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Il ne sera pas sans intérêt de trouver ici deux des articles que M. Thiers écrivit, à cette époque, dans le National, sur la grande question dont il s'agit. Ces articles, on ne doit pas l'oublier, étaient écrits sous un roi convaincu de son droit, jaloux de sa prérogative ; sous un roi qui croyait sincèrement, religieusement que Dieu seul lui avait donné la couronne et qu'il n'en devait compte qu'à Dieu; ils étaient écrits en présence d'un parquet ombrageux et avec la perspective presque certaine d'un procès en police correctionnelle. Qu'on voie pourtant avec quelle netteté, avec quelle hardiesse la question est posée et résolue. Si ces articles paraissaient aujourd'hui, pour la première fois, dans le Constitutionnel ou dans le Siècle, nul doute que la presse ministérielle tout entière ne lançât contre eux les foudres royalistes; nul doute que, dans un certain monde, l'auteur n'en fût signalé comme un ennemi du roi et de la monarchie.
Le roi règne et ne gouverne pas.
« Nous voici encore aux prises avec les publicistes ministériels, sur la forme de notre monarchie et sur la limite du pouvoir royal et du pouvoir parlementaire. Ces messieurs [p.272] ont fait, un, aveu que nous nous empressons de recueillir : c'est qu'en Angleterre, le ministre est constamment choisi dans la majorité des Chambres et ne reçoit sa mission que des Chambres ; c'est que les Chambres, en Angleterre, choisissent les ministres. Nous citons l'expression textuelle de messieurs les publicistes ministériels. Ils se hâtent d'expliquer pourquoi cela est ainsi : c'est parce que, disent-ils, en Angleterre, les Chambres ont l'initiative des lois, et qu'initiative et choix des ministres sont deux facultés dont l'une suppose l'autre.
La monarchie anglaise n'est donc point, suivant eux, la monarchie française ; et, de cette manière, ils se sauvent des conséquences de leur aveu. Resterait alors à prouver qu'il n'y a, sous le rapport des attributions royales et parlementaires, aucune différence entre la France et l'Angleterre. C'est ce que nous croyons, eu effet, et cela très-sincèrement. Nous pensons qu'il n'y a qu'une seule forme de monarchie représentative possible ; que la différence entre l'Angleterre et la France est uniquement dans l'état social, tout féodal, tout aristocratique encore dans un pays, et complètement révolutionnaire dans l'autre; mais que les attributions des pouvoirs y sont identiquement les mêmes, parce qu'ils ne peuvent pas varier, parce que la monarchie représentative, établie en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Russie, se trouverait partout la même, quoique dans un milieu différent, C'est un système dont toutes les parties sont nécessaires et ne sauraient changer.
L'espace et le temps nous obligent de remettre à demain cette question si grave; mais nous allons répondre à trois objections principales des écrivains ministériels, qui nous paraissent un peu plus nouvelles que celles dont ils ont fait habituellement usage jusqu'ici.
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Nous allons les présenter avec tout le soin et toute la clarté possibles, et on jugera, aux efforts que nous allons faire pour les bien exposer, si ces objections nous embarrassent beaucoup.
Les ministres n'ont encore rien fait, rien absolument : c'est donc la préférence du roi qu'on attaque dans une adresse improbative ; c'est son droit de choisir, c'est sa prérogative qu'on envahit.
Le roi n'est plus alors chef suprême de l'État, comme le veut l'article 14 ; il n'est même plus premier fonctionnaire public, car jamais on ne donna à un chef d'administration un aide malgré lui-même : « un esprit de convenance, à défaut de loi écrite, a introduit dans tous les établissements civils et militaires, quelle que soit leur nature, que les subalternes doivent être agréables à leurs chefs.
II résulte de là encore que l'administration passe dans les mains d'un pouvoir incapable d'administrer : ce sont les Chambres. Si elles nomment les ministres, elles nommeront aussi les préfets, les maires, etc. Le roi perdra ainsi toutes ses attributions. On lui conteste déjà le droit de paix et de guerre, on lui conteste la nomination des ministres : on le dépouillera successivement de son pouvoir tout entier.
Sauf les lamentations d'usage, voilà, nous le croyons, les objections de messieurs du ministère.
Reprenons-les une à une.
Il est vrai que les ministères n'ont rien fait, rien du tout, qu'altérer la magistrature et augmenter le nombre des inamovibles de leur choix, autant que les mortalités de l'hiver le leur ont permis. Ce ne sont pas leurs actes que nous attaquons, cela est vrai. — Vous contrôlez donc, nous dira-t-on, les préférences du roi? — Ce ne sont pas ses [p.274] préférences que nous contrôlons, car elles ne nous regardent pas; mais le choix d'hommes que la notoriété publique, suffisante en cette matière, désigne comme ennemis de nos institutions. — Mais, ajoute-t-on, vous vous trompez : ils ne sont pas ennemis de ces institutions. — Si nous nous trompons, c'est un malheur; mais, quand tout le monde a tort, tout le monde a raison. D'ailleurs, ces hommes entendent nos institutions autrement que nous, et la manière de les entendre est aujourd'hui la question tout entière. Enfin, ils ont dit : Plus de concessions, quand il reste à nous donner encore une loi des communes, une loi des gardes nationales et une foule d'autres. Par toutes ces raisons, nous tenons pour fait tout ce que ces messieurs voudraient faire, et nous les repoussons.
Mais, dans l'attente de ce qu'ils feront, vous devez respecter le choix du roi, c'est-à-dire son droit de nommer.
Ce droit, nous le répétons pour la millième fois, ne peut pas s'exercer d'une manière absolue. Dans tout acte écrit, le sens d'une clause ne résulte jamais de cette clause isolée, mais de cette clause combinée avec d'autres. Or, du droit de choisir les ministres, appartenant au roi, combiné avec le droit de leur refuser les moyens d'exister, appartenant aux Chambres, résulte pour celles-ci une participation incontestable au choix des ministres.
Mais, dira-t-on, dans toute administration, les subalternes doivent être du choix du chef.
On a raison. En administration, en guerre, il en doit être ainsi; mais le cas dont il s'agit est seul excepté.
Le roi n'administre pas, ne gouverne pas ; il règne. Les ministres administrent et gouvernent, et ne peuvent avoir un seul subalterne contre leur gré ; mais le roi peut avoir un ministre contre son gré, parce que, encore une fois, il n'administre pas, il ne gouverne pas : il règne.
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Régner est quelque chose de fort élevé, de fort difficile à faire comprendre à certains princes, mais que les rois anglais entendent à merveille. Un roi anglais est le premier gentilhomme de son royaume; il est, au plus haut point, tout ce qu'un Anglais de haute condition peut être, il chasse, il aime les chevaux, il est curieux du continent et va le visiter, quand il est prince de Galles ; il est même philosophe, quand c'est l'usage des grands seigneurs ; il a l'orgueil anglais, l'ambition anglaise au plus haut degré; il souhaite les triomphes du pavillon ; il est le cœur le plus joyeux de l'Angleterre, après Aboukir et Trafalgar; il est, en un mot, la plus haute expression du caractère anglais ; il est trois cents fois ce qu'est un lord de la Grande-Bretagne. La nation anglaise respecte, aime en lui son représentant le plus vrai; elle le dote, l'enrichit et veut qu'il vive dans un état conforme à son rang et à la richesse du pays. Ce roi a des sentiments de gentilhomme ; il a ses préférences, ses antipathies. Tandis qu'un lord n'a que le trois-centième du veto de la Chambre haute, il a le veto de la royauté tout entier, il dissout une chambre, il refuse un bill, quand les choses lui semblent aller dans un sens trop contraire au sien. Mais il ne gouverne pas, il laisse le pays se gouverner. Il suit rarement ses goûts dans le choix de ses ministres; car il prend Fox, qu'il ne garde pas, mais il prend Pitt, qu'il garde; il prend M. Canning, qu'il ne renvoie pas, mais qui meurt au pouvoir. Plus anciennement, le monarque anglais reçoit des réponses comme la suivante : Chatham le père, sorti du ministère, était l'homme nécessaire, au gré des Communes. Le roi lui envoie M. le secrétaire d'État Fox, pour lui offrir le ministère : « Allez dire à Sa Majesté, répond Chatham, que, lorsqu'elle m'enverra un messager plus digne d'elle et de moi, je répondrai à l'honneur de son [p.276] message. » Le messager plus digne fut envoyé, et Chatham devint le fondateur d'une dynastie de ministres désagréables à leurs rois et maîtres du pays, un demi-siècle. Régner n'est donc pas gouverner : c'est être l'image la plus vraie, la plus haute, la plus respectée du pays. Le roi, c'est le pays fait homme.
La comparaison qu'on fait du roi et d'un chef d'administration est donc fausse; et c'est ainsi que le roi peut avoir des aides qui ne soient pas suivant ses goûts.
Mais, dit-on encore, de la nomination des ministres les Chambres arriveront à la nomination de tous les employés, et alors l'administration passe dans les mains d'un corps collectif, ce qui est anomalique, inadmissible, etc.
On a raison: un corps collectif ne peut administrer et ne le doit pas. Il ne faut pas de délibération dans l'exécution; elle n'est bonne que dans la formation de la volonté. Il faut délibérer pour vouloir, ne jamais délibérer pour agir. Cela est métaphysiquement vrai pour l'individu, et politiquement vrai pour les États.
Mais nous ferons une seule observation : ou nous accorde qu'en Angleterre les ministres sont nommés par les Chambres, ce qui veut dire sous leur influence. En résulte-t-il que l'administration soit devenue anarchique, désordonnée et conduite sans vigueur? Comment cela s'est-il fait? Cela s'est fait de la manière la plus naturelle, et cela se fera, il faut l'espérer, de la même manière chez nous.
Le ministère, une fois nommé par l'influence de la Chambre, a la prérogative royale, qui a été faite pour concentrer le pouvoir dans les mains exécutives; il fait la paix, la guerre; il perçoit, il paye, il compose le personnel de l'administration , il rend la justice par les juges de son choix, il gouverne, en un mot ; et, comme il a la [p.247] confiance des Chambres (car il n'existerait pas sans cela), il ne fait que des choses qu'elles approuvent; mais il les fait avec unité, tandis qu'elles, dans leur diversité et avec leurs cent yeux, l'observent, le critiquent et le jugent. Ainsi, le roi règne, les ministres gouvernent, les Chambres jugent. Dès que le mal gouverné commence, ou le roi ou les Chambres renversent le ministre qui gouverne mal, et les Chambres offrent leur majorité comme liste de candidats.
Voilà comment les ministres peuvent être au choix des Chambres, sans désordre, sans anarchie dans l'administration. »
« Le roi règne et ne gouverne pas, avons-nous dit il y a peu de temps : c'est là la seule question nouvelle qu'on puisse reprocher à la presse. Cette question deviendra, un jour, ce qu'elle pourra : une question de personnes, si un système, insensé l'emporte; mais aujourd'hui, elle n'est qu'une question de choses.
Le gouvernement des sociétés appartient à qui en est capable. Lorsque, dans des pays peu avancés encore, les cours sont, seules éclairées, elles gouvernent seules; et personne ne leur conteste ce droit, fondé sur la capacité. Mais il en est autrement clans tous les pays où les nations sont assez avancées pour se gouverner elles-mêmes. Alors elles le veulent, parce qu'elles le peuvent. En Russie, par exemple, sous une administration civilisatrice, on laisse gouverner la cour, parce qu'elle en sait plus que le pays. En Prusse, on peut déjà se gouverner soi-même, mais on se confie encore dans un gouvernement dont on connaît les intentions parfaites et les lumières supérieures. En [p.278] France, le pays en sait plus que la cour et veut se gouverner lui-même. En Angleterre, c'est déjà fait depuis longtemps : la royauté s'est livrée au pays; et, loin de se perdre, elle est devenue la plus tranquille, la plus honorée de la terre.
Tel est le fait. La France veut se gouverner elle-même, parce qu'elle le peut. Appellera-t-on cela un esprit républicain? Tant pis pour ceux qui aiment à se faire peur avec des mots. Cet esprit, républicain, si l'on veut, existe, se manifeste partout, et devient impossible à comprimer.
Il y a deux formes de gouvernement, aujourd'hui employées dans le monde pour satisfaire cet esprit : la forme anglaise et la forme américaine. Par l'une, le pays choisit quelques mandataires, lesquels, au moyen d'un mécanisme fort simple, obligent le monarque à choisir les ministres qu'ils préfèrent, et obligent ceux-ci à gouverner à leur gré. Par l'autre, le pays choisit ses mandataires, ses ministres et le chef de l'État lui-même, tous les quatre ans.
Voilà les deux moyens connus pour arriver au même but. Des esprits vifs et généreux préféreraient le second; mais la masse a une peur vague des agitations d'une république. Les esprits positifs, calculant la situation géographique et militaire de la France, son caractère, les troubles attachés à l'élection d'un président, les intrigues de l'étranger le jour de cette élection, la nécessité d'une portion de stabilité au milieu de la mobilité du régime représentatif, les esprits positifs repoussent la forme républicaine; Ainsi, la peur vague des uns, la réflexion des autres composent une préférence pour la forme monarchique.
On devrait être heureux, ce me semble, de cette disposition [p.279] des esprits. Mais cette disposition, incertaine, souvent combattue, a besoin d'être secondée, et il n'y a qu'un moyen de la seconder : c'est de prouver que la forme monarchique renferme une liberté suffisante, qu'elle réalise enfin le vœu, le besoin du pays, de se gouverner lui-même. Avec le mouvement des esprits, si on ne produit pas cette conviction, on poussera les imaginations bien au delà de la Manche, on les poussera au delà même de l'Atlantique.
Si la Charte, par exemple, ne contenait pas cette forme de gouvernement qui permet au pays de se gouverner lui-même, oh ! Sans doute, il faudrait y renoncer et se taire, ou déclarer positivement que la loi fondamentale est mauvaise, s'élever aussi bien contre elle que contre ceux qui l'exécutent. Mais le gouvernement du pays par le pays est dans la Charte, dans cette Charte rédigée avec des intentions si étroites; et ce n'est pas merveille qu'il y soit : il est dans toute constitution qui institue une Chambre élective et lui donne le vote de l'impôt. On peut toujours l'en faire sortir, avec un peu d'intelligence et de courage.
Sur trois voix, le pays n'en a qu'une ; mais, avec l'usage habile de cette voix, il empêche; il empêche, jusqu'à ce qu'on le laisse faire; et alors il gouverne, non pas de ses mains, ce qui serait une confusion, mais par celles des ministres de son choix.
Tout cela, nous sommes assez heureux pour pouvoir le faire sortir de la Charte ; et c'est là cette question de choses qui a été récemment et hardiment posée. Qui comprend nos opinions sur une telle question comprend qu'il en résulte une parfaite indifférence pour les personnes. Ce système n'a même été inventé que pour qu'elles fussent indifférentes, pour qu'un mauvais prince [p.280] pût succéder à un bon, sans danger pour l'État. Ce système n'est que l'hérédité et l'élection se corrigeant mutuellement. L'hérédité fait succéder le méchant au bon l'élection agite le pays. Grâce à ce système combiné, on corrige un inconvénient par l'autre. Un prince quelconque succède à un prince quelconque ; mais il ne gouverne pas; on lui impose ceux qui gouvernent pour lui. On a ainsi l'immuable pour éviter le trouble, et le variable pour atteindre le mérite.
Une telle combinaison est, pour les personnes, l'indifférence systématisée. La France d'ailleurs doit être bien désenchantée des personnes : elle a aimé le génie, et elle a vu ce que lui a coûté cet amour ! Des vertus simples, modestes, solides, qu'une bonne éducation peut toujours assurer chez l'héritier du trône, qu'un pouvoir limite ne saurait gâter, voilà ce qu'il faut à la France, voilà ce qu'elle souhaite, et cela, encore pour la dignité du trône beaucoup plus que pour elle : car le pays, avec ses institutions, bien comprises et bien pratiquées, n'a rien à craindre de qui que ce soit.
La question est donc uniquement dans les choses. Elle pourrait être, un jour, dans les personnes, mais par la faute de ces dernières. Le système est indifférent pour les personnes; mais, si elles n'étaient pas indifférentes pour le système, si elles le haïssaient, l'attaquaient, alors la question deviendrait question de choses et de personnes à la fois. Mais ce seraient les personnes qui l'auraient posée elles-mêmes. »