Note K.


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NOTE K.

Extrait d'un discours prononcé par M. le duc de Broglie, le 28 mai 1828, sur la résolution de la Chambre des Députés relative à la réélection de ses membres qui auraient accepté des fonctions rétribuées.

« ....Quant à moi, Messieurs, sûr de la pureté de mes intentions, fort de la conscience de mon droit à discuter librement sur tous les intérêts de mon pays, habitué d'ailleurs à l'indulgence dont cette chambre n'a cessé de m'honorer depuis douze ans, et qu'elle ne me retirera point, je l'espère, s'il suffit pour l'obtenir de travailler à la mériter, je n'hésiterai point à me présenter sur ce terrain, dussé-je y figurer seul ; je ne balancerai point, à déclarer tout haut, sans préambule, sans ménagements, sans précautions oratoires, que j'invoque de tous mes vœux le succès de la mesure qui nous occupe, non point parce qu'elle est empruntée à [p.99] l'Angleterre, non point parce qu'elle est d'accord avec telle ou telle théorie, non point par révérence envers les électeurs, non point pour parer à des inconvénients possibles et à venir, pour empêcher qu'à une époque quelconque, une troupe de malveillants quelconques, élève des doutes mal fondés sur la pureté, sur l'incorruptibilité d'une chambre quelconque, mais parce que cette mesure me paraît indispensable, dans l'état actuel de la France ; et je ne balancerai point à déclarer qu'elle me sembla, indispensable, parce que j'estime qu'il existe en France un abus, un abus réel et positif, un abus dont le noble rapporteur de votre commission est convenu avec la franchise qui honore son caractère, mais aussi avec la circonspection que sa position lui commandait, un abus énorme, monstrueux, intolérable.

» Cet abus, c'est la prodigalité des emplois publics vis-à-vis des membres de la chambre élective ; c'est la profusion avec laquelle ces emplois leur sont distribués.

» Et ici, Messieurs, j'ai besoin que l'on saisisse bien ma pensée.

» Sous un gouvernement tel que le nôtre, il est essentiel, il est indispensable que le roi choisisse ses ministres dans le sein de la majorité des deux chambres. Combien y a-t-il de ministères ? Huit, dix, plus ou moins. Il n'est pas moins essentiel, il n'est pas moins indispensable que le roi confie les postes les plus importants de la haute administration, les emplois qui confèrent une part directe et personnelle dans le maniement des affaires, les emplois dans lesquels une responsabilité, en quelque sorte individuelle, indépendante, se trouve engagée, aux personnages les plus éminents de ces mêmes majorités. Combien y a-t-il d'emplois de cette espèce ? Douze, quinze, tout au plus. Là, Messieurs, est le domaine de la politique.

» Là, l'opinion dominante, sous l'oeil et sous la tutelle du roi, doit régner en souveraine. De là doivent partir la pensée première, l'impulsion générale, la direction suprême.

» Du reste, dans toutes les branches de l'administration, dans tous les rangs inférieurs de l'administration, la politique doit aller s'effaçant de plus en plus, à mesure que l'on descend ; les emplois doivent être distribués sans acception de personne, sans distinction de parti, parce qu'après tout, le positif des affaires, le détail d'application doit être géré sans avoir égard aux opinions. Je ne dirai donc point, comme mon honorable ami[1], qui a longtemps hier occupé la tribune, mais qui ne l'occupe jamais assez longtemps à votre gré ni au mien, qu'il est bon qu'une chambre des députés, si elle est bonne, se partage tous les emplois, petits ou grands, qu'elle en absorbe ce qu'elle en peut absorber, [p.100] afin d'étendre de plus en plus sa salutaire influence sur le pays, et que, si elle est mauvaise, il est bon encore qu'elle les envahisse tous, afin que ce qu'elle a de mauvais devenant de plus en plus saillant, et le prince et le pays se hâtent de plus en plus de s'en débarrasser ; je dirai, au contraire, que dans les rangs inférieurs de l'administration doivent régner la hiérarchie et la règle ; que les promotions doivent s'y opérer uniquement en raison des droits acquis et des services rendus, en raison du mérite spécial et des connaissances pratiques, en raison de l'expérience et de la longueur du noviciat.

» Sans doute, lorsqu'un homme s'est voué de bonne heure à telle ou à telle branche de l'administration ou de la magistrature, s'il arrive que, dans son âge mûr, il soit porté par les suffrages de ses concitoyens sur le banc des députés, il serait injuste que la qualité de député devînt un obstacle insurmontable à l'avancement qu'il peut avoir mérité par ses talents et ses travaux ; mais il est manifeste que dans une chambre des députés composée de 450 membres, le nombre de ces avancements légitimes, de ces avancements obtenus pour des services rendus hors la chambre, de ces avancements qui auraient lieu lors même que ceux qu'ils concernent ne seraient pas députés, doit être lui-même infiniment limité. Hors de là cependant tout est abus.

» On est député pour faire les affaires du pays, et non pour faire ses propres affaires.

» On est député pour surveiller, pour seconder, pour combattre, selon l'exigence des cas, l'administration en pouvoir, mais non pour agrandir sa position, pour accroître sa fortune, pour devenir à toute force et à tout prix un petit personnage.

» Quiconque, une fois revêtu des fonctions de député, accepte des emplois ou de l'avancement à d'autres titres que ceux que je viens d'indiquer; quiconque, une fois revêtu des fonctions de député, entre dans la carrière des affaires dans un autre but que d'assurer, par sa présence, dans les conseils du prince, le maintien des principes qu'il se fait gloire de professer, le triomphe de l'opinion politique dont il s'est constitué le champion; quiconque, une fois revêtu des fonctions de député, pense à soi, exploite, en un mot, les suffrages de ses commettants à son profit personnel, prévarique, trahit ses devoirs, mérite d'être dépouillé des fonctions qu'il usurpe, et marqué du sceau de la réprobation publique.

» Cela posé, peut-on dire que depuis quatorze ans la distribution des emplois entre les membres de la chambre élective ait été gouvernée d'après les principes que je viens d'indiquer? Peut-on dire que depuis quatorze ans elle ait été renfermée dans les limites que je viens de tracer?

» Messieurs, la proposition qui vous est soumise, cette proposition dont, [p.101] tour à tour trois orateurs vous ont fait l'historique, sans vous dire toutefois la seule chose qui importait, à mon sens; à savoir qu'elle s'est élevée successivement de bancs différents, mais toujours à titre d'acte d'indépendance contre le ministère en pouvoir, qu'elle s'est reproduite d'année en année comme une protestation non interrompue contre un scandale de tous les jours, cette proposition dépose du contraire. À son défaut, la notoriété publique, le cri du pays en déposeraient plus haut encore.

» Il a été fait le calcul que sur 1400 députés environ, qui tour à tour ont pris séance dans l'enceinte du Palais-Bourbon, non pas 1,100 comme un noble comte vous l'a dit ; mais au delà de 1,250 si je suis bien informé, ont reçu de l'emploi ou de l'avancement durant le cours de leur mission. Au demeurant, je n'insiste pas sur les chiffres, quelques-uns de plus ou de moins ne font rien à l'affaire ; la notoriété publique, voilà ce que j'invoque.

» Or, cet abus, messieurs, que je crois important de signaler au grand jour ; cet abus contre lequel, il faut le dire parce que c'est un fait, toute la France se soulève, et qui véritablement crie vengeance ; faut-il l'imputer aux hommes ou aux choses, faut-il s'en prendre à telle ou telle administration en particulier ou bien à la position dans laquelle toutes les administrations se sont trouvées placées l'une après l'autre ?

» J'estime, moi, qu'en bonne justice, c'est surtout aux choses qu'il faut s'en prendre; je ne veux point dire par là que toutes les administrations aient également abusé, mais je veux dire que toutes ont abusé et notablement abusé : je ne veux point dire non plus que toutes soient à l'abri du reproche, ni surtout qu'il n'y en ait pas telle qui soit infiniment plus répréhensible que telle autre; mais je veux dire que toutes, lorsqu'on les presse, ont, dans une certaine mesure, la même excuse à proposer.

» En effet, messieurs, où en sommes-nous ?

» Le Roi nomme en France à tons les emplois publics ;

» Ainsi le veut l'article 44 de la Charte. — Il n'existe parmi nous pas une seule magistrature élective ; il existe à peine une seule fonction gratuite, savoir celle de maire ou d'adjoints. Si cet état de choses est bon ou mauvais, ce n'est pas ici le lieu de l'examiner ; j'en dirai peut être un mot plus tard : en ce moment je me borne à le faire remarquer et à faire remarquer en même temps qu'il n'existe nulle autre part.

» Le Roi nomme à tous les emplois publics, et dans un royaume de trente millions d'âmes. Ce n'est pas petite affaire.

» Dans l'ordre judiciaire, depuis le premier président de la Cour de cassation, dont l'emploi vaquait il y a quelques jours, jusqu'au moindre huissier, jusqu'au moindre [p.102] greffier, jusqu'au tabellion de village, le Roi nomme.

» Dans l'ordre administratif, depuis le ministre de l'intérieur jusqu'au garde-champêtre ou au garde-pêche dont nous nous sommes tant occupés la semaine passée, le Roi nomme par lui-même ou par les agents qu'il nomme lui-même.

» Dans les finances, depuis le ministre jusqu'au dernier percepteur de commune.

» Dans l'armée, depuis le grade de maréchal de France jusqu'à celui de sous-officier. » Ainsi de suite.

» Figurez-vous maintenant un ministère composé de huit ou dix ministres, lesquels disposent d'emplois lucratifs, non pas par centaines, non pas par milliers, mais par centaines de milliers, placé face à face d'une chambre des députés de 430 membres dont les suffrages lui sont nécessaires, d'une chambre des députés composée pour la plus grande partie de très-petits propriétaires, parce qu'en France les fortunes sont très-bornées ; qui viennent à Paris, non point dans des équipages magnifiques, comme les membres de la chambre des communes d'Angleterre, mais modestement par la diligence ; qui s'y établissent, non point dans des hôtels somptueux, mais humblement en hôtel garni, et que la lenteur désespérante de nos formes délibératives oblige d'y rester six, sept, huit mois loin de leurs familles et de leurs affaires ; et puis demandez-vous ce qui doit nécessairement arriver.

» Et ici encore, messieurs, j'ai besoin que l'on entre dans ma pensée et qu'on la conçoive telle qu'elle est.

« Me préserve le Ciel de dire qu'en thèse générale les membres de la chambre élective viennent à Paris pour se vendre ! Me préserve le Ciel de dire que les députés voués à telle opinion ou les députés voués à telle autre opinion, ou même les députés qui n'en ont aucune, viennent ici dans le dessein de se mettre sur le marché, de livrer leurs suffrages au plus offrant et dernier enchérisseur.

» Je n'ai garde non plus d'articuler, ou même de penser qu'un ministère quelconque ait jamais fait de gaieté de cœur, de dessein prémédité, un ferme propos de puiser à pleines mains dans le trésor des grâces, des faveurs, des récompenses, pour corrompre, littéralement parlant, pour acheter des députés, donnant, donnant, et à beaux deniers comptants ; je ne sache précisément rien de semblable ; je le saurais, que je dirais comme Fontenelle : Je l'ai vu, mais je ne le crois pas.

» Non, Messieurs, ce n'est pas ainsi que se passent les choses. Une administration se forme sous l'empire d'une opinion qui prédomine. Autour [p.103] de cette administration se groupent naturellement tous ceux qui professent la même opinion, tous ceux qui partagent les mêmes principes, tous ceux qui ont contribué de leurs votes ou de leurs voix à son élévation. Ce qu'ils ont fait la veille, ils le font le lendemain. Ils assistent cette administration ; ils la secondent, ils la défendent, tout ceci librement, spontanément, par le simple effet de la sympathie, qui se rencontre entre eux et elle. Mais lorsque cette administration, d'une part, et cette majorité, d'une autre part, ont cheminé quelque temps d'un commun accord, qu'arrive-t-il ? Les membres de la majorité se figurent avoir des droits à la reconnaissance et à l'affection des ministres ; et comme c'est une faiblesse inhérente au cœur humain de penser avantageusement de soi-même, voyant à la disposition de ces ministres, leurs amis, une foule d'emplois à leur convenance, et qu'ils se regardent comme très en état de bien remplir, ils les demandent.

» De là les sollicitations, les démarches, les instances.

» D'un autre côté, il arrive non moins naturellement que les ministres se regardent comme ayant contracté des obligations envers les membres de la majorité; et comme c'est une autre faiblesse inhérente aussi au cœur humain de bien penser de ceux qui pensent comme nous, de fermer les yeux sur les qualités qui leur manquent en faveur de celles qu'on leur reconnaît, ces ministres, qui n'ont que la main à ouvrir, ouvrent la main ; et alors les grâces, les cordons, les emplois pleuvent sur la majorité. Tout ceci advient d'abord, sinon justement et à propos, du moins innocemment.

» Mais par degrés l'innocence diminue. Quand on s'est arrangé une situation qui semble douce et commode, naturellement on craint de s'y voir troublé. Vienne l'occasion de la compromettre, on y regarde à deux fois. Vienne l'occasion de l'améliorer encore, on en est tenté. Survienne un nouveau venu, il a sous les yeux des exemples qui lui semblent bons à suivre. Peu à peu l'esprit de servilité se glisse à petit bruit, et souvent à l'insu même de ceux qui le subissent.

» Pendant ce temps le ministère avance aussi dans la fausse route. Il a découvert un moyen commode de se conserver et aussi de s'acquérir des suffrages; il est sur une pente tout à fait glissante. De même qu'il se croyait obligé vis-à-vis des membres de la majorité lorsqu'ils le secondaient gratuitement, à peine il les a pourvus de bonnes places, qu'il les croit obligés envers lui ; il s'imagine avoir des titres à leur reconnaissance ; il se regarde à peu près comme le propriétaire de leurs suffrages; quelquefois il le dit, toujours il le pense; et en sa qualité de propriétaire il travaille tout doucement à arrondir sa propriété !

» L'esprit de corruption s'insinue de ce côté de même que l'esprit de [p.104] servilité de l'autre, discrètement, à pas de loup, s'il est permis de s'exprimer ainsi, à peu près à l'insu de ceux qui l'exercent. Le temps marche, les scrupules s'évanouissent, les consciences deviennent de plus en plus traitables, et le mal gagne enfin de proche en proche.

« Je n'accuse personne, Messieurs ; j'accuse la nature humaine, la nature humaine, qui peut être plus ou moins heureusement douée, selon les individus, mais dont le fonds est identique. Je dis qu'il y a des épreuves auxquelles les hommes ne doivent pas être mis ; je dis qu'il y a des tentations auxquelles les ministres, quels qu'ils soient, ne doivent pas être exposés.

» Sans doute, le noble comte qui a ouvert la discussion dans la séance d'hier ; sans doute un noble marquis son émule, un noble marquis dont le nom ne périra point tant que subsistera notre Code civil, doivent trouver ces réflexions bien humbles, bien chétives, bien misérables. Ils conçoivent, eux, une plus haute idée de l'humanité. Il leur semble plus noble, plus relevé, plus digne d'une nation libre de s'en fier sans hésitation à l'honneur des députés, d'une part; de l'autre, à la délicatesse de l'administration : à leurs yeux, le gouvernement représentatif est un gouvernement de confiance. Humble que je suis, Messieurs, je leur en demande humblement pardon. Mais, à ce compte, une nation libre perdrait bientôt tout ce qui la distingue d'une nation qui ne l'est pas. Une nation libre, en effet, c'est au contraire une nation essentiellement méfiante; c'est une nation qui se méfie de ses magistrats, car elle ne les autorise à condamner que sur la déclaration d'un jury; elle les oblige à prononcer publiquement, à motiver leurs arrêts. C'est une nation qui se méfie de ses ministres, car elle les oblige à subir la discussion de leurs actes et à publier leurs comptes. C'est une nation qui se méfie de ses représentants eux-mêmes, car elle leur impose la nécessité de délibérer sous ses yeux, et de subir périodiquement la chance d'une réélection. Sans doute une nation libre ne doit se montrer ni bassement soupçonneuse, ni misérablement tracassière ; mais enfin, je le répète, c'est une nation qui regarde à ce qu'elle fait, qui prend ses sûretés, en un mot, qui se constitue des garanties ; et qui dit garanties, dit apparemment quelque chose dont il est besoin de se garantir.

» Or, Messieurs, ce quelque chose à quoi il faut prendre garde, ce quelque chose dont il est besoin de se garantir, se rencontre-t-il ici ? Pour moi, je le pense. L'abus existe, et cet abus n'est pas de petite conséquence : il n'est pas de ceux sur lesquels on peut glisser à la légère, qu'on peut négliger impunément Tout au contraire, il n'en est guère, selon moi, de plus redoutable, il n'en est pas certainement qui porte une atteinte [p.105] plus profonde aux intérêts les plus chers et les plus précieux de l'État.

» Cet abus, en premier lieu, corrompt le principe électoral dans sa source même. A chaque élection, il suscite pour concurrents aux hommes honnêtes, aux hommes indépendants et consciencieux, tous les intrigants, tous les ambitieux subalternes qu'une localité peut renfermer, et lorsque l'on sait par expérience de combien de petites menées, de combien de sourdes manœuvres une élection peut être le résultat, on sait aussi en pareil cas de quel côté sont les chances.

» D'autre part, il pervertit toutes les branches de l'administration et de la judicature ; il y introduit à chaque instant des hommes qu'aucune vocation n'y appelle, qu'aucune étude préliminaire n'y a préparés ; d'un simple avocat de province il fait un conseiller à la Cour de cassation, franchissant ainsi, à pieds joints, tous les degrés de la hiérarchie judiciaire; il transforme un notaire en procureur-général ; il couvre la France de préfets qui n'ont jamais ouvert le Bulletin des Lois, ni regardé dans un dossier.

» Il fait plus, il corrompt l'administration dans un sens plus vital encore ; car, remplissant tous les emplois d'hommes de parti, qui ne sont que cela, d'hommes qui n'ont d'autre titre pour les occuper que l'opinion qu'ils professent, il fait de l'administration une chose de parti, une œuvre où l'on fait acception des personnes, et où l'on lient compte des opinions.

» Ce n'est pas tout :

» Il attaque la prérogative royale, et cette fois réellement, positivement, sans exagération, sans emphase. Voici comment :

» Il arrive quelquefois qu'une administration nouvelle se forme; il arrive que le roi se trouve en position de retirer sa confiance à certains ministres, et de la transférer à d'autres ministres. Or, au moment où cette administration nouvelle monte au pouvoir, se saisit des rênes de l'État, que trouve-t-elle? Dans tous les emplois de quelque importance, dans ceux même qui n'en ont aucune, des hommes dont, ainsi que je viens de le dire, le seul titre pour les occuper, c'est de professer une opinion directement contraire à celle de l'administration nouvelle. Qu'en fera-t-elle, cette administration ? conservera-t-elle de semblables auxiliaires ? acceptera-t-elle de semblables collaborateurs? Alors la voilà arrêtée, déjouée, contrecarrée à chaque pas ; elle va devenir responsables d'actes qu'elle condamne souvent tout autant que ceux qui les attaquent le plus vivement; les renverra-t-elle ? Pour lors, ce sont des révocations en masse, des Saint-Barthélemi de destitutions, ce sont les caractères d'une réaction violente.

« Messieurs, prenez-y garde, la tendance naturelle d'un pareil abus, c'est [p.106] d'amener les résultats si justement redoutés en Angleterre, si justement reprochés au fameux bill de l'Inde de M. Fox. C'est délivrer l'État à un parti, et de l'enraciner si solidement qu'aucune puissance ne suffise plus à l'expulser ; c'est de surcharger la couronne d'entraves dont il lui soit désormais impossible de se débarrasser.

» Mais c'est surtout dans ses rapports avec l'état général de la chambre élective que cet abus a des conséquences funestes et incalculables.

» Il la dégrade, il la discrédite dans l'esprit des peuples; il l'expose sans cesse à des sarcasmes, à des allusions, à des railleries qu'on peut bien mépriser sans doute, lorsqu'ils sont dépourvus de fondement, mais devant lesquels on est obligé de baisser les yeux en rougissant lorsqu'ils ne sont que trop fondés.

» Il la rend peu propre au but même de son instinct, car il y crée, il y multiplie la triste classe des fonctionnaires publics de profession, de ces hommes qui, ayant en quelque sorte abdiqué leur qualité d'homme et de député au profit de leur qualité de fonctionnaire, s'étant inféodés au pouvoir, s'étant inféodé le pouvoir, l'adorent comme une idole et le défendent comme une propriété ; qui n'ont d'yeux et d'oreilles, qui n'ont d'âme ni de pensée, que pour en étendre les attributions, et que pour disputer pied à pied les débris honteux du régime impérial contre les conséquences légitimes du gouvernement représentatif.

» Il affaiblit enfin le gouvernement lui-même, car il place la majorité qui l'assiste dans une position d'infériorité relative vis-à-vis de l'opposition qui l'attaque ; il étend indistinctement sur toute cette majorité un vernis informe de servilité auquel tous les hommes qui ont le cœur haut, tous les hommes qui ont la conscience de leur dignité, s'efforcent tôt ou tard d'échapper; il investit en même temps les membres de l'opposition quels qu'ils soient d'une auréole d'indépendance de probité, de désintéressement qui leur acquiert les suffrages et l'assentiment du dehors.

» Par là il avilit les lois elles-mêmes, les lois qui sortent du sein de cette majorité, en dépit des efforts de cette opposition; il leur enlève d'avance cet ascendant, cette autorité morale si nécessaire pour obtenir la soumission des esprits, non moins nécessaire elle-même chez un peuple libre que l'obéissance matérielle.

» Je ne puis, messieurs, qu'indiquer à la hâte ces déplorables résultats ; pour les développer, il faudrait des heures et des volumes ; votre bon jugement y supplééra. »