifiés si légèrement; & de plus, la paix régneroit aujourd'hui dans le Royaume ; l'ordre public y seroit maintenu ; notre moralité, loin de décheoir, se seroit perfectionnée; & nous serions, en ce moment, environnés de l'intérêt & de l'admiration de tous les Peuples de l'Europe. Hélas ! nous aurions été trop heureux ! C'est à tous les partis, que, dans son désespoir, on voudroit adresser des reproches, mais, c'est au victorieux seulement qu'on a le courage d'en faire.

Je me rappelle, que, dans les derniers temps de mon Ministère, & pour en accélérer le terme, on disoit habituellement, que je retardois la Constitution & ne m'élevois pas à sa hauteur. Je viens de montrer, sans songer à moi, qu'à cette hauteur, l'air est fort insalubre, & qu'il est bien malheureux pour la France, qu'on n'ait pas voulu nous tenir dans les moyennes régions. C'est toujours avec [p.358] pitié que j'ai prêté l'oreille a ces discours ; & plus d'une fois, en contemplant l'orgueilleuse ivresse de nos premiers Législateurs ; plus d'une fois, en observant, au milieu de leurs Séances, la haute confiance à laquelle ils s'abandonnoient, je crus voir sortir cette main, qui effraya Balthazar, en écrivant ces mots sur le mur intérieur de son Palais. « Je t'ai pesé & je t'ai trouvé léger. »

Ah! sans doute, j'aurois voulu pouvoir retenir nos premiers Législateurs dans le rapide cours de leurs exagérations; j'aurois voulu pouvoir élever, des signaux autour de la raison & prêter à la sagesse de plus vives couleurs, afin de rallier près de ces deux guides, ceux qui s'en écartoient si souvent; oui, je l'aurois voulu, pour le repos de la France ; je l'aurois voulu pour son bonheur ; je l'aurois voulu pour sa gloire. Mais ne nous arrêtons plus sur le passé, c'est un temps à jamais perdu pour nous ; il s'engloutit dans la nuit éternelle, & nos regards qui le cherchent, nos regrets, qui souvent voudroient [p.359] s'en resaisir, ne peuvent plus l'atteindre, Pensez à cette inexorable vérité, vous, qui disposez du moment présent, & qui voulez le faire servir tout entier à votre renommée. Vous nous cachez artificiellement votre dernier point de vue ; mais, lorsqu'au-dedans du Royaume on a détruit la considération du Gouvernement, & lorsqu'au-dehors on offense, on irrite tous les Souverains de l'Europe, on est bien sûr d'amener, avec tous les genres de guerre, tous les genres de confusion. On n'observe pas, sans la plus profonde douleur, comment un Peuple entier, peut être abusé par des discours ; comment il peut être gouverné par un petit nombre d'hommes, étonnés eux-mêmes de leur Toute-Puissance ? Et l'on éprouve un dernier déchirement, lorsqu'on voit tant de braves gens, tant d'honnêtes Citoyens abandonner à l'envi, les uns, leurs pères, & les autres, leurs femmes ou leurs enfans, pour aller défendre, au péril de leurs vies, non pas la liberté en général, non pas la liberté, qui eût fait le bonheur [p.360] de la France, non pas la liberté, que toutes les Nations de l'Europe auraient respectée, mais une liberté spéculative, définie & consacrée par des Prêtres métaphysiciens, & dont tous les hommes d'un sens calme seroient plus effrayés que du despotisme.

Vous la connoissez bien, cette liberté, vous qui la célébrez sans y croire ; vous, qui la destinez à l'usage de votre ardente ambition ; vous, qui ne craignez point de lui offrir en sacrifice le repos & le bonheur de la génération présente ; vous, qui voulez que l'humanité, la justice & toutes les vertus soient oubliées pour elle. Éloignez-vous donc de ses autels, si vous voulez qu'on essaye de l'aimer ; car tous les serpens des furies sifflent autour de vos têtes, & vos regards nous épouvantent, vos paroles hypocrites nous glacent d'effroi. Ah ! qui nous sauvera du gouffre où nous sommes jetés ? La feule Puissance, qui, peut-être, en aurait les moyens, voudra-t-elle nous rendre ce service ? voudra-t-elle essayer d'arrêter les [p.361] projets de cette ligue formidable, qui menace la France, & voudra-t-elle en même temps, essayer de nous ramener à des idées raisonnables ? Une politique commune lui dirait, sans doute, de nous abandonner à nous mêmes, & de ne prendre aucun intérêt, ni à nos querelles extérieures, ni à nos divisions intestines; mais la politique du génie, la politique de la morale, lui donnerait peut-être un autre conseil. Écoutez-la, généreux Anglois, écoutez-la, cette politique, de préférence à toute autre. Que le même siècle, donnant un nouveau lustre à votre destinée, vous agrandisse aux yeux de la postérité, par les trois plus belles résolutions publiques dont un Peuple puisse s'honorer.

Par un Acte éclatant de reconnoissance Nationale, en vous déterminant à un immense sacrifice, dans la vue de dédommager les nombreux Loyalistes, qu'avoient tout perdu pour vous rester fidèles. Vous l'avez fait.

Par un Acte éclatant d'humanité, en proscrivant un commerce impie, défendu si long-temps [p.362] par la cupidité des Européens. Vous l'avez fait.

Par un Acte éclatant de générosité, en donnant la paix à vos anciens rivaux & en leur enseignant le moyen d'être heureux. Vous le ferez peut-être.

Vous trouveriez votre intérêt à cette conduite; car il ne peut vous être indifférent, ni d'avoir prés de vous un foyer d'anarchie ou de libertinage politique, ni de voir revenir le même Gouvernement qui vous a si souvent inquiété. Mais, je ne voudrois pas vous présenter un calcul personnel, dans une circonstance où de nobles motifs seroient si nécessaires, pour conserver à votre intervention toute la majesté, qu'exigeroit une si grande & si difficile entreprise. Il me semble que la race humaine se relèveroit du déshonneur auquel toutes nos atrocités l'ont livrée, si une Nation, véritablement philosophe, venoit nous ramener à des idées justes & à des sentimens raisonnables. Hélas! je m'égare en mes vœux ! Notre régénération devroit [p.363] être notre propre ouvrage ; & la France renferme, je le sais, un assez grand nombre d'esprits sages, pour attendre d'eux notre salut, s'ils n'étoient pas abattus, incertains, & s'ils ne nous avoient pas laissé voir, qu'embarrassés de leur situation, ils se mêloient souvent aux exagérés, afin de se dissimuler à eux-mêmes leur propre foiblesse. Ah ! reprenez enfin quelque courage, & demandez où l'on veut vous conduire ; souvenez-vous que le premier caractère de l'homme libre, c'est l'indépendance de sa pensée, & que de tous les avilissemens, le plus difficile à supporter, c'est le règne absolu des hommes qu'on méprise. Ne vous engagez pas surtout à servir les opinions que vous condamnez ; & demeurez au moins sincères dans vos actions, lorsque la prudence vous empêche d'être francs & ouverts dans votre langage. Quel temps ! & quel spectacle se présente partout à nos regards ! Jamais on ne vit un mélange de tant d'idées factices & de tant de folies. Elles semblent s'attirer mutuellement & former une [p.364] ligue pour notre ruine. O raison ! céleste raison ! image de l'esprit qui forma le monde, je ne déserterai point tes autels & je dédaignerai, pour te rester fidèle, & la haine des uns, & l'ingratitude des autres, & les injustices de tous. O raison, dont le doux empire convient aux ames sensibles & à tous les cœurs élevés ; raison, céleste raison, notre appui, notre guide dans le labyrinthe de la vie ! Hélas ! où te rélégueras-tu dans ces temps de discorde & de frénésie? Les oppresseurs ne veulent pas de toi, & les opprimés te rejettent. Viens, puisqu'on t'abandonne, viens dans la retraite du sage, restes-y sous sa garde, & contentes-toi de son culte silencieux, pour reparoître glorieuse, lorsque ces temps de prestiges & de forfanterie seront passés. Et comme alors, peut-être, je ne serai plus, permets à mon ombre de suivre de loin ton triomphe ; & souffres encore jusques là que mon nom déchiré soit inscrit humblement aux pieds de ta Statue !





FIN