Chapitre IX - Dernières réflexions sur le même Sujet.


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CHAPITRE IX.

Dernières réflexions sur le même Sujet.




EN me livrant à la discussion des nouveaux systêmes Républicains, j'aurois dû, dans tout autre temps, examiner premièrement, s'ils étoient praticables ; mais aujourd'hui, rien n'est réel, rien n'est reçu pour tel que le raisonnement. Les possibilités, comme les exemples, ne forment plus une autorité imposante ; & dans ce pays de théorie, sur cette terre, nouvellement remuée en métaphisique, on présume hardiment, que tout peut venir, que tout peut croître, & l'on est même excusable d'avoir une semblable opinion, après les choses que nous avons vues, & celles que nous voyons encore. Maintenant toutefois, que, par une longue discussion, j'ai rendu honneur & respect aux idées générales, il me sera [p.128] permis, je pense, de faire sortir de leur obscurité deux vérités particulières, deux observations simplement usuelles, mais cependant de quelque importance ; l'une, que la majorité de la Nation Françoise ne consentiroit point au changement de son Gouvernement Monarchique, dans un Gouvernement Républicain; l'autre, que les Puissances Étrangères, ne permettroient jamais ce dernier bouleversement ; & qu'ainsi la guerre civile & la guerre extérieure, seroient l'unique résultat d'une tentative de ce genre.

On demandera pourquoi le même Peuple, qui a si fortement applaudi, si bruyamment célébré la dégradation journalière de l'autorité du Prince, s'éléveroit contre l'extinction absolue de la Royauté, puisque cette dignité, séparée du Pouvoir qui lui est propre, ne paroît plus qu'une vaine pompe. La raison d'un pareil contraste n'est pas difficile à donner. La dégradation successive de l'autorité Royale, & l'affoiblissement graduel du Pouvoir Exécutif, ces idées très marquantes [p.129] marquantes pour des observateurs attentifs, échappent aux regards légers & distraits du plus grand nombre des hommes ; & on le croira très facilement, si l'on veut bien se souvenir d'une vérité que j'ai prouvée dans le commencement de cet Ouvrage, si l'on veut bien se rappeler, que les prérogatives du Pouvoir Exécutif ont été fixées de hasard & sans aucune combinaison générale, sans aucune connoissance à temps opportun, du terme où conduisoient les dispositions éparses, des différens élaborateurs de la première Assemblée Nationale. Cependant, si telle a été la méprise ou la distraction du Comité de Constitution lui-même, faut-il s'étonner, que la Nation n'ait pas apperçu toutes les conséquences, envers l'autorité Royale, de cette suite de Décrets rendus çà & là, dans le cours des vingt-huit mois de séance de nos premiers Législateurs ? Toute entière au souvenir des anciens abus de l'autorité, elle a dû considérer, avec joie, la réduction d'un Pouvoir, dont son imagination étoit encore [p.130] épouvantée ; & n'ayant jamais réfléchi, ni sur le degré de force, qu'exigeoit le Gouvernement d'un vaste Empire, ni sur la multitude des rapports, qui fondent l'obéissance & la subordination, elle ignoroit absolument si l'on retranchoit trop ou trop peu, des prérogatives Royales ; elle voyoit toujours le nom de Roi en tête du Gouvernement, & ne songeoit pas seulement à calculer la distance où nous nous trouvions de la République. Mais, que tout-à-coup on vint à franchir la dernière barrière, qui nous sépare de ce genre de Gouvernement, bientôt les vieux amis de la Monarchie se réveilleroient, & le changement des noms, seroit une impression plus profonde, que le bouleversement des choses, n'a jamais produite.

Les sentimens du Peuple, malgré toutes les instructions qu'on imagine pouvoir lui donner, se formeront toujours à l'inverse des opinions du philosophe; celui-ci procède des idées générales à leurs conséquences, de ces conséquences à des résultats [p.131] simples & déterminés, & les mots conventio[n]nels, servent uniquement à fixer ces mêmes résultats dans son souvenir. Le Peuple, au contraire, est porté, pour ainsi dire, des mots & des signes aux opinions & aux sentimens, & souvent sa passion commence, au moment où les hommes éclairés marquent d'un dernier trait leurs pensées.

Vainement donc, les partisans du Gouvernement Républicain, essayeroient-ils de prouver, que ce Gouvernement diffère très-peu de la Constitution actuelle ; vainement insinueroient-ils, qu'il seroit inconséquent d'avoir acquiescé, sans peine, aux métamorphoses, qui ont amené cette même Constitution, & de se refuser ensuite à une formalité destinée à compléter le systême. Les noms seroient changés, tous les efforts des novateurs deviendroient inutiles.

Il n'est pas indifférent de remarquer encore, que la félicité promise, par les Républicains systêmatiques, seroit toute dans l'avenir, & que les plus grands troubles, les plus affreuses [p.132] divisions, seroient notre premier partage. N'aurions-nous pas, cependant, quelques motifs pour nous défier de tous ces bonheurs, sans cesse ajournés, & dont la génération présente, ne connoît encore que les terribles précurseurs. Le génie de nos bienfaiteurs nous est presque dommageable, tant il arrange au loin notre destinée. Ah ! sans doute, que mon ame est plus du moment prêtent que la leur, car elle rejette les plus flatteuses perspectives, quand elle doit en jouir, au milieu des plaintes de l'infortune & des larmes des opprimés. Encore, si la science des hommes pouvoit nous garantir cette destinée future, qu'on veut nous faire acheter par tant de sacrifices, on pourrait se résigner à un pareil échange ; mais on nous demande le présent, & c'est par de simples abstractions que l'avenir nous est garanti.

Ces réflexions, qui semblent tenir uniquement à un sentiment, sont néanmoins unies à la plus importante de toutes [p.133] les questions politiques; & si l'on vouloit y prendre garde, on verroit que les vives affections de l'ame, ont une secrète analogie avec les grandes vérités morales : tout semble du moins, annoncer qu'elles ont une même tige, & c'est au même ordonnateur qu'elles nous reconduisent. Expliquons cette pensée, en la rapprochant du sujet qui la fait naître, la transmutation de la Monarchie Françoise, dans un Gouvernement Républicain.

J'ai laissé paraître le sentiment, dont mon ame étoit oppressée, à l'image de tous les malheurs présens, qui devraient être la condition d'un bien avenir, garanti seulement par des spéculations théoriques; & dans le même temps, j'ai cru découvrir qu'il existoit une pensée parallèle, pour ainsi dire, à ce sentiment, & qui tenoit à un principe politique de la plus grande étendue. Je me suis demandé, quel étoit le Pouvoir social, légitimement investi du droit d'assujettir ou d'exposer la génération présente à tous les malheurs d'une guerre intestine, pour [p.134] l'intérêt incertain des races futures ; & nonobstant l'opinion commune, je n'ai pu comprendre, qu'une si haute prérogative dût être déléguée à des Souverains, les maîtres d'un moment, dans l'espace des siècles. Il nous faudroit un arbitre perpétuel, il nous faudroit, pour ainsi dire, un Roi des temps, pour lui croire le droit & la capacité, de régler une controverse si délicate entre le présent & l'avenir. Enhardi par cette pensée, je me suis défié de la plénitude des Pouvoirs du Peuple lui-même, pour détruire ou bouleverser, à son gré, les principes des Gouvernemens. Les bornes de ses lumières doivent circonscrire ses prétentions ; & puisqu'il ne peut avoir une unité de vœu que par sentiment, les changemens purement spéculatifs, ne sauroient appartenir à son autorité. C'est toujours par supposition, qu'en de pareilles affaires on dit agir en son nom; & dans les grandes révolutions, dans les circonstances, où par une subversion des principes du Gouvernement, le sort d'une Nation [p.135] peut être ébranlé jusques dans ses fondemens, il ne suffit pas de l'avis de ses Députés temporaires, il faut consulter le Représentant inamovible de ses vrais intérêts, de ses droits & de ses devoirs ; & ce Représentant inamovible, ce Représentant éternel, c'est la plus parfaite morale. La Souveraineté du Peuple, dans un Royaume de vingt-six millions d'ames, est une véritable abstraction, puisque les innombrables volontés d'un tel maître, ne peuvent jamais être connues du petit nombre de personnes, désignées pour en être les interprêtes ; ainsi, sous un pareil règne, tous les plans, tous les projets, tous les systêmes, de quelque forme légale dont on les revête, seront toujours une usurpation, quand ils ne seront pas marqués à l'empreinte de la raison, de la justice & de la saine politique.

Voilà, je le sais bien, ce que n'aiment point entendre les impérieux démagogues ; il leur convient d'élever un Souverain, dont l'autorité soit indépendante, dont le [p.136] despotisme ait une apparence de légalité, afin de régner à sa Cour, afin de commander en son nom, & de légitimer ainsi leurs propres excès & leur esprit de haine ou de vengeance. Avec quelle dissimulation ils attribuent à ce Souverain, des idées & des volontés qu'il n'a pas! Ils le créent une seconde fois, mais à leur usage, & ils professent un saint respect pour les sentimens qu'ils lui supposent. Tout est artifice de la part des uns, tout est aveuglement de la part des autres.




J'ai dit qu'un second obstacle réel, à la conversion du Gouvernement François en République, naîtroit des empêchemens que les Puissances Étrangères apporteroient à une semblable révolution; on ne pourroit exiger avec justice, qu'elles demeurassent indifférentes à un si grand événement politique ; & l'on ne sauroit imaginer non plus, qu'elles detournassent entièrement leur regard & leur intérêt de la destinée d'une Maison, placée [p.137] sur le Trône de France depuis huit cens ans, & qui se trouve unie par les liens du sang, avec tous les Souverains de l'Europe. Vainement nos Écrivains polémiques voudroient-ils les mettre hors de cause, en leur disant, que, dans une Convention Nationale, les Représentans du Peuple Souverain, ont déterminé ce changement de Constitution, à la pluralité de 399 voix contre 347, ou dans toute autre proportion, & qu'ainsi la révolution est parfaitement légale. Les précisions de ce genre sont bonnes, & même nécessaires dans le cours ordinaire des choses ; mais, dans les circonstances hors de l'ordre commun, elles deviennent pédantesques & ridicules, & l'on ne doit jamais se dissimuler, que les principes eux-mêmes, changent alors de nature. La raison, l'auguste raison, qui posa la première base de toutes les vérités, s'est réservée encore de former leur enceinte, & d'intervenir de nouveau dans les occasions, où, par une exagération de ces mêmes vérités, on s'écarteroit [p.138] de leur sens originaire. Ainsi, dans la marche habituelle des affaires, le vœu d'un Peuple Souverain est légalement exprimé par la majorité de ses Députés, lors même que chacun d'eux représente, comme en France, l'intérêt de trente-cinq mille ames ; car la raison dit, qu'il faut, dans les délibérations politiques, adopter un moyen quelconque d'arriver, sans trouble, à des résultats ; mais la Souveraineté d'une Nation, ne peut plus être représentée de la même manière, lorsqu'il est question d'une chose aussi grave, aussi immense qu'une révolution absolue dans un Gouvernement ; la raison ne veut pas qu'une décision de cette importance, soit soumise à de pareilles formes, & que l'empire de la méthode ait une si grande étendue. Il faut donc, que le desir d'une révolution soit marqué à une plus forte empreinte ; & il le faut, non-seulement pour rendre cette révolution légitime, mais encore pour attester simplement le vœu général d'une Nation. Ce vœu, [p.139] lorsqu'il est question d'un changement absolu dans l'ordre social, doit être garanti, par la publicité des motifs qui l'ont fait naître, par l'état d'oppression d'un Peuple, par la tyrannie de ses Chefs, ou par tout autre ligne éclatant, indiscutable, & que la raison puisse consacrer.

Il résulte encore de ces réflexions, que, selon le caractère d'une Nation, selon que les lumières y sont plus ou moins répandues, plus ou moins générales, selon qu'elle est plus ou moins susceptible d'être dominée par la parole, selon qu'il est plus ou moins facile, de la rendre le jouet de l'intrigue ou de la turbulence, il faut plus de précautions pour connoître son vœu, il faut plus de solennité pour le constater. Ainsi, chez une Nation, telle que le Peuple Américain, où la pauvreté ne condamne point la multitude à la plus parfaite ignorance, où les caractères sont plus assis, où la vanité, l'amour-propre & tous les fantômes de l'imagination, n'ont point établi leur [p.140] empire, où la morale fixe les esprits & met de l'union entre les sentimens & les idées ; chez une telle Nation, le vœu général doit être moins obscur & moins incertain que parmi les François, & un petit nombre de sages, suffiroient pour l'exprimer & le garantir.

On ne peut donc se le dissimuler, aucun moyen simple, aucun moyen compatible avec une marche légale, avec la paix au-dedans, & avec la paix au-dehors, ne pourroit servir à introduire, en France, une Constitution entièrement Républicaine. Les tentatives qu'on en seroit, auroient un caractère évident d'usurpation & de violence, & ce caractère inspireroit une inquiétude générale.

Il est des calamités contagieuses, qui intéressent bien plus les autres Nations qu'une violation de territoire. On ne peut imaginer qu'elles vissent avec indifférence, & l'établissement d'un foyer de désordre & d'anarchie, au centre de l'Europe, & la faveur continuelle, accordée aux systêmes [p.141] d'insurrection, & l'ébranlement des principes, qui fervent partout de colonnes à l'édifice social. Nos premiers démagogues, en trois temps, bouleverseroient tous les Gouvernemens. Ils exciteroient le Peuple au mécontentement, par des manœuvres souterraines & par de fausses promesses ; ils diroient ensuite, qu'ils entendent sa voix, & proclamant ce murmure comme une loi Souveraine, effrayant par des violences, ceux qui leur présenteroient des objections, ils deviendroient les tyrans de la terre, en se donnant pour ses libérateurs. Ah ! de pareils amis de la liberté, déservent plus sa cause que les despotes ; & dans une République où ils régneroient, on devroit allumer des fares aux quatre angles du territoire, afin d'avertir les voyageurs de s'en éloigner.

Disons le donc de nouveau, pendant qu'il en est temps encore. La France a bien plus besoin de son Roi, que son Roi n'a besoin d'elle. Je ne sais quelle somme de bonheur peuvent procurer à un homme, le rang & [p.142] la fortune ; car l'habitude, même dans les jours les plus calmes & les plus sereins, éteint bientôt le charme de ces sortes de supériorités ; mais la France, abandonnée encore davantage à l'empire de tous les hypocrites de la liberté ; la France, assujettie, sous le nom de République, au joug successif de tous les esprits audacieux ; la France, sans aucun centre de ralliement, & jouée par toutes les vanités, déchirée par toutes les passions ; la France, présenteroit alors le plus terrible & le plus effrayant des spectacles, & l'on finiroit, peut-être, d'un bout du monde à l'autre, par se demander ; si des hommes, la plupart sans propriété, & par le seul privilège d'avoir pris naissance sur les bords de la Seine ou de la Loire, auroient le droit de rendre inhabitable, pour d'autres que pour eux, une contrée de vingt-cinq mille lieues quarrées, placée sous le plus beau Ciel de la Terre & favorisée encore des dons les plus précieux de la nature. Il n'est point de question, que l'abus de la force, ou l'usage [p.143] exagéré de ses droits, ne puisse faire naître ; c'est que la raison est l'éternelle loi, c'est qu'elle est avant tout & après tout, & que son empire seul est indestructible.

Qu'on ne dise point, que le vœu des Patriotes, est la République, & que son établissement seroit leur ouvrage : pourroit-on mériter un pareil titre, oseroit-on le garder en dévouant son pays à tous les malheurs de l'anarchie ? Les Patriotes, sont ceux qui aiment l'ordre & les lois, autant que la liberté; les Patriotes, sont ceux qui veulent rendre cette liberté, le partage de tous, & non le privilège exclusif de la caste des factieux ou des démagogues ; les Patriotes, sont ceux qui veulent mettre cette liberté, sous la garantie d'une autorité bien ordonnée, & qui refusent de la livrer à la protection dangereuse de tous les tyrans populaires ; les Patriotes encore, sont ceux qui souhaitent de voir leur Pays devenir l'asile des opprimés, le saint refuge de la vertu persécutée, & non l'école de l'ingratitude, [p.144] ou un lieu d'alarme pour les Citoyens honnêtes & paisibles ; enfin, les Patriotes, sont ceux qui désirent de voir leur Patrie en honneur, au milieu des Nations, & par le règne des mœurs, & par l'éclat des talens, & par la gloire attachée à toutes les actions généreuses. Voilà les véritables Patriotes; l'histoire & la postérité n'en reconnoîtront point d'autres ; & le temps effacera ces crayons mensongers, dont on se sert aujourd'hui pour déguiser les traits de tous nos héros fantastiques, & pour essayer de séduire l'incorruptible avenir.