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Deux des grands plus écrivains politiques de l'Angleterre, Bolingbroke et Burke, ont parfaitement expliqué, l'un dans le Craftsman, vers 1730, l'autre dans un pamphlet célèbre, en 1770, comment, après 1688, l'influence a succédé à la prérogative et la corruption à la violence. Quelques extraits de l'un et de l'antre peuvent avoir aujourd'hui beaucoup d'intérêt.
C'est en 1726 que le Craftsman fut fondé par Bolingbroke d'accord avec Pulteney, qui venait de se séparer de Walpole. Ce journal avait pour but avoué de réunir contre Walpole, alors tout-puissant, les whigs dissidents et les tories ralliés à la maison de Hanovre. Or, comment attaquer Walpole sans attaquer la corruption? La corruption devint donc le thème habituel de Bolingbroke, celui qu'il retourna de toutes les façons. A chaque page il démontrait, soit par le raisonnement, soit par des exemples historiques, que les peuples ne sont pas libres parce qu'ils ont les formes de la liberté, et qu'on peut les asservir au moyen d'un Parlement corrompu aussi complètement et plus sûrement qu'au moyen d'une armée.
« Détruire la liberté britannique avec une armée de Bretons n'est pas une mesure aussi facile que certaines personnes le pensent. Corrompre le Parlement est une méthode plus lente, mais qui peut être plus efficace, et deux ou trois cents mercenaires dans les deux Chambres, si on pouvait les y réunir, seraient plus funestes [p.302] à la constitution que mille fois autant de mercenaires habillés de rouge ou de bleu. Les Parlements sont les vrais gardiens de la liberté. C'est pour cela surtout qu'ils ont été institués. Mais de tous les esclavages, l'esclavage parlementaire est le plus facile à introduire, à établir parmi nous. Par la corruption du Parlement et par l'influence absolue du roi ou de son ministre, nous retournons précisément à cet état dont l'institution des Parlements devait nous délivrer, et nous sommes gouvernés en réalité par la volonté arbitraire d'un homme. Notre constitution s'écroule tout entière. Certaines garanties en faveur de la liberté peuvent encore exister; mais l'intégrité, l'indépendance du Parlement est la clef de voûte : si on l'ébranlé, la constitution chancelle; si on l'ôte, la constitution tombe en ruines. Ce noble édifice, l'orgueil de l'Angleterre et l'envie de ses voisins, élevé par le travail de tant de siècles, réparé au prix de tant de millions, cimenté par tant de sang; ce noble édifice, qui pouvait résister aux efforts unis de plusieurs races de géants, peut être ainsi détruit par une race de pygmées. L'intégrité du Parlement est une sorte de palladium, de dieu tutélaire qui protège l'État. Quand elle disparaît, nous pouvons être la proie du plus faible ennemi. Il n'est plus besoin ni d'Agamemnon, ni d'Achille pour prendre notre cité. Thersite peut y suffire.
Le règne d'Henri VIII n'est-il pas là pour montrer qu'aucune tyrannie n'est plus sévère que celle qui s'exerce d'accord avec les parlements ; qu'une volonté arbitraire peut devenir la seule règle du gouvernement, même quand le nom et la forme de la liberté sont maintenus ; qu'un prince ou un ministre, pour devenir tyran, n'a pas besoin d'abolir le Parlement? Pourquoi en effet, [p.303] maître d'une partie de la législature, abolirait-il les deux autres quand il peut, en toute occasion, disposer de toutes les forces réunies? Pourquoi serait-il tyran en gros quand il peut l'être en détail, de nom quand il peut l'être de fait? Pourquoi, en un mot, renverserait-il la grande Charte ou les autres soutiens de nos libertés, quand au moyen des Parlements même, il lui est si aisé » d'établir le despotisme? »
Ailleurs Bolingbroke répond très-vivement à ceux qui disent ou qui insinuent que l'influence doit venir au secours de la prérogative ébranlée et que la corruption est l'huile qui fait mouvoir plus facilement les roues du gouvernement. Ce sont là, selon lui, des doctrines aussi absurdes qu'abominables, des doctrines qui, si elles parvenaient à s'établir, placeraient le siècle actuel, avec une infâme prééminence, à la tête des siècles les plus corrompus.
« Si la liberté, dit-il, est ce fruit délicieux et salutaire dont s'est nourrie la nation britannique depuis les temps les plus reculés, et auquel elle doit sa richesse, sa force et Ions les avantages dont elle est fière, la constitution britannique est l'arbre qui porte ce fruit et qui continuera à le porter aussi longtemps qu'on aura soin de le garder soigneusement et de le défendre soit contre les animaux qui rôdent dans la campagne, soit contre les insectes qui rampent dans la terre... Or, la constitution n'a eu longtemps qu'une sorte d'ennemis. Ce sont les hommes qui, dans leurs écrits ou dans leurs discours, prônaient cette chimère, appelée prérogative; qui soutenaient qu'elle avait quelque chose de réel et que c'était un droit inhérent à la couronne, un droit fondé sur la constitution même et aussi nécessaire pour maintenir [p.304] la juste autorité du prince que pour protéger le peuple... Heureusement cette doctrine d'esclave a péri avec la révolution, et, si quarante-un ans après ce grand événement elle conserve quelques partisans, ils sont trop peu nombreux et trop peu importants pour qu'on y fasse attention. Mais il y a maintenant d'autres hommes qui poursuivent le même but par des chemins différents. Les premiers attaquaient à force ouverte, ceux-ci minent nos libertés. Les premiers étaient les animaux de la campagne, ceux-ci sont les insectes de la terre. Et comme tous les insectes, bien que nés dans la fange et vils entre toutes les créatures, ils peuvent mordre, ronger, empoisonner. Qu'on les laisse se multiplier, qu'on les laisse faire, et par eux le pays le plus fertile deviendra bientôt nu et stérile. »
Dans les règnes qui précèdent celui de Charles II, on put bien signaler quelques membres du Parlement achetés par la cour, mais c'est sous Charles II seulement que la corruption commença à être considérée comme un utile auxiliaire de la prérogative ; néanmoins l'entreprise échoua. « D'une part, dit Bolingbroke, Charles II avait un revenu qui suffisait à peine à sa dépense, et peu de places, peu de pensions à donner. De l'autre, nous n'étions alors ni corrompus, ni mûrs pour la corruption. Il y avait des partis, les uns violents jusqu'à la faction, les autres serviles jusqu'à la bassesse, mais qui tous obéissaient à certaines idées, à certaines passions désintéressées. Personne n'eût compris à cette époque un Parlement en opposition avec le sentiment du pays. » Jacques II trouva que la prérogative était un expédient moins coûteux que la corruption, et, on le vit, pour que les élections tournassent comme il désirait, forcer les corporations à rendre leurs vieilles chartes et à en recevoir [p.305] de nouvelles avec des restrictions tout au profit de la couronne.
« Supposons, dit Bolingbroke, qu'au lieu de faire ainsi violence aux corporations, Jacques eût pris le moyen plus commode et plus sûr d'acheter les électeurs et les députés, pense-t-on que l'alarme eût été moindre parmi les amis de la liberté ? Non certainement. Ils auraient vu que le but était le même, et ils auraient détesté les moyens d'autant plus qu'ils étaient moins visibles et moins bruyants. Un prince qui revendiquait une prérogative illégale et dangereuse, et qui était secondé dans son entreprise par un parti nombreux et paissant, avait sans doute un aspect menaçant et terrible; mais on pouvait espérer que bientôt le parti qui favorisait de tels empiétements reculerait devant son œuvre et se séparerait de la cour pour se réunir au parti national... Si, au contraire, au lieu d'intimider, Jacques eût voulu corrompre, il est probable que les amis de la liberté auraient regardé la situation comme plus désespérée. C'est une tâche plus facile et moins dangereuse de lutter avec un grand prince qui s'arme de sa prérogative que de résister à un ministre faible, mais pervers, s'il a entre ses mains tous les moyens de corrompre et si l'état des mœurs publiques favorise une telle prostitution...
Quoi qu'il en soit, la conduite de Jacques fit que le peuple s'habitua à regarder la prérogative comme le seul instrument de la tyrannie et qu'il oublia la corruption. Le cri du peuple, au moment de la Révolution, était pour un Parlement libre, et, clans la fermentation générale, personne ne cloutait que le Parlement ne fût libre quand l'autorité usurpée par la couronne dans les règnes précédents, serait écartée et détruite. On oublia [p.306] donc cette admirable maxime de Machiavel, qu'un gouvernement libre, pour rester libre, a besoin tous les jours de pourvoir à sa liberté par quelque nouvelle précaution. C'est ainsi que, contrairement à la déclaration du prince d'Orange, l'œuvre fut laissée imparfaite. Satisfaits de voir que les attaques ouvertes contre la Constitution avaient échoué, les auteurs de la Révolution ne se préoccupèrent point des attaques secrètes qui pouvaient être dirigées contre l'indépendance du Parlement; comme si nos dangers étaient d'une seule espèce! Comme s'ils n'étaient à craindre que de la part d'une famille ! Bientôt après la Révolution, à la vérité, les hommes de tous les partis commencèrent à s'apercevoir non-seulement que rien n'avait été fait pour combattre l'influence illégitime de la couronne dans les élections, et l'envahissement du Parlement par les créatures de la cour, mais que, tout au contraire, les moyens d'exercer cette influence et d'arriver à cet envahissement avaient augmenté et augmentaient tous les jours. En un mot, ils commencèrent à voir que la couronne regagnait d'un côté plus qu'elle n'avait perdu de l'autre, et que, si le pouvoir qu'elle tenait directement a de la prérogative était plus apparent et plus bruyant, celui qu'elle acquérait indirectement par la corruption était plus réel et plus dangereux. Malheureusement ils s'en apercevaient trop tard. »
La conclusion sans cesse répétée de Bolingbroke, c'est que, si l'on veut sauver la liberté, il faut combler la lacune, et empêcher que la constitution ne soit souillée plus longtemps par l'esprit de rapine et de vénalité.
« Il est temps, dit-il, pour tout homme qui veut sauver la Constitution britannique, de contribuer par tous les moyens à prévenir les tristes effets de celle nouvelle [p.307] influence, de ce nouveau pouvoir, dont la force s'est accrue sous chaque règne depuis la Révolution. Il est temps de combattre énergiquement ces moyens de corrompre dont la couronne peut user un jour ou l'autre et cette disposition à se laisser corrompre qui, chaque jour davantage, gagne le peuple... S'il y a eu du mérite, et certes il y en avait beaucoup à résister jadis aux défenseurs de la prérogative, quand la prérogative s'élevait assez haut pour mettre nos libertés en danger, il n'y en a pas moins à lutter contre les défenseurs de la corruption et à exposer les moyens par lesquels on peut s'en servir pour la ruine de notre constitution, pour la perte de toutes nos libertés. A quelques égards, le mérite est même plus grand, si, comme je le crois, la corruption, par sa nature propre, dans les circonstances actuelles, et eu égard à la disposition du peuple, est plus dangereuse que ne le fut jamais la prérogative, et si la tentative d'établir le gouvernement absolu par la corruption a plus de chances de succès que n'en eut sous les derniers Stuarts la tentative d'arriver à la même fin par la prérogative. Dieu veuille qu'il ne soit pas plus difficile de sauver aujourd'hui notre pays des effets de la corruption qu'il ne le fut jadis de vaincre les efforts de la prérogative!... Quels que soient les ministres qui gouvernent, quels que soient les partis qui se forment, un devoir est imposé à tous les amis de la liberté, celui de mettre de côté de frivoles distinctions, des distinctions qui ne servent qu'à les amuser et à les trahir.
« Dissidents, whigs ou tories, qu'ils sachent donc se coaliser pour maintenir leur intégrité commune et pour défendre avec courage, avec persévérance la cause de leur pays. C'est ainsi qu'ils encourageront les bons, qu'ils corrigeront les mauvais, qu'ils vaincront les incorrigibles. [p.308] C'est ainsi qu'ils assureront le triomphe de » la constitution britannique sur la corruption. »
Quel que fût le sentiment qui dictait ce langage à Bolingbroke, c'était un noble langage, et qui, au milieu des corruptions de l'époque, devait éveiller dans les âmes honnêtes de très-vives sympathies.
Pour que la corruption atteignît son apogée, il restait pourtant encore quelques pas à faire. Sous Guillaume, sous la reine Anne, sous les deux premiers rois de la maison de Hanovre, c'était une arme qui passait de main en main et dont chaque ministre usait à son tour dans l'intérêt de son parti. Sous George III, la couronne s'en empara personnellement et la mit directement à son service. C'est alors que Burke écrivit, en 1770, un pamphlet intitulé : « Pensées sur les mécontentements actuels, dont je veux citer quelques passages. Burke fait d'abord remarquer que les hommes ont presque toujours raison dans leur mécontentement contre le pouvoir, presque toujours tort dans la cause qu'ils en donnent, et que presque généralement leur politique est de cinquante années en arrière. Il n'y a d'ailleurs ni intérêts personnels ni passions actuelles qui empêchent de juger justement et sévèrement le passé.
« Ainsi, fort peu sont partisans des tyrannies qui n'existent plus, et l'on peut être facilement un whig du siècle passé sans rien perdre des avantages de la servilité présente. Cette sagesse rétrospective et ce patriotisme historique sont choses merveilleusement commodes, et qui servent on ne peut mieux à terminer la vieille querelle de la théorie et de la pratique. Plus d'un rigide républicain, après s'être gorgé d'admiration pour les républiques grecques et pour la vraie constitution saxonne, ou après avoir, dans un transport d'indignation [p.309] vertueuse, déchargé sa bile sur le roi Jean et le roi Jacques, trouve fort bon de participer à la plus sale besogne du temps où il vit et aux ignobles profits qui en résultent. Je ne pense pas que, parmi les instruments du dernier roi Jacques, il y eût un admirateur en titre de Henri VIII, pas plus que dans la cour de Henri VIII il n'était possible de trouver quelqu'un qui plaidât pour les favoris de Richard II. »
Il est donc absurde, selon Burke, de redouter aujourd'hui pour la liberté les anciens dangers.
« Une bonne portion de l'ancien mobilier de la tyrannie est usée ou tombe en lambeaux. Le reste est passé de mode. En outre, il est peu d'hommes d'État assez grossièrement maladroits pour tomber exactement dans le piège qui a été fatal à leurs devanciers... Chaque temps a ses mœurs et sa politique ; et l'on ne s'y prend pas, pour détruire une constitution toute formée et venue à maturité, comme on s'y prenait pour la tuer dans son berceau ou pour empêcher sa croissance pendant ses jeunes années.
Contre l'existence même du Parlement, je suis convaincu qu'aucun dessein n'a été formé depuis la Révolution. Chacun comprend que c'est l'intérêt de la cour d'avoir toujours une cause seconde interposée entre les ministres et le peuple. Ces messieurs de la Chambre des communes ont un intérêt égal à jouer le rôle de cette cause intermédiaire. Quelque disposés qu'ils soient à céder l'usufruit de leurs votes, jamais ils n'en voudraient abandonner la nue-propriété... On a donc bientôt découvert que les formes de la liberté ne sont point incompatibles avec la réalité du despotisme.
Le pouvoir de la couronne, presque mort, presque pourri à litre de prérogative, a poussé de nouveau avec [p.310] plus de force et moins odieusement sous le nom d'influence. Une influence qui opérait sans bruit et sans violence, une influence qui donnait pour instrument au pouvoir son antagoniste naturel, une influence qui contenait en elle-même un principe perpétuel d'agrandissement et de renouvellement, une influence que la détresse et la prospérité du pays contribuaient également à accroître ne remplaçait-elle pas admirablement une prérogative qui, fille de vieux préjugés, portait dans son sein un germe indestructible de décadence et de ruine? L'intérêt des hommes est d'ailleurs un fondement plus solide que leur ignorance, et c'est sur ce fondement que le système actuel est construit. »
Burke explique comment, pendant, les premières années, ce système n'eut pas tous les funestes effets qu'on pouvait en attendre. Trop faible pour lutter seule contre les difficultés dont elle était assaillie, la cour avait dû, en effet, se dessaisir, en faveur des chefs des grands partis, d'une portion de ses moyens d'influence, et ce partage rendait le mal moins sensible. Mais les chefs de parti ne paraissaient pas assez souples, et aujourd'hui la prétention de la cour c'est que l'influence de la couronne doit être mise tout entière au service de la couronne elle-même, et que, s'il plaisait au roi de choisir un de ses domestiques pour ministre, le Parlement devrait le trouver bon. C'est à réaliser ce beau plan qu'on a travaillé le lendemain même de l'avènement du roi. C'est pour cela qu'on a renversé à la fois dans M. Pitt le pouvoir résultant de la popularité, dans le duc de Newcastle le pouvoir résultant des grandes connexions politiques. C'est pour cela aussi qu'on s'est étudié à rompre toutes les associations existantes, à briser tous les partis, à désunir tous les hommes dont l'accord pouvait faire obstacle. [p.311] Ne fallait-il pas détruire toute dépendance, hormis une seule, et mettre le roi hors de page? Ne fallait-il pas affranchir le souverain de la tyrannie sous laquelle avait gémi son grand-père?
Ici Burke décrit le parti qui s'est constitué récemment sous le nom de parti des amis du roi (King's friends), et dont tous les efforts consistent à diviser, à annuler, à asservir au profit de la couronne les ministres ostensibles. C'est là, selon Burke, un système qui, sans violer directement la lettre de la loi, agit contre l'esprit de la constitution tout entière.
« Il est, dit-il, certains pouvoirs discrétionnaires qui sont remis au roi parce que le roi seul peut les exercer utilement. Mais c'est dans l'intérêt des principes, dans l'intérêt du pays que ces pouvoirs doivent être exercés, non selon le caprice, les intérêts, les préjugés de la cour... Les lois sont la plus petite part du gouvernement. Constituez le gouvernement comme vous voudrez, la plus grande part en reste nécessairement attachée à l'exercice des pouvoirs confiés à la prudence, à la justice des ministres. C'est de ces pouvoirs que les lois elles-mêmes tirent leur usage et leur force; sans eux votre constitution existe sur le papier seulement ; ce n'est point une constitution vivante, active, efficace. »
Burke conclut de là que le peuple doit avoir autant d'action sur le choix des ministres que sur la confection des lois. Or, cette action existe-t-elle quand la majorité parlementaire est gagnée et que les ministres, faits et défaits au gré de la couronne, ne sont plus que les instruments passifs de toutes ses volontés ?
« Non-seulement le système dont il s'agit frappe de paralysie chaque nerf de la constitution, mais en même temps, il engourdit, il stupéfie le pouvoir exécutif tout [p.312] entier. Par lui le gouvernement devient incertain, languissant, inefficace dans toutes les grandes opérations. Par lui les ministres n'osent tenter et sont incapables d'exécuter aucun projet utile d'arrangement intérieur ou de politique étrangère. C'est un système qui ne peut donner ni la sécurité des gouvernements libres ni l'énergie des monarchies absolues. »
Burke expose ensuite tous les inconvénients, tous les dangers qu'un tel état de choses entraîne nécessairement, et qui se manifestent chaque jour tant au dehors qu'au dedans. Ainsi la cour craint la guerre, parce qu'elle sait que la guerre fait battre le cœur du peuple et rend son asservissement plus difficile : aussi pour éviter la guerre, n'est-il pas de honte qu'elle ne subisse.
« Si, par hasard, un des ministres qui sont en scène » possède ou affecte un peu de courage, cela fait peu ou point d'impression. Les cours étrangères et leurs ministres, qui ont été des premiers à découvrir cette invention d'une double politique et à en profiter, ne tiennent point compte des remontrances ministérielles; ils savent que ces ombres de ministres n'ont, en définitive, rien à faire, rien à résoudre. C'est ainsi, que la politique britannique est devenue la risée des nations qui naguère tremblaient encore devant le pouvoir de nos armes. »
Quant à l'intérieur, l'anarchie sans la liberté, la servitude sans la subordination, sont la conséquence inévitable du système. Ce qu'il y a pourtant de plus déplorable, c'est qu'il vicie la Chambre des communes dans son esprit, dans son essence; c'est qu'il transforme en instrument servile de la cour la gardienne des droits populaires. C'est là la plus grande, la plus incurable des corruptions. Au lieu de se renfermer dans la forteresse ruinée de la prérogative, le pouvoir s'est logé au milieu même du [p.313] Parlement, et là il fait tout ce qu'il lui plaît de faire. Plus que jamais il importe donc de veiller à la manière dont la Chambre des communes est composée et aux moyens qu'on emploie pour la conduire.
« Du côté de la cour se trouvent tous les honneurs, toutes les places, tous les émoluments, en un mot tout ce qui peut donner satisfaction à l'avarice ou à la vanité. Ajoutez-y, ce qui, pour beaucoup de membres, est plus important encore, le moyen de se constituer dans leur pays une position inébranlable au moyen de petits services sans nombre rendus à des individus. Supposez, d'un autre côté, une personne sans liaison avec la cour et dans l'opposition. Pour elle-même, point de place, point d'émoluments, point de titres ; point de promotions ecclésiastiques, civiles ou militaires pour ses enfants, pour ses frères, pour ses parents. En vain une réélection compromise a-t-elle besoin de quelques petits emplois pour les enfants des maires, des Aldermen et des principaux bourgeois. Tout est pour le rival de cour. Celui-ci peut faire aux dépens du public un nombre infini d'actes de bienfaisance et de générosité. Il peut, quand il y a des gens de guerre, assurer des dispenses de logement. Il peut procurer des avantages dans le commerce et des remises de peine. Il peut obtenir mille faveurs et éviter mille maux. Il peut, tandis qu'il trahit les intérêts sacrés du pays, devenir le bienfaiteur, le patron, le père, l'ange gardien de son bourg. Le malheureux membre indépendant n'a rien à offrir qu'un dur refus, une excuse pitoyable ou le triste aveu d'un crédit sans espoir. Excepté sur sa fortune privée, qui peut-être est égalée, excédée même par celle de son compétiteur de cour, il n'a aucun moyen de faire preuve de bonne volonté ou de gagner un ami. Dans la Chambre, [p.314] il vote toujours avec une minorité découragée. S'il parle, les portes sont fermées. Une troupe de fonctionnaires bavards s'en va disant partout que tout ce qu'il veut, c'est d'avoir une place à son tour... Peut-on concevoir un parti où l'accomplissement du devoir soit plus difficile? Otez-lui la pauvre récompense de la popularité, et dites si le peuple pourra trouver encore un seul homme pour le servir. »
Après ce morceau, qu'on croirait écrit en 1846, Burke conclut en déclarant que la Constitution est en péril, et que la lutte est entre le peuple et la couronne, agissant par une Chambre des communes dont elle a fait son instrument. Or, une telle Chambre renverse toutes les idées constitutionnelles.
« La vertu, l'esprit, l'essence d'une Chambre des communes résident dans cette circonstance qu'elle est l'image fidèle des sentiments du pays. Elle n'a point été instituée pour être un contrôle sur le peuple, comme l'ont enseigné dernièrement certaines doctrines basses et pernicieuses. Elle a été créée comme un contrôle pour le peuple. D'autres institutions ont pour but de réprimer les excès populaires, et je les crois pleinement suffisantes. Si elles ne le sont pas, il faut les rendre telles. Mais la Chambre des communes n'ayant point été instituée pour maintenir l'ordre et la subordination est complètement impropre à cet usage.Un œil vigilant et jaloux toujours dirigé sur les magistratures exécutives et judiciaires, un soin inquiet de la fortune publique, une disposition qui approche de la facilité à recevoir les plaintes populaires, voilà ce qui caractérise réellement la Chambre des communes. Mais une Chambre des communes qui fait des adresses tandis que la nation fait des pétitions; une Chambre des communes [p.315] pleine de confiance quand la nation est plongée dans le désespoir, en bonne harmonie avec des ministres que le peuple déteste, qui vote des remerciements quand l'opinion publique lui demande des accusations, qui est pressée de donner quand la voix universelle lui dit de compter, qui, dans toutes les querelles entre le peuple et l'administration, prend parti contre le peuple, qui punit les désordres, mais refuse même d'ordonner une enquête sur les provocations qui les ont causés, c'est là dans la constitution une chose monstrueuse et contre nature, c'est une corruption essentielle et cent fois pire que toutes les corruptions secondaires et partielles. »
Quand on lit tous ces passages, on est frappé de leur à-propos, et c'est un trait de plus dans la ressemblance si souvent signalée entre la seconde révolution anglaise et la nôtre. Comme Charles II, Louis XVIII, prince prudent et égoïste, préférait l'influence à la prérogative, la corruption à la violence et tâchait, sans trop de bruit, d'enlever à la France ses libertés. Comme Jacques II, Charles X dédaigna de tels moyens, et, confiant dans son droit, confiant dans sa force, se jeta ouvertement dans la lutte.
Comme Jacques II encore, Charles X a péri avec sa prérogative, et, satisfaits de la victoire, nous n'avons, pas plus que les whigs en 1688, pensé que le gouvernement personnel pût renaître sous une autre forme, et s'établir par d'autres moyens. Aujourd'hui, comme les whigs après la révolution, nous commençons à comprendre que la violence n'est pas la seule ennemie des gouvernements libres, et que la corruption peut arriver plus sûrement au même but. Reste à savoir si, comme aux whigs, il nous faudra un siècle pour réparer notre faute.