Chapitre VIII - Des questions de Cabinet et de l'Adresse.


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CHAPITRE VIII.

Des questions de Cabinet et de l'Adresse.

Avant d'aller plus loin, nous avons deux questions incidentes à examiner.

Les questions de cabinet sont la monnaie du refus de concours : ce sont les affaires d'avant-garde, qu'on a soin de rendre les plus nombreuses possibles, pour enhardir les assaillants, pour affaiblir le pouvoir royal, pour fractionner encore plus l'assemblée élective, par le doute et l'incertitude sur la vitalité du ministère, quel qu'il soit. Et remarquez que plus l'assemblée est fractionnée en petites minorités, nombreuses, déçues dans leur ambition, irritées de leurs échecs, plus il y a de chances pour la réussite du refus de concours définitif. Car ce sera toujours une coalition de minorités qui se portera à ce dernier excès. Une majorité homogène et sincère s'en abstiendrait, par sentiment de ses devoirs d'abord; ensuite par la conscience même de sa force qui lui donnerait assez d'ascendant moral pour n'avoir pas besoin d'un coup d'état contre la charte et contre la couronne.

Les questions de cabinet sont une tactique d'autant plus dangereuse, et dont le gouvernement du roi doit d'autant plus se garer, qu'elles s'enfantent les unes les autres [p.85] avec une merveilleuse facilité. — Des esprits superficiels ont pu croire, en effet, qu'une question de cabinet résolue en faveur du cabinet le consolide, en lui assurant le concours de la chambre élective. C'est une déception de plus du prétendu gouvernement représentatif. Une question de cabinet, même favorablement résolue, affaiblit le gouvernement du roi, pour deux raisons invincibles qui se reproduisent toujours : une raison morale d'abord, parce que la simple position de cette question établit de la part du gouvernement du roi la reconnaissance volontaire de son infériorité en face de la chambre. Ce ne sont plus ses actes qu'il lui présente; c'est son existence qu'il lui soumet; c'est la permission d'exister qu'il lui demande à mains jointes. Après le scrutin, même favorable, la démocratie parlementaire dit au gouvernement du roi: – « Tu vis encore ; mais c'est par ma permission ; tu as reconnu ma suzeraineté : je te retrouverai bientôt affaibli et vulnérable, et je ne manquerai pas cette occasion de t'achever. »

Il y a ensuite une raison de fait pour qu'une seconde question de cabinet, plus dangereuse pour le pouvoir, surgisse de la première : c'est que, dans la lutte, les minorités coalisées ont mesuré leurs forces. Elles savent au juste le nombre de voix qui leur a manqué. Elles savent au juste quelle est la nuance, quelle est la fraction politique de la chambre qui leur a refusé l'appui de sa défection. Elles savent au juste quels moyens de séduction elles ont besoin d'employer pour s'assurer le concours de cette défection. Elles y travaillent de toutes leurs forces. L'intrigue redouble d'audace et d'artifice, et quand elle croit avoir augmenté le fractionnement de la [p.86] chambre, dans la proportion désirable pour qu'une nouvelle défection dans une nuance du parti gouvernemental se joigne à la coalition et lui assure l'avantage numérique du scrutin, alors elle lève le masque et fait apparaître sa nouvelle question de cabinet, pour motiver le refus de concours.

Il est très-naturel et très-juste, sans doute, dans la monarchie constitutionnelle, que les chambres discutent, approuvent ou rejettent, selon qu'ils leur paraissent bons ou mauvais, ceux des actes gouvernementaux qui, d'après la charte, ne peuvent avoir d'existence constitutionnelle que par leur sanction.

Certes, ce droit parlementaire est immense, irrésistible. Ainsi, la chambre élective peut arrêter d'un seul mot toute entreprise qui lui paraîtrait porter atteinte aux droits du peuple, ou qui donnerait une trop grande extension au pouvoir royal.

Mais la démocratie parlementaire veut autre chose. Il lui importe peu que le gouvernement agisse bien. Ce qui lui importe, c'est d'être elle-même le gouvernement. Pour cela, il faut devenir ministre; pour devenir ministre, il faut renverser ceux qui le sont; pour renverser ceux qui le sont, il faut des questions de cabinet : nous y voilà; car soyez sûr que cette perversion de tout le régime gouvernemental n'a pas d'autre cause.

Une question de cabinet est donc celle qui, à l'occasion d'un acte quelconque, met en discussion, non pas l'utilité ou les dangers de l'acte lui-même, mais l'existence du ministère qui le présente ou le réclame. Ainsi, pour les fonds secrets, par exemple, la coalition ne disait pas, il ne faut pas de fonds secrets au gouvernement; elle disait, [p.87] au contraire, il faut des fonds secrets au gouvernement. Refusons-les pour rendre le gouvernement impossible aux ministres du roi, et nous emparer de leurs portefeuilles.

Voilà la question de cabinet dans toute sa pureté; ou, pour parler d'une manière plus exacte, dans toute son impureté.

Toute question de cabinet est donc une suppression momentanée de la royauté. La chambre se fait roi; ou, si l'on aime mieux, elle se fait reine, et, qui pis est, reine absolue. Elle décide dans son omnipotence si elle doit changer les hommes et le système du gouvernement : le roi est réduit à croiser les bras et à regarder faire.

Une question de cabinet, en temps ordinaire, est donc un acte constitutionnel dans la forme, inconstitutionnel dans le fond. Mais on s'y est tellement accoutumé, que personne ne s'en émeut. Trois ou quatre fois par an la chambre élective usurpe ainsi la royauté sans qu'on en prenne souci.

Mais à l'époque révolutionnaire où nous vivons, les questions de cabinet, si fréquemment renouvelées, ont, en outre, une tendance anti-dynastique : parce que, si une dynastie depuis longtemps assise peut, à la rigueur, supporter ces insurrections parlementaires, il n'en est pas de même d'une dynastie naissante. Pour se fonder, pour devenir stable et ferme, il faut que, dans ses premiers règnes, sa vie politique n'éprouve aucune interruption, aucune suspension; il faut que le peuple s'accoutume à voir que le gouvernement émane de la couronne. Il ne prendrait pas foi dans le pouvoir et dans la durée d'une couronne qui serait a chaque instant mise en interdit par [p.88] les députés. Le roi ne doit pas être un maître, dit-on. Cela est vrai, vous avez raison; mais vous ne pouvez craindre qu'il le devienne, puisque vous pouvez empêcher tous les actes de son gouvernement qui vous paraîtraient inconstitutionnels ou dangereux. — Et j'ajoute que, s'il ne doit pas être un maître, il ne doit pas non plus être esclave; il doit être chef légal de l'État, et les questions de cabinet ne lui laissent même pas le rôle d'un commis.

Le propre des questions de cabinet, nous l'avons vu, c'est d'ameuter toutes les ambitions de la chambre et de les former en coalition croissante. Ensuite, le propre de cette coalition de minorité est d'étendre et de multiplier les questions de cabinet. Cette réaction est incessante et perpétuelle. Résolues contre le gouvernement du roi, les questions de cabinet le tuent ; résolues favorablement pour lui, elles l'affaiblissent et le préparent à recevoir de nouveaux coups. C'est ainsi qu'elles détruisent le gouvernement représentatif, en substituant forcément les coalitions aux majorités homogènes et sincères.

Cela est inévitable ; et pendant que les questions de cabinet déconsidèrent l'autorité royale et décomposent moralement la chambre elle-même, quel effet produisent-elles dans l'administration du pays, dans l'esprit du corps électoral dans la confiance générale des citoyens pour le gouvernement? Quel effet sur le commerce, sur l'industrie, sur le crédit? Quel effet, au dehors, sur nos relations internationales?

Les questions de cabinet ébranlent tout, corrompent tout, compromettent tout.

Aussitôt qu'une question de cabinet est publiquement constatée, l'administration du pays est suspendue. La force [p.89] morale, qui doit la diriger, n'existe plus. Dans les quatre-vingt-six départements, tous les yeux se tournent vers la chambre. Le gouvernement du roi s'éclipse dans une nuit profonde. Chaque administrateur, se voyant déjà compromis par son dévoûment actuel, songe, non pas à exécuter le système jusqu'alors suivi, mais à l'enrayer pour attendre, et pour rester en panne jusqu'à ce qu'on sache d'où le vent doit souffler. On s'occupe bien plus à se faire des titres à la confiance du ministère futur que la question de cabinet peut enfanter, qu'à obéir fidèlement au ministère qu'elle menace de tuer. Le ministère lui-même n'ordonne plus avec fermeté. Avant de s'occuper à gouverner, il est contraint de s'occuper de vivre. L'interrègne gouvernemental est complet : c'est un temps d'arrêt général. La machine ne fonctionne plus ; la société inquiète s'agite précisément parce que le gouvernement ne marche pas ; l'existence nationale compromise sert d'enjeu à la partie que jouent quelques ambitieux avides de pouvoir.

En même temps, le peuple, qui s'aperçoit de cette inaction morale du pouvoir public, voyant la royauté exilée du gouvernement, voyant la chambre contester aux ministres les portefeuilles qu'ils ont reçus du roi, voyant la chambre, non pas repousser un acte mauvais, mais repousser un acte bon, pour faire tomber ceux qui le présentent, ce qui, certes, est le fait le plus absolutiste que l'on puisse imaginer, s'accoutume à penser que la royauté n'est qu'une chimère idéale, une fiction impuissante ; que tout le pouvoir est dans la chambre élective, puisque, non-seulement elle fait les lois, mais encore destitue ou nomme ceux qui les font exécuter. Tout le pays se démocratise [p.90] en conséquence, et la royauté perd ses autels dans tous les cœurs.

Sur quelle base fixe la prospérité de l'État pourrait-elle s'établir avec un pareil système ? Quel intérêt peut être stable quand l'instabilité du pouvoir est proclamée comme axiome fondamental du gouvernement représentatif? Et s'il n'y a plus confiance au dedans, comment y aurait-il confiance au dehors ? Comment les nations étrangères pourraient-elles lier des relations durables et confiantes avec un gouvernement exposé à changer sans cesse de ministère et de direction?

C'est ici qu'il convient d'examiner la question de cabinet qui naît tous les ans de la discussion de l'adresse, et presque de la nomination du président de la chambre. C'est, je l'ai déjà dit, le dernier terme de la déraison humaine. J'ai une grande répugnance pour les questions de cabinet, en général ; mais j'éprouve une invincible horreur pour celle de l'adresse.

Tous les ans, la session des chambres commence donc par une question de cabinet, celle de l'adresse — et c'est un bien merveilleux contre-sens ; car une question de cabinet mettant en doute l'existence du système et des hommes du gouvernement, il en résulte toujours qu'une session qui commence ainsi, prend pour base une crise, un ébranlement qui se fait sentir dans toute sa durée. — Au lieu de ramener la force gouvernementale, l'ouverture des chambres l'éteint. Tout le monde reste en suspens, attendant avec anxiété le résultat du duel politique dont elles donnent le signal. — Quoi! Chaque année le premier acte des chambres assemblées est d'exproprier la royauté de son indépendance gouvernementale, et vous vous étonnez que [p.91] la session elle-même, au lieu d'être un appui pour le gouvernement, ne soit qu'un grand empêchement à toute unité, à tout progrès, à toute direction? Grands enfants que vous êtes ! Vous semez l'anarchie, et vous voudriez que l'ordre social germât dans vos sillons !

Eh bien donc, cette question de l'adresse, cette question de cabinet, vous l'avez vue depuis la révolution de juillet constamment décidée en faveur de tous les ministères qui se sont succédés : à quoi cela leur a-t-il servi ? En quoi cela a-t-il empêché leur affaiblissement, leur ébranlement et leur chute? Comptez-les, dénombrez les victimes ministérielles dont vous avez jonché vos catacombes parlementaires; pleurez sur cette moisson dévorante de tous vos hommes d'état; frémissez en comptant le petit nombre de ceux qui vous restent encore, et que votre système doit anéantir comme tous leurs devanciers. — Je n'en excepte pas même Casimir Périer. La mort seule l'a sauvé de vos coups ; s'il eût vécu jusqu'à ce jour, ou son ministère aurait tué les questions de cabinet, ou les questions de cabinet auraient tué son ministère d'épuisement et de langueur.

Dans l'année 1838, la question de l'adresse n'a-t-elle pas été résolue en faveur du ministère? Cela a-t-il empêché deux ou trois autres questions de cabinet de surgir dans le courant de la session ? De sorte qu'au lieu de s'occuper de son pays, la chambre s'est occupée toute l'année de savoir si elle tuerait ou laisserait vivre le ministère. Ne voyez-vous pas que c'est dégrader le gouvernement représentatif que de le comprendre ainsi? Que c'est sacrifier les intérêts généraux aux ambitions parlementaires? Que c'est la négation la plus complète de l'ordre et du repos?

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Et comment le ministère du 15 avril s'est-il sauvé de ce déluge de questions de cabinet, invoquées par la coalition?... Il s'est sauvé et a sauvé le gouvernement du roi comme lui, parce qu'il a eu assez de cœur pour supporter certains échecs sans fléchir, et pour en laisser peser la responsabilité morale sur les coupables meneurs de la coalition qui faussait le gouvernement représentatif sous prétexte de le ressusciter. — Grande leçon pour la France! — Puisse-t-elle porter ses fruits !

Mais enfin si, à toute force, il vous faut une adresse et une question de cabinet, ne pourriez-vous pas placer l'une et l'autre avec un peu plus d'opportunité? — Je vous en fais juges.

D'une session à l'autre, vous n'entendez pas sans doute que le ministère reste les bras croisés, attendant sans rien faire le retour des chambres? S'il se présentait les mains vides devant vous quand les chambres s'assemblent, vous lui demanderiez compte, avec raison, de cette longue inaction; vous lui reprocheriez sa tiédeur, sa paresse; vous lui feriez un crime de tous les projets de loi qu'il aurait pu préparer dans l'intervalle des sessions, et qu'il aurait négligé de concevoir, d'étudier, de mûrir, ainsi que le demandent les besoins du pays.

Ce serait fort bien, et vous auriez tout droit de vous en plaindre. — Eh bien ! Que faites-vous ? Lorsque la session commence et que le ministère vous apporte le résultat de son travail de six mois, de ce travail qu'il a fait pour obéir à vos justes exigences ; lorsqu'il vous apporte tous les projets de loi que l'examen attentif du pays lui a fait juger dignes de votre sollicitude, voilà que, pour débuter, vous délibérez si, avant de rien entendre, de rien discuter, [p.93] vous ne mettrez pas le ministère à la porte, lui et tous les travaux préparés, et tous ses projets de loi, sans prendre seulement la peine de savoir s'ils sont bons ou mauvais?... Et pour y substituer quoi, s'il vous plait?... Le néant. Un ministère nouveau que vous ne savez où prendre, et qui lui-même, n'ayant rien de prêt, sera obligé de vous tenir deux mois sans rien faire, pour tâcher d'improviser, à la hâte, pendant cet intervalle de session, placé dans la session elle-même, des lois quelconques, qui, faute de temps et d'étude, n'auront ni ensemble ni véritable portée !... Et c'est par un début pareil que vous voulez commencer toutes les sessions ? C'est là l'état normal de votre gouvernement représentatif? Vous lui préparez à l'avance un néant périodique annuel ! Et vous ne voyez pas que si les choses s'établissaient ainsi, la France regarderait le retour des sessions parlementaires comme une véritable calamité !

Si vous voulez que les ministres s'occupent sérieusement entre les sessions à préparer le travail de la session suivante, laissez-leur au moins la perspective assurée de vous présenter le résultat de leur travail. Ne leur dites pas que vous commencerez la session future par examiner s'il vous convient ou non d'en prendre connaissance : dites-leur au contraire que vous discuterez avant de juger, que vous vérifierez avant de condamner. Eh ! Mon Dieu, je vous le répète, s'il vous faut absolument une adresse et une question de cabinet, placez-la à la fin de la session, au lieu de la placer au commencement; alors, si les travaux du ministère ne vous ont pas satisfaits, vous exprimerez au roi vos sentiments ; vous aurez au moins jugé avec connaissance de cause; vous n'aurez pas paralysé [p.94] toute l'action du pouvoir pendant la session.

Si votre adresse enfante alors un nouveau cabinet, il aura le temps, dans l'intervalle des sessions, d'élaborer le travail de la session future; et ce nouveau travail, vous devrez l'examiner aussi l'année suivante avant de vous prononcer pour ou contre le nouveau cabinet. — Mais au début d'une session, mettre en question l'existence du ministère, et par conséquent le rejet de son travail de six mois, sans l'examiner ni l'entendre, et cela pour y substituer un ministère inconnu, qui n'a et ne peut avoir aucun travail préparé à vous présenter; laissez-moi vous le dire avec douleur, mais sans intention caustique et malveillante, c'est faire autant de mal à la France, que vous devriez et que vous pourriez lui faire de bien en suivant une direction tout à fait contraire.

Ne croyez pas néanmoins que j'approuverais une adresse de la chambre, enjoignant au roi de renvoyer ses ministres, pas plus à la fin de la session qu'au commencement[1]. Dans un cas comme dans l'autre, je la tiens [p.95] pour usurpatrice et fatale. Mais je vous dis seulement, en entrant pour un moment dans votre système, qu'une telle adresse aurait bien moins d'inconvénients parlementaires à la fin de la session qu'à son début, et qu'elle serait moins complètement irrationnelle.

Voyez, quant à vos relations extérieures, l'effet que produit inévitablement votre adresse annuelle. Pendant l'intervalle des sessions, la diplomatie n'a pu traiter qu'avec la plus grande incertitude avec le ministère, parce qu'elle ignore si l'adresse ne renversera pas le cabinet. — La session commence : voilà la diplomatie aux écoutes. — Avec qui traitera-t-elle désormais? — Elle l'ignore.

Comment suivrait-elle sérieusement un traité commencé avec M. Molé, pour le continuer peut-être avec M. Passy, ou l'achever avec M. Odilon-Barrot?... Ainsi le système extérieur est ébranlé en même temps que le système intérieur. Tout est suspendu à la fois. Les négociations seront reprises ou brisées selon que les boules blanches ou les boules noires auront permis au roi de conserver ses ministres, ou lui en auront imposé de nouveaux. Chaque ambassadeur tient un courrier prêt. Les chevaux sont sellés et bridés pour porter dans toutes les cours européennes la mort ou la résurrection du ministère. Avec un pareil état de choses, renouvelé tous les ans au moins une fois, que peut-il s'établir de durable? — Hommes et choses, théorie et pratique, vous tenez tout dans une oscillation perpétuelle. Les plus misérables intrigues ont espoir et chance de triompher tour à tour. L'Europe dit : — Voyons faire ces gens-là; nous traiterons avec eux quand ils sauront enfin ce qu'ils veulent : [p.96] la sagesse du roi des Français nous rassurait; mais qu'importe sa haute capacité, si la démocratie parlementaire parvient à lui imposer des ministres impuissants ou téméraires !

Je viens d'exposer une partie des maux que la question de cabinet, formulée tous les ans dans l'adresse, fait peser sur la patrie et sur la royauté. Maintenant, je prie, en grâce, les grands publicistes de la démocratie parlementaire de faire l'exposé contraire, et de tracer le tableau brillant des avantages que la discussion de l'adresse peut avoir pour le pays. — Je déclare, moi, que l'adresse ne présente jamais aucun avantage, quel qu'il soit; qu'elle fait perdre un grand mois de la législature; qu'elle prolonge, par conséquent en pure perte, les sessions qui sont déjà trop longues, qui fatiguent les députés, qui les écrasent, et pendant lesquelles on ne fait pas les affaires du pays, précisément parce qu'on s'épuise en longs bavardages dans l'intérêt des chefs ambitieux des coteries parlementaires. Prenons pour exemple ce qui se passe sous nos yeux. Si, au lieu d'employer un mois à préparer et à discuter une stérile et dissolvante adresse, la chambre avait commencé, le lendemain de sa constitution définitive, à élaborer les projets de lois, plusieurs mesures utiles seraient déjà votées; au lieu de cela, elle ne s'est encore occupée que des misérables intrigues des ambitieux qui la divisent et qui l'exploitent. N'est-ce pas un beau titre qu'elle s'est fait à la reconnaissance du pays qui souffre, et qui attend les dispositions administratives et commerciales, dont elle ne s'occupe seulement pas? Croit-elle que le pays n'a pas un plus grand besoin de la loi des sucres, des chemins de fer, de toutes les mesures [p.97] qui touchent le progrès industriel et financier, que de savoir si la coalition fera introduire une phrase louche dans l'adresse, ou si le ministère parviendra à l'écarter ?... On veut, dit-on, manifester par-là la majorité de la chambre... Dites donc qu'on veut la dissoudre, la rendre impossible, et la déconsidérer : c'est à ce résultat fatal que l'on marche, et les quatre-vingt-six départements s'en aperçoivent, si la chambre elle-même ne s'en aperçoit pas.

D'ailleurs, cette majorité dont on fait tant de bruit, et dont personne ne conteste les droits, n'a-t-elle pas le moyen infaillible de se manifester en repoussant les projets de lois qui lui paraîtraient mauvais? N'est-ce pas là une puissance assez grande, assez forte, assez invincible? Avez-vous besoin d'y ajouter un malheureux tournoi de paroles creuses ou passionnées qui retentissent dans le vide, et qui, sans résultats possibles pour le bien, ébranlent à la fois la stabilité du gouvernement et la sécurité du pays?...

On m'accuse sans cesse d'attaquer la constitution, de provoquer des coups d'état... En vérité, c'est risible ! Faudrait-il donc un coup d'état pour que la chambre comprît que cette adresse annuelle est une dangereuse et stérile inutilité, pour qu'elle y renonçât, pour qu'elle consacrât son temps aux affaires du pays, au lieu de les négliger, de consommer le temps en intrigues et en contre-intrigues, et de suspendre pendant un mois la vie gouvernementale et administrative de la France ? — Plus j'étudie la charte, et plus je m'assure qu'elle ne prescrit rien de semblable, et qu'il n'est aucunement besoin de la violer pour revenir au bon sens et à la raison.

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Mais les questions de cabinet, cet enfantement perpétuel de l'avortement du refus de concours, ont encore un autre vice presque aussi grave que tous ceux que je viens d'exposer : — c'est qu'elles rendent presque impossible au roi de confier chaque ministère à des hommes spéciaux, et qu'elles portent ainsi une double atteinte à la bonne préparation des projets de lois. — Examinons ces deux points de vue; certes, ils en valent la peine.

En effet, une question de cabinet est discutée dans la chambre. La coalition l'emporte. Le cabinet succombe. Il faut en constituer un autre. Où le roi le prendra-t-il? Et comment le composera-t-il? Ici la réponse n'est pas douteuse; toutes les voix vont crier : dans la majorité triomphante ! — C'est-à-dire dans la coalition.

Mais qu'est-ce que la coalition? — C'est une union faite entre les diverses fractions parlementaires, union concertée et représentée par l'alliance de leurs chefs. — Sera-ce l'alliance même de ces chefs que le roi mettra en possession du ministère?

On comprend à la minute que ce serait absurde, impossible... La masse des votes dirigés contre le cabinet actuel, par exemple, a pour chefs, dans chaque nuance de la chambre, M. Berryer, M. Thiers, M. Guizot, M. Odilon-Barrot, M. Garnier-Pagès, etc. Je ne pense pas que personne ait jamais rêvé un ministère ainsi composé. D'ailleurs si les capacités spéciales à certains ministères ne faisaient pas partie de la coalition triomphante, le roi n'aurait plus la possibilité de leur confier les ministères auxquels elles seraient appropriées.

Mais, sans aller aussi loin, il est évident que les coteries parlementaires tendant à envahir le gouvernement, unissent [p.99] étroitement entre elles les notabilités qui y prennent part. Elles se promettent fidélité ; elles prennent l'engagement de ne pas entrer l'une sans l'autre au pouvoir. Si le roi a besoin d'en prendre une pour occuper un ministère, il faut qu'il subisse forcément l'admission des autres. Si, au contraire, les spécialités désirables se trouvent en dehors de l'alliance, les hommes de celle-ci les repoussent, et ne veulent pas entrer au cabinet avec elles. Ainsi mille difficultés naissent, se croisent, se compliquent. Le roi aura trouvé des ministres spéciaux pour les finances et la diplomatie; mais quand il faudra pourvoir à l'intérieur et au commerce, par exemple, les hommes spéciaux pour ces deux parties se trouveront avoir d'autres engagements parlementaires, et ne voudront pas entrer au ministère avec les deux premiers. Le roi parviendra-t-il à vaincre cette difficulté ? Il lui faut encore un ministère de la justice et de l'instruction publique. — Ces spécialités-ci se trouveront avoir des engagements contraires avec tout ou partie des quatre autres, exigeront le remplacement de l'un des choix convenus, par un autre choix, et ne voudront accepter que sous cette condition. Enfin quand le ministère sera près d'être complet, les difficultés renaîtront, parce que les premiers rôles, ainsi que cela se voit au théâtre, jalouseront les seconds, et repousseront eux-mêmes les spécialités dont ils craindraient l'éclat et la rivalité. Ils obligeront eux-mêmes le roi à prendre d'honnêtes médiocrités pour certains portefeuilles, afin d'éviter que les notabilités rivales y glissent leurs partisans et prennent ainsi trop d'ascendant dans le conseil des ministres. N'est-ce pas là la véritable cause qui a décomposé le cabinet du 6 septembre, qu'on avait formé avec tant de [p.100] peine ? — Puis, arrive enfin la question de la présidence : or, vous concevrez sans peine que plus vous effacez la royauté, plus la présidence du conseil tendra à devenir la royauté elle-même, sous prétexte d'être une présidence réelle ; plus les ambitions se la disputeront, plus il leur faudra combiner le cabinet de manière à s'en concilier les suffrages, plus il leur faudra procéder par imposition forcée dans les choix, ou par exclusion également obligatoire; plus, par conséquent, le roi sera enchaîné, plus la composition du cabinet deviendra difficile, et finira par être impossible.

Voilà comment le système vicie le gouvernement au cœur, en ôtant au roi le choix libre de ses ministres, choix dont la charte a fait la première de ses attributions, et qui est en réalité le premier principe De gouvernement, dans tous les gouvernements possibles. — On vante l'art infini, le discernement admirable avec lequel Napoléon choisissait pour agents de son pouvoir les hommes les plus capables dans chaque genre?... Mais à quoi lui aurait servi cet infaillible instinct de son génie, si les coalitions parlementaires lui avaient interdit l'usage des spécialités qu'il voulait choisir ?

Ici l'on va crier encore à l'impérialisme, on va dire que je réclame le pouvoir absolu. — Eh non, sans doute ! Mais je réclame ce qui, dans tous les gouvernements, est indispensable : ce qui est indispensable au pouvoir constitutionnel, tout aussi bien qu'au pouvoir absolu, le libre choix de ses agents, le libre choix des organes du pouvoir. — Il y a cette différence dans les deux cas; c'est que les agents du pouvoir absolu agissent ensuite despotiquement, au lieu que les agents du pouvoir constitutionnel agissent [p.101] en se conformant aux règles constitutionnelles, et ne peuvent faire exécuter que les lois consenties par les chambres. Voilà la grande condition qui sépare la monarchie absolue de la monarchie constitutionnelle. Mais l'une et l'autre ont également besoin du libre choix de leurs agents, ou bien elles n'existent plus.

Mais de cet esclavage où le système prétendu représentatif place la royauté pour la composition du ministère, résulte un autre vice non moins fatal à l'État : — je veux dire la mauvaise préparation des lois qui sont présentées aux chambres.

D'abord, il est évident que les hommes spéciaux dans les diverses branches du gouvernement étant souvent interdits au choix du roi, par l'antagonisme parlementaire des diverses combinaisons qui se disputent le ministère, la préparation des lois souffre déjà par l'éloignement des spécialités qui devraient en concevoir la pensée première, et en coordonner la rédaction. Vous ne savez pas ce que c'est qu'un homme de plus ou de moins pour faire une loi. Vous ne savez pas peut-être, que souvent un homme est plus capable de la bien faire que toute votre assemblée !...

Mais ce n'est rien encore : non-seulement le roi est esclave de la coalition pour la composition de son ministère; mais, ensuite, par une juste conséquence de ce faux principe de gouvernement, le ministère, aussitôt qu'il aura été enfanté par la coalition, ne peut plus compter sur elle. Elle ne l'appuie que jusqu'au moment de sa formation exclusivement. Aussitôt qu'il est, il n'est plus; son âme, sa vie, lui manquent : il n'a plus de levier ni de point d'appui pour sa législation et pour son action. Son prétendu [p.102] gouvernement représentatif s'évanouit comme une ombre; il n'a plus devant lui qu'une foule éparse de partis parlementaires, sans idées générales et collectives, cherchant quels sont, parmi les nouveaux ministres, les moins solides, les moins forts, afin de les renverser, et de trouver quelques nouvelles places à nicher quelques autres ambitieux dans le cabinet.

En une pareille situation, comment le ministère pourrait-il concevoir, d'un jet, une loi rationnelle, concordante dans ses parties, marchant à son but d'une manière uniforme et logique ? Une loi semblable tomberait à l'instant en minorité. Il faut que la loi soit une macédoine, image fidèle des suffrages confus qu'elle doit obtenir. — On y mettra telle disposition, parce que telle partie de la chambre la désire. On en supprimera telle autre disposition, parce que tel autre banc la repousserait. On ajoutera un troisième article pour apaiser les préjugés de la salle des conférences. Quand on aura fait ainsi de la loi un pot-pourri où l'on espère que les diverses fractions de la chambre trouveront à se satisfaire, alors, ce qui convient à l'une ne convient plus à l'autre, et il faut encore remanier ce malheureux projet, de manière à lui ôter les prétendus torts qui lui sont reprochés, en sens souvent contradictoire : de telle sorte qu'il finit par être une espèce de résidu bâtard, sans vice ni vertu. Ensuite, quelquefois, on en a honte en le voyant arrivé à cet état de décomposition morale, et on l'abandonne. C'est à recommencer. Et, en définitive, sans respect pour son agonie, il est assassiné par les amendements de la chambre !

Ainsi la préparation même des lois est faussée, parce qu'on est obligé, par le misérable système dont nous signalons [p.103] les méfaits, à composer la loi, non pas pour la faire bonne, mais pour avoir à tout prix la majorité. Comme on a rêvé que la majorité était le gouvernement, chacun se dit : — Ayons la majorité, nous gouvernerons. Mais la majorité n'est point le gouvernement; ce n'est qu'un instrument pour faire du gouvernement. Or, à quoi bon acquérir cet instrument, si on ne l'obtient qu'à des conditions telles qu'il devienne impossible de s'en servir ? — C'est une véritable niaiserie.

En résumé, la prépondérance élective, avant d'arriver à la catastrophe définitive d'un refus de concours, armée des questions de cabinet qui dégénèrent nécessairement en coalitions, détruit tout libre arbitre du pouvoir royal, toute possibilité de composition spéciale et rationnelle du ministère, tout moyen de préparer les lois d'une manière sensée et complète.