Appendice C.


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APPENDICE C.

J'entends toujours dire avec étonnement qu'en Angleterre la royauté est plus respectée qu'en France, et qu'aucun parti ne se permet jamais, quoi qu'elle puisse faire, de la prendre personnellement à partie. La vérité, c'est qu'il n'est jamais arrivé à la royauté anglaise de dévier, même légèrement, de la ligne constitutionnelle, sans qu'un orage violent éclatât aussitôt dans la presse comme dans le Parlement. Un coup d'œil sur les huit règnes qui se sont succédé depuis 1688 en fournira la preuve évidente.

Guillaume III était un grand homme, et qui n'avait point attendu, pour se faire le défenseur du parti parlementaire, que la révolution fût achevée. C'est de sa personne, à la tête d'une armée, qu'il s'était jeté dans la lutte et qu'il en avait décidé le résultat. Quand Guillaume voulait avoir sa bonne part dans le gouvernement, il semblait donc qu'il revendiquât un droit incontestable, le droit de la conquête. Qu'arriva-t-il pourtant? La révolution avait été faite par l'union de deux partis : le parti whig, parti parlementaire, au nom de la liberté menacée; le parti tory, parti royal, au nom de l'Eglise mécontente. De ces deux partis, le premier plaisait à Guillaume par son dévouement à la dynastie nouvelle ; le second, par ses principes et par ses tendances. Mais, fidèle à la vieille maxime de diviser pour régner, il chercha à les tenir en échec l'un par l'autre et à foncier sur leurs [p.286] querelles sa puissance personnelle. La conséquence, c'est que, pendant presque tout le cours de son règne, Guillaume se vit successivement, quelquefois même simultanément, en butte aux attaques, aux outrages des deux partis. Je ne parle pas des jacobites, qui lui imputaient journellement tous les crimes et toutes les infamies. Je parle des whigs et des tories ralliés, que l'on vit souvent, dans leurs discours comme dans leurs pamphlets, unir contre lui leurs griefs et leurs plaintes. On lui reprochait sa hauteur, sa froideur, ses habitudes militaires, son penchant pour les Hollandais. On l'accusait de corrompre le Parlement, afin de rétablir à son profit le despotisme qu'il avait renversé, et on regrettait de n'avoir pas, à son avènement, pris contre lui des précautions suffisantes. Dans un pamphlet célèbre, et qui se trouve parmi les somer's-tracts, on alla même jusqu'à prétendre qu'il manquait de courage sur le champ de bataille : calomnie absurde, mais qui prouve jusqu'où allaient contre Guillaume la virulence des partis et les attaques personnelles.

Après Guillaume vint la reine Anne, qui fit, par faiblesse et par caprice, ce que Guillaume avait fait par calcul et par politique. Son sexe obtint-il grâce pour elle, et eut-elle le privilège d'être mieux respectée? Loin de là. Pendant les premières années de son règne, les whigs, qui tenaient le pouvoir, et les tories, qui espéraient le prendre, avaient un égal intérêt à ménager la reine et s'entendaient assez bien pour la flatter; mais, quand madame Masham l'eut définitivement emporté sur la duchesse de Marlborough, et Harley sur Godolphin, ce fut, de la part du parti vaincu, un déchaînement aussi violent que prolongé contre ces misérables intrigues de boudoir et d'antichambre. Toutes les faiblesses, toutes les petitesses [p.287] de la reine furent alors exposées publiquement, et ses affections, ses goûts, ses penchants devinrent l'objet d'une ardente polémique. Dans l'Examiner, journal des tories, Swift s'en plaignait amèrement, et cherchait sans succès à obtenir que les whigs respectassent la reine, au moins dans ses habitudes personnelles. A cela les whigs répondaient qu'il fallait bien attribuer les événements politiques à leur véritable cause, et que, si cette cause était dans l'antichambre ou dans le boudoir de la reine, il était impossible de ne point aller l'y saisir.

La mort put seule mettre un terme à cette polémique, et George Ier, qui, plus encore que la reine Anne, tenait ses droits du pays et du Parlement, s'empressa, aussitôt après son avènement, de congédier les tories et de rendre aux whigs le pouvoir. Personne, d'ailleurs, n'ignore quel fut, sous George 1er comme sous George II, le terrain habituel des diverses oppositions. George 1er et George II étaient assez disposés à gouverner constitutionnellement. Par malheur, ils avaient pour leurs États du continent un penchant invincible, qui faisait le désespoir de leurs ministres, mais auquel ceux-ci ne pouvaient guère, sans se briser, opposer une résistance efficace. C'est ce penchant tout personnel que l'opposition exploitait sans cesse, à tout propos, et qui faisait sa puissance dans le pays. Elle exploitait aussi ce qu'il y avait d'étroit et de mesquin dans leurs idées, dans leurs sentiments, notamment leur avarice. Et ce n'était pas seulement dans des pamphlets, c'était en plein Parlement que tout cela se disait. Voici, par exemple, quelques passages d'un discours que William Wyndham prononça, en 1734, dans une discussion sur la septenualité, Walpole étant premier ministre :

« Supposons, dit-il, qu'un caprice de la fortune ait élevé à la situation de premier ministre un homme médiocrement [p.288] riche et de basse origine, étranger à toutes les notions d'honneur et de vertu, n'ayant d'autre but que son propre agrandissement; supposons que cet homme n'entende rien aux intérêts du pays et qu'il emploie, dans toutes les transactions avec l'étranger, des hommes encore plus ignorants que lui; supposons l'honneur de la nation terni, son importance politique perdue, son commerce insulté, ses marchands pillés, ses marins périssant au fond des donjons, et tout cela pallié ou négligé, de peur de mettre l'administration en danger. Puis, supposons que ce ministre soit possesseur d'une fortune immense, la dépouille d'une nation appauvrie, et que cette fortune, il l'emploie à acheter dans le Sénat national des places pour ses confidents et pour ses favoris. Supposons, dans un tel Parlement, tous les efforts pour examiner sa conduite constamment dominés, annulés par une majorité corrompue, par une majorité qu'on récompense de sa trahison envers le pays au moyen des places et des pensions qu'on lui distribue avec une honteuse profusion. Supposons que le ministre dont il s'agit se place insolemment au-dessus de tous les hommes qui se distinguent par le bon sens, par la fortune, par la naissance, et que, n'ayant point lui-même de principes honnêtes, il les tourne en ridicule chez les autres et cherche partout à les détruire, à les souiller. Avec un tel ministre et un tel Parlement, placez maintenant sur le trône un prince sans instruction, aussi ignorant des intérêts de ses peuples que de leurs penchants, faible, capricieux, et gouverné par deux seules passions : l'ambition et l'avarice; ne pensez-vous pas que le plus grand fléau qui puisse désoler un pays, c'est un tel prince conseillé par un tel ministre, et ce ministre soutenu par un tel parlement? » L'histoire dit [p.289] que cette sanglante apostrophe de Wyndham fut accueillie par de vifs applaudissements.

Vers la fin de sa vie, George II, qui s'était successivement accommodé de Walpole, de Carteret et de Pelham, s'avisa de regarder comme son ennemi personnel le grand ministre qui devait illustrer les dernières années de son règne. Après avoir subi William Pitt pendant quelques mois, il le congédia donc, sans cérémonie, pour reprendre le vieil équipage qu'il espérait conduire à son gré. Mais l'opinion publique, dont Pitt était le favori, le soutint si énergiquement contre le roi, que personne n'osa le remplacer, et qu'il revint triomphalement au pouvoir. Comme, dans cette crise, l'action personnelle du roi avait été visible, c'est, en dépit de la fiction constitutionnelle, au roi lui-même qu'on s'en était pris.

En 1760, George III succéda à George II. Pour celui-ci, né en Angleterre, et, à ce titre, très-populaire, au jour de son avènement, c'était le gouvernement personnel incarné. Au moment où il hérita de la couronne, l'Angleterre voyait avec orgueil, avec joie à la tête de ses affaires un des plus grands ministres qui aient existé. Monté au pouvoir malgré la couronne, en 1756, quand l'inquiétude et le désordre étaient partout, quand le drapeau britannique reculait sur tous les points du globe, William Pitt avait su, en quatre années, rétablir l'ordre et la confiance, enlever à la France le Canada, la Guadeloupe, les Indes, remporter de grandes batailles navales, venger enfin sur le continent la défaite du duc de Cumberland, et opposer avec succès l'alliance de la Prusse et de la Grande-Bretagne à celle de l'Autriche et de la France, Mais William Pitt, comme il le dit lui-même plus tard, n'était point homme à se contenter de l'apparence du pouvoir et à céder, soit au roi lui-même, soit [p.290] à son favori, lord Bute, le gouvernement de l'Angleterre. Il tomba donc, et, livrée pendant vingt ans au gouvernement personnel, l'Angleterre assista tristement au déclin de sa grandeur et de sa liberté. Pendant cette déplorable période, imagine-t-on qu'elle ne sût pas à qui s'en prendre, ou qu'elle n'osât pas le dire? J'ai cité plusieurs discours parlementaires très-sévères, très-concluants, et qui prouvent le contraire. Mais, dans le Parlement, certaines convenances pesaient nécessairement sur les orateurs et les empêchaient d'exhaler tout ce qu'ils avaient dans le cœur. C'est à la presse qu'il faut demander l'expression complète de l'opinion publique, à cette époque. Pour en donner une idée, j'emprunterai quelques passages, non pas au vrai Breton de Wilkes, pamphlet grossier et blâmé de tous, mais aux lettres de Junius, qui, chacun le sait, jouirent, à cette époque, d'une popularité sans exemple, et qui sont restées au nombre des livres classiques. Voici d'abord comment se termine la fameuse lettre au roi, cette lettre qui fut traduite devant le jury et acquittée par acclamation :

« Le peuple anglais est fidèle à la maison de Hanovre, non par une vaine préférence pour une famille sur l'autre, mais par la conviction que rétablissement de cette maison est nécessaire pour le maintien de ses libertés civiles et religieuses. C'est là, sire, un principe de fidélité aussi solide que rationnel, un principe de fidélité digne que le peuple anglais l'adopte et que Votre Majesté l'encourage. Nous ne pouvons pas être trompés longtemps perdes distinctions nominales. Le nom des Stuarts est méprisable en lui-même. Les principes des Stuarts, armés de l'autorité suprême, sont redoutables. Le prince qui imite leur conduite doit être averti par leur exemple; il doit, tandis qu'il se vante de l'excellence [p.291] de son titre à la couronne, ne pas oublier que, si ce titre a été acquis par une révolution, il peut être perdu par une autre. »

On croit peut-être qu'après son procès, Junius, averti, devint plus prudent, plus respectueux pour la couronne. Qu'on en juge par les deux passages qui suivent, et que j'extrais de deux lettres au duc de Grafton, l'une de juin, et l'autre de septembre 1771.

« Milord,

Le profond respect que je porte au gracieux prince qui gouverne ce pays avec autant d'honneur pour lui-même que de satisfaction pour ses sujets, et qui vient de vous rappeler au pouvoir sous son drapeau, vous évitera de ma part une multitude de reproches. L'attention que j'aurais portée sur vos fautes est involontairement attirée sur la main qui les récompense; et, bien que ma partialité pour le jugement royal n'aille pas jusqu'à dire que la faveur d'un roi peut faire disparaître des montagnes d'infamie, elle sert au moins à diminuer le fardeau en le divisant. Quand je me rappelle tout ce qui est dû à son caractère sacré, je ne puis plus, sans injustice et sans inconvenance, voir en vous le dernier et le plus bas coquin du royaume. Je proteste, milord, que je n'ai pas de vous cette opinion. Dans l'espèce de réputation vers laquelle vous avez jusqu'ici si heureusement dirigé votre ambition, vous aurez un rival dangereux, aussi longtemps qu'il existera un homme qui vous croira digne de sa confiance et propre à tenir une place quelconque dans son gouvernement. J'avoue que vous avez un grand mérite intrinsèque, mais prenez garde de l'évaluer trop haut. Considérez quelle part de ce mérite eût été perdue pour le [p.282] monde, si le roi n'y eût gracieusement apposé son cachet, et s'il ne l'eût mis en circulation parmi ses sujets. S'il est vrai qu'un homme vertueux, luttant contre l'adversité, soit un spectacle digne des dieux, certes la glorieuse rivalité entre vous et le meilleur des princes mérite un auditoire aussi attentif et aussi respectable. Il me semble déjà voir sortir de la terre des dieux d'une autre espèce pour le contempler...

Il y a certes quelque chose de singulièrement bienveillant dans le caractère de notre souverain. Du moment qu'il est monté sur le trône, il n'y a point de crime qui n'ait paru véniel à ses yeux. Aux yeux d'un autre prince, le honteux abandon où vous l'avez laissé, au milieu des difficultés que vous aviez créées vous-même, eût effacé le souvenir de vos services antérieurs, Mais Sa Majesté est pleine de justice et comprend la doctrine des compensations. Elle se rappelle avec gratitude combien vite vous avez su accommoder votre morale aux nécessités de son service ; combien joyeusement vous avez, pour lui plaire, rompu les engagements de l'amitié privée et abjuré les déclarations publiques les plus solennelles. Le sacrifice de lord Chatham n'a point été perdu auprès d'elle. Même la lâcheté et la perfidie de votre dernière désertion ne vous ont fait aucun tort dans son estime. L'événement était douloureux, mais le principe était bon.

D'autres princes, avant Sa Majesté, ont eu entre les mains le moyen de corrompre; mais ils en ont usé avec modération. Autrefois la corruption était considérée par le gouvernement comme un auxiliaire étranger, et qu'on devait appeler seulement dans les circonstances extraordinaires. La piété sincère et la sainteté connue de George III lui ont appris à donner aux forces civiles [p.293] de l'État une organisation toute nouvelle. La corruption brille à l'avant-garde, rassemble et maintient une année permanente de mercenaires, et, au même moment, appauvrit et asservit le pays. Les prédécesseurs de Sa Majesté (excepté cette digne famille dont vous descendez certainement) avaient quelques qualités généreuses, mêlées, j'en conviens, à des vices nombreux. C'étaient des rois ou des gentilshommes, point des hypocrites ou des cagots. Ils étaient à la tête de l'Église, mais ils ne connaissaient pas toute la valeur de leur situation. Ils disaient leurs prières sans cérémonies et avaient trop peu l'esprit prêtre pour accommoder les formes saintes de la religion à la ruine complète de la moralité publique. Milord, ce sont là des faits, point de déclamations. Avec toute votre partialité pour la maison de Stuart, vous devez avouer que même Charles II eût rougi de ces encouragements ouverts, de ces caresses tendres et lascives qui, à Saint-James, accueillent toute espèce de vice privé et de prostitution publique. La malheureuse maison de Stuart a été traitée avec une dureté qui, si l'on peut voir une défense dans la comparaison, semble touchera l'injustice. Ni Charles ni son frère n'étaient aptes à soutenir le système de mesures nécessaires pour changer le gouvernement et pour renverser la Constitution. L'un était trop vraiment dévoué à ses plaisirs, l'autre à sa religion. Mais le danger devait se manifester clairement, le jour où monterait sur le trône un prince dont la simplicité apparente pourrait mettre ses sujets hors de leur garde; un prince qui ne serait pas libertin dans sa conduite, mais qui n'aurait; pour se retenir aucun sentiment d'honneur; un prince qui, tout juste avec assez de religion pour imposer à la multitude, n'aurait aucun scrupule de conscience [p.294] pour agir sur sa moralité. Avec ces honorables qualités et l'avantage décisif de la situation, une fourberie basse et l'art de mentir sont les seuls talents dont on ait besoin pour détruire la sagesse des siècles et pour déshonorer le plus bel édifice que la politique humaine ait élevé. Je connais un tel homme. Milord, je vous connais tous les deux, et, avec, l'aide de Dieu (car moi aussi je suis religieux), le peuple anglais vous connaîtra bientôt comme je vous connais. »

Enfin, en réunissant ses lettres pour en faire un volume, Junius crut devoir exposer sa théorie sur la maxime: « le roi ne peut mal faire. » Voici ses explications sur celle grave question :

« On peut maintenant attendre que je m'explique sur un point délicat pour l'écrivain et hasardeux pour l'imprimeur.

Quand le caractère et la conduite du premier magistrat sont mis en question, il faut que le lecteur comprenne plus que l'écrivain ne peut dire avec quelque sûreté. Si c'est une partie réelle de notre constitution et non un simple dictum légal que le roi ne peut pas mal faire, c'est le seul exemple dans la plus sage des institutions humaines, où la théorie soit en contradiction avec la pratique. Que le souverain de ce pays ne puisse être traduit légalement devant aucun tribunal, cela est indubitable; mais cette exemption de tout châtiment est un privilège singulier attaché à la personne royale, et qui n'exclut point la possibilité de le mériter. Combien de temps et jusqu'à quel point un roi d'Angleterre peut-il être protégé par la forme de la constitution, quand il en viole l'esprit? Cela mérite considération. Une erreur sur cette question est devenue fatale à Charles et à son fils. Pour ma part, loin de penser que le roi ne puisse mal faire, loin de me laisser effrayer [p.295] ou imposer par la forme, quand elle est en contradiction avec la vérité, si j'avais le malheur de vivre sous le triste règne d'un prince dont toute la vie se passât dans une lutte basse et méprisable contre l'esprit libre de ses peuples, ou dans la détestable tentative de corrompre leur moralité, je n'hésiterais pas à lui dire : — Sire, vous êtes seul l'auteur des maux de votre peuple et des vôtres. Au lieu de régner sur le cœur de vos sujets, au lieu d'obtenir de leur affection la libre disposition de leur vie et de leur fortune, n'est-il pas vrai que le pouvoir de la couronne, qu'on l'appelle influence ou prérogative, ne s'est manifesté, ne s'est déployé, pendant onze ans, que pour soutenir un système de gouvernement étroit, pitoyable, qui se ruine lui-même, et qui, en définitive, ne vous donne ni puissance réelle, ni profit, ni satisfaction personnelle? Avec le plus grand revenu dont jouisse aucun prince en Europe, ne vous a-t-on pas vu réduit à une détresse vile et sordide, à une détresse qui eût conduit tout autre qu'un roi en prison ? Avec une grande force militaire et la plus grande force navale qu'il y ait au monde, ne vous êtes-vous pas laissé insulter impunément et à plusieurs reprises par les nations étrangères? N'est-il pas notoire que les vastes revenus arrachés au travail et à l'industrie de vos sujets, et qui, remis entre vos mains, devraient être employés pour l'honneur de la nation et pour le vôtre, se dépensent honteusement à corrompre les représentants du pays? N'êtes-vous pas un prince de la maison de Hanovre, et n'excluez-vous pas de vos conseils tous les principaux whigs du royaume ? Ne faites-vous pas profession de gouverner selon la loi, et, malgré cela, ne réservez-vous pas toute votre confiance et toute votre affection pour les hommes qui, [p.296] bien que détachés peut-être de la cause désespérée du prétendant, sont connus dans le pays par un attachement héréditaire aux principes du despotisme? N'êtes-vous pas assez infatué pour juger des sentiments de votre peuple par le langage de vos ministres ou par les clameurs d'une foule notoirement payée pour entourer votre voiture ou pour vous accompagner au théâtre? Et, si tout cela est vrai, pensez-vous que, pour satisfaire votre peuple, il suffise de lui répondre que parmi vos domestiques vous êtes de bonne humeur, que vous êtes fidèle à une seule femme, que vous êtes pour vos enfants un père indulgent? Sire, l'homme qui vous parle ainsi est votre meilleur ami. Il risquerait volontiers sa vie pour défendre votre titre à la couronne, et si le pouvoir est votre but, il vous montrerait comment un roi d'Angleterre peut, par les moyens les plus nobles, devenir le prince le plus absolu en Europe. Vous n'avez d'autres ennemis, sire, que ceux qui vous persuadent de tendre au pouvoir sans droit et qui croient vous flatter en vous disant que le caractère de la royauté rompt la relation naturelle entre le crime et le châtiment ». –

« Je ne crois pas qu'il y ait un cœur assez endurci ou » une intelligence assez dépravée pour ne point écouter « un tel discours et pour n'en pas comprendre la force. Mais où est; parmi ceux qui ont accès dans le cabinet royal, l'homme assez résolu, assez honnête pour le prononcer? La liberté de la presse est notre seule ressource. »

Quelques années plus tard, dans son pamphlet « Sur les circonstances actuelles », Burke, à son tour, remontait à la source du mal et flagellait d'une main impitoyable « le parti des amis du roi, ce parti qui, comme [p.297] les janissaires, puise dans la servitude même une sorte de liberté. »

Ancien ami, ancien compagnon de Fox et de Sheridan, George IV était beaucoup plus disposé que son père à laisser gouverner ses ministres et à prendre tout simplement ceux que lui désignait la majorité du Parlement. Ce serait se tromper sans doute que d'attribuer à cette disposition le parti qu'il prit, comme régent, en 1811, de rompre avec ses amis personnels et de conserver un cabinet qui, en limitant outre mesure sa prérogative, venait de le blesser au fond de l'âme. On ne peut douter pourtant que la crainte de mécontenter les majorités parlementaires n'entrât pour quelque chose dans sa détermination. Malheureusement pour George IV, sa vie privée se mêla à sa vie publique, et certaines circonstances le mirent en scène personnellement. On sait alors de quelles attaques, de quelles injures George IV fut assailli. Je visitais l'Angleterre pour la première fois, en 1820, pendant le procès parlementaire de la reine, au milieu de l'effervescence que cet étrange événement avait produite. Est-ce que, par hasard, on s'en prenait à lord Castlereagh et à lord Liverpool, qui, constitutionnellement, étaient responsables du procès? Non certes. On savait que, dans cette affaire, les ministres ne faisaient qu'exécuter la volonté royale, et c'est sur le roi lui-même que tombaient les outrages. Chaque jour voyait paraître une caricature ou un pamphlet qui, publiquement étalés, appelaient sur le persécuteur de Caroline le mépris et la haine. Un de ces pamphlets, je m'en souviens encore, contenait une suite de gravures sur bois qui montraient le roi dans les situations les plus odieuses et les plus ridicules. Dans la dernière de ces gravures, on voyait George IV mort et couché dans une brouette, avec cette hideuse inscription : cat's [p.298] meat (viande pour les chats). Je ne pense pas qu'à aucune époque, le chef d'un État ait été aussi publiquement, aussi impunément outragé.

Guillaume IV, au début de son règne, se montra le plus constitutionnel des rois; et ce fut, on le sait, sans difficulté qu'il se sépara, en 1830, du duc de Wellington et qu'il appela lord Grey. Ce fut aussi sans difficulté qu'il accorda à son ministère la dissolution de 1831, celle qui décida le succès du bill de réforme. Plus tard il commença à trouver qu'on allait un peu vite et un peu loin, et il manifesta quelque désir de s'arrêter ou de revenir sur ses pas. Jusqu'en 1834 pourtant, il laissa gouverner son ministère. Mais, à cette époque, une assez forte réaction en faveur des tories s'étant manifestée, il crut le moment venu de rappeler les tories et de faire appel au pays. Ce n'était point sortir de son rôle constitutionnel; mais on sut que la reine, dévouée aux tories, avait eu une très-grande part dans la détermination de la couronne. On sut que les ambassadeurs, dans leur haine pour lord Palmerston, s'en étaient mêlés secrètement, et cela suffit pour soulever contre Guillaume IV un orage violent. Déçu dans son espoir, Guillaume d'ailleurs se soumit sans résistance au jugement du pays, et ne songea plus jusqu'à sa mort à se défaire de ses ministres ou à les gêner dans leur action. Était-il revenu à ses sentiments de 1831? Persévérait-il dans ceux de 1834? Ses amis le savaient sans doute, et il pouvait en percer quelque chose; ostensiblement, publiquement, rien ne l'indiquait.

Quand, en 1837, la reine Victoria monta sur le trône, il y eut un changement de scène fort marqué. Elle avait 18 ans alors, et c'est des whigs que la rapprochaient ses habitudes et ses affections d'enfance. Elle n'hésita donc pas à manifester sa sympathie pour les whigs, et ceux-ci, [p.299] fort ébranlés à cette époque, s'efforcèrent d'en tirer bon parti. Tout se borna néanmoins à dire, dans les journaux, dans les meetings, sur les hustings électoraux, que la reine avait confiance dans les whigs et qu'il serait fort dur de lui enlever, le jour même de son avènement, ceux qu'elle regardait comme ses meilleurs amis. Assurément, si un tel usage du nom de la reine était peu constitutionnel, peu convenable, surtout de la part du parti libéral, il n'avait rien qui dût exposer une jeune femme de 18 ans à la colère, aux invectives des partis. Ni ces colères, ni ces invectives, ne manquèrent pourtant à la reine, et, pour cette fois, ce furent les tories, les conservateurs qui prirent la personne royale à partie. A les entendre, la cour était devenue « un lieu de débauche où se vautraient des familiers corrompus, un lieu pestilentiel dont l'ordure devait dégoûter tous ceux qui savaient distinguer la vertu du vice et la pureté de l'impureté. » A les entendre encore, « la reine était une nouvelle Jésabel, qui avait déclaré la guerre au protestantisme et à l'aristocratie territoriale; mais l'Angleterre de 1839 n'était plus celle du temps d'Elisabeth, et ne voulait pas se laisser gouverner par les caprices d'une femme. » En 1840, les tories, dans une de leurs publications du dimanche, allèrent jusqu'à déplorer le sort du prince Albert, « victime infortunée d'un caractère trop violent pour être retenu par le jugement, par la politesse, ou même par les affections privées; prince malheureux, dont les attentions pour sa royale maîtresse détruisaient, à vue d'œil, le bien-être moral et matériel, » C'était faire cruellement payer à la jeune reine quelques paroles imprudentes et l'abus qu'on avait fait de son nom.

Il est probable que la reine Victoria n'a rien oublié, [p.300] qu'aujourd'hui, comme en 1840, elle préfère les whigs aux tories. Mais depuis 1840 elle est rentrée, complètement rentrée dans la sphère d'impartialité, de neutralité constitutionnelle où la couronne, sans effort et sans sacrifice, obtient le respect, reçoit les hommages de tous les partis. Le jour où sir Robert Peel est devenu premier ministre, ce n'est point de la maison royale seulement qu'il a pu disposer, mais de la maison du prince Albert, et pendant cinq ans il n'est pas arrivé une fois, une seule fois que l'influence de la couronne se mît ou parût se mettre en opposition avec le ministère. Aussi, comme le disait M. Thiers au mois de mars dernier, la « reine passe-t-elle paisiblement au milieu de toutes les difficultés, entourée du respect et de l'affection générale. »

En rappelant ici les attaques, les outrages auxquels ont été en butte les huit souverains constitutionnels de l'Angleterre, je ne veux certes point en justifier, en excuser la virulence et la grossièreté ; je veux seulement montrer que dans ce pays, sur cette terre classique du gouvernement représentatif, la plus légère déviation des vrais principes constitutionnels a toujours exposé la couronne à de violentes, à de sanglantes représailles. Je veux montrer que l'expérience des 150 dernières années est uniforme à cet égard, et qu'elle vient pleinement à l'appui du raisonnement. Je doute que l'esprit humain soit fait autrement en France qu'en Angleterre, et que la royauté élue de 1830 puisse obtenir ce que n'a point obtenu la royauté élue de 1688 et de 1701.