Chapitre XIII - Pourquoi l'Assemblée Nationale n'a pu faire un bonne Constitution?


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CHAPITRE XIII.

Pourquoi l’Assemblée Nationale n’a pu faire une bonne Constitution ?




IL y a tant de rapports entre les hommes. & leurs ouvrages, il y a tant d'affinités entre les circonstances où ils se trouvent, & la fuite de leurs actions, qu'en étudiant le Législateur, après avoir examiné la Législation, on est encore en entier au même objet de méditation. Cette vérité s'applique avec bien plus de force encore aux fondateurs d'un nouvel ordre social ; & ce n'est pas une marche irrégulière, de prendre connoissance de leurs moyens, après avoir discuté leurs travaux ; car une Constitution politique est une sorte de profondeur ou de région morale, s'il est permis de s'exprimer ainsi, dans laquelle si peu d'esprits sont en état de pénétrer, que l'on doit juger la [p.232] sagesse de cette Constitution, comme on fait les récits des voyageurs lointains, en examinant à la fois, & le vrai, & le vraisemblable.

Je fixe d'abord mes regards, sur une première cause des fautes commises par l'Assemblée Nationale, c'est la passion qu'elle a montrée de si bonne heure, pour la louange & les applaudissemens. Cette passion, quand elle existe dans toute sa force, doit nécessairement égarer des Législateurs ; car elle les dégoute de la sagesse dont les récoltes sont tardives ; & en les pénétrant de l'ambition de plaire, elle les met dans la dépendance de toutes les opinions populaires, les seules qui se varient ou se renouvellent chaque jour, parce qu'elles sont elles-mêmes le jouet de tous les préjugés & de toutes les impulsions. Enfin, l'amour des applaudissemens, lorsqu'il règne en tyran dans une Assemblée nombreuse, y présente, à tous les regards, une fortune sans borne, une fortune divisible en mille parts, & dont [p.233] chacun, à l'envi, se disputant la conquête, un petit esprit de rivalité doit prendre la place de l'unité d'intérêt, qui peut seule affermir les pas des Législateurs, & leur indiquer le chemin de la véritable gloire.

Jusques où, cependant, ne se sont pas étendus les effets d'une seule passion; mais, la vanité est en France, une plante indigène, & partout elle trouve un sol favorable. L'envie & la jalousie s'élèvent auprès d'elle, & devenues inséparables, elles répandent en commun, leurs dangereuses vapeurs.






Qui le croiroit ! le premier sentiment pénible que l'Assemblée Nationale a éprouvé, est venu de l'idée, que le Monarque avoit pris une trop grande part dans la régénération de la félicité publique. En effet, c'étoit lui, qui, dans toute la plénitude de sa liberté, & par un généreux sacrifice, sinon de ses droits, du moins de sa puissance, avoit déclaré solennellement, que toutes les Lois, seroient dorénavant l'ouvrage des Représentans [p.234] de la Nation; qu'aucune ne pourroit exister sans leur consentement, & que nulle imposition ne seroit exigée sans leur volonté la plus expresse. C'étoit lui, encore, qui avoit soumis à leur détermination, la mesure & la distribution des dépenses publiques, & qui n'avoit point excepté de cette règle universelle, la fixation des revenus, destinés au maintien de la dignité Royale. C'étoit lui, qui leur avoit demandé de faire le choix des moyens les plus propres, à concilier avec l'ordre public la liberté de la presse, & à garantir la liberté personnelle, contre toutes les atteintes du despotisme. Enfin, c'étoit lui, c'étoit l'auguste dépositaire d'un Pouvoir, consacré par l'autorité des siècles & par les prospérités de la France, qui venoit remettre entre les mains des Représentans de la Nation, le soin glorieux de défendre à l'avenir la félicité publique, contre les erreurs du Gouvernement, & d'ajouter à l'éclat du nom François, toutes les jouissances réelles qui naissent de la sagesse des lois & de la liberté [p.235] politique. Et ce n'étoit pas pour un moment, ce n'étoit pas pour la seule durée de son règne, que le Monarque appeloit la Nation à l'exercice des droits les plus précieux de la souveraineté ; c'étoit pour jamais, qu'il vouloit environner le Trône, d'interprètes fidèles des besoins du Peuple, & former, pour l'intérêt commun, une alliance indissoluble, entre toutes les volontés & entre tous les Pouvoirs. Il sembloit, qu'à l'aspect d'un si noble dessein, à l'aspect de ce généreux dévouement de la part du Roi, l'Assemblée Nationale, touchée de tant de vertus & de tant de bienfaits, auroit dû les célébrer, & se placer, pour ainsi dire, à leur suite, pour achever, avec douceur, avec confiance, & dans le calme d'une raison éclairée, l'édifice du bonheur public & l'ouvrage immortel de la régénération Françoise. Mais loin de se livrer à un sentiment si naturel, l'Assemblée s'est montrée impatiente d'ensevelir dans un systême général de subversion, les marques distinctives de la [p.236] première origine de la liberté Françoise ; & dans ce moment, encore, on ne néglige aucun art, pour en effacer la mémoire.

Une conduite si peu attendue, affligea le cœur du Roi : il se sentoit repoussé, lorsqu'il se mettoit en avant avec un si grand abanbon, & il fut souvent réduit à jouir de ses intentions bienfaisantes, dans la retraite de ses pensées & dans la solitude de sa conscience. On ne tarda pas à voir, que la participation du Monarque, au grand ouvrage du bien public, que le concours de ses Minières, que l'aide du Gouvernement, étoient autant d'importunités pour une Assemblée, qui vouloit de l'éclat par-dessus toutes choses, & qui se montroit intolérante pour toute autre réputation que la sienne. On remar¬qua, surtout, ces Chefs, qui, sans connoître encore, par expérience, les profits de la renommée, n'en étoient que plus empressés d'acquérir une monnoie nouvelle, une monnoie brillante & sonore, & qu'ils espéroient vaguement, de pouvoir convertir en toutes [p.237] sortes de biens. Le public s'apperçut bientôt de cette ardeur rivale, & il entretint avec soin, une disposition qui le mettoit sans effort en autorité, & qui l'élevoit au-dessus des Représentans de la Nation. Il s'établit alors une action & une réaction, entre ceux qui demandoient de la gloire, & ceux qui s'en croyoient les dispensateurs, & en voyant les Orateurs occupés de charmer les Tribunes, on se croyoit quelquefois dans un Salon de Courtisans, plutôt que dans un Conseil de Législateurs.

Les flatteurs du Peuple, sont pétris du même limon que les flatteurs des Rois ; & ce Peuple est, en un point, très-facile à servir, car il n'exige pas, comme certains despotes, non-seulement qu'on lui plaise, mais qu'on devine encore ses goûts. Il n'étoit pas douteux qu'il s'amuseroit de l'humiliation des puissans; mais, au lieu d'opposer des limites à ce sentiment, au lieu de le tempérer, au nom de la sagesse & de la raison, on n'a cherché qu'à le seconder, on n'a songé [p.238] qu'à souscrire à ses différentes exagérations; & dans ce systême de caresses & de complaisances, on offroit chaque jour en holocauste, & les Grands & les grandeurs, & les Riches & les richesses, & les propriétés & les Propriétaires ; mais, c'est surtout par le sacrifice des Ministres & de l'autorité, qu'on a signalé sa courtoisie ; le moyen étoit heureux ; car en laissant croire à l'existence du Pouvoir suprême, lorsque ce Pouvoir n'existoit plus, & en cachant à tous les regards, son extrait mortuaire, on paroissoit courageux sans aucun péril; & pour la première fois, on pouvoit donner à la flatterie une contenance héroïque. Enfin, de degrés en degrés, & toujours par une suite d'égards pour les opinions du moment, ou pour mettre le comble à sa popularité, on a fini par se faire un jouet des idées, qui avoient constitué de tout temps la Majesté Royale; on a provoqué son abaissement, on a ri de ses pompes ; & tandis qu'on déclouoit, pour ainsi dire, un à un, tous les ornemens du [p.239] Trône, c'étoit à qui les jetteroit dans la place publique, pour en réjouir la multitude.

Toutefois, & c'est une justice à rendre aux gens d'esprit qui dirigeoient l'Assemblée Nationale, plusieurs, malgré les applaudissemens dont ils étoient enivrés, s'apperçurent, sans doute, que l'on alloit trop loin; mais dans la crainte d'être dépassés par d'autres, au moment où ils s'arrêteroient, ils ont marché sur la même ligne, long-temps après le terme, où ils auroient voulu s'arrêter ; & comme les nouveaux arrivans à la Cour du Peuple, avoient besoin pour être remarqués, de miser sur la dernière enchère de la faveur publique, ou d'exagérer du moins, la dernière définition de la liberté, il est résulté de ces rivalités, une suite d'opinions factices, qui ont déplacé toutes les vérités, & qui les ont soustraites, en quelque manière, aux recherches de la raison.

Maintenant, je le demande, comment, d'un mélange de sentimens réels & de sentimens spéculatifs, d'un mélanges d'idées [p.240] sérieuses & d'idées contrefaites, comment, du sein de tant de prétentions & de tant de vanités, auroit-on vu s'élever un systême de Gouvernement, avec toutes ses proportions, & dans toute sa majesté?

Cependant, au milieu des divers amours propres dont j'ai tracé l'image & montré le danger, on en vit paroître un, d'une plus haute stature, & qui, sous le nom du génie de la métaphisique, a servi plus qu'un autre à désordonner toutes les idées. Ceux qui avoient le talent ou le goût de ce genre d'esprit, & qui regrettoient de n'avoir pu s'exercer encore que sur le vague, ressentirent un secret plaisir, en découvrant le moment où ils seroient de leur science un usage pratique. Aussi, dès qu'ils apperçurent le premier ébranlement des pierres angulaires de l'édifice, dès qu'ils entendirent les premiers craquemens des poutres & des solives, on les vit descendre de leurs cabinets, avec leurs compas, leurs règles & leurs équerres, avec des crayons & des papiers rayés, bénissant tout [p.241] bas, le cahos qui leur permettoit de dessiner un nouveau Monde. Alors, tous ceux qui avoient l'art & le besoin de détruire, & qui en craignoient les conséquences, se rangèrent avec empressement autour des architectes, qui promettoient, foi de génie, de tout remettre à neuf & de tout reconstruire, & ils le trouvèrent unis par des intérêts réciproques. Les uns ont rempli leur mission; les autres seuls ont un compte à rendre.

Les métaphysiciens, qui tracent toutes leurs figures dans le vuide, sont aisément trompés par leur propre imagination ; il n'est point de liberté plus séductrice, que celle dont ils nous présentent le tableau; mais ils ont quelquefois le sort du malheureux Ixion. ils embrassent la nue au lieu de la Déesse, & ils ont besoin, comme lui, de détourner leurs regards des fruits monstrueux de leurs amours.

L'esprit métaphysique, l'esprit de vanité, ne sont pas les seuls, qui nous ayent porté [p.242] préjudice ; il en est un troisième, uni souvent aux deux autres, & qui s'est opposé de même à la perfection de la Constitution Françoise ; c'est l'esprit d'exagération. On a peine à s'arrêter, quand on a le desir immodéré de paroître ; & l'on n'est point averti de le faire, quand on établit ses atteliers au milieu des abstractions. L'Assemblée Nationale a écarté de plus le choc des réalités, du moment, qu'elle a créé une somme indéfinie de billets monnoie ; & j'indique ici, entre les divers inconvéniens de cette mesure l'un des plus funestes & des moins apperçus; cette ressource facile, en applanissant les voies de l'Administration, a converti le Gouvernement dans un simple jeu de l'esprit, & la France est devenue comme une table d'échecs, dont on pouvoit remuer toutes les pièces à sa volonté. Cette commodité subsistera aussi long-temps, qu'on aura des terres à mettre en parallèle avec de nouvelles créations d'Assignats ; mais au terme de ces moyens extraordinaires, les difficultés [p.243] réelles reparoîtront, à moins que, par une déloyauté sans pareille, on ne sacrifie à des idées spéculatives, la fortune entière des Créanciers de l'État.

Ce n'est pas seulement dans les grandes idées constitutionnelles, que l'esprit d'exagération de l'Assemblée Nationale s'est manifesté ; on retrouve cet esprit dans la plupart de ses dispositions législatives ; & il me seroit aisé de le prouver, si j'entreprenois de traiter cet immense sujet. Je me suis demandé quelquefois, comment une Nation, si long-temps renommée par sa grace, & par son esprit de mesure & de convenance, soit dans les arts, soit dans la diction, soit dans les manières, avoit montré si peu de retenue dans son nouvel état de Législateur ; & l'explication que j'adopterois, comme la plus douce pour elle, c'est que l'aisance & la facilité appartiennent à une certaine assurance, & les François ne l'ont pas encore acquise, dans une science, où ils en sont à leurs premiers pas & où ils ont [p.244] voulu se distinguer, avant la maturité de leurs forces. Ils ont craint aussi de s'égarer dans leur nouvelle carrière ; ils ont craint de perdre terre, s'ils quittoient un moment la chaîne du raisonnement ; mais, avec cette allure, très-bonne pour marcher en droite ligne, on ne peut recueillir aucune des vérités éparses ; & la science de l'homme moral en est essentiellement composée. Enfin, les Députés à l'Assemblée Nationale, étonnés de la grandeur de leur mission, ont rejeté le sentiment comme une idée commune, & qui ne pouvoit convenir à leur dignité extraordinaire & à leur rang suprême. Le sentiment néanmoins & le sentiment seul, peut marquer les nuances entre les idées, qui touchent par quelque point aux passions ou aux foiblesses des hommes.

J'ai dû m'arrêter quelques momens sur l'influence des diverses sortes d'esprit, qui ont concouru au grand ouvrage de la Constitution Françoise ; je vais maintenant fixer l'attention sur les circonstances positives, qui [p.245] ont empêché l'Assemblée Nationale, de sortir avec honneur de cette mémorable entreprise.

Une des plus décisives, selon mon opinion, c'est la résolution qu'elle prit, de bonne heure, de traiter toutes les affaires publiques indistinctement, dans ses Assemblées générales, renonçant ainsi au projet qu'elle avoit d'abord adopté, de se séparer en diverses Sections, pour l'examen des grandes questions politiques. Une telle division n'étoit pas nécessaire, n'étoit pas même convenable pour la discussion des objets de Législation ; mais elle s'appliquoit parfaitement à l'ouvrage de la Constitution ; & cette différence mérite d'être expliquée. Le sujet d'une loi Civile, d'une loi d'Administration, a sans doute un certain nombre de rapports & de dépendances; mais le cercle en est assez limité, pour être apperçu par une Assemblée nombreuse ; ainsi, la multitude des rayons, qui viennent éclairer un seul point, ne sert qu'à le faire paroître sous toutes ses faces, & l'on est conduit plus surement à [p.246] une délibération sage. Il n'en est pas de même d'une Constitution politique ; c'est un ouvrage immense, composé d'une infinité de parties, & dont la réunion doit être considérée dans ses proportions harmoniques, si l'on veut en bien juger. Il est moins question de découvrir toutes les idées circonvoisines de chaque article, que de les considérer dans leur ensemble, avec un même esprit, un même intérêt, une même mesure. Il faut, en composant & en examinant un Code politique, revoir à chaque instant les premières, les secondes & les dernières pensées, pour juger sainement des idées centrales ; c'est un éventail qu'il faut tenir sans cesse ouvert, & dont toutes les parties du dessein, doivent être exposées au même jour.

L'Assemblée Nationale avoit bien institué un Comité de Constitution, mais il a rapporté son ouvrage partie à partie, souvent à de grands intervalles de distance & toujours en présence du Corps Législatif entier; [p.247] & selon que l'Assemblée étoit plus ou moins nombreuse ; selon la disposition des esprits, disposition souvent déterminée par des mouvemens extérieurs; enfin, selon que les Orateurs & les Chefs de parti, avoient besoin de se relever dans l'opinion du Peuple, les déclamations contre le Pouvoir Exécutif, contre l'autorité Royale en général, étoient plus ou moins animées; & de cette manière, les sentimens du moment, présidoient seuls à la confection d'un ouvragé, destiné & préparé pour les siècles. Les mêmes passions & de plus fortes encore, se sont manifestées à l'époque de la Révision de la Constitution, & ce second travail n'a pu réparer qu'imparfaitement les fautes du premier. D'ailleurs, il n'étoit plus temps de corriger les principes élémentaires de la Constitution ; il n'étoit plus temps de diriger l'opinion ; on l'avoit rendue indépendante de la raison, en s'en servant comme d'une force hostile, & l'on ne pouvoit plus la remettre sous son ancien joug. Enfin toutes les passions [p.248] étoient alors tellement agitées, qu'il n'étoit plus possible de penser & de parler avec calme, & l'on étoit moins en état que jamais, de changer le testament ab irato, qui nous sert aujourd'hui de loi.

Tous ces inconvéniens, tous ces malheurs, auroient peut-être été prévenus en grande partie, si le Comité de Constitution, après avoir composé son ouvrage en entier, l'avoit soumis à l'examen des différentes Sections de l'Assemblée Nationale ; il n'auroit pas eu continuellement à calculer l'opinion du moment; il eût cessé d'être inquiet de sa petite récolte journalière d'applaudissemens ; il auroit tout regardé, tout apperçu dans un plus grand espace, & il n'auroit pas été contraint d'adapter un systême social, à la mesure des esprits qui se portent arbitres des détails, au lieu de le régler, sur la hauteur du génie qui peut devenir juge d'une vaste conception. L'Assemblée divisée en Sections, eut été bien plus libre en ses opinions, qu'elle n'a pu l'être en délibérant, [p.249] comme elle l'a fait, au milieu des flots tumultueux, qui l'ont agitée sans cesse. Elle eût saisi l'ensemble du Code Constitutionnel, avant de s'emprisonner dans chacun de ses articles ; elle eût pu écouter ce grand nombre d'esprits sages & modestes, que la foiblesse de leur voix, leur circonspection & leur timidité, ont absolument éteints au milieu d'une Assemblée, où les hommes confians avoient seuls l'avantage. On eût retranché aussi des attaques personnelles & des discours véhémens, toute cette part qui doit être rapportée à l'espérance de faire effet sur de nombreux témoins, & à l'espérance d'être inscrits sur les petits Livres de mémoire, tenus par les Journalistes. La raison eût gagné tout ce que les vanités auroient perdu, & l'on eût été comme forcé, d'appercevoir les vices essentiels de la Constitution. On eût cherché, sans craindre de passer pour courtisan, sans trembler de n'être pas admis au nombre des vaillans, quel étoit le degré de pouvoir nécessaire à [p.250] l'autorité Royale, pour maintenir l'ordre & pour assurer l'action du Gouvernement, dans un Royaume tel que la France ; on se fût demandé, dans un moment de courage, ce que c'étoit qu'un Pouvoir Exécutif, séparé des prérogatives indispensables pour garantir son ascendant; ce que c'étoit qu'un Roi, sans les attributs destinés à composer sa Majesté, sans les intermédiaires de rang, qui servent de lien à l'opinion; enfin, on eût été conduit, dans le calme de la réflexion, à considérer toutes les questions dont cet ouvrage présente un rassemblement imparfait.

On trouve, dans la conduite des Américains, une sorte de modèle de la marche que je regrette & que je viens d'indiquer.

Tous les États particuliers du Continent, avoient nommés des Députés, qui le réunirent à Philadelphie, pour composer ensemble la Constitution des États-Unis. Ces Députés se montrèrent plus jaloux de mériter, qu'impatiens de jouir de la gloire, réservée à des Législateurs sages ; & ils [p.251] n'imaginèrent pas qu'il leur fût permis de discuter, en présence des dernières classes du Peuple, les questions vastes & compliquées, dont toute espèce de Constitution politique est nécessairement composée. Aussi bons Patriotes que nous prétendons l'être, & connoissant avant nous, tous ces lieux communs populaires, qu'on a mis en avant pour justifier la présence & l'empire des Tribunes, ils jugèrent, dans leur bon sens, qu'un ouvrage de durée, qu'un ouvrage, destiné pour l'avenir comme pour le présent, ne devoit pas être composé sous le joug de cette partie de la Nation, qui, entre tous les temps, ne connoit que le présent; ils ne crurent pas non plus, que des Législateurs de bonne foi, pussent recevoir, sans rougir, des applaudissemens partiels, des applaudissemens par articles, en composant un ouvrage dont le mérite est dans l'ensemble. Ils auroient eu honte encore, d'être célébrés par des hommes sans propriété, lorsque, dans le même temps, un silence [p.252] morne & craintif, auroit régné parmi les propriétaires ; & ils auroient eu honte de même, d'être loués par les riches, quand les autres classes de la Société auroient pu leur adresser des reproches.

Il n'existe pas, toutefois, entre les Citoyens d'Amérique, les mêmes différences de fortune & d'éducation, que l'on remarque en France, & dans les autres pays de l'Europe. Qu'importe, dira-t-on? ces différences ne sont plus rien, depuis que, par la loi, tous les hommes sont égaux. Voilà votre langage, mais il ne se rapporte point à votre intime pensée ; car vous savez bien que la loi n'est pas assez puissante, pour applanir les inégalités de la nature physique & de la nature morale ; vous savez bien que les seules différences d'éducation, établissent, entre les hommes, des distances, qu'aucun Décret, aucun Juré, aucune Haute Co[u]r Nationale ne sauroit rapprocher. Une plante conserve le même nom dans les Dictionnaires de Botanique, soit qu'elle ait été arrosée [p.253] avec un soin journalier, soit qu'elle ait été desséchée par la négligence du Cultivateur ; & néanmoins, sa propriété, ses vertus, sont absolument changées, ou par l'une ou par l'autre de ces deux circonstances. Il en est de même des hommes : toutes les Assemblées Constituantes de l'Univers les proclameroient égaux, qu'ils ne le seront jamais, tant qu'il y aura des différences d'éducation ; & il en existera toujours, puisque les disparités de fortune & de patrimoine, sont l'effet inévitable de toutes les lois sociales. Cependant, la Constitution Françoise, & c'est un des reproches qu'on peut lui faire, la Constitution Françoise, par sa nature singulière, rend absolument nécessaire la présence du Peuple aux Assemblées Nationales; car, telle est cette Constitution, qu'elle tomberait en défaillance, si elle n'étoit pas continuellement soutenue par un vœu populaire. Mais, en supposant ce principe juste, il ne faudroit pas en conclure, que la Constitution même, devoit être délibérée à huis [p.254] ouvert, & sous les auspices ou la domination des Tribunes. On en tireroit une induction absolument contraire ; car, si la présence du Peuple, aux délibérations du Corps Législatif, peut être aujourd'hui considérée comme un des élémens de la Constitution Françoise, ce n'étoit pas en la composant cette Constitution, qu'il étoit permis de s'environner de spectateurs, dont l'influence plus ou moins expressive, ne pouvoit manquer d'agir sur la Constitution même ; c'était, dans une controverse, compter la voix d'une des parties parmi les suffrages des arbitres. Mais le Peuple est Souverain, il devoit donc avoir entrée dans l'Assemblée de ses Mandataires, n'importe qu'elle fût occupée des lois civiles ou des lois politiques, puisque toutes concernoient également la Nation. Quelle confusion de principes ! la Souveraineté de la Nation existe, d'une manière abstraite, jusqu'au moment où l'on a fixé les lignes qui doivent être admis, comme une expression de la volonté générale; & tel est le but essentiel [p.255] d'une Constitution politique. Ainsi, lorsqu'une portion du Peuple influe, par les mouvemens, sur la formation de cette Constitution, il commet une grande irrégularité, car il agit en Souverain, avant que le Souverain soit connu, avant, du moins, que le Souverain actif soit déterminé, avant qu'il soit sorti de la nuit des abstractions, pour revêtir une forme visible ou clairement définie.

Les Députés, qui furent assemblés à Philadelphie, pour y préparer en commun la Constitution fédérative de l'Amérique, transmirent leur projet, non par Articles, non par Chapitres, mais en son entier, aux Corps Législatifs de chacun des États particuliers; & ces Corps, en général peu nombreux, l'examinèrent avec une mûre réflexion, & de la manière qu'auroit pu le faire l'Assemblée Nationale, si, pour ce travail, elle avoit été divisée en plusieurs Sections ; & en suivant ainsi l'exemple d'un Peuple sage, elle eût donné à la France une Constitution, où l'on auroit reconnu du moins, ce caractère [p.256] de maturité & de tempérance, sans lequel aucun systême de Gouvernement ne peut inspirer un respect universel.

Ce qui n'étoit, surtout, jamais entré dans la méthode d'aucun instituteur d'ordre social, d'aucun compositeur de Gouvernement, c'étoit d'oublier, en quelque manière, le Pouvoir Exécutif, c'étoit de l'abandonner, en parties détachées, au règlement de chacun des Comités, chargés d'organiser les diverses branches de l'Administration : au Comité de la Guerre, au Comité de la Marine, au Comité de Jurisprudence, au Comité des Pensions, au Comité des Contributions, au Comité des Finances, & à d'autres encore ; & d'avoir recueilli seulement, dans le Code Constitutionnel, les prérogatives restées au Gouvernement après toutes ces dispositions partielles, les prérogatives échappées à la rivale émulation du jeune stoïcisme de nos modernes Censeurs; mais, j'ai déjà expliqué cette grande faute au commencement de mon [p.257] ouvrage, ainsi je ne m'arrêterai pas ici sur la même idée.

Je réfléchis aux autres circonstances, qui se sont opposées à la formation d'une bonne Constitution, mais je n'ai pas besoin, sans doute, de rappeler à la mémoire de personne, que cette Constitution s'est faite au milieu de la discorde, au milieu des haines, & des haines portées à un tel point, que la raison perdoit de son prix, dans l'un des côtés de la Salle, lorsqu'elle avoit pour soutien, les Députés placés à l'opposite. Comment, une Législation sociale, cet ouvrage dont l'harmonie constitue la principale beauté, auroit-elle été le résultat de tant de mésintelligences entre les Législateurs? C'est, d'ailleurs, à ces haines, qui ont si souvent desséché tous les cœurs, qu'il faut attribuer en partie, la métamorphose à jamais malheureuse du caractère National; c'est aux divisions intestines, qui se sont manifestées dès les premiers travaux de l'Assemblée, qu'on doit rapporter ce funeste & prompt renoncement [p.258] à tous les moyens de conciliation, & cet éloignement, pour unir ensemble, par un doux moral, les différentes parties d'un ordre systêmatique ; ensorte que tout est demeuré âpre, & dans les lois Constitutionnelles, & dans les moyens d'exécution. On y voit des abstractions enchaînées avec plus ou moins d'art, jamais un mélange de pensées & de sentimens, avec lequel l'homme fort & l'homme foible, l'homme aimant & l'homme raisonnant, l'ami de l'ordre & le partisan de la liberté, trouvent également à se raccorder.

J'indiquerois encore, parmi les causes de la discordance que chacun remarque entre diverses parties de la Constitution, les nouveaux principes qui sont arrivés à nos Législateurs, pendant le cours de leurs travaux. Tel est, entr'autres, ce principe sur l'égalité absolue, mis tout-à-coup en opposition avec la garantie Constitutionnelle accordée aux propriétés, & avec l'admission solennelle du Gouvernement Monarchique, comme l'une des bases du systême politique de la France.

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J'ai montré, dans un Chapitre précédent, que ce principe, tel qu'il a été entendu, tel qu'il a été interprété, dans le cours des discussions de l'Assemblée Nationale, ne faisoit point partie de ses premières vues ; & si l'on a voulu lui assigner une époque rétroactive, c'étoit pour donner à des idées successives, la forme & les honneurs d'un seul jet. Cependant, le maintien ou la destruction d'un Corps intermédiaire, dans un grand Royaume, étoit une circonstance politique, dont lés effets avoient tant de dépendances, que les premiers élémens d'un Gouvernement Monarchique, ne pouvoient être combinés avec sagesse, en laissant seulement dans l'incertitude, une question de cette importance.

Il en est une autre, également remarquable, & qui, après avoir été tenue en suspens par l'Assemblée Nationale elle-même, n'a pas moins été présentée ensuite comme évidente, comme hors de toute espèce de doute ; je veux parler du rang que devoit [p.260] tenir l'acquiescement du Roi, parmi les conditions nécessaires, pour donner aux délibérations politiques de l'Assemblée Nationale, un caractère authentique & une autorité complète. Or, on lit dans les Procès verbaux de l'Assemblée Nationale, que le onze Septembre 1789, ainsi postérieurement à l'époque, désignée sous le nom de révolution, on mit en question, si le Roi pouvoit refuser son consentement à la Constitution ; & l'Assemblée Nationale, après un débat, décréta qu'il n'y avoit pas lieu à délibérer sur cet objet quant à présent.

On peut dire encore, que les Députés des Communes, en particulier, se sont fort écartés du sentiment consacré dans leurs premières adresses an Roi. « Vous reconnoîtrez, y disent-ils dans l'une, en parlant d'eux » vous reconnoîtrez qu'ils ne seront « pas moins justes envers leurs concitoyens de toutes les classes, que dévoués à Votre Majesté. »

Mais la remarque la plus importante, à [p.261] cause de ses nombreuses applications, c'est que les Représentans de la Nation, étoient bien loin, en commençant, de se croire dispensés d'avoir aucun égard aux instructions & aux mandats qui leur avoient été donnés par leurs Commettans ; cette idée leur est venue graduellement, & leur marche a dû se ressentir d'un si grand changement à leurs premières combinaisons.

On ne sauroit donc mettre en doute, qu'au moment où l'on discutoit les bases fondamentales de la Constitution, plusieurs principes essentiels ne fussent vagues encore dans l'opinion de l'Assemblée Nationale, quoique postérieurement, ils aient été donnés & reçus, comme les idées mères & les pensées originelles des Législateurs de la France. C'est donc, avec juste raison, que j'ai mis la fluctuation de leurs sentimens, au nombre des circonstances, qui ont contribué à l'imperfection de leur ouvrage.

Ne dissimulons point aussi, que des événemens extraordinaires, & sur lesquels je [p.262] dois jeter un voile, ont inspiré des défiances aux Représentans des Communes, & ces défiances ont dû contribuer à la vacillation de leur marche ; mais dans la longue durée de leurs forces, ils auroient pu reprendre cette unité, cette majesté de plan, qui sied aux victorieux ; & ils ne l'ont pas fait.

Enfin, & ce sera ma dernière observation, la multitude innombrable d'objets, qui ont distrait & fatigué l'attention de l'Assemblée Nationale, l'ont empêché de réunir toutes ses pensées sur l'important ouvrage de la Constitution ; & comme dans le nombre de ces objets, plusieurs ont allumé ses passions, il lui a été d'autant plus difficile de conserver le caractère impassible ou tempérant, qui appartient aux grands Législateurs. Cette seule considération devroit inspirer des doutes sur la perfection d'un Code politique, combiné dans toutes ses parties, au milieu d'une telle agitation & d'un pareil Conflict de circonstances.

Ce n'est point ainsi, que les Législateurs [p.263] de l'Amérique ont travaillé ; ils ne furent rassemblés que pour rédiger la Constitution, & ils ne s'occupèrent que de cet objet. L'Assemblée de France, au contraire, a tout parcouru, tout détruit, tout rétabli. Lois Politiques, Lois Civiles, Lois Criminelles, Lois d'Administration, Règlemens Ecclésiastiques, Règlemens Maritimes, Règlemens. Militaires, Code Forestier, Code Rural, Statuts sur les Mines & les Minières, Statuts sur le Commerce & les grands Chemins, nouveaux systêmes sur les Impôts, sur les Monnoies, sur les Finances, enfin, sur tant; & tant d'autres dispositions grandes ou petites, elle a tout entrepris. Elle semblait avoir mis son ambition à, faire périr, de dépit tous les amours-propres, passés, présens & à venir, ignorant, sans doute, qu'une seule branche d'Administration, complètement terminée, est un meilleur titre à la reconnoissance, que des commencemens innombrables. Ce n'est pas tout, cependant; car, après l'affoiblissement absolu du Pouvoir Exécutif, l'Assemblée [p.264] Législative s'est trouvée dans la nécessité de prendre à elle le Gouvernement réel de l'Empire ; & au milieu du tourbillon dont elle s'est trouvée enveloppée, la Constitution n'a plus été qu'une des particularités de sa tâche. Comment donc, avec toutes ces contrariétés, un ouvrage si difficile & si compliqué, auroit-il été combiné dans une exacte mesure ? ou comment, au milieu d'un si grand nombre de distractions, auroit-il été soigneusement achevé ? La présomption est contre cette idée, plus encore peut-être que la réalité ; & le vraisemblable, autant que le vrai, atteste l'imperfection de la Constitution politique de la France.

C'est, néanmoins, à cette Constitution, &à toute cette Constitution, à rien de plus, à tien de moins que l'on fait vœu d'un amour sans fin ; c'est pour elle que l'on veut mourir, que l'on veut verser de son sang jusqu'à la dernière goûte. Hélas ! si on la connoissoit mieux, on ne lui adresseroit pas ces déclarations pastorales. Entre [p.265] tous les hommes de l'Europe, ceux qui ont le plus d'étonnement de ses succès, ce sont ses premiers parens ; & je crois, qu'en voyant l'aveuglement & les servens hommages de ses adorateurs, il leur arrive quelquefois de dire ensemble, comme un Pontife Romain : Quando quidem bonus populus vult decipi, decipiatur.