Chapitre XI - Des 221.


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CHAPITRE XI.

Des 221.

A mesure que nous avançons, tous les rayons convergent vers le foyer qui doit les concentrer. Chaque pas nous montre à la fois l'inconstitutionnalité et l'impossibilité du système qui veut substituer le gouvernement électif au gouvernement représentatif; du système qui arrache à la couronne le gouvernement que la charte lui a déféré sous la surveillance des chambres, et qui le transporte à une seule des chambres, investie de la souveraineté populaire, manifestée par le mandat impératif des électeurs.

Mais voici qu'on nous arrête par une prétention fort extraordinaire. — Nous arrivons trop tard, dit-on, c'est une question jugée : les 221 l'ont décidée. De cette décision [p.137] est sortie la révolution de juillet. De la révolution de juillet sont sorties la charte et la monarchie actuelles. Donc elles sont soumises à ce grand fait qui a tranché la querelle entre les deux prérogatives, et qui a décidé pour toujours que la prérogative de la chambre élective doit primer celle de la royauté.

C'est aller trop vite... Analysons cette assertion, et vous allez voir la masse de bévues qu'elle contient.

D'abord, il serait extraordinaire qu'une si grande difficulté, fût infailliblement et pour toujours jugée, la première fois qu'une chambre, fort inexpérimentée en pareille matière, l'aurait décidée par impromptu. L'infaillibilité des 221 serait, à mon sens, une prétention fort ridicule, surtout quand on sait qu'une partie d'entre eux a fait la révolution sans la vouloir, sans s'en douter, et qu'ils s'en sont amèrement repentis.

Il serait, à mon avis, tout à fait exorbitant que les destinées politiques de la France fussent immuablement enchaînées à une doctrine fausse, parce que vingt ou trente votants, dans un moment de convulsion sociale, auraient passé de la royauté à la révolution.

Il n'y a eu chez les 221, dans la partie morale et intentionnelle de leur acte, rien d'assez mûr, d'assez prévoyant, d'assez réfléchi; il y a eu, au contraire, trop de combinaisons hâtées, trop de motifs différents et opposés dans ceux qui agissaient pourtant de concert, trop de surprise dans le résultat obtenu, pour qu'on puisse déduire de cette catastrophe politique un système rationnel et complet. Il est trop visible, au contraire, que ce n'était qu'une improvisation confuse et incohérente, n'ayant ni système ni gouvernement arrêté.

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Mais à part ce côté politique et moral du débat, sur lequel nous aurons occasion de revenir avec détail, le fait même qu'on nous oppose n'est pas vrai : la question de primauté entre les deux prérogatives n'a pas été tranchée par les 221 ; je dis plus, elle n'a seulement pas été posée : c'est une autre question qui, tout à coup, lui a été substituée et qui seule a été résolue!

Il peut y avoir eu un parti qui ait prémédité la révolution, mais à coup sûr ce ne sont pas les 221. Ils ont servi d'instrument, voilà tout; ils ont servi d'instrument aveugle, absorbés qu'ils étaient par les petites intrigues ambitieuses qui fermentaient dans leurs diverses fractions. Ils faisaient grand fracas de maximes parlementaires qui fournissaient la décoration apparente du drame; mais sous leurs pieds surgissaient de toutes parts les maximes de la souveraineté populaire qui les comprenait mieux qu'ils ne se comprenaient eux-mêmes.

M. de Chateaubriand, l'un des instigateurs les plus inconséquents des 221, dans son livre sur le congrès de Vérone, a fait tout haut amende honorable. Si nous avions prévu le résultat, s'est-il écrié, nous nous serions abstenus. — Sans doute, j'en suis convaincu. — Mais si vous aviez un peu réfléchi, au lieu de beaucoup déclamer, vous auriez très-facilement prévu le résultat. Il n'y a rien de plus simple : toutes les fois que, dans une monarchie constitutionnelle, vous arriverez à soutenir que la majorité élective peut imposer sa décision souveraine à la couronne, si vous transformez cette maxime en fait, la couronne sera détruite. Vous pouvez recommencer cent fois : cent fois vous aurez ce résultat.

Mais comme les 221 n'avaient pas compris cela, ils [p.139] allaient hardiment de l'avant; ils jouaient à la révolution, et croyaient jouer simplement à la majorité. On leur avait dit que c'était une partie d'échecs régulière; qu'ils pouvaient aller jusqu'à la fin, en ripostant coup pour coup, et que quelque miracle sauverait la royauté. Puis, quand le roi fut échec et mat, ils en furent ébahis !

Encore faut-il le reconnaître, c'est le roi lui-même, c'est Charles X qui s'est empressé de supposer aux 221 une portée politique bien plus hostile que celle qu'ils avaient réellement, car ils en avaient bien peu. D'eux-mêmes, ils n'auraient pas tiré à conséquence. Leur adresse n'était point un refus de concours. Si, au lieu d'une phrase vague et comminatoire, leur commission du projet d'adresse eût exprimé l'intention positive de refuser le budjet dans le cas où le roi ne renverrait pas le ministère Polignac, la chambre n'aurait pas voté l'adresse; il fallut, pour obtenir ses suffrages, se borner à des phrases générales, et à cette assertion vague que le concours n'existait pas, sans exprimer aucune résolution positive sur quoi que ce fût : de sorte que beaucoup de ceux qui votèrent pour cette phrase, y voyaient simplement l'intention de s'opposer aux mesures inconstitutionnelles que pourrait proposer le ministère Polignac, et point du tout exprimer le dessein de refuser tout ce qui serait proposé, même bon, si le roi s'obstinait à garder son fatal ministère. En un mot, ils voulaient exprimer la volonté de défendre la charte, si elle était attaquée, et non pas la volonté de détruire la charte, de peur qu'on ne l'attaquât.

L'adresse des 221 n'était donc en elle-même qu'un équivoque involontaire et sophistique. Charles X s'y trompa ou fit semblant de s'y tromper ; il n'était pas fâché d'avoir [p.140] un prétexte pour recourir à la force contre des institutions qui lui étaient antipathiques. Il s'était mépris : la force n'était pas pour lui.

S'il eût été mieux conseillé, il eût compris que cette simple assertion, que le concours n'existait pas, ne signifiait à peu près rien; qu'il en fallait venir à un vote positif sur une mesure constitutionnelle pour savoir ce dont la chambre était capable; que cette phrase vague et générale était bien loin d'exprimer la volonté de refuser le budjet; et que la chambre elle-même eût-elle dit : Nous refuserons le budjet, de là à le refuser réellement, il y avait un intervalle immense qu'elle ne franchirait pas. Alors les choses se seraient autrement passées ; nous n'aurions pas eu de révolution, au moins pour cette fois, et l'on n'aurait pas extrait de l'adresse des 221 les fausses maximes, les théories inconstitutionnelles qu'on en a déduites et qui n'y sont même pas.

Mais Charles X aima mieux supposer que l'adresse des 221 contenait ce qu'on avait fait semblant d'y mettre, afin de s'en faire un prétexte au coup d'état qu'il méditait. — Alors le débat parlementaire fut subitement interrompu, au lieu d'être éclairci et conduit jusqu'à sa solution. A la place de cette question-ci : La chambre a-t-elle le droit d'exiger le renvoi des ministres du roi? fut substituée celle-ci : Le roi a-t-il le droit de casser la loi électorale et la loi de la presse par ordonnances ? Or, certainement l'une n'équivaut pas à l'autre, et c'est cette dernière seulement qui a été résolue.

On n'a donc pas décidé, par la révolution, que la chambre avait le droit d'exiger le renvoi des ministres du roi. — On a décidé simplement que le roi n'a pas le droit de [p.141] violer la charte par ordonnance, et de faire la loi à lui tout seul. — Or, c'est une décision que nous n'avons jamais contestée, et que nous reconnaissons très-volontiers. C'est une décision que je pourrais contester moins que personne, moi qui ai joué ma tête contre les ordonnances de Charles X, en protestant publiquement contre elles, et en invoquant contre elles la résistance de mes concitoyens de la Gironde. Mais nous soutenons que la chambre, non plus, n'a pas le droit de faire la loi à elle toute seule, malgré le roi ; qu'elle n'a pas le droit d'exiger le renvoi des ministres du roi ; en un mot, que la charte est obligatoire pour elle comme pour la couronne; voilà tout.

Si Charles X, au lieu de faire un coup d'état, eût laissé marcher le drame parlementaire, alors la question de prérogative aurait peut-être été posée. Peut-être la chambre en serait-elle venue à cette extrémité de rejeter le budjet, de refuser tout concours, de voter contre la vie intime du gouvernement, pour exiger le renvoi du ministère. Alors nous aurions vu ce qui serait arrivé. Mais la question n'ayant pas été posée, très-certainement il est absurde de nous dire qu'elle ait été résolue. Je suis convaincu, moi qui ai connu beaucoup des 221, qu'ils n'auraient pas refusé le budjet, et que si, par impossible, ils l'avaient refusé, ce flagrant abus du vote parlementaire aurait changé toutes les chances politiques, et aurait ramené l'opinion à la royauté.

Mais qu'est-il résulté de cette substitution subite d'une question à l'autre ?

Il est arrivé trois choses :

1° La question de prérogative constitutionnelle est restée pendante et non résolue.

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2° Le parti révolutionnaire, le parti de la souveraineté du peuple, profitant de la confusion des idées, a soutenu que la question de prérogative avait été résolue dans son sens.

3° Enfin, la couronne, étouffée par les préjugés électifs qui la cernent, n'a pu cependant convenir que la question de prérogative eût été résolue contre elle, ce qui aurait tué la monarchie nouvelle dès sa naissance. Mais elle n'a pas osé non plus nier la solution prétendue, et elle s'est arrangée le mieux qu'elle a pu de la situation fausse et indécise où cette ambiguité a retenu son gouvernement.

Si vous voulez savoir maintenant d'où est provenue toute la mobilité parlementaire, toute l'instabilité ministérielle, toute cette masse flottante d'intrigues et de contre-intrigues qui ont annihilé, morcelé, fracturé la chambre, le gouvernement et le pays depuis 1830, en voilà la cause incessante et fatale.

Car comprenez bien, une fois pour toutes, que s'il était constitutionnellement décidé que la chambre doit examiner les actes du gouvernement pour leur valeur réelle, pour leur rapport, bon ou mauvais, avec les affaires du pays; s'il était bien constaté qu'elle ne doit pas adopter, combiner, rassembler ou disjoindre des noms d'hommes pour faire ou défaire un ministère ; qu'elle doit laisser ce soin au roi que la charte en a investi par sa prérogative constitutionnelle, alors la discussion serait courte, claire, sincère. On examinerait les lois pour ce qu'elles valent; on rejetterait les mauvaises, on adopterait les bonnes. Et, de leur côté, les ministres n'ayant à songer qu'aux affaires du pays, n'ayant à méditer que les lois, les projets de règlement, [p.143] les affaires administratives de leur département, y consacreraient tout leur temps, tout leur travail d'esprit, toutes leurs études, et le gouvernement représentatif vous donnerait tout ce qu'il peut renfermer d'utile et d'avantageux.

Mais dans le système qui place le choix des ministres et la direction du gouvernement dans la prépondérance de la prérogative parlementaire, vous avez un résultat tout opposé. La chambre s'occupe à savoir quel ministère elle doit former, et non pas quelles lois elle doit adopter. Elle examine les actes, dans le but de s'en servir pour renverser ou pour soutenir les hommes du ministère, et point du tout dans leur rapport avec le bien réel du pays. Les lois ne sont qu'un prétexte pour discuter les personnes. Toutes les ambitions parlementaires s'ameutent en ardentes rivalités. Tous les partis hostiles se coalisent pour détruire, parce qu'il faut qu'ils détruisent pour avoir l'espérance de se mettre à la place de ceux qu'ils auront détruits. La chambre joue au ministère; au lieu d'un gouvernement vous n'avez qu'une immense intrigue; une intrigue infinie, éternelle, qui renaît d'un bord aussitôt qu'elle a trouvé une solution du bord opposé.

Cela n'est pas un accident de notre position; c'est le résultat inévitable et logique de la prépondérance élective. — Le jour où la prérogative royale ne sera plus contestée, le jour où il sera reçu, dans les mœurs et dans l'opinion publique de France, que le roi seul choisit ses ministres, et que les chambres doivent se borner à repousser ce qu'ils proposeront de mauvais et à adopter ce qu'ils proposeront d'utile, tout rentrera dans l'ordre, dans le bon sens, dans la voie du bien public et de la véritable liberté. L'influence [p.144] morale, la confiance qu'acquerra la chambre des députés par cette loyale conduite, lui vaudront cent fois plus de puissance réelle que l'usurpation gouvernementale où on la pousse : tentative folle qui ne peut mettre à découvert que sa parfaite inaptitude à l'accomplir.

Le plus grand intérêt de la France, le moyen direct et positif pour elle d'avoir enfin un gouvernement réellement représentatif de ses intérêts, au lieu d'être représentatif des ambitions qui veulent l'exploiter tour à tour, c'est donc de consolider la prérogative royale dans son intégrité constitutionnelle. Voilà l'œuvre que la révolution de juillet doit accomplir, si elle veut fonder quelque chose en France. — Jusque-là, on nous dira solennellement que les 221 ont décidé qu'il faut marcher sur la tête et penser avec les pieds ! — Le respect que je leur porte m'oblige à déclarer que c'est un aphorisme très-ridicule auquel ils n'ont jamais pensé.