Préface


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PRÉFACE

La politique étrangère de la France vient d'entrer dans une phase toute nouvelle. Une alliance que l'on avait renouée précipitamment, dans des circonstances fâcheuses pour l'amour-propre national, et à laquelle, depuis six ans, on ne se lassait pas de faire les plus humiliants sacrifices, vient d'être rompue tout à coup, sans motifs graves, au moment où elle pouvait devenir honorable et utile. En même temps, une autre alliance, dont on recherchait, dont on briguait secrètement les bonnes grâces, n'a répondu aux humbles avances dont elle était l'objet que par un défi audacieux. C'en est donc fait de la grande politique, de l'entente cordiale, de la paix des esprits et des cœurs, et de toutes les brillantes chimères que l'on faisait passer devant les yeux de la Chambre pour endormir sa vigilance. C'en est fait aussi de l'espérance qu'on avait nourrie de substituer une alliance à l'autre et de retrouver dans des embrassements nouveaux, les joies perdues d'Eu et [p.2] de Windsor. On était venu, il y a six ans, pour réconcilier la France avec l'Europe, pour refaire l'alliance anglaise, pour assurer la paix du monde. Après six ans de succès parlementaire et au lendemain d'une grande victoire électorale, on est forcé d'avouer que jamais l'Europe n'a été plus hostile, l'Angleterre plus irritée, la France plus isolée, la paix du monde plus compromise.

En présence de si graves événements, on peut se diviser sur la question de savoir quelle est exactement l'opportunité ou la portée politique de tel ou tel acte spécial; on ne peut empêcher que les résultats généraux n'apparaissent à tous les yeux, et que ces résultats ne soient, pour la politique des dernières années, l'échec le plus complet, le démenti-le plus éclatant ; on ne peut empêcher que partout on ne se demande si la sagesse, si l'habileté qui a porté de tels fruits a jamais été autre chose qu'un mélange malheureux d'étourderie et de faiblesse ; on ne peut empêcher surtout que les hommes sensés de tous les partis ne s'affligent et ne s'inquiètent de voir les destinées de la France, confiées, peut-être pour longtemps encore, aux mains qui les ont si mal conduites, On aura beau, dans les débats qui se préparent, faire appel aux passions, aux sentiments qu'on déclarait naguère absurdes et insensés ; on aura beau exalter tout ce qu'on abaissait, abaisser tout ce qu'on exaltait ; on aura beau enfin emprunter à l'opposition, dans une cause moins nationale, les arguments que l'on accablait d'un si magnifique dédain, tout le [p.3] monde comprendra qu'on est à bout de voie, et qu'au fond de l'âme on se repent profondément, amèrement de ce que l'on a fait. Tout le monde comprendra aussi que la situation où l'on a mis le pays n'est pas de celles dont quelques beaux discours fassent évanouir les difficultés, et que longtemps encore ces difficultés pèseront sur les ministres actuels ou sur leurs successeurs.

Quand tel est l'état des choses, il est fort simple, fort naturel que l'attention se porte surtout sur les affaires extérieures. Est-ce une raison pour que les affaires intérieures soient négligées? Est-ce une raison pour qu’on laisse périr à petit bruit les grands principes de nos deux révolutions et s'éteindre obscurément, dans la corruption, les institutions représentatives? Est-ce une raison notamment pour qu'on ne s'inquiète plus de la composition de la Chambre élective et de son organisation? Tout au contraire, ce me semble. Chaque forme de gouvernement a ses conditions, ses lois, ses nécessités propres, dont, pour accomplir sa mission, pour atteindre son but, elle ne saurait s'écarter impunément. Or, la condition essentielle, la loi fondamentale, la nécessité suprême du gouvernement représentatif, c'est une Chambre élue librement, honnêtement, et qui représente, qui exprime les sentiments et les vœux de la nation ; une Chambre qui, au lieu de recevoir d'en haut ses opinions et sa politique, les apporte et les impose ; une Chambre, en un mot, qui ne relève que du pays et qui s'appartienne à elle-même. [p.4] Quand cette Chambre existe, le gouvernement est en mesure, au dehors ou au dedans, de parler avec fermeté, d'agir avec énergie, et de montrer, à ses amis comme à ses ennemis, la France tout entière derrière lui. Quand elle n'existe pas, c'est en vain qu'on demanderait à la politique extérieure ou intérieure quelque dignité, quelque vigueur, quelque persévérance. Nous sommes dans un temps où l'on ne trompe plus personne, et les secrets d'Etat sont aujourd'hui fort rares. Les cabinets étrangers savent donc tout aussi bien que nous à quoi s'en tenir sur les rapports du pays avec la Chambre, de la Chambre avec le ministère, du ministère avec la couronne. Ils savent à quoi s'en tenir sur la valeur de certaines adhésions, de certaines acclamations, de certains votes, et ils se conduisent en conséquence. On a ainsi, au lieu du gouvernement représentatif, la monarchie absolue, moins l'esprit de suite, moins le secret, moins la hardiesse et la rapidité ; on a la monarchie absolue dépouillée de ses avantages naturels.

Maintenant, est-il possible de dire que le gouvernement représentatif existe réellement en France, et que la Chambre actuelle, la Chambre élue au mois d'août dernier, représente vraiment le pays et s'appartienne à elle-même? Pour qu'on en juge, il suffit de regarder ce qui se passe et d'écouter ce qui se dit. Le ministère, chacun le sait, est fort ébranlé par les derniers événements, et il est difficile de croire qu'il puisse survivre au système qu'il [p.5] a défendu pendant six ans et qui vient de s'écrouler. Beaucoup de personnes, parmi les mieux informées, croient donc à sa chute prochaine. Néanmoins, est-il venu à l'esprit d'une seule de ces personnes que le ministère pût, dans aucun cas, tomber par un vote de la Chambre? Si le ministère périt, tout le monde le sait et le dit, ce ne sera pas parce que la majorité lui fera défaut ; ce sera parce que la couronne le trouvera usé, compromis, embarrassant, et qu'il lui plaira de s'en défaire. La couronne alors choisira à droite, à gauche, au centre, un autre cabinet qui, pourvu qu'il ait son appui, trouvera dans la Chambre exactement la même faveur et obtiendra la même majorité. La couronne est donc maîtresse absolue d'adopter la politique qui lui convient, de prendre les ministres qui lui sont agréables, d'engager la France dans les voies qui lui plaisent. Elle est maîtresse de résister ou de céder à son gré, et de faire voter par la Chambre la guerre ou la paix, l'alliance anglaise, l'alliance russe ou l'isolement. Elle est même maîtresse, comme en 1840, de s'avancer d'abord, pour reculer ensuite, bien certaine que, soit dans le mouvement en avant, soit dans le mouvement en arrière, la Chambre la suivra avec un égal enthousiasme.

Je n'examine pas en ce moment si une telle prépondérance, une telle suprématie n'est pas pour la couronne elle-même un inconvénient et un danger. Je me borne à cette seule question : est-ce là le gouvernement représentatif tel que nous l'avons voulu [p.6] en 1830, et croit-on que la Chambre, une Chambre ainsi constituée, ainsi disposée, puisse peser du poids le plus léger sur les résolutions des cabinets étrangers ? croit-on que, dans ses paroles ou dans ses votes, l'Europe soit un seul instant tentée de voir l'expression réelle, l'expression sincère de la pensée et de la volonté nationale? Au lieu d'un pays, elle n'aperçoit en face d'elle qu'un prince et un ministère. C'est quelque chose, sans doute ; ce n'est point assez pour lui imposer et pour la contenir.

Il est d'ailleurs une autre considération qui me frappe : la France, les derniers événements viennent de le prouver, est fort isolée en Europe, au moins du côté des gouvernements. Ce qui fait encore sa force, c'est que les peuples voient en elle la tête de la civilisation moderne, la gardienne et la protectrice des idées et des institutions libérales. Otez-lui cette force, et, en présence des deux colosses qui se disputent l'empire du monde, elle tombe au rang des Etats de second ordre. Or, comment la conservera-t-elle, si, au dedans comme au dehors, elle s'endort dans une honteuse apathie? Si elle vend, pour quelques avantages matériels, les principes, les institutions, les libertés dont elle était naguère la personnification glorieuse? Comment la conservera-t-elle, si on la voit, pour la seconde fois depuis quarante ans et sans avoir la môme excuse, déposer entre les mains d'un seul homme les droits qu'elle a conquis au prix de tant de dangers et de fatigues! Nul doute qu'alors les peuples comme les gouvernements ne [p.7] se retirent d'elle, et qu'elle ne se trouve, au milieu du monde entier, sans alliés et sans appui.

De tout cela je conclus qu'il est puéril, absurde, de vouloir séparer la politique étrangère de la politique intérieure : j'en conclus que, nier la relation intime qui existe entre une conduite digne et ferme, au dehors, et une Chambre indépendante et nationale, c'est nier le rapport de l'œuvre à l'instrument, de l'effet à la cause. Plus les circonstances deviennent graves, plus on a besoin de rendre au gouvernement représentatif toute son activité, toute sa vitalité, toute son énergie; plus on a besoin de revendiquer, de défendre, de fortifier la prérogative parlementaire, cette prérogative sans laquelle la Chambre élective serait dans notre constitution un rouage à peu près inutile ; plus on a besoin aussi d'empêcher que la corruption ne s'infiltre dans les veines du corps politique, et qu'elle ne livre la France amollie, épuisée, énervée, aux coups de l'étranger ou aux tentatives de la contre-révolution.

Pour ma part, en plaidant aujourd'hui la cause, un peu abandonnée, du gouvernement représentatif, je crois servir les intérêts de mon pays au dehors ; je crois aussi être, fidèle à l'idée qui, depuis que je suis entré dans la vie politique, m'a constamment dirigé. Si, vers la fin de la Restauration, j'ai pris une part obscure, mais vive, à la lutte engagée entre la dernière dynastie et la France, ce n'était ni par ambition personnelle ni par haine contre la branche aînée, mais parce que je voyais la couronne déterminée à [p.8] nous refuser les droits qui nous appartiennent. Si j'ai applaudi franchement à la révolution de juillet, et si, cette révolution faite, j'ai défendu avec quelque fermeté le gouvernement qu'elle a créé, c'est que, dans ce gouvernement, je voyais la réalisation des principes pour lesquels l'opposition nationale a si longtemps combattu. Le gouvernement représentatif vrai, voilà l'étoile sur laquelle j'ai toujours eu les yeux fixés, voilà le but vers lequel, par des moyens variables, j'ai tendu invariablement. Quand ce but cessera d'être le mien, je reconnaîtrai que j'ai changé ; jusque-là, dans quelque camp que je me trouve, je croirai être très-conséquent, très-logique, plus conséquent et plus logique surtout que ceux avec qui j'ai quitté la majorité ministérielle, en 1838, pour défendre le gouvernement parlementaire, et qui, dès que cette majorité leur a offert le pouvoir, se sont empressés de le prendre pour le tourner contre la cause même dont ils s'étaient faits les champions.

Il est d'ailleurs, je suis prêt à le reconnaître, une partie notable du parti conservateur que leur conduite n'expose point au même reproche. Dans le parti conservateur je sais beaucoup d'hommes qui n'ont jamais aimé le gouvernement représentatif ni les institutions libérales ; j'en sais qui, une fois la dynastie changée, se sont tenus pour satisfaits et n'ont plus songé qu'à reconstruire à leur profit tout ce qu'une révolution populaire venait d'abattre : en votant comme ils votent, ceux-ci ne sont point inconséquents ; mais ils sont, qu'ils me permettent de [p.9] les en avertir, bien aveugles et bien imprudents. L'an dernier, je m'entretenais des premières années de la révolution avec un des chefs du parti radical, avec un homme qui, en 1832 et 1834, combattait dans d'autres rangs que les nôtres, et je lui disais, ce que nous disons d'ordinaire, que, si depuis 1830 la cause libérale est en déclin, on doit s'en prendre surtout à certaines tentatives violentes, à certaines tentatives qui, pendant cinq ans, ont imposé aux amis du gouvernement établi le devoir d'une énergique résistance. « Cela peut-être vrai, me répondit-il, pour vous et pour quelques-uns de vos amis ; cela est faux pour la masse des hommes avec qui vous vous étiez alors associé : comparez ce qu'ils faisaient et ce qu'ils font, ce qu'ils disaient et ce qu'ils disent, et vous resterez convaincu que notre action, notre influence a été toute contraire à celle que vous supposez. Si quelques lois libérales, quelques mesures nationales ont été obtenues pendant les premières années de la révolution, c'est à nous que vous les devez. Si, depuis six ans, la contre-révolution va si vite, c'est que nous ne faisons plus peur. »

Il serait déplorable, honteux, funeste qu'il y eût quelque chose de fondé dans ce raisonnement!

Je n'ajoute qu'un mot. Quand, il y a un mois, je cherchais à faire sentir la nécessité d'un accord plus étroit, d'une union plus intime entre les diverses fractions de l'opposition, je ne pensais guère qu'un nouveau déchirement la menaçait et que le tiers-parti était à la veille de renaître. On dit que l'opposition [p.10] n'y perdra pas une voix, qu'elle en gagnera même par l'accession de quelques membres de la majorité. Je crains fort que ce ne soit une illusion, et, dans tous les cas, quelques voix de plus ne compenseraient pas, à mon sens, le fâcheux effet d'une scission, cette scission fût-elle plus apparente que réelle. Vers la fin du dernier siècle, les whigs firent aussi la faute de se diviser en quatre ou cinq fractions, ou connexions, comme on disait alors : il y avait la connexion Rockingham, la connexion Bedford, la connexion Grenville, la connexion Shelburne, qui se réunissaient, qui délibéraient à part et qui, lorsqu'elles ne se querellaient pas entre elles, perdaient leur temps à négocier les unes avec les autres. Sait-on quel fut le résultat de toutes ces divisions? Ce fut d'assurer, pour bon nombre d'années, le pouvoir entre les mains de la couronne ; ce fut de retarder le triomphe du parti libéral et la défaite du gouvernement personnel. Le raisonnement et l'expérience s'unissent pour prouver qu'en France, comme en Angleterre, il n'en saurait être autrement. Est-ce là ce que l'on veut? Je suis loin de le croire, et c'est pourquoi j'espère, s'il en est temps encore, que les projets dont on parle n'auront aucune suite. Pour ma part, ce que j'ai vu depuis dix jours m'affermit dans mon opinion, et je ne veux ni ajouter ni retrancher un seul mot à ce que j'écrivais au mois de décembre dernier. L'opposition a déjà l'avantage de se partager en quatre fractions distinctes, dont chacune a sa réunion séparée. C'est assez, ce me [p.11] semble, pour assurer pleinement l'indépendance des opinions et pour permettre à chacun de s'associer, de se grouper selon ses affinités naturelles. Aux quatre réunions existantes, en ajouter une cinquième, ce serait pousser loin l'amour du fractionnement et marcher à grands pas vers la dissolution de toute association politique.

Quoi qu'il en soit, je le dis sans hésiter, le temps des tiers-partis est passé, et une opposition qui voudrait ménager toutes les influences, cumuler toutes les chances, tendre la main à tous les partis à la fois ne serait pas une opposition véritable. Au dehors, au dedans, la France est arrivée à une de ces situations où il faut savoir se résoudre, et, la résolution prise, y persister fortement, constamment, sans se détourner à droite ou à gauche. Je suis plein de respect pour l'indépendance de chacun de mes collègues, et je ne demande point qu'ils arrivent aux mêmes solutions que moi. Ce que je demande, c'est qu'ils ne restent pas dans l'indécision, dans l'obscurité, dans le silence, et qu'ils disent nettement si l'état actuel leur paraît bon, et, dans le cas contraire, comment ils veulent l'améliorer. Ce que je demande, c'est qu'ils ne transportent pas le débat des grandes questions aux petites et de l'ensemble au détail. Je sais qu'on affecte pour les questions purement politiques un grand mépris et qu'on a peu de chance d'être écouté quand, au lieu de parler des chemins de fer ou de la loi des douanes, ou parle du gouvernement représentatif. [p.12] N'ai-je pas lu, ce matin même, dans la correspondance ministérielle d'un journal de Bordeaux, que je venais d'improviser une brochure sur la corruption, afin de faire, tant bien que mal, diversion aux mariages espagnols et à la gloire de M. Guizot! Je dois avouer humblement que je ne suis pas si habile, et que j'avais commencé cet écrit avant que les mariages fissent grand bruit, avant que l'alliance anglaise fût décidément rompue, avant que l'Autriche eût mis la main sur Cracovie, avant que la gloire de M. Guizot fût à son comble. J'aurais pu attendre, pour publier mon travail, des circonstances plus opportunes; je ne l'ai point voulu, parce que c'eût été, selon moi, sacrifier à mon amour-propre d'auteur mon devoir d'homme politique. Encore une fois plus les événements extérieurs sont graves, plus la réforme du parlement me paraît nécessaire, indispensable, urgente : quand même aucune des solutions que j'indique ne semblerait bonne ; je me tiendrais pour satisfait si j'avais pu ramener quelques-uns de mes collègues à cette opinion.

 

 

 

Paris, ce 12 janvier 1847.