Chapitre XIV - La société humaine n'est point une institution contractuelle et volontaire. La loi n'est pas le gouvernement. Il n'y a pas de souveraineté.


[p.173]

CHAPITRE XIV.

La société humaine n'est point une institution contractuelle et volontaire.

La loi n'est pas le gouvernement.

Il n'y a pas de souveraineté.

Le système libéral n'envisage l'espèce humaine que sous un point de vue complètement rationnel.

Il fait de la société humaine un jeu d'échecs régulier, ayant ses formules et ses conséquences logiques.

D'où il résulte que le gouvernement de la société, c'est [p.174] la loi ; c'est-à-dire, la volonté générale exprimée en formules générales, s'appliquant ensuite aux cas particuliers qui rentrent dans les classifications qu'elle a établies.

Il résulte de là que la tendance libérale s'achemine toujours à ce but-ci. — Établir un légalisme complet, un gouvernement où la volonté arbitrale des gouvernants ne perce plus, où la volonté générale de la société, exprimée par la loi, soit tout et domine tout.

Or, ce point de vue est faux.

A ce point de vue faux, la même école rationnelle a donné un moyen d'exécution faux comme lui.

Elle a supposé qu'en colligeant les volontés individuelles éparses dans la société, en les rassemblant dans un foyer électif qu'elle appelle représentatif — immense erreur — elle faisait de la majorité de ses volontés individuelles un être compacte et unique, exprimant la volonté générale, par conséquent la loi. — A cette loi ainsi formulée, elle a attribué le gouvernement. D'où il résulte que la souveraineté de l'individu constitue la société, et que le vote électoral exprime cette souveraineté.

Ce corollaire, moyen d'exécution du principe, est au moins aussi faux que le principe lui-même.

Mettez plus ou moins de logique dans le développement de ces idées successives, vous aurez ou le système des classes moyennes de M. Guizot, ou le système de la réforme électorale de M. Odilon-Barrot, ou le système américain de M. de Lafayette, ou le système républicain d'Armand Carrel, ou le système démocratique de M.Garnier-Pagès, ou le système radical de M. Cavaignac. — Mais tout cela n'est que du plus au moins; c'est la déduction plus ou moins logique, et par conséquent plus ou moins fausse de [p.175] la même erreur. Dans un système vous direz que l'insurrection est le plus saint des devoirs; dans l'autre, que le refus de concours est le plus sacré de tous les droits. — Je n'y vois pas la moindre différence morale.

Il faut le dire, les classes moyennes qui aspirent aujourd'hui à absorber le gouvernement de la société, ne comprennent pas cela. La souveraineté élective leur paraît une excellente chose, tant qu'on la renferme dans les classes moyennes elles-mêmes. Parmi les doctrinaires, une partie ne comprend pas cette erreur de la société et la partage : ceux-là sont de bonne foi, ils manquent de portée d'esprit, voilà tout; c'est la majorité de ce parti. Mais une autre partie des doctrinaires comprend l'erreur gouvernementale des classes moyennes, peut-être pas complètement, mais assez cependant pour s'en rendre compte ou à peu près : c'est la minorité des doctrinaires ; c'est la partie grave qui se laisse traîner à reculons sur la pente populaire, ne voulant pas complètement proclamer l'erreur elle-même, mais voulant la flatter pour s'en faire un instrument de pouvoir. Ceux-là sont les plus coupables, parce qu'ils ont un peu plus que les autres la conscience du mal qu'ils font; mais leur orgueil a fait taire leur conscience, et ils sacrifient leur pensée à leur ambition.

Quant aux classes moyennes, leur intention est bonne. Leur erreur est excusable. Longtemps elles ont combattu contre l'absolutisme du pouvoir pour conquérir la liberté du pays. Elles avaient mille fois raison dans cette lutte. Après avoir atteint le but, elles se laissent emporter par une impulsion qui dure encore, et le dépassent. Après avoir conquis la liberté, elles veulent prendre le pouvoir et le gouvernement ; et comme cela est impossible par la [p.176] nature même des choses, elles anarchisent l'État par le travail à contre-sens qu'elles font pour le régler.

En même temps qu'elles empêchent ainsi l'organisation régulière et efficace du pouvoir social, ce qui cause le mal de tout le pays, elles déconsidèrent l'étendart qu'elles avaient jusqu'à présent honoré, parce qu'au lieu d'un véritable intérêt général, il est trop visible que c'est leur intérêt particulier qui les pousse, et qu'elles veulent substituer leur pouvoir absolu à celui qu'elles ont détruit. C'est l'omnipotence élective en remplacement de l'omnipotence royale ; c'est le despotisme d'un des intérêts sociaux sur tous les autres; c'est le moyen de pousser l'opinion publique dans une progression toujours croissante d'erreurs, en lui faisant croire que le remède à ce nouveau désordre serait de porter la souveraineté encore un peu plus bas dans la hiérarchie sociale : ce qui certainement, au lieu de guérir le mal, le rendrait bien plus funeste et bien plus irrémédiable.

Voilà la pente sur laquelle le pays est placé ; voilà le chemin funeste où la France est engagée ; voilà le phare trompeur qu'elle montrera au reste de l'humanité pour la perdre avec elle; tandis que si elle y substituait la lumière éclatante et féconde des vrais principes sociaux, elle serait la reine morale et la bienfaitrice du monde !

Ce grand, ce magnifique, ce sublime rôle, j'ai cru — parlons plus franchement — je me suis efforcé de croire, tant je le désirais, que M. Guizot l'avait compris. C'est là ce qui m'avait inspiré ce dévouement profond, presque fanatique, pour la cause de cet homme que je n'avais jamais vu qu'un quart d'heure dans ma vie. C'est là ce qui m'inspirait contre M. Dupin, contre M. Thiers, une impatience [p.177] répulsive, quand je les voyais entraver la marche ascendante de la glorieuse idée que j'avais incarnée dans la personne de M. Guizot. — Dieu! quel mécompte j'ai éprouvé, quand j'ai voulu sonder sa capacité d'intelligence et de volonté ! Quand, au lieu d'une pensée spontanée, complète, génératrice, je n'ai trouvé en lui qu'une tactique toujours subordonnée aux plus petites combinaisons du moment, toujours en prostration gouvernementale devant les erreurs de la classe moyenne, toujours calculant la loi et la marche de la société, non pas sur les exigences essentielles au succès définitif, mais selon la majorité numérique des fluctuations électorales ! — Je m'arrête : le respect de mes liaisons passées m'impose silence. Ceux qui m'ont accusé de violer le sanctuaire de l'intimité, savent bien que jamais je n'ai commis cette déloyauté. J'ai montré seulement par où ce sanctuaire pouvait être ouvert aux regards, s'ils voulaient absolument m'y contraindre; eux qui m'ont pris pour hostie de leur sacrifice, pour holocauste de leur réconciliation avec le Baal révolutionnaire; eux qui, poussés par l'âpre ambition d'un pouvoir sans lequel il leur est, à ce qu'il paraît, impossible de vivre, m'ont pris pour instrument d'abord, pour bouclier ensuite, pour victime expiatoire enfin. — Pauvres gens qui ne sentent pas combien, dans ma lointaine retraite, je vois leurs grandeurs petites et leur position descendue ! — Nous verrons un jour, quand les convenances me le permettront, si ma plume saura tracer le tableau moral de cet épisode historique. Pour le moment, revenons à l'objet de ce chapitre.

Le but donc auquel tend tout le développement du libéralisme, c'est de construire à la société un gouvernement [p.178] tout rationnel, tout légal; un gouvernement où le pouvoir de la loi suffise à la nation, où les gouvernants ne soient que la bouche de la loi, selon la belle expression de Montesquieu, parlant des magistrats judiciaires.

Mais ce qui peut être vrai, jusqu'à un certain point, quand il s'agit de la justice qui prononce entre les intérêts particuliers — et je dis jusqu'à un certain point, car, même dans cet ordre d'idées, ce n'est pas une vérité absolue — n'est pas vrai dans l'ordre des idées politiques et sociales.

Les théoriciens représentatifs, après l'école républicaine, ont imaginé que l'homme est un être tout rationnel, parfaitement possesseur de lui-même, libre de vivre en société ou en état d'isolement, et, par conséquent, s'étant uni en corps de nation d'une manière toute volontaire, toute contractuelle, à laquelle il dépendait de lui d'improviser et d'imposer des règles issues de sa volonté. C'est cette convention toute volontaire, toute arbitraire, toute philosophique, qu'ils ont appelée, les uns, le contrat social, les autres, le gouvernement représentatif. C'est de cette volonté spontanée et toute libre de l'homme, qu'ils ont voulu faire naître le pouvoir social, qu'ils ont appelé, les uns, la souveraineté du peuple, les autres, la prépondérance élective.

Cette constitution toute contractuelle, volontaire et libre de la société, n'est qu'un rêve sans bon sens, un mensonge anti-social.

La société n'est pas une institution contractuelle, produite par le vouloir et le consentement d'hommes égaux, agissant à priori, et bâtissant une organisation politique ou civile sur une table rase, où la représentation de leur [p.179] volonté collective, revêtue du nom de loi, soit possible et efficace. — Voilà la première erreur qui vicie le libéralisme à sa base ; l'erreur qui vicie non-seulement le contrat social de Rousseau, mais tous les contrats sociaux qu'il plaira aux théoriciens d'imaginer.

L'homme d'abord n'est pas un être tout rationnel. — Une partie, la plus grande partie de lui-même peut-être, est instinctive, et comme telle sert de base et de source à sa volonté, au lieu de se laisser complètement régler par elle.

Voilà ce qu'il faut dire à l'orgueil de l'homme. Voilà ce qui limite jusqu'à sa liberté naturelle, et qui ne permet pas de donner à la liberté sociale les bases légales qu'on voudrait établir d'une manière systématique et complète.

La société humaine, primitivement, n'est pas le produit de la partie rationnelle de l'homme; elle est le produit primordial de sa partie instinctive, nécessaire, inévitable. La société n'est pas une volonté, un contrat; elle est un fait spontané, antérieur à toute loi, à toute convention; un fruit que produit la végétation humaine avec les conditions inhérentes à sa nature bornée. Ensuite, de ce fait découlent des faits secondaires chargés de mille inégalités, de mille spécialités, de mille modifications bizarres, impossibles à prévoir et à empêcher, de mille conséquences morales et matérielles auxquelles s'appliquent les principes relatifs et rationnels du juste et de l'injuste, tels que Dieu les a mis dans le cœur de l'homme ; de là naît une sorte de quasi-contrat postérieur, qui régularise, mais qui n'a pas constitué, et qui ne peut pas constituer la société; — et j'ajoute, qui ne peut pas même la régulariser [p.180] complètement, parce que la partie instinctive de l'humanité y oppose un invincible obstacle; de sorte que de la nature même des faits sociaux sortent la constitution et la loi qui les régissent, bien loin que la volonté de l'homme puisse faire cette constitution et cette loi pour créer et régler les conditions de la société.

Je me contente aujourd'hui d'exprimer ces idées premières; je vais y joindre leurs conséquences telles qu'elles sont destinées à terminer l'édifice social. Mais je ne veux pas remplir les intervalles entre les idées premières et les conséquences que je vais énoncer. Ce serait trop pour le moment; ce sera l'objet d'un autre travail.

La première conséquence de ceci, c'est que les formules que vous nommez lois ne sont pas l'expression de la volonté générale, parce qu'il n'y a pas de volonté générale; parce que, lors même qu'il y aurait une volonté générale, et qu'on pourrait en trouver l'expression, elle ne serait pas la loi.

La seconde, c'est que la loi, faite par la collection des volontés particulières représentées par l'élection, ne peut régler que la moindre partie du gouvernement; et que le gouvernement, considéré dans son ensemble, doit être soumis, partie au pouvoir de la loi, partie à la décision arbitrale des gouvernants.

La troisième, c'est que, sans ce mélange de pouvoir légal et de pouvoir arbitral, aucun gouvernement juste, raisonnable, durable, efficace et coordonné n'est possible. La quatrième, c'est que la nation française est sous l'empire d'un préjugé déplorable et fatal, quand elle croit marcher vers la destruction de l'arbitraire, vers l'établissement de la liberté, vers le progrès du bien-être par le [p.181] commerce et l'industrie, en étendant sans cesse, indéfiniment et toujours, le domaine de la loi, et en restreignant de plus en plus et systématiquement le domaine de l'ordonnance royale.

Ceci est la plus haute question politique de l'époque ; celle dans laquelle se résument toutes les conséquences fatales du libéralisme électif ; celle dont l'opinion publique est la plus infatuée; celle que je me propose d'attaquer le plus énergiquement et le plus opiniâtrement qu'il me sera donné, en concentrant sur ce point toute la force de mon âme et de ma volonté; car, tant que certains intérêts généraux seront réglés par la loi à laquelle concourt le pouvoir électif, ces intérêts seront imparfaitement, inopportunément et déraisonnablement réglés, ce qui tiendra la société dans un état d'agitation et de maladie perpétuel, parce que le pouvoir électif est et sera éternellement inhabile à régler ses intérêts.

Enfin, la conséquence de toutes ces conséquences, c'est que la classe moyenne base son omnipotence sur un sophisme qui, dans ses mains, fonctionne incessamment contre elle-même, et qui doit la perdre dans l'abîme où son absolutisme veut ensevelir la royauté encore toute vivante ; la royauté qui se débat dans cet incalculable martyre, sorte de crucifixion nouvelle où elle se dévoue pour le salut terrestre de l'humanité!

Gens du monde, hommes du moment, philosophes ambitieux, intrigants austères ou légers, réfléchissez à ceci : — Passez devant moi, si vous voulez ; continuez à prendre la décoration parlementaire pour le drame du gouvernement, le costume des personnages pour les personnages eux-mêmes; faites votre livre; mettez-y votre histoire et [p.182] vos pensées. — Je ne suis pas pressé de faire le mien; je passerai après vous, et je sais bien que vous ne prendrez pas ce que je veux y mettre.

En attendant, je vais continuer celui-ci.