Chapitre VI - La Chambre élective ne peut être prépondérante, parce qu'elle ne peut avoir de majorité, à priori, homogène, durable, ce qui lui rend le gouvernement impossible.


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CHAPITRE VI.

La Chambre élective ne peut être prépondérante, parce qu'elle ne peut avoir de majorité, à priori, homogène, durable, ce qui lui rend le gouvernement impossible.

Remarquez bien ceci : si, pour me servir de l'expression consacrée, vous accordez à la chambre élective le dernier mot, vous lui accordez le gouvernement tout entier.

Investie du premier mot par l'initiative, du second mot par la discussion et le vote, du dernier mot par le refus de concours et la prépondérance qui en est la suite ; imposant au roi le choix des ministres après avoir imposé le système de gouvernement ; tenant les ministres dans une dépendance incessante, qu'aggrave alors presque sans utilité leur responsabilité qui n'a plus d'objet, puisqu'ils ne sont [p.59] que ses mandataires passifs et révocables par elle à chaque instant, dites-moi ce qui lui manque encore, et quelle est la partie du gouvernement qu'elle ne domine pas d'une manière absolue?

Il ne faut pas se le dissimuler : avec ces maximes, il n'y a plus dans l'État d'autre pouvoir gouvernant que la chambre élective. Les deux autres corps politiques ne servent que de modérateurs, de contrôles, de barrières provisoires, pour éviter qu'elle n'agisse subitement et pour la forcer à calmer un peu ses élans. — Mais ce qu'elle veut faire, elle a le moyen certain de le faire. Ce qu'elle veut empêcher, elle a le moyen certain de l'empêcher. — La royauté et la pairie n'ont ni le moyen de faire ce que la chambre élective veut empêcher, ni le moyen d'empêcher ce que la chambre élective veut faire. Le refus de concours est une réponse à tout.

Or donc, pour savoir si, malgré la charte, on doit donner le gouvernement à la chambre élective, il n'est pas mal, ce me semble, d'examiner si elle est capable de l'exercer. — Sur quoi j'ai la témérité de vous répondre qu'elle est incapable de gouverner. — Je ne dis pas seulement de gouverner bien, mais même de gouverner mal. — Elle ne gouvernera pas du tout. — Vous pourrez lui déléguer le gouvernement, elle pourra l'accepter ; mais l'exercer, non, jamais : seulement elle empêcherait la couronne de gouverner, et la France tomberait dans une sorte de marasme social, d'insignifiance politique, de décousu universel, dont plusieurs fois déjà nous avons entrevu les indices alarmants.

En un mot, dans le système que je combats, la chambre élective peut faire tout ce qu'elle veut faire; elle peut [p.60] empêcher tout ce qu'elle veut empêcher. Que lui manque-t-il donc pour gouverner?... Deux choses qui lui manqueront éternellement : — la pensée et la volonté.

C'est ce que nous allons exposer. Dans le chapitre suivant, nous ferons voir les maux qui découleraient de cette absence de gouvernement, malheurs auxquels nous avons échappé jusqu'à ce moment, précisément parce que ce que vous nommez gouvernement représentatif n'a pu fonctionner ; parce que la chambre, grâce à Dieu, n'a pas voulu être prépondérante; parce qu'enfin le roi, quoiqu'avec bien de la peine, a pu continuer à gouverner malgré les empêchements inouis que les tentatives multipliées de la démocratie extra-parlementaire et parlementaire ont opposées à ses sages desseins.

La première nécessité de tout gouvernement, c'est l'unité; la seconde, qui découle de la première, c'est la direction ; la troisième, qui résulte des deux autres, c'est la suite dans les vues, la modération dans l'exécution, et la patience dans les difficultés.

La chambre élective, telle qu'elle est composée par notre mécanisme électoral et par la mobilité incessante des classes moyennes, dont toute la force d'esprit est absorbée dans des travaux industriels, est incapable de toutes ces qualités, sans lesquelles il n'y a pas de gouvernement possible.

La chambre, quand elle s'assemble, ne peut avoir d'autre unité, d'autre direction que celle qu'elle recevra d'une majorité formée dans son sein par une certaine similitude de pensées et d'opinions, qui uniront un nombre plus ou moins considérable de ses membres. — Jusqu'à ce qu'il y ait une majorité formée, on peut dire que la chambre [p.61] n'a pas d'être moral, d'existence collective. Elle a quatre cent cinquante-neuf membres, mais pas de corps. — Et si jamais ce corps, cette majorité se forme, elle n'aura pour âme qu'un souffle passager et changeant qui lui inspirera mille décisions irrationnelles et mille incertitudes pires encore que ses décisions. — Car pour gouverner, non-seulement il faut bien agir, mais il faut agir constamment, tous les jours, à la minute. La vie gouvernementale n'admet pas de solution de continuité, pas plus que la vie humaine.

C'est pourquoi les assemblées purement électives ont toujours été incapables de gouverner. — C'est que, représentatives d'une foule qui ne fait pas corps elle-même, elles demeurent empreintes de cette confusion originelle, promptement aggravée par les partis qui se disputent le pouvoir parlementaire.

Il y a donc, entre les théoriciens représentatifs et moi, une bien grande opposition d'idées; car, selon eux, le gouvernement appartient à la chambre des députés, parce qu'elle est élective; et moi, je dis, au contraire, qu'elle est incapable de gouverner, parce qu'elle émane de l'élection. Je dis que la royauté doit gouverner, précisément parce qu'elle n'est pas élective ; c'est pour cela qu'elle est représentative de la direction gouvernementale. La royauté élective ne représenterait plus rien. Ce serait le contresens le plus complet, car elle concentrerait en elle seule le néant gouvernemental des quatre cent cinquante-neuf députés.

L'élection, sans doute, peut et doit entrer comme élément dans un gouvernement représentatif, mais non pas pour s'emparer du gouvernement lui-même. La nature [p.62] des choses veut que l'élection serve de barrière, de contrepoids, de limite, mais non pas de moteur et de direction.

Examinez comment est nommée la chambre des députés, comment elle est composée, et comment elle fonctionne.

L'élection de la chambre des députés se fait au scrutin, dans une réunion subite d'électeurs divisés par arrondissements; d'électeurs qui n'ont aucune relation politique entre eux, qui ne font pas corps; foule éparse, sans lien moral ni matériel, que le même instant réunit et sépare, et qui ne se retrouvent plus ensemble qu'aux élections futures. Ces électeurs sont pris dans une prétendue classe moyenne, qui n'est point une classe, qui n'a point d'être collectif, qui n'a ni unité, ni direction, ni stabilité. Cette prétendue classe moyenne, confusion pêle-mêle de vingt, cinquante, cent classes différentes, ayant chacune des intérêts moraux et industriels, souvent dissemblables, quelquefois opposés, n'ayant d'autre mobile que des affections personnelles ou des intrigues locales, ne peut porter dans ses choix, ni vues d'ensemble, ni vues politiques, ni système gouvernemental, ni connaissance générale du pays, ni connaissance des rapports extérieurs. Les électeurs eux-mêmes, frappés des abus de leur mission, s'en dégoûtent et s'éloignent du scrutin, emportés ailleurs par leurs travaux et le soin de leur propre fortune. Les élections tombent alors aux mains des minorités; les plus misérables motifs d'intérêts locaux décident la moitié des choix. On nomme un député dans l'espoir d'avoir une route de plus, ou un hôpital au chef-lieu d'arrondissement; et l'on ne peut soutenir que cet état de choses tend à s'améliorer; au contraire, partout il s'aggrave, [p.63] partout la foi élective s'éteint dans ceux-là mêmes dont elle consacre la puissance. J'en dirai plus loin la raison.

Ce serait donc, je le déclare, le plus grand de tous les miracles, si une assemblée ainsi élue était homogène, compacte, classée en majorité et en minorité. Ce serait un miracle plus grand encore, s'il y avait dans cette assemblée un pouvoir représentatif d'initiative et de direction gouvernementale.

Mais ce n'est pas tout. Les élus eux-mêmes, quels sont-ils? — De plus en plus ils seront pris dans les localités d'arrondissement, dans le rayon du clocher. J'en sais qui n'en étaient jamais sortis. Ils peuvent avoir du patriotisme et de bonnes intentions, j'en suis convaincu; mais l'expérience des affaires publiques, la connaissance des intérêts généraux, les traditions diplomatiques, les notions gouvernementales, où les ont-ils apprises, et comment peuvent-ils représenter, diriger, gouverner les intérêts qui s'y rattachent?

Et ce n'est rien encore. — Cette assemblée ainsi composée est-elle durable, fixe? A-t-elle le temps, le moyen, la passion d'acquérir ce qui lui manque? — Nullement. Elle est momentanée, transitoire, passagère. Ses membres aspirent à la fin de la session pour retourner chez eux ; pendant la session, à peine peut-on obtenir leur assiduité aux séances. Et cela est naturel : ils ont été élevés pour être notaires, négociants, cultivateurs, fabricants, avocats;... mais pour être hommes d'Etat et gouvernants, je ne sache pas qu'ils aient fait ce que faisaient à Rome les jeunes sénateurs, ce que font en Angleterre les héritiers des lords, ou ce qu'y faisaient les fils de familles nobles qui, par la clientelle de leur maison, étaient à peu [p.64] près sûrs d'arriver à la chambre des communes, avant la réforme. — Puis, après trois ou quatre lambeaux de session, passés à faire, défaire, et refaire encore, pour les abandonner enfin, mille tentatives avortées de ministère et d'intrigue, la chambre est dissoute, et c'est à recommencer. Cette mobile assemblée cède la place à une assemblée nouvelle plus mobile encore et plus morcelée.

Le jour où cette chambre improvisée par les électeurs entre en session, les docteurs de l'école représentative demandent qu'on la prie de formuler, dans son adresse au roi, le système de gouvernement que veut la majorité, et de lui indiquer le nom des hommes qu'il doit prendre pour ministres?... Mais en vérité, cela ressemble à une mauvaise plaisanterie. Il n'est que trop évident que cette assemblée, éloignée des affaires, et réunie tout-à-coup, ne peut avoir aucune opinion raisonnée, collective, commune, aucune majorité à priori, sur l'ensemble, sur les besoins, sur les faits du gouvernement. Croire qu'une pensée de gouvernement quelconque sortira de là, comme Minerve du cerveau de Jupiter, c'est une inconcevable dérision.

La chambre, dites-vous, est élective; donc elle représente les opinions les plus éclairées de la France, dans leur ensemble ; donc elle doit produire un faisceau de lumières qui guidera le gouvernement. — Ceci est autre chose, distinguons : sans doute les capacités du pays seront en partie représentées dans la chambre. Mais les préjugés, les erreurs, les passions, les factions mêmes y seront aussi représentés, et c'est la lutte de ces mille forces opposées qui se réalisera dans la chambre. C'est de là que vient la confusion, non la direction. Je conviens bien [p.65] que le gouvernement peut trouver dans l'assemblée de sages avis, de bons conseils, quelques connaissances individuelles; mais tout cela ne prouve pas que les quatre cent cinquante-neuf députés des arrondissements aient pu mettre subitement en fusion quatre cent cinquante-neuf intelligences et volontés individuelles, pour en faire tout à coup un être unique, un être moral, ayant volonté, direction, capable de penser, vouloir et diriger lui-même. Qu'il y ait dix, vingt, trente ébauches de systèmes particuliers dans la chambre, je vous l'accorde volontiers; mais qu'il puisse en surgir un système unique, compacte, général, durable, et suivi, c'est ce que je nie de toutes mes forces. Cela ne s'est jamais vu et ne se verra jamais.

La chambre sans doute, composée d'hommes mûrs et sincères, pourra, si elle n'est pas troublée par les factions, apprécier avec discernement les mesures que le gouvernement du roi lui proposera, écouter les motifs à l'appui, y comparer les objections, et voter ensuite pour ou contre, selon que les avantages ou les inconvénients lui paraîtront l'emporter. La majorité peut, et difficilement encore, s'y former ainsi. — Mais alors il est évident que ce n'est plus la couronne qui doit subir le gouvernement de la chambre. C'est, au contraire, la chambre qui doit attendre un gouvernement de la couronne, et nous rentrerons dans la vérité de la monarchie constitutionnelle.

Mais si le gouvernement était dans la chambre, que deviendrait-il dans l'intervalle des sessions ? Le gouvernement irait donc faire ses moissons ou ses vendanges ? Ou bien, prendrez-vous le terme moyen de certaines constitutions basées sur la souveraineté du peuple, où la chambre [p.66] élective laisse un comité permanent dans la capitale pour achever l'étouffement de la royauté, pour éviter qu'elle puisse respirer quelques mois ?

Lorsque le gouvernement émane de la couronne, ainsi que le veut la charte, la chambre élective a un point fixe sur lequel elle peut assurer ses regards. Elle a à débattre une organisation réelle, unique, avec ses lois et ses mesures réglementaires. Par conséquent, c'est un moyen de grouper en faisceau les opinions approbatives d'un côté, les opinions désapprobatives de l'autre; par conséquent, c'est un moyen d'organiser, de discipliner, de maintenir la chambre en majorité et en minorité régulières. Mais si, au contraire, c'est du sein de la chambre que le gouvernement doit naître et dominer, par l'initiative et la prépondérance de la majorité parlementaire, alors elle n'a plus de terrain fixe pour la pensée et pour le raisonnement. Toutes les opinions, tous les systèmes, toutes les tendances y surgissent, s'y heurtent, s'y croisent; le morcellement de la chambre en petites minorités ardentes et confuses y devient inévitable, et achève de lui ôter toute direction gouvernementale.

Ce n'est donc pas une question puérile que celle de savoir si la pensée, la volonté, le système de gouvernement, doivent émaner de la couronne pour être contrôlés par la chambre, ou de la chambre pour être contrôlés par la couronne. C'est là, au contraire, le point culminant du débat politique.

En effet, selon nos adversaires, s'il n'y a pas de majorité dans la chambre actuelle, c'est la faute du ministère, qui n'a ni une volonté, ni une pensée, ni une capacité assez grande pour former cette majorité, et se l'attacher d'une [p.67] manière durable et compacte. Bien : mais alors daignez m'expliquer comment, avant d'exister, cette majorité aurait pu désigner et créer ce ministère auquel vous reprochez de ne savoir pas la former lui-même ? Jamais pétition de principes fût-elle plus évidente ? Vous êtes punis par votre assertion même. C'est qu'en effet, aucune majorité normale ne pouvant naître spontanément dans la chambre, elle ne peut ni créer, ni diriger un système de gouvernement, ni un ministère. — C'est pourquoi le ministère doit avoir la majorité; mais la majorité ne peut pas avoir le ministère. S'il en était autrement, vous n'auriez plus besoin de la royauté dans votre constitution. La royauté y serait même aussi impossible que superflue.

Je dis que le ministère doit avoir la majorité; mais il ne suit pas de là qu'il doive se retirer si cette majorité n'est pas entièrement conforme à ses désirs, si elle rejette certains projets de lois, ou si elle émet quelque proposition à laquelle il ne juge pas convenable de donner son assentiment. La nature des objets sur lesquels porte le dissentiment doit être appréciée mûrement par le ministère. De cette appréciation dépendra sa conduite. Si l'objet n'est pas très-important, il peut transiger ; s'il est grave, et qu'il croie son opinion fondée, utile au pays, il doit rester au pouvoir pour la représenter dans la session suivante. Si la majorité lui fait défaut, il doit s'efforcer de la ramener par des efforts intelligents et raisonnés. S'il la perd sur un point, il doit lâcher de la reconquérir sur un autre. S'il est convaincu, par un mûr examen, qu'il s'est trompé, et que la chambre avait raison, il ne doit pas avoir honte d'adopter l'avis de la chambre. Rien n'est plus glorieux que de sacrifier son amour-propre [p.68] à l'intérêt public. Mais jamais le ministère ne doit se retirer par un dépit d'enfant, et déserter la prérogative de la couronne pour s'épargner quelques tribulations parlementaires; il doit rester, dans l'intérêt du pays, autant que dans celui du pouvoir : car, si on laissait passer en principe que le ministère doit être d'accord en tout avec la majorité, et se retirer aussitôt qu'il la perd, nous n'aurions aucun ministère durable ni possible. Cet accord perpétuel est une ridicule utopie. Il n'est possible ni d'un bord ni de l'autre : il faudrait changer le ministère dix fois par an, si, sur tous les points, il fallait suivre les fluctuations de la majorité. Un tel système serait le pire de tous les fléaux pour le pays.

Lors même que j'accorderais l'impossible aux théoriciens que je combats, lorsque j'admettrais que les opinions éparses et individuelles des quatre cent cinquante-neuf élus d'arrondissements, qui s'ignorent les uns les autres, pussent se classer et s'unir subitement, comme par une sorte d'attraction magnétique, et que ce classement miraculeux produisît à l'instant une majorité directrice et gouvernementale, combien de temps durerait cette majorité?... Ne voyez-vous pas que sa durée, que sa continuité rationnelle serait impossible, parce qu'elle serait intérieurement minée par les difficultés qui s'opposaient primitivement à sa formation ? Que cette majorité prépondérante n'ayant plus d'autre ciment que sa propre volonté, et cette volonté venant à défaillir, à varier, à s'impressionner en sens contraire, selon le choc et les sophismes des partis et des intérêts toujours en lutte dans l'assemblée, changerait elle-même de direction plusieurs fois dans l'année, quelquefois dans un mois, quelquefois dans une seule séance? Comment [p.69] donc un gouvernement fixe, stable, suivi, pourrait-il résulter d'un tel système ? Comment le pays pourrait-il y compter pour asseoir sa destinée ? Comment l'étranger pourrait-il y compter pour asseoir ses relations internationales ? Comment l'industrie, le commerce, l'agriculture, pourraient-ils y compter pour asseoir leur prospérité présente et leur avenir ?

Il y a dans les mesures gouvernementales un double aspect auquel il faut toujours penser : la cause, le motif d'intérêt général qui les dicte, qui doit faire leur essence, et l'effet qu'elles produiront ensuite une fois qu'elles seront mises à exécution.

Or, la cause, le motif général, ce n'est que du centre et du sommet de la société, du gouvernement où aboutissent tous les rayons, toutes les informations de l'administration entière du pays, qu'on peut l'apprécier, et que, par conséquent, la conception complète, la direction générale peuvent émaner.

Mais l'effet des mesures sur les intérêts particuliers dans toutes les parties de l'État, c'est aux extrémités mêmes, dans les localités diverses, qu'on éprouve cet effet, et qu'on peut par conséquent l'apprécier. C'est donc à la représentation émanée de ces intérêts particuliers que doit en appartenir le contrôle, la surveillance, l'approbation ou le rejet.

Voilà pourquoi la nature des choses ne permet pas à la chambre élective de prendre une autre participation au gouvernement. Elle en fait partie sans doute, mais pour approuver ou rejeter, non pour créer et diriger. C'est d'en haut que le mouvement doit partir; c'est d'en bas que la surveillance doit émaner. Vous n'aurez jamais de [p.70] majorité et de gouvernement représentatif qu'à ce prix.

La chambre des députés, élue par les intérêts individuels des gouvernés, est donc représentative des limites que doit rencontrer l'action du gouvernement sur eux; mais elle n'est pas représentative des principes du pouvoir, des tendances gouvernementales, de l'unité, de la direction sociale. Elle est, par sa nature même, une limite de l'action royale, et non pas une action limitée par le pouvoir royal. — L'opinion contraire rend tout gouvernement impossible, parce qu'elle conçoit le gouvernement à rebours.

Je suis fâché de prendre pour exemple ce qui se passe sous nos yeux. On m'a déjà accusé d'insulter la chambre élective lorsque j'ai dit, il y a deux ans, que si les choses duraient ainsi, la France s'écrierait un jour : Ah! Que je serais mieux gouvernée si je n'avais pas de députés ! On a calomnié ce cri de douleur que m'arrachait le triste spectacle des maux du pays, aggravés par les préjugés libéraux qui déconsidéraient eux-mêmes les institutions libérales en les poussant dans des voies où elles devenaient impuissantes pour le bien. Mais consultez maintenant la France entière : elle vous répondra que, dans l'intervalle qui sépare les sessions, elle se sent passablement gouvernée, et qu'elle le serait bien mieux sans les empêchements laissés par la session passée et sans les empêchements qu'on prévoit de la session future; elle vous répondra qu'aussitôt que la session s'ouvre, le gouvernement s'éteint, que ses ressorts s'arrêtent, qu'il ne peut, plus fonctionner; qu'il n'est plus question d'administrer les intérêts du pays, mais de lutter dans la chambre élective pour conserver ou détruire le ministère; que le ministère, absorbé par les [p.71] intrigues parlementaires, n'a plus une minute pour régler les vastes intérêts qui lui sont confiés; que tout s'anéantit à la fois, gouvernement et administration, parce que tout tombe dans la chambre; de telle sorte que si la session durait toute l'année, la France serait toute l'année privée d'administration et de gouvernement.

Et pourquoi cela ? parce que votre système, donnant à la chambre l'initiative, la prépondérance, le gouvernement tout entier, la pousse dans une carrière où il lui faudrait accomplir l'impossible. Vous voulez absolument lui faire découvrir en politique la pierre philosophale ou la quadrature du cercle; et pendant le temps qu'elle emploie à poursuivre les chimères que quelques ambitieux jettent pour appâts à ses préjugés, la royauté s'éteint et le pays meurt.

Et c'est justement quand le pays, fatigué de l'expérience à contre-sens dont vous lui faites payer les frais, commence à comprendre cette impuissance du pouvoir électif, que vous venez réclamer la prépondérance et le gouvernement pour la chambre des députés !... Vous choisissez bien votre moment !...

Non, la chambre élective ne représente pas l'action gouvernementale, le fond, l'essence, l'existence intime des intérêts généraux du pays. — Eh mon Dieu !... s'il faut vous en convaincre, voyez depuis quarante ans le caractère changeant, mobile, quelquefois rapidement porté d'un extrême à l'autre, qui a fait la physionomie de nos diverses assemblées électives ? Croyez-vous que la réalité du pays subisse des transformations si promptes et si opposées ? Qu'il soit, à de si courts intervalles, républicain, anarchiste, royaliste, impérialiste, absolutiste, [p.72] constitutionnel, libéral, révolutionnaire, doctrinaire, ce qui n'est qu'une variété révolutionnaire, pour tomber enfin dans le néant de direction politique où la chambre des députés s'achemine sous nos yeux ?... Non, sans doute, il n'en va pas ainsi. L'élection n'a représenté pendant ce siècle de quarante ans que ce qu'elle peut représenter : la surface, non le fond ; l'impression du moment, non la sensation réelle et profonde des intérêts nationaux ; l'emportement de l'esprit, non la maturité de la raison; la confusion des conceptions individuelles, non l'ensemble d'une idée ou d'une volonté générale et rationnelle. — Le pays, la nation, ses intérêts, ses besoins, ses mœurs changent et se transforment sans doute, mais lentement, graduellement.

Il faut de longues années, des siècles quelquefois, pour que le fond même des choses soit changé ; tandis que l'opinion superficielle, poussée par les ambitions et les partis dans les luttes électorales, varie et s'emporte comme le souffle des vents dans un jour d'orage. Et c'est au corps qui représente essentiellement cette mobilité incessante, inévitable, éternelle comme la nature de l'homme lui-même, qu'on a donné l'initiative et qu'on veut donner la prépondérance — c'est-à-dire, le gouvernement !!!

On me répondra, je le sais, que si les majorités électives, depuis quarante ans, ont été si souvent mobiles et contradictoires, cela ne tient pas à l'essence même du pouvoir démocratique, mais à des circonstances passagères qui violentaient, qui faussaient l'action et le résultat du travail électoral. — C'est une erreur. C'est là l'essence même du pouvoir démocratique. L'histoire du monde vous l'apprend. Les républiques antiques n'ont duré que par la force aristocratique, souvent héréditaire, qu'elles [p.73] avaient eu la sagesse ou l'instinct de créer en elles-mêmes, contre le principe de la souveraineté populaire qui les rongeait au cœur. — Mais quand j'accorderais à mes adversaires la distinction de fait qu'ils invoquent, ils n'en seraient pas plus avancés. Car les circonstances qui ont agi sur le travail électoral depuis quarante ans, et qui lui ont imprimé cette mobilité fatale, se reproduiront éternellement en variant sans cesse, et c'est pour cela précisément que l'assemblée élective ne représente pas le fond même du pays, mais l'impression actuelle et mouvante de l'opinion. Vous aurez toujours des ambitions, des coteries, des partis ; vous aurez toujours des intrigues locales, des affections locales, des inimitiés locales; vous aurez toujours, dans les classes moyennes, un individualisme sans cesse croissant, qui ôtera de plus en plus tout ensemble systématique et profondément organisé à votre travail électoral. La mobilité élective, l'inconsistance élective, que vous qualifiez d'accidentelle, de condition transitoire à subir pour arriver à une élection représentant réellement l'unité, la direction, la tendance gouvernementale du pays, loin d'être une situation momentanée, se montrera de plus en plus à tous les yeux l'état irrémédiable et funeste où vous aurez condamné la France à périr de fatigue et d'épuisement.

On me fait encore une objection, indice d'une bien grande préoccupation de la part d'hommes éminents et instruits qui devraient ne pas avoir oublié ce que cent fois ils ont démontré eux-mêmes. — On me dit : — la majorité élective peut être gouvernementale, directrice, prépondérante, car cela s'est vu longtemps dans le parlement d'Angleterre, car cela s'est vu longtemps eu France [p.74] sous le ministère de Casimir Périer. — Deux erreurs de fait insoutenables.

En Angleterre, d'abord, la haute influence, l'influence primordiale, l'influence directrice, la prépondérance, en un mot, n'a point appartenu à la démocratie parlementaire, parce qu'il n'y avait pas réellement de démocratie parlementaire, du moins en majorité, dans le gouvernement anglais. La chambre élective n'était point élective; c'était un simulacre. Les bourgs-pourris et la clientelle de l'aristocratie y mettaient bon ordre. L'aristocratie, classe organisée et stable, disposait ainsi des deux assemblées délibérantes, et le pouvoir royal, émanation de l'aristocratie elle-même qui marchait comme lui la couronne sur la tête, — car les comtes et les ducs ont leur couronne, comme le roi, — contraint à suivre la même voie, trouvait au moins dans l'aristocratie constitutionnelle un rempart contre la tourmente populaire. Malgré les luttes incidentes et partielles des chambres du parlement, le fond restait intact et commun. En Angleterre, le pouvoir n'était pas réellement divisé; il s'exerçait sous trois formes différentes ; mais la même influence décisive, après quelques oscillations, faisait mouvoir ces trois corps représentatifs. Le pouvoir conservait par conséquent son unité et sa direction. Mais aujourd'hui, que la réforme a brisé l'unité aristocratique, voyez si l'organisation de la chambre des communes n'y a pas été mobilisée du même coup ? Voyez si les majorités et les minorités régulières s'y trouvent encore avec le même ensemble ? Et la désorganisation parlementaire y aurait fait des progrès bien plus grands, si les anciennes mœurs du pays ne conservaient à la chambre des communes un reste d'unité et de direction, que [p.75] les influences démocratiques en France tendent à ôter de plus en plus à notre chambre des députés. Vous comparez donc deux choses parfaitement opposées. Vous voulez faire en France, avec la prépondérance démocratique contre la royauté et la pairie, ce que la prépondérance aristocratique, sœur et presque reine de la royauté elle-même, a fait en Angleterre contre la démocratie. Encore dois-je indiquer un autre élément du débat, qu'il n'est pas nécessaire de discuter ici : c'est que la plupart des opposants anglais sont bien plus monarchiques que les libéraux français, même modérés ; et que le peuple anglais a des croyances monarchiques et religieuses, bien autrement vives que les croyances religieuses et monarchiques du peuple français, si dangereusement ébranlées par la philosophie et la révolution. — Tout homme d'État doit tenir grand compte de cette double différence, et comprendre que plus l'aristocratie est faible en France, plus il faut donner de garanties à la royauté contre la mobilité populaire.

Quant à ce qui s'est passé sous le ministère de Casimir Périer, j'éprouve un sentiment de malaise en faisant observer à ceux qui soulèvent une telle objection, l'inexactitude de leurs souvenirs et l'inconsistance de leur esprit. Tout le monde sait d'abord qu'on avait été obligé de dissoudre la chambre posthume des 221, qui ne pouvait sortir de l'ornière révolutionnaire où elle était tombée sans le savoir, et qui d'ailleurs, par cela seul qu'elle était issue d'une coalition, était incapable de donner ou de recevoir une direction quelconque. Tout le inonde sait que les élections de 1831 produisirent une chambre sans majorité, puisque la question de la présidence ne fut décidée [p.76] que par une seule voix, et que Casimir Périer voulut se retirer par ce motif. Tout le monde sait que la force seule des événements fit tout, qu'ils décidèrent Casimir Périer à rester, que la crainte de la tourmente révolutionnaire qui menaçait de tout renverser obligea les diverses nuances dans la chambre à se réunir pour former une masse capable de résister au choc de l'ennemi commun. Ce fut cette animation extérieure à la chambre, la volonté du gouvernement et l'impression des dangers du moment, qui formèrent dans la chambre une majorité militante, défensive, résistante, mais qui n'avait rien d'organique, de gouvernemental, qui n'avait pas de direction primitive émanée de l'élection. Combattre l'émeute et arrêter le torrent démocratique, voilà son œuvre, sa grande œuvre. Mais diriger la société et le gouvernement, c'est de quoi elle ne s'est pas seulement occupée, c'est de quoi elle ne pouvait s'occuper, c'est de quoi elle était incapable, et les événements l'ont bien prouvé; car aussitôt que l'émeute a disparu, aussitôt que le torrent insurrectionnel est rentré dans ses cavernes, qu'est devenue celle majorité type, cette majorité directrice, cette majorité prépondérante qu'on nous cite pour modèle?... Elle s'est éparpillée en lambeaux. — Et plus la société sera matériellement tranquille en France, plus l'esprit d'individualisme se fera jour. J'en dirai plus loin l'invincible motif. Plus donc une majorité directrice et compacte sera impossible dans la chambre, plus la chambre élective sera incapable de gouverner, plus donc il sera dangereux de l'exciter à vouloir faire usage de la prépondérance que ses flatteurs lui offrent sur nos deux autres pouvoirs politiques.

Et d'ailleurs, le fait parle encore plus haut que le [p.77] raisonnement. Que vous sert de revendiquer la prépondérance pour la chambre des députés, et de prétendre que cette chambre est susceptible de majorité directrice pour en faire usage? — Cette théorie crée-t-elle dans la chambre une majorité homogène qui n'y est pas ; qui ne peut pas y être ; qui, si elle y était, vous tramerait derrière elle, au lieu de vous suivre ; qui ne veut pas et ne peut pas faire usage de cette prépondérance? — Quand cette majorité directrice existera, vous n'aurez pas besoin de faire tant d'efforts pour prouver sa possibilité. Le fait lui-même vous dispensera de preuves. — Plus vous raisonnez, au contraire, pour prouver ce fait, plus il est clair qu'il n'existe pas.