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SITUATION.
Le gouvernement représentatif est en péril. Ce n'est point, comme en 1830, la violence qui le menace, c'est la corruption qui le mine. Si le danger est moins apparent, il n'est pas moins redoutable; il le serait plus si, par fausse pudeur ou par lâche complaisance, on le cachait au pays. La violence se manifeste à de tels signes que nul ne peut la méconnaître ou la nier. Le propre de la corruption est d'attaquer sourdement, obscurément, les parties vitales de l'organisation, de sorte que souvent on n'a plus la force de résister à la maladie quand on en sent les atteintes. A tous ceux qui aiment [p.14] le gouvernement représentatif, de nouveaux devoirs, de nouvelles luttes sont donc imposés. En vain, pour échapper à ces devoirs, pour se dispenser de ces luttes, voudrait-on espérer que le mal est passager, superficiel, et qu'il s'usera avec le temps ; tout prouve au contraire que le mal est profond, durable, et que le temps l'aggrave au lieu de le diminuer. Il faut y porter un prompt remède, si l'on ne veut voir périr honteusement l'œuvre des soixante dernières années, le fruit de deux glorieuses révolutions. Au point où les choses en sont venues, il serait d'ailleurs insensé de rien attendre soit de la majorité parlementaire, soit de ceux qui la dirigent. C'est au pays qu'il convient de parler, au pays dont, à travers bien des erreurs, bien des défaillances, le fond est resté bon. Et si l'on nous reprochait de faire ainsi appel à l'opinion du dehors contre l'opinion du dedans, an public contre la Chambre, nous répondrions, avec M. Guizot en 1821, que c'est le droit et le devoir de l'opposition.
« Prétendre, disait alors M. Guizot[1] que l'opposition renferme dans l'enceinte des Chambres ses intentions et son langage, qu'elle n'agisse et ne parle que pour reconquérir la majorité et influer sur les délibérations, cela est injuste et impossible. L'opposition, à tort ou à raison, n'importe comment, est là en minorité ; elle est en minorité non dans une occasion et pour un jour, mais d’une [p.15] manière plus ou moins permanente. Communément ses discours sont là sans vertu et ses efforts sans succès. Il est donc dans sa nature de prendre au dehors son point d'appui ; c'est là qu'il existe, c'est de là qu'elle attend la force et peut la recevoir. Elle a droit d'en chercher là. »
Ce qui était vrai en 1821, sous la royauté légitime et sous la Charte octroyée, l'est, à plus forte raison, sous une constitution dont la souveraineté nationale est le principe et sous une royauté que l'élection a créée.
Pour comprendre et juger sainement la situation actuelle, il faut d'abord se rendre compte de l'état général des esprits depuis quelques années. Peut-être certaines faiblesses, certaines défections y trouveront-elles non pas une excuse, mais une explication.
Depuis soixante ans la France n'a cessé d'être agitée par des passions diverses et successivement dominantes. Sous nos premières assemblées, c'était le désir énergique de faire passer dans les institutions, dans le gouvernement les grandes idées de justice, de liberté, d'égalité dont la société était imbue ; du temps de l'Empire, c'était l'amour de la gloire et de la grandeur nationale ; sous la Restauration, c'était la haine de l'ancien régime et un dévouement réfléchi à la cause libérale, à la cause des institutions représentatives ; aujourd'hui c'est la soif ardente de la richesse et du bien-être. Renfermée dans une juste limite, la passion du bien-être est [p.16] utile et légitime ; il n'en est point de plus condamnable, de plus honteuse, de plus funeste quand la juste limite est dépassée. Sous l'empire de cette passion s'éteignent au cœur de l'homme les nobles sentiments, les aspirations généreuses qui l'élèvent au-dessus des autres êtres ; sous l'empire de cette passion s'effacent ou s'obscurcissent dans son esprit les notions du bien et du mal, du juste et de l'injuste, et toutes les grandes idées qui, à toutes les époques, ont remué le monde : les idées de religion, de patrie, de liberté ; sous l'empire de cette passion au contraire se développent sans mesure et sans frein les instincts brutaux de la nature humaine, ceux qui, dans la vie publique comme dans la vie privée, ne connaissent d'autre loi que celle de l'intérêt, d'autre attrait que celui des jouissances matérielles. D'une société ainsi abaissée, dégradée, corrompue, vous n'avez peut-être point à craindre les crimes ou les fautes héroïques de la Révolution et de l'Empire ; mais gardez-vous d'en attendre rien de grand, rien de bon, rien d'honnête. Elle pourra trouver parfois que la fermeté au dehors rapporte plus que la faiblesse, et que la liberté au dedans est plus profitable que le despotisme. Mais si la fermeté fait courir quelque danger, si la défense des institutions libres entraîne quelque sacrifice, tenez pour certain qu'aussitôt la fermeté sera flétrie du nom d'imprudence, la liberté du nom d'anarchie ; tenez pour certain que, pour conserver ou pour accroître son bien-être, elle courbera joyeusement la tête sous les [p.17] humiliations et sous la tyrannie. Dans une société où l'intérêt serait le seul mobile, c'est d'ailleurs en vain qu'on chercherait une de ces idées communes qui font la grandeur et la force des nations : les opinions réunissent en même temps qu'elles élèvent; les intérêts divisent en même temps qu'ils abaissent. Au lieu d'un peuple vivant tout entier de la même vie, on n'a donc plus que de petites agrégations égoïstes, qui se coalisent quelquefois entre elles pour avoir raison de l'intérêt public, mais qui sont toujours prêtes à se retourner les unes contre les autres, dès que l'intérêt public est vaincu : spectacle étrange et triste, dont, personne ne s'étonne plus, parce que tout le monde y joue son rôle.
La société française en est-elle venue là? Je suis loin de le croire. Néanmoins, quelque douleur qu'on en éprouve, il faut reconnaître qu'elle est sur la pente. A la tribune et dans la presse on s'impose encore certains ménagements, et l'on garde quelque réserve ; mais ailleurs toute hypocrisie cesse, tout voile tombe, et c'est le front levé, au grand jour, que l'intérêt personnel marche, escorté de ses apôtres et de ses prédicateurs. Il faut voir alors avec quel sublime dédain il traite ceux qui sont assez niais pour conserver le souvenir de la Révolution, de l'Empire, de la Restauration même, et pour croire que les opinions sont encore quelque chose ! Il faut voir avec quelle foi ardente il proclame que l'homme sensé, l'homme sage doit faire ses affaires plutôt que celles de l'État, et qu'on est père de famille avant [p.18] d'être citoyen ! Il faut voir avec quel saint enthousiasme il déclare que le temps de la gloire militaire est passé comme celui des idées libérales, et que notre siècle a pour mission unique de s'enrichir et de se repaître ! Et ce ne sont point là de ces vaines forfanteries que la conduite dément ; jamais, au contraire, la conduite n'a été plus d'accord avec le langage, la pratique avec la théorie. Il est des époques où la forme vaut mieux que le fond, d'autres où le fond vaut mieux que la forme ; ici la forme et le fond sont identiques. Ce qu'on fait on le dit, ce qu'on dit on le fait ; et le culte de l'intérêt personnel s'exerce sur la place publique, sans mystère et sans affectation.
On l'a remarqué quelquefois, la corruption des esprits est pire que celle des cœurs, parce que la guérison en est plus difficile. Quand on voit le bien sans le suivre, ou quand on sait que d'autres le voient, il y a chance qu'on y revienne un jour, soit pour obéir à la voix de sa conscience, soit pour désarmer la juste sévérité de l'opinion publique. Mais quand, par la corruption des esprits, la conscience est muette et l'opinion publique indifférente, par quel motif, par quel chemin sortirait-on de la mauvaise voie pour rentrer dans la bonne? On finit alors par croire que le mal est le bien, et par prétendre non plus à l'indulgence, mais à l'admiration.
Quand l'intérêt privé gouverne à ce point les opinions et la conduite, il reste naturellement peu de [p.19] place pour l'intérêt général et pour les questions qui s'y rattachent. Aussi ces questions tombent-elles chaque jour davantage dans l'indifférence et dans le discrédit. A ceux qui s'en plaignent et qui s'en affligent, on répond qu'à vrai dire toutes les questions d'intérêt général, toutes les questions politiques ont été résolues il y a seize ans, et que le pays, en y attachant peu d'importance, fait preuve de bon sens et de bon esprit. C'est précisément le langage que tenait, en 1824, le parti vainqueur à ceux qui défendaient le gouvernement représentatif, qui combattaient la corruption, qui voulaient affranchir la presse, qui réclamaient la pureté du jury, qui luttaient contre l'arbitraire. Il n'est pas aujourd'hui plus vrai, plus sincère qu'il ne l'était alors. Qui oserait dire, en effet, que le gouvernement représentatif est réellement établi parmi nous, que la corruption n'existe pas, que la presse est libre de toute entrave, que le jury n'a rien perdu de sa pureté, que l'arbitraire est impossible ? Qui oserait dire que dans toutes les parties de notre législation politique il n'y a pas d'utiles réformes à faire, des réformes dont tout le monde, il y a seize ans, reconnaissait la nécessité ? Ce ne sont point les questions qui manquent aux hommes, ce sont les hommes qui manquent aux questions.
Il faut pourtant le reconnaître, il en est quelques-unes qui conservent le privilège d'enflammer les esprits, de remuer les âmes, de faire battre les cœurs : ce sont celles qui, par quelque côté, touchent [p.20] aux intérêts et qui atteignent les fortunes. Ainsi le gouvernement peut, sans danger, presque sans résistance, fausser les institutions, violer les lois, annuler les libertés publiques ; mais qu'il se garde, s'il tient à vivre, de porter une main audacieuse sur un tarif protecteur ou sur une ligne de fer. Pour prévenir de telles calamités, pour punir de tels attentats, il n'est point de résolutions assez promptes, de mesures assez énergiques ; et c'est alors qu'aux yeux des plus ardents conservateurs l'insurrection est bien près de redevenir le plus saint des devoirs. Qui ne se souvient des injonctions menaçantes dont le trône se vit assailli quand la France courut le danger d'une union plus intime avec la Belgique, son ancienne province ? Qui ne se rappelle les tempêtes que le sésame déchaîna sur les bancs les plus pacifiques de la Chambre, et l'aspect agité, tumultueux, presque révolutionnaire de la salle des Pas-Perdus, le jour où se livrait la grande bataille du sucre de betteraves et du sucre des colonies? Qui peut avoir oublié enfin l'enthousiasme patriotique que l'embranchement de Fampoux fit éclater dans les tribunes? Ce sont là les triomphes et les défaites, les joies et les douleurs du temps actuel ; ce sont les grandes causes qui ont remplacé celles pour lesquelles nos pères versaient naguère leur sang sur l'échafaud ou sur les champs de bataille !
Maintenant, placez le gouvernement représentatif dans un tel milieu, et jugez s'il y peut vivre. Je ne [p.21] veux pas dire du gouvernement représentatif ce que Montesquieu disait jadis de la république, que la vertu en est le principe nécessaire, ce serait trop demander. Mais au moins ne niera-t-on pas que les deux bases fondamentales de ce gouvernement ne soient un corps électoral pur, une Chambre des députés indépendante. Or, comment le corps électoral resterait-il pur et la Chambre des députés indépendante, là où domine le culte de l'intérêt privé? Dans tous les pays libres, il s'est toujours trouvé des électeurs pour trafiquer de leur vote ; mais c'était une mauvaise action, réprouvée de tous, que l'on commettait dans l'ombre et la rougeur sur le front. Aujourd'hui ce n'est plus, selon certains docteurs, qu'un calcul fort simple, fort naturel, et dont on aurait tort de se cacher. « Les questions politiques sont mortes, répète-t-on chaque jour aux électeurs ; et peu vous importe que le pouvoir appartienne à tel ou tel homme, à tel ou tel parti. Ce qui vous importe, c'est que le chemin qui passe à votre porte soit réparé, c'est que votre église ne tombe point en ruines, c'est qu'on vous accorde l'alignement ou le défrichement dont vous avez besoin, c'est surtout que vos enfants soient bien placés. Puisqu'en vous donnant le droit électoral la loi vous donne le moyen d'obtenir tout cela, sachez vous en servir, et prouvez ainsi que vous êtes au nombre des gens sensés et des bons pères de famille. » En faut-il davantage pour rassurer les consciences, pour dissiper les scrupules, pour chasser la honte? En faut-il davantage pour faire oublier au [p.22] corps électoral que les fonctions dont il est investi ne sont point une propriété privée, mais un dépôt public, un dépôt dont il doit compte au pays tout entier? En faut-il davantage pour substituer, entre l'électeur et l'élu, l'échange des services à l'échange des idées, et pour faire des institutions représentatives un moyen, non plus de faire prévaloir la volonté nationale, mais de constituer quelques dominations individuelles? Un député de l'opposition, M. Ternaux Compans, le disait avec toute raison, au début de la dernière session : le plus grand danger pour le gouvernement représentatif, ce n'est pas que la corruption se pratique, c'est qu'elle s'avoue, c'est qu'elle se justifie, c'est qu'elle se professe.
Le mal d'ailleurs ne s'arrête pas au corps électoral, et la corruption des esprits met ses tristes sophismes au service des élus non moins que des électeurs. Il y a vingt ans, il y a dix ans encore, on désirait être député pour prendre part au gouvernement de son pays, pour aider au triomphe de tel ou tel parti, pour concourir au succès de telle ou telle opinion politique. Aujourd'hui on veut être député pour obtenir plus aisément, plus sûrement le bien-être dont on est avide. Seulement, selon les situations, selon les goûts, ce bien-être prend des formes diverses. Pour celui-ci, fonctionnaire public ou qui prétend l'être, c'est une place lucrative. Pour celui-là, industriel ou banquier, c'est une position qui augmente son crédit et qui fasse prospérer ses affaires. Pour beaucoup, c'est une carrière avantageuse pour leurs enfants, pour leurs [p.23] familles, pour leurs clients. Pour les plus désintéressés enfin, c'est le plaisir d'ajouter un titre honorable à leur nom, et d'être, grâce à ce titre, bien placés dans le monde. Il suit de là qu'on se soucie peu d'arriver sous le drapeau du ministère ou sous le drapeau de l'opposition, pourvu qu'on arrive, et qu'on est toujours prêt à subordonner son opinion à ses chances. Quand on trouve la place prise d'un côté, on se retourne de l'autre sans scrupule, sans embarras, et l'on signe aujourd'hui le programme conservateur, demain le programme libéral, quelquefois même on les signe tous les deux à la fois, sauf à déchirer celui qui gêne. Qu'on se range d'ailleurs dans la majorité ou dans la minorité, qu'on épouse le ministère ou l'opposition, le comble de l'habileté est de laisser toujours entrevoir qu'on n'a pas des opinions inébranlables et que le mariage n'est point indissoluble. On reste ainsi en mesure de tout obtenir de tout le monde, surtout s'il vient des jours difficiles, des jours où les nombres se balancent, où le succès est incertain, où chaque vote est hors de prix. Il serait injuste de dire qu'on n'aime pas le gouvernement représentatif. On l'aime comme on aime son champ, comme on aime sa maison, pour la récolte qu'on y fait, pour le produit qu'on en tire. On l'aime, parce que, s'il venait à succomber, on ne trouverait pas facilement une mine aussi riche et d'une exploitation aussi commode. Dans ce naufrage de toutes les idées élevées, l'ambition, la grande ambition elle-même a péri. A un ministère qui passe [p.24] on préfère une bonne place qui reste, et le profit a plus de charme que le pouvoir.
Jusqu'à ce jour pourtant, ce n'était point sans contestation, sans lutte, sans partage que la passion égoïste du bien-être s'était établie au pouvoir, et l'on sait que pendant les trois premières sessions de la dernière Chambre, il lui fallut compter avec de plus nobles idées, avec de plus généreux sentiments. Sans prétendre exclure d'heureux retours, on peut craindre que, depuis cinq mois, tous les obstacles n'aient disparu, et que la politique dont il s'agit ne soit aujourd'hui maîtresse du parlement comme du ministère. D'ordinaire, toute Chambre nouvelle est, pour quelques mois au moins, réservée, susceptible, pleine d'une pudeur craintive et délicate. C'est de cette disposition habituelle que M. le ministre de l'intérieur se préoccupait quand il disait, quinze jours avant les élections : « Nous aurons cent conservateurs nouveaux. Il nous faudra trois mois pour les former. » Pour cette fois, M. le ministre s'est trompé. Les conservateurs qu'il attendait sont venus, mais ils sont venus tout formés. Ainsi, la Chambre de 1842, sans être puritaine, avait eu, à son début, la faiblesse de croire que la corruption électorale est un mal, et qu'il peut être utile d'y porter remède. Jalouse de sa prérogative constitutionnelle, cette Chambre, en outre, avait refusé de se dessaisir du droit qui appartient à toute assemblée libre, celui de vérifier ses propres pouvoirs, et de faire elle-même justice. Sans précédents et contre l'avis des ministres, elle avait [p.25] en conséquence ordonné une enquête qui, conduite avec vigueur, avec persévérance, avec succès, semblait promettre au pays que d'indignes scandales ne se renouvelleraient plus, ou que, s'ils se renouvelaient, le châtiment ne se ferait pas attendre. Il n'a pas fallu trois mois à la Chambre de 1846 pour prouver qu'elle est fort au-dessus de toutes ces misères. Dès son entrée dans la vie politique, on l'a donc vue donner une leçon sévère à ses devanciers, en couvrant, non de son indulgence, mais de sa protection avouée les actes dont ceux-ci s'étaient émus. Dès son entrée dans la vie politique, on l'a vue, pleine d'indignation contre ceux qui défendaient sa prérogative, pleine d'amour pour ceux qui l'attaquaient, s'en dessaisir par acclamation, au profit de la police correctionnelle. Ne fallait-il pas qu'elle réservât toutes ses colères, toutes ses rigueurs pour les députés coupables qui, au lieu de transiger avec les intérêts, avaient osé transiger avec les opinions? Là était le véritable mal, le véritable danger, la véritable corruption électorale, celle contre laquelle les amis du trône ne pouvaient trop s'élever et sévir.
Il faut que le pays le sache : il y a en ce moment, en France, un pouvoir royal et un pouvoir judiciaire ; il n'y a point de pouvoir parlementaire. Le dernier sentiment que perde un pouvoir politique est celui de son autorité propre et de sa prérogative personnelle. Il arrive même souvent que cette autorité il l'exagère, que cette prérogative il l'étend outre mesure. Il arrive que, pour maintenir l'une et [p.26] l'autre, il se porte à des extrémités répréhensibles. Quand, au contraire, on voit un pouvoir politique démolir son autorité de ses propres mains, et livrer avec complaisance, avec joie sa juste prérogative ; quand on le voit chercher partout, excepté en lui-même, le droit qui commande l'obéissance et la force qui l'impose, alors on peut dire avec certitude qu'il n'existe plus comme pouvoir, et qu'il reste tout au plus en lui l'étoffe d'un conseil. Il est vrai qu'une telle conséquence n'a rien qui déplaise à certains conservateurs, et qu'un conseil vaut un pouvoir pour l'usage qu'ils veulent en faire. Reste à savoir s'il convient à la France de se prosterner, en 1847, devant le principe qu'elle a vaincu en 1830, et d'assister paisiblement au triomphe du gouvernement consultatif.
Quand ceux qui représentent l'élément démocratique de notre constitution, les électeurs, les députés, comprennent ainsi leur mission et font si bon marché de leurs droits, comment espérer, comment attendre qu'on en fasse ailleurs plus de cas? Assurément, il est triste de voir reparaître sous le manteau du gouvernement représentatif toutes les idées, toutes les habitudes des gouvernements despotiques. Il est triste d'assister deux ou trois fois par an à ces représentations solennelles, où l'on tient à constater publiquement que la révolution n'a point déplacé le siège du pouvoir, et qu'une seule volonté règne et gouverne aujourd'hui comme jadis. Il est triste de lire ces discours qui font éclater entre les grands [p.27] corps de l'État une émulation si déplorable de doctrines serviles et de basses adulations. Il est triste enfin de retrouver ainsi, dans la monarchie constitutionnelle, les sentiments et le langage des monarchies absolues, des sentiments qu'eût répudiés la vieille fierté de la magistrature française, un langage que Louis XIV au faîte de la puissance, Napoléon au comble de la gloire ont à peine entendu. Mais c'est le résultat naturel, inévitable de l'esprit du temps et de l'abandon par le corps électoral, par le parlement, de toute initiative, de toute pensée politique. Qu'on ne dise pas d'ailleurs que ce sont là des politesses sans portée et sans valeur. Quand on ouvre la porte à l'esprit de servilité, il pénètre partout, sous l'uniforme du soldat comme sous l'habit du courtisan, sur le siège du magistrat comme à la tribune législative. N'a-t-on pas vu des hommes dont la gloire appartient à la France, la sacrifier, sans hésiter, au désir de plaire et se faire les instruments dociles d'une politique contre laquelle protestait leur vie entière? N'a-t-on pas entendu, dans une circonstance solennelle, des personnages éminents regretter l'abolition du crime de lèse-majesté, et déclarer que toutes les institutions peuvent périr, pourvu que la royauté subsiste, la royauté, institution suprême et prépondérante ! C'est ainsi précisément que l'on agissait, que l'on parlait, en Angleterre, sous les Stuarts, en France, aux plus mauvais jours de la Restauration. Entre les ultra-royalistes de ces deux époques et ceux de l'époque actuelle, il y a pourtant [p.28] une grave différence: les premiers croyaient à quelque chose, et poursuivaient un but élevé, bien que mauvais ; les derniers ne croient à rien, et prennent leur intérêt pour but unique. Ce sont, à vrai dire, des spéculateurs qui remplacent des fanatiques.
Un corps électoral d'où la vie politique tend chaque jour à se retirer ; une Chambre des députés qui semble tenir au gouvernement représentatif, non pour le pouvoir qu'il donne, mais pour les avantages qu'il procure, une royauté dont l'influence prépondérante n'est plus contestée, voilà où nous en sommes, seize ans après la révolution de juillet, après cette révolution qui paraissait faite pour limiter l'autorité royale, pour constituer le pouvoir parlementaire, pour donner le dernier mot au corps électoral. C'est un étrange résultat, un résultat que personne ne prévoyait en 1830. C'est une œuvre qui, pour employer une belle expression de M. Royer-Collard, eût été « au-dessus de l'habileté comme de la perversité humaine », si l'état général des esprits et des mœurs ne l'avait pas favorisée, Il s'agit maintenant de savoir si la maladie dont la Chambre des députés, le corps électoral, le pays paraissent atteints, est une de ces maladies contre lesquelles tous les secours de l'art sont inutiles et dont on est condamné à regarder tristement les progrès. Il s'agit de savoir, en supposant la guérison impossible, [p.29] à quelles conditions, par quels moyens elle peut être opérée. A mon sens, de ces deux questions, la seconde seule est douteuse. Il n'est jamais pour un peuple de guérison impossible, et, quelque étendu, quelque profond que soit le mal, il reste certaines couches où il ne pénètre pas et d'où sort, un jour, le remède. Malheureusement l'expérience apprend que presque toujours ce remède est violent et terrible. La sagesse conseille de ne pas l'attendre.
Il faut ici, sans ménagements et sans réticences, dire la vérité tout entière.
Entre ceux qui possèdent beaucoup et ceux qui ne possèdent rien, on a toujours distingué une position intermédiaire qui, dans la langue politique, a reçu le nom de classe moyenne. Aujourd'hui, par une pruderie singulière, on essaie de répudier le nom, bien que la chose existe, à peu près comme on se révolte contre le mot de sujet, tout en maintenant, tout en fortifiant le rapport dont ce mot est l'expression. Il n'en reste pas moins indubitable que la révolution de 1830 s'est faite surtout au profit des classes moyennes, et que, depuis seize ans, le pouvoir politique leur appartient. Il n'en reste pas moins indubitable que sur elles, par conséquent, plus que sur les autres classes de la société, pèse la responsabilité de la situation actuelle et des événements qui peuvent s'ensuivre. Or, il est évident que, depuis quinze ans, depuis dix ans surtout, les classes moyennes sont entrées dans une phase nouvelle, dans une phase critique de leur existence. Quand, de 1815 à 1830, elles combattaient avec énergie, avec persévérance pour la révolution contre l'ancien régime, et, de 1830 à 1835, pour la monarchie [p.30] représentative contre la république, les classes moyennes, j'en suis convaincu, tout en défendant leur propre cause, défendaient la cause nationale et méritaient les éloges qui, de toutes parts, leur étaient prodigués. Mais la victoire a couronné leurs efforts, la puissance est venue, et avec la victoire l'enivrement qui l'accompagne, avec la puissance l'orgueil qui la suit, l'égoïsme qu'elle engendre, les tentations qui l'assiègent. C'est pour les classes moyennes une épreuve plus difficile que les précédentes, et je crains qu'elles n'y succombent. Peu importerait qu'elles fussent en butte aux injures, aux sarcasmes de l'aristocratie et de la démocratie, si ces injures et ces sarcasmes étaient immérités et si toujours elles usaient dignement, noblement, dans l'intérêt général, du pouvoir qu'elles ont obtenu. Mais si dans ce pouvoir elles ne cherchaient qu'un moyen de faire leur propre bien et de fortifier leur propre puissance ; si le goût des jouissances matérielles les absorbait tout entières et les rendait indifférentes, insensibles à la grandeur nationale, aux progrès de la liberté, aux besoins des classes qui n'ont pas de droits politiques ; si, en un mot, on pouvait dire d'elles, avec quelque apparence de raison, qu'elles imitent ceux qu'elles ont renversés, et qu'il existe en France, d'un côté, deux ou trois cent mille familles qui commandent et qui jouissent, d'un autre côté, huit millions de familles qui obéissent et qui souffrent, croit-on qu'un tel état de choses fût solide et qu'il pût longtemps être maintenu ? On l'a dit souvent, ce que [p.31] les peuples pardonnent le moins à ceux qui les gouvernent, c'est de les exploiter comme on exploite une propriété, c'est de se servir d'eux comme on se sert d'un instrument. En Angleterre l'aristocratie est encore debout, parce que, sans s'oublier elle-même, elle a su identifier sa puissance et ses intérêts avec la puissance et les intérêts du pays ; parce que, en outre, elle n'a jamais hésité à supprimer, à retrancher de ses propres mains les parties les plus compromises de ses privilèges. En France l'aristocratie est tombée parce qu'elle a suivi une marche toute contraire, et qu'un jour est arrivé où, entre le pays légal et le pays véritable, il ne restait rien de commun. C'est entre ces deux exemples qu'aujourd'hui les classes moyennes sont appelées à choisir.
Que les classes moyennes le sachent bien : il n'y a pas de temps à perdre, et le moment est venu pour elles d'assurer pour longtemps leur influence ou de la compromettre. N'est-on pas frappé déjà de certains symptômes qui, entre ceux qui nomment les députés et ceux qui ne les nomment pas, font craindre une séparation, une rupture prochaine et complète? Il y a un an, M. Guizot se vantait à la tribune d'avoir la majorité non-seulement à la Chambre, mais dans tous les corps créés par l'élection ; s'en vanterait-il encore ? Depuis six mois les élections ont eu lieu, à plusieurs degrés de l'échelle politique. Quel est le résultat de ces élections ? N’est-ce pas d'avoir augmenté dans la Chambre la majorité ministérielle et de l'avoir diminuée dans [p.32] les assemblées inférieures? N’est-ce pas d'avoir ainsi, dans une foule de villes, manifesté deux mouvements en sens inverse, et mis la seconde couche électorale en opposition directe avec la première? C'est là, quoi qu'on en puisse dire, un fait grave, et dont un gouvernement sage ne manquerait pas de se préoccuper.
J'en ai dit assez pour indiquer l'intention qui dicte cet écrit. Je crois le mal très-grand, pas assez grand néanmoins pour qu'on doive désespérer d'en triompher par les voies légales et régulières. Rétablir avec fermeté, avec persévérance, les vrais principes du gouvernement représentatif, ces principes oubliés, méconnus, dédaignés par ceux-là mêmes qui s'en faisaient naguère un moyen d'élévation et de fortune ; rechercher dans la législation, dans les mœurs les vices patents ou secrets qui altèrent nos institutions, qui les corrompent, qui les dénaturent; examiner les divers remèdes qui se présentent à l'esprit, et choisir entre ces remèdes ceux qui, efficaces sans être violents, peuvent obtenir en définitive l'assentiment des hommes sages, des hommes honnêtes de tous les partis : voilà le but que je me propose, et ce but, je le crois conservateur dans le vrai sens du mot. C'est certes un fort beau nom, un nom fort honorable que celui de conservateur; mais c'est quelquefois un nom usurpé. Ainsi, quelque précieuses que soient les lois de 1831, il est, ce me semble, quelque chose de plus précieux encore et qui mérite mieux d'être conservé : ce sont les principes [p.33] qui ont prévalu en 1830; c'est le gouvernement qui repose sur ces principes ; c'est le pouvoir parlementaire, sans lequel ce gouvernement est un vain mot. On n'est pas vraiment conservateur quand on foule aux pieds ces principes, quand on laisse périr ce gouvernement, quand on abandonne ce pouvoir.