Chapitre VII - Si, malgré la Charte, et malgré l'impossibilité d'une majorité organique et durable dans la Chambre élective, celle-ci se déclarait prépondérante et agissait en conséquence, la constitution serait détruite; l'État serait bouleversé et perdu.


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CHAPITRE VII.

Si, malgré la Charte, et malgré l'impossibilité d'une majorité organique et durable dans la Chambre élective, celle-ci se déclarait prépondérante et agissait en conséquence, la constitution serait détruite; l'État serait bouleversé et perdu.

Ce chapitre-ci est presque de pure forme; je l'écris par respect pour l'ordre logique des idées, car il doit précéder les conclusions que je veux établir et développer dans les chapitres suivants. Mais il ressort tellement du chapitre précédent dans lequel il est implicitement contenu, qu'il n'est pas nécessaire de s'y arrêter longuement.

Si la chambre se déclarait prépondérante, et faisait prévaloir sa volonté sur celle de la pairie et de la royauté, [p.78] dont elle anéantirait aussi le veto constitutionnel, la constitution serait détruite: cela est bien évident, puisqu'au lieu de trois pouvoirs qu'elle établit, il ne resterait plus qu'un pouvoir, faisant seul la loi, à laquelle les deux autres pouvoirs ne donneraient qu'un consentement forcé, consentement nul, sans valeur dans le droit politique comme dans le droit civil. C'est une grande erreur de croire que le mécanisme du gouvernement constitutionnel exige que les trois pouvoirs soient toujours d'accord.

C'est une erreur bien plus grande et certainement bien puérile de croire qu'on rétablirait cet accord, parce qu'on donnerait à l'un des pouvoirs le droit de méconnaître et d'opprimer la volonté des deux autres. Le désaccord subsisterait toujours, seulement il serait masqué par un mensonge.

La loi ne devient loi que par l'assentiment libre des trois pouvoirs. Il suffit donc qu'un des pouvoirs la refuse, pour qu'elle meure avant de naître. Ce n'est point là un dérangement du mécanisme constitutionnel, c'est au contraire son jeu normal et régulier. Il serait ridicule de vouloir obtenir l'unanimité pour le rejet, comme on l'exige pour l'adoption. L'un au contraire exclut l'autre; car, par cela seul que l'adoption des trois pouvoirs est nécessaire pour faire la loi, le refus d'un seul la détruit. D'ailleurs, comme la loi est nécessairement présentée par un des trois pouvoirs, l'unanimité pour le rejet est toujours impossible, car celui des pouvoirs qui a proposé la loi a certainement voté pour elle.

En cas pareil, il faut donc tenir la loi pour bien repoussée, ne point dire que c'est un point d'arrêt dans le [p.79] gouvernement, ne point chercher à en sortir par un coup d'État, ni du roi, ni de la chambre.

Mais si, par le refus de concours, on donne à l'un des pouvoirs le moyen de faire prévaloir sa volonté sur le vote négatif des deux autres, c'est une manière frauduleuse de simuler la loi, c'est une solution négative masquée en solution affirmative, c'est un mensonge politique, c'est l'omnipotence d'un des pouvoirs détruisant virtuellement les deux autres : loin d'être le salut du gouvernement représentatif, c'est son anéantissement.

Plus loin nous verrons que ce mensonge politique ne produirait pas le résultat qu'on cherche; que s'il réussissait momentanément, il laisserait subsister le désaccord des pouvoirs sous le voile fictif de l'union forcée qu'on aurait imposée aux deux pouvoirs opprimés, et que de cette guerre morale naîtraient inévitablement de plus graves discords.

Mais, supposons maintenant que le refus de concours produisît le résultat qu'on cherche; que la royauté et la pairie cédassent ; que la chambre élective fît triompher sa volonté, et par conséquent s'emparât du gouvernement; je dis que l'État serait perdu, et qu'il ne pourrait être sauvé qu'en un cas : celui où la chambre des députés, succombant sous le poids de cette usurpation, et comprenant à la fois son impuissance et son crime, abdiquerait volontairement le pouvoir qu'elle aurait envahi dans un moment d'exaltation, et ferait contre elle-même un coup d'État en faveur de la couronne, pour réparer le coup d'État qu'elle aurait frappé contre la couronne par le refus de concours.

En effet, supposons que le refus de concours a [p.80] triomphé; la chambre des députés voulait une mesure, n'importe laquelle pour le moment : ce sera la conversion, ce sera l'intervention, ce sera tout autre mesure, si vous voulez. La pairie et la royauté ne la voulaient pas. Pour surmonter leur opposition, la chambre des députés refuse le budjet; la royauté, vaincue par famine, ainsi que la pairie, cèdent et donnent leur consentement. La chambre élective, touchée de cette soumission, retire son interdit, et vote le budjet qu'elle avait refusé. — Ou bien, si vous l'aimez mieux, la royauté n'a pas le courage d'aller jusqu'au bout; elle n'attend pas que la chambre ait refusé le budjet, elle cède sur la simple menace de ce refus. Cela revient absolument au même.

D'abord, permettez-moi de vous le dire : à mes yeux, il y a cent à parier contre un qu'en cas pareil la royauté et la pairie avaient raison dans leur résistance, et que la mesure qui leur serait imposée ainsi — surtout si elle est capitale, et il n'y a évidemment que des mesures capitales qui puissent motiver l'usage de pareils moyens — est mauvaise ou du moins très-dangereuse. Nous ne sommes plus aux temps où la couronne avait des intérêts particuliers opposés à ceux de l'État. Nous ne sommes plus aux temps où l'aristocratie avait des privilèges onéreux pour le reste des citoyens. Le roi et la pairie sont donc parfaitement liés aux intérêts généraux qu'ils représentent : nulle préoccupation personnelle ne les influence. Le sort du roi, sa dynastie, son avenir, tout est lié à la prospérité générale de l'État; il n'est pas légalement responsable, cela est vrai, mais il est moralement, historiquement, dynastiquement responsable; les malheurs publics ébranlent son pouvoir, son existence. La chambre des députés, au [p.81] contraire, appuyée de tous les partis, de toutes les ambitions, de tous les intérêts particuliers dont elle représente la tendance, n'est responsable de rien. Chaque membre s'isole, rentre dans ses foyers, soutient au besoin qu'il a voté contre la mesure qui a mal réussi, ou dit qu'elle a mal réussi parce que la couronne l'a mal exécutée. Il est donc facile de voir que la chambre se détermine avec plus de légèreté, avec moins de réflexion et de maturité, parce qu'elle est plus agitée et moins responsable.

Or, dans un tel état de choses, pour que la couronne résiste assez pour s'exposer à un refus de concours, il faut que la mesure à laquelle elle s'oppose lui paraisse bien grave, bien dangereuse, bien fatale. — Si ce n'était qu'une mesure susceptible de légers inconvénients, la couronne n'attendrait pas une telle extrémité. La chambre n'aurait certainement pas besoin d'en venir au refus de concours.

Je dis donc que, sur dix fois que la couronne et la pairie se seront trouvées en une telle dissidence avec la chambre élective, il y a neuf à parier contre un que c'est la chambre élective qui se trompait. Partez de 1838, remontez à 1830; énumérez les avortements de discords qui se sont manifestés depuis la conversion des rentes jusqu'à l'abolition de l'hérédité des pairs, et vous aurez la preuve de la vérité de mon assertion.

Ce sera donc une mesure, au moins douteuse dans ses résultats, sinon complètement mauvaise, que la chambre des députés aura imposée à la royauté, au moyen du refus de concours.

Mais il faut l'exécuter cette mesure. — Qui sera chargé de son exécution? — La couronne qui ne la voulait pas, [p.82] qui s'y est opposée tant qu'elle l'a pu, qui n'a cédé que devant le refus de concours ; la couronne à qui, par conséquent, par la même occasion, on aura imposé, pour exécuter cette mesure qu'elle ne voulait pas, des ministres qu'elle ne voulait pas davantage. Et vous appelez cela avoir rétabli l'unité, l'union, l'harmonie entre la couronne et la chambre?...

Et cette exécution de la volonté imposée au trône par le refus de concours, si elle réussit mal, si elle amène de désastreuses conséquences, qu'en dira la chambre? N'est-il pas évident qu'elle mettra en suspicion la bonne foi de la couronne? Qu'elle dira que la mesure échoue, parce qu'ON met des obstacles secrets à son exécution ? Oh ! C’est alors qu'on crierait avec emphase contre le gouvernement personnel du roi ! C'est alors que vous verriez la royauté compromise, et la démocratie vous répéter avec une opiniâtreté très-logique : — A quoi votre roi vous sert-il ? Qu'en faites-vous? Puisque vous lui avez imposé des ministres et des lois qu'il ne voulait pas, à quoi peut-il être bon pour l'exécution? Ne voyez-vous pas qu'il ne peut servir qu'à les entraver? Ou il ne fait rien, alors il est inutile; ou il tâche d'amortir l'exécution de la mesure que vous lui avez imposée malgré lui, alors il est dangereux. Dans tous les cas, il faut le supprimer.

La conséquence logique des faits pousserait donc la chambre à gouverner elle-même. Peut-être ne supprimerait-elle pas le roi ; elle se contenterait de supprimer la royauté : ce n'est plus au roi que les ministres imposés par la chambre rendraient compte de l'exécution, ce serait à la chambre. Ils auraient besoin de prouver à la chambre qu'ils ne se laissent pas influencer par l'opposition que la couronne [p.83] avait montrée à la volonté parlementaire, et qu'ils font tous leurs efforts pour la réaliser de leur mieux. Et si les résultats étaient trop mauvais, qui sait si les ministres de la chambre ne s'efforceraient pas d'en jeter le blâme sur le roi lui-même ? S'ils ne viendraient pas se plaindre indirectement de l'influence du roi? S'ils ne viendraient pas dire : Nous devions savoir tout ce qui se passait, cela est vrai!.... mais nous n'avons pas tout su?...

Croire que le refus de concours rétablirait l'union entre les pouvoirs de l'État, c'est une véritable folie. Ce serait, et je le prouverai tout à l'heure, déchaîner au contraire tous les discords, tous les dissentiments, toutes les factions.

Mais, pour le moment, je veux seulement insister sur ceci, que le refus de concours conduirait inévitablement la chambre à prendre en main le gouvernement. Or, comme sa majorité, déjà si mobile, changerait encore plus rapidement de face à mesure que les événements provoqués par elle se développeraient, son gouvernement n'aurait ni suite, ni direction, ni fixité. Les rênes de l'État flotteraient au hasard de toutes les ambitions; la chambre changerait les ministres du roi dix fois par an, elle essaierait de toutes les incapacités et de tous les systèmes; le pays, dans son ordre intérieur, serait anarchisé; dans ses relations extérieures, il serait déshonoré et perdu.

Axiome fondamental : — Ne pas faire tout ce que voudrait le pouvoir royal est quelquefois une nécessité, et la chambre doit alors résister; — mais obliger la couronne à exécuter, par des ministres qu'elle ne veut pas, une mesure qu'elle repousse, ce serait détruire le gouvernement lui-même. Il serait beaucoup plus court de se passer de [p.84] roi, que de le traiter en esclave, et de s'en faire ainsi un ennemi ou une victime. — Or, le refus de concours ne peut avoir que l'un ou l'autre résultat.