Chapitre V - Du Pouvoir Exécutif, dans les plus petites Républiques de l'Europe


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CHAPITRE V.

Du Pouvoir Exécutif, dans les plus petites Républiques d’Europe.




OSERA-T-ON le dire? Le Pouvoir Exécutif des petites Républiques de l'Europe a plus d'action & d'efficacité, & doit éprouver moins de résistance, que l'autorité remise entre les mains du Gouvernement en France. Cette assertion n'est pas une vain paradoxe, & il seroit trop aisé de la justifier, en donnant des explications sur les Constitutions sociales de Genève, de Basle, de Zurich, de Schaffouse & des autres Républiques, qui font considérées, aujourd'hui dans toute l'Europe, comme les plus populaires; mais s'il plaisoit à l'un des Journalistes écoutés à genoux, par tous les novices en politique, de donner le nom d'Aristocratie à l'un ou l'autre de ces États, indiqués en [p.75] exemple, on le croiroit sur parole, & je ne pourrois espérer de faire impression que sur le très-petit nombre de personnes, qui ont encore le temps & l'habitude de penser par eux-mêmes. J'irai donc tout de suite à l'extrême, & je placerai le point de comparaison au milieu de ces petits Cantons de la Suisse, dont l'excessive Démocratie est universellement reconnue.

Le Corps Législatif y est composé de toute la Nation, & c'est dans une Assemblée générale des citoyens, que les grandes affaires de l'État reçoivent leur Sanction ; les lois y sont débattues & décrétées, les contributions publiques y sont établies, la guerre & la paix y sont résolues ; enfin, la même Assemblée élit les Conseils, les principaux Officiers de l'État, & le Chef de la République, désigné communément sous le nom de Landaman. Telle est en abrégé l'autorité du Peuple dans les petits Cantons, & les différences politiques des uns aux autres, ne méritent pas d'être remarquées.

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Cette autorité du Peuple est, sans doute, très-grande, mais elle laisse au Pouvoir Exécutif son action, & peut-être que les prérogatives, dont le Gouvernement reste inverti, paroîtroient un principe de despotisme, si elles étoient transportées au milieu d'un Royaume, ou au centre d'une vaste contrée.

On doit d'abord faire attention, qu'un Corps Législatif, composé de tous les habitans d'un pays sans distinction, & où l'on a droit de suffrage, dés l'âge de quinze ou seize ans, ne peut jamais être assemblé long-temps ; ainsi, il n'anéantit pas, de sa seule présence, la considération du Pouvoir Exécutif, comme il arrive, & doit arriver en France, où l'Assemblée Nationale Législative est toujours séante, à moins qu'elle ne s'ajourne elle-même ; & comme elle est représentative, & que ses Membres sont renouvellés tous les deux ans, il ne lui est point incommode de rester à Paris sans interruption, & de jouir des honoraires attachés [p.77] aux fonctions de Députés. On n'en accorde aucun aux habitans des petits Cantons, lorsqu'ils se réunissent en Assemblée générale, & leur réunion communément ne dure que deux ou trois jours.

Le Landaman, Chef électif de l'État, environné, du Conseil, se place au milieu de l'Assemblée générale, connue sous le nom de Lands-Gemeine ; c'est lui qui la préside, & qui met en délibération les affaires publiques dont les citoyens ont à s'occuper. Que penseroient nos politiques d'une pareille initiative, confiée au Pouvoir Exécutif, & mise en action, au milieu d'un Corps Législatif, assemblé tumultuairement pendant deux ou trois jours ? Que penseroient-ils encore d'une autre prérogative du Pouvoir Exécutif, la plus forte de toutes celles dont on peut concevoir l'idée, & qui existe cependant, & dans les petits Cantons, & dans les autres Républiques les plus démocratiques ? je veux parler de la réunion du Pouvoir Judiciaire au Pouvoir Exécutif ; il n'est certainement [p.78] aucun moyen de considération plus grand & plus efficace.

Il y a au reste une si grande différence, en tous les sens, entre de petites Républiques, formées dans les interstices des Alpes, & une grande Monarchie, élevée, pour ainsi dire, au milieu des plaines du Monde, qu'il y auroit un défaut de gout à les comparer ensemble ; mais il étoit piquant de montrer, en peu de mots, que, même dans ces petits coins de la terre, où le Gouvernement est une sorte d'Administration paternelle, il n'est jamais entré dans l'esprit, de faire à la liberté & à l'égalité, le sacrifice de cette autorité exécutrice, sans laquelle, avec les mœurs les plus simples & les mieux conservées, il n'y auroit ni paix, ni tranquillité, ni société politique. Je conviendrai sans peine, & je dois le dire encore, que la Constitution Françoise, comme toute autre, rempliroit parfaitement ces conditions, si l'on respectoit tous les Pouvoirs constitués, & si l'on obéissoit aux lois d'un commun accord ; & [p.79] l'on a raison de répéter sans cesse, qu'il est temps enfin de voir naître la subordination ; oui, temps & plus que temps, mais il y a véritablement une sorte d'imbécilité à présenter cette subordination, à la solliciter comme un complément de la Constitution, comme un office, un hommage à lui rendre, tandis qu'elle doit en être l'œuvre & le résultat. Quelle est en effet l'obligation imposée à l'instituteur d'un ordre social, à son premier fondateur? ce n'est pas d'employer, comme un simple faiseur de lois, l'obéissance & la soumission, au meilleur usage possible ; la tâche seroit trop commune ; son devoir & sa destinée l'appellent à de plus hautes fondions; & l'on attend de lui, l'on exige de son génie, que, par un profond sentiment des hommes & de leurs passions, que, par une savante organisation des Forces & des Pouvoirs, il fasse naître cette obéissance, il garantisse cette soumission, & qu'il y parvienne, sans porter aucune atteinte à la liberté. Voilà les deux conditions qu'il doit remplir, [p.80] & s'il manque à l'une ou à l'autre, il n'a rien fait; & l'on voit clairement qu'il n'a pas connu l'étendue de sa mission, ou qu'il n'a pas eu le souffle nécessaire pour arriver jusqu'au terme.