Des principes du gouvernement représentatif et de leur application


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[p.I]

DES PRINCIPES

DU

GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF

ET DE LEUR APPLICATION.

Les deux écrits qui suivent ont déjà paru dans la Revue Française, en mars et en juin dernier. J'avais songé à les refondre, afin d'éviter les redites inséparables de ce mode de publication; je ne l'ai point fait, et on doit en comprendre la raison. Comme, par suite de ce travail, le texte nouveau se serait nécessairement écarté, en quelques points, du texte ancien, on n'eût pas manqué de dire que j'avais altéré ma pensée et rectifié mes erreurs. C'est donc sur les écrits primitifs que j'appelle l'attention et le jugement de tous les hommes de bonne foi ; ils verront s'il y a rien dans ces écrits qui puisse justifier les clameurs qu'ils ont soulevées et les bruyants anathèmes dont on les a foudroyés.

Un mot d'abord, afin de n'y plus revenir, sur ce qu'il y a eu, dans cette polémique, de personnel pour mes amis et pour moi. Il peut plaire à des ministres sans mémoire et sans prévoyance de substituer l'injure au raisonnement et de faire insulter grossièrement, par les journaux qu'ils paient, des hommes dont ils ont fort bien su, quand les circonstances étaient périlleuses, invoquer le dévouement[1]. Il peut leur plaire de prouver ainsi à ceux qui, le danger renaissant, seraient [p.II] tentés de se compromettre, qu'ils n'ont à attendre, une fois le danger passé, ni la reconnaissance la plus vulgaire, ni même les plus simples égards. Mais il faudrait du moins, quand on se pique de loyauté, ne pas laisser publier, par les agents qu'on emploie, le contraire de la vérité. Or ceux qui paient certains journaux savent parfaitement qu'il est faux qu'à aucune époque et dans aucune circonstance l'opinion à laquelle j'appartiens ait sacrifié la prérogative parlementaire à la prérogative royale. Ils savent qu'il est faux, en ce qui me concerne plus particulièrement, que j'aie jamais prononcé une parole ou écrit une ligne qui puisse autoriser une semblable assertion. Et si l'on dit, pour nous convaincre d'inconséquence, que nous avons voté les lois de septembre, je répondrai qu'un tel argument suppose, de la part de ceux qui s'en servent ou qui s'en contentent, bien peu de logique ou bien peu de bonne foi. Est-il, en effet, un écolier qui ne comprenne qu'entre les lois de septembre et la question dont il s'agit, il n'y a aucun rapport, ou que s'il y en a un, il est tout en notre faveur? En défendant, sous des peines sévères, de faire remonter au roi le blâme ou la responsabilité des actes de son gouvernement, les lois de septembre ont implicitement reconnu que ce n'est point le roi qui gouverne, et que ses ministres sont ou doivent être autre chose que des instrumens passifs. Pour ma part, je suis bien aise de le déclarer, si, depuis sept ans que je siège dans la Chambre, j'ai souvent parlé et voté pour des mesures rigoureuses et contre lesquelles s'élevaient de graves objections, c'est que, dans la situation du pays, je croyais ces mesures indispensables pour protéger, contre de violentes agressions, le gouvernement représentatif vrai, tel que 1830 l'a fondé. Quand aujourd'hui je cherchée écarter les nouveaux dangers qui menacent ce gouvernement, c'est toujours la même cause que je sers, c'est à la même pensée que j'obéis.

Quant à M. Fonfrède, dont les outrages qu'il prodigue, avec une si merveilleuse fécondité, à d'anciens amis, ne m'empêcheront jamais de reconnaître l'honorable indépendance et le talent élevé, il me permettra de ne pas le suivre sur le terrain anecdotique où il parait disposé à se placer ; j'ai pour cela deux raisons : la première, c'est que je n'attache pas à chacune des paroles que je dis ou qui me sont dites, dans l'habitude de la vie, une importance assez grande pour que, dix-huit mois après, je puisse les rapporter littéralement et sans craindre [p.III] de me tromper ; la seconde, c'est que je regarderais comme indigne d'un homme d'honneur d'abuser, dans une discussion publique, de conversations familières ou de correspondances intimes. Je renonce donc volontairement à toute récrimination et même à toute défense qui m'obligerait à employer de telles armes. M. Fonfrède sait d'ailleurs mieux que personne que, sur la grave question qui nous sépare, mon opinion, depuis que j'ai l'honneur de le connaître, n'a pas plus varié que la sienne. Il sait que, depuis longtemps, nous avions prévu, lui avant moi, que cette question amènerait un jour une rupture éclatante entre nous. A la vérité cette rupture s'est fait attendre, et plusieurs de ceux qui me la reprochent aujourd'hui me faisaient un crime, il y a dix-huit-mois, de la différer si longtemps. Mais, sans parler de ce qu'une telle séparation a toujours de pénible, le temps où M. Fonfrède soutenait vivement avec nous les vrais principes constitutionnels contre des prétentions de cour n'est pas si éloigné que nous dussions désespérer tout à fait de le voir revenir[2]. Pour moi, je l'avoue franchement, c'est depuis bien peu de mois que j'ai renoncé à cet espoir, et j'ai encore peine à me rendre compte de l'influence qui entraîne dans des voies si funestes un esprit si distingué.

Quoi qu'il en soit, il est curieux de voir les écrivains ministériels traiter aujourd'hui de démocrates et de révolutionnaires les hommes qu'il y a un an encore, la plupart d'entre eux signalaient volontiers comme des aristocrates et des partisans déguisés de la restauration. Serait-il juste d'en conclure que ces hommes ont changé? pas le moins du monde ; mais c'est, on le sait, le propre des opinions moyennes que de subir alternativement, selon le temps et les circonstances, les accusations les plus contraires. Les opinions moyennes ne sont point dévouées à un seul principe, mais à plusieurs dont elles cherchent sans cesse à réaliser l'alliance et à maintenir l'équilibre. Il est donc inévitable qu'elles se portent tantôt d'un côté tantôt de l'autre, selon que l'un ou l'autre de ces principes leur paraît en péril. Il est inévitable aussi que les amis exclusifs de chaque principe s'en irritent successivement. N'est-ce pas ainsi que les modérés de l'assemblée constituante ont été tour à tour des démocrates pour les partisans de l'ancien régime, des aristocrates pour les partisans de la démocratie [p.IV] pure ? N'est-ce pas ainsi qu'à l'heure même où j'écris, les whigs, en Angleterre, sont accusés à la fois de vouloir conserver tous les abus et précipiter toutes les réformes, d'être les ennemis du peuple et d'être ses flatteurs ?

Je le répète encore, parce que là est toute la clef d'une conduite souvent mal comprise, et mal appréciée, ce que nous voulions sous la restauration et ce que nous défendions, les uns dans la chambre, les autres dans la presse, c'était le gouvernement parlementaire tel que je le conçois et tel qu'à la suite de bien d'autres j'ai essayé de le définir. Mais après avoir triomphé, en 1830, de ceux qui voulaient l'annuler et le détruire au profit de la monarchie pure, le gouvernement parlementaire rencontra d'autres ennemis qui, au nom d'un autre principe et dans un autre intérêt, l'attaquèrent avec une égale violence, avec un égal acharnement; nous dûmes, dès lors, tout en maintenant notre position, faire face d'un côté opposé, sans nous inquiéter d'avoir pour adversaires quelques-uns de nos anciens alliés, et pour alliés quelques-uns de nos anciens adversaires. Nous agirons de même aujourd'hui, s'il le faut, et nous ne serons point, quand les idées insensées qui ont perdu le dernier gouvernement reparaissent et se propagent, infidèles à nos principes pour rester fidèles à nos amitiés, et inconséquents en réalité pour paraître conséquents.

Les écrivains ultra-monarchiques peuvent donc en 1838, comme les écrivains ultra-démocrates en 1831 et 1832, nous accuser par ordre ou spontanément, avec ou sans salaire, de défection, d'apostasie et de trahison. Ils ne nous empêcheront pas de faire notre devoir et de signaler des dangers dont le pays, paisible et prospère, ne se préoccupe peut-être pas assez. Je sais qu'aux yeux de ceux qui cherchent le succès avant tout, c'est mal choisir son moment, et qu'en parlant à un auditoire ainsi disposé, on risque d'être peu écouté. Mais je vois là une raison de plus pour parler, et pour faire entendre d'utiles vérités.

Dans ce pays où les esprits passent si rapidement de l'agitation à la torpeur, et d'un besoin immodéré de mouvement à un amour excessif d'immobilité, le devoir des hommes sages et fermes n'est-il pas en effet de combattre la disposition dominante, et de résister au torrent au lieu de se laisser entraîner ? N'est-il pas, en d'autres termes, de calmer et de retenir quand les esprits s'exaltent et se précipitent, d'exciter et de pousser quand ils s'engourdissent et [p.V] s'affaissent ? D'autres, je le sais, font le contraire et s'en trouvent personnellement assez bien. Mais leur politique, grâce à Dieu, n'est pas la nôtre, et nous ne leur envierons jamais la faveur populaire ou royale qu'ils achèteront à ce prix.

Ces explications étaient nécessaires; je viens maintenant aux critiques qui portent non plus sur mes amis et sur moi, mais sur le sujet même des écrits que j'ai publiés et que je réimprime aujourd'hui.

I.

Il y a dans ces écrits deux questions fort distinctes, l'une de principe, l'autre d'application. Je les traiterai successivement, en commençant par la question de principe.

Relativement à cette question, je me trouve au milieu de mes contradicteurs de Paris et des départements, dans un embarras assez grand et que je dois avouer tout d'abord. Ainsi les uns médisent que les principes que je professe sont des principes dangereux, funestes, révolutionnaires, renouvelés de 1791 et de 1792 ; les autres m'assurent que ces mêmes principes sont si incontestables et si incontestés qu'il y a niaiserie ou perfidie à prendre solennellement leur défense. Je suis de la sorte, selon les premiers, un factieux digne de toute l'animadversion publique; selon les derniers, un rêveur inoffensif, ou tout au plus un ambitieux déçu, qui, à défaut de griefs réels et sérieux, en quête partout de fictifs et de ridicules. Entre les deux accusations il y a, on doit en convenir, quelque chose de contradictoire ; et si l'une est fondée, il est difficile que l'autre le soit. Pour ma part je crois qu'elles ne sont fondées ni l'une ni l'autre, et je vais tâcher de le prouver. J'aborde d'abord la plus bénigne, celle qui s'étonne qu'on vienne en 1838 rompre une lance pour la prérogative parlementaire, et renouveler la polémique épuisée de 1829.

Pour dire toute ma pensée, je m'en étonne aussi, et je reconnais très-volontiers que les principes que je défends ont été beaucoup mieux défendus, à d'autres époques, par des écrivains éminents. Je reconnais que de 1829 à 1830 ces principes nous ont servi de fanal et de drapeau, que la monarchie nouvelle en découle, et que pendant [p.VI] les premières années de la révolution, personne ne songeait à les contester. Je reconnais enfin que ce sont des vérités vulgaires, triviales, si évidentes d'ailleurs qu'on devrait, comme dans un autre pays, les pratiquer sans en parler. Ceux avec qui je suis d'accord sur tous ces points peuvent-ils dès lors m'expliquer comment des vérités si vulgaires, si triviales, si évidentes produisent, en 1838, parmi des hommes haut placés, de si véhémentes colères et de si vifs élans d'indignation ? Peuvent-ils me dire pourquoi, dès ma première publication, c'est-à-dire avant que j'eusse encore traité la question ministérielle, je me suis vu soudainement mis au ban de la monarchie et dénoncé presque comme républicain ? Peuvent-ils me rendre compte enfin du déchaînement prolongé qui a suivi mon dernier écrit, et des accès de fureur dont, sans m'en être douté, je me suis trouvé l'objet ? Cette fureur sans doute n'avait point pour cause l'opinion que j'ai exprimée sur le cabinet, et ce ne peut être pour me punir d'un si petit méfait que toutes les foudres de la presse ministérielle ont, à Paris et dans les départements, grondé près de deux mois durant ? C'est donc aux principes que j'avais développés qu'on s'en prenait; c'est contre ces principes qu'on cherchait à soulever toutes les opinions modérées du pays.

Il y a dans ce fait quelque chose de significatif, et qui suffirait pour prouver que toutes bannales que sont les vérités dont il s'agit, il n'était pas tout à fait inutile de les rappeler. Mais ce fait n'est pas le seul, et il en est de plus graves qu'on ne devrait pas avoir sitôt oubliés. N'est-ce rien, par exemple, que cette brochure signée du nom de M. Rœderer qui parut il y a bientôt quatre ans, dont la publication fut entourée de si mystérieuses circonstances, et que M. Fonfrède, alors aussi parlementaire que nous, signala énergiquement « comme un manifeste de camarilla » ? N'est-ce rien que la conversion graduelle de ce dernier écrivain aux idées qui, par moments du moins, lui paraissaient si folles, et que la déclaration de guerre lancée par lui, après de longues hésitations, contre les préjugés représentatifs, c'est-à-dire contre tous les principes consacrés en 1830 ? N'est-ce rien en un mot que les écrits où M. Fonfrède déclare si nettement et si franchement que le principe dominant doit être la royauté et que les chambres commettent le crime d'usurpation quand elles prétendent participer efficacement à la direction générale des affaires et à la nomination des ministres ? [p.VII] On fait dire à la vérité, quand on sent le besoin de rassurer l'opinion, que M. Fonfrède est « un publiciste isolé » ; mais il prétend, lui, qu'il ne l'est pas, et de plus il le prouve. Ainsi j'ai sous les yeux un article tout récent dans lequel M. Fonfrède rappelle avec complaisance qu'au commencement de 1835 le premier secrétaire du cabinet (sans doute par les ordres de M. l'intendant de la liste civile), eut la bonté de lui écrire et de l'inviter à publier six articles qu'il avait composés sur les droits et les attributions respectifs de la couronne et des chambres.[3] M. le secrétaire du cabinet ajoutait que « si cette publication avait lieu, il en prendrait 500 exemplaires pour le cabinet. » Or, de son propre aveu, M. Fonfrède avait, dans ces articles, « attaqué avec plus d'opportunité et de mesure les mêmes erreurs que M. Roederer attaquait. » L'intendant de la liste civile de 1835 est aujourd'hui ministre de l'intérieur, et ce n'est point faire injure à son caractère de lui supposer encore les mêmes opinions.

Si je voulais pousser plus loin cet examen, il me serait facile de citer plusieurs écrits publiés sous le couvert du ministère, et qui, avec plus ou moins de ménagements vont directement au même but. N'est-ce point, par exemple, une feuille dont le ministère dispose qui, il y a trois mois à peine, dissertait longuement et doctement pour établir qu'en France la royauté et la Chambre des Pairs sont plus éclairées, plus représentatives et plus élues que la Chambre élective? N'est-ce pas cette même feuille qui en tirait cette conséquence, qu'en cas de conflit la prépondérance doit appartenir sinon à la royauté seule, du moins à la majorité des trois pouvoirs, c'est-à-dire à la coalition de la royauté et de la Chambre des Pairs contre la Chambre élective[4].

Je sais que toutes ces belles choses ont trouvé peu de faveur, et qu'après avoir tâté le terrain on a jugé prudent, en 1838 comme en 1835, de faire retraite et d'abandonner la théorie pour se borner à la pratique. Mais tout ce qu'on en peut conclure, c'est que ceux qui partagent l'avis de M. Fonfrède n'ont pas tous sa courageuse franchise et son inébranlable confiance. Quoi qu'il en soit, je demande si en présence d'une pareille polémique il est permis d'affirmer que les [p.VIII] principes constitutionnels de 1830 ne rencontrent plus de contradicteurs et que chacun rend à la prépondérance parlementaire un hommage éclatant. Je demande s'il est si niais ou si perfide de venir avec modération et fermeté défendre cette prépondérance et prouver qu'en droit comme en fait elle est la clef de voûte de nos institutions.

Voilà pour la première accusation. Je passe à la seconde.

Il y a dix ans bientôt, la France se trouva divisée en deux camps, l'un qui avec ensemble et passion combattait pour la prépondérance royale, l'autre qui avec ardeur et énergie soutenait la prépondérance parlementaire. On écrivit beaucoup des deux côtés, et ceux qui soutenaient la prépondérance parlementaire passèrent, comme aujourd'hui, dans le camp opposé pour des factieux et pour des révolutionnaires. Mais, à cette époque, les champions de la prépondérance royale se plaçaient du moins sur un terrain où la défense était possible. Selon eux, en effet, l'autorité royale relevait de Dieu seul, tandis que l'autorité parlementaire relevait du roi qui, spontanément et par un acte toujours révocable de sa volonté, avait appelé les Chambres à participer au gouvernement dans de certaines limites et selon certaines conditions. Si les Chambres, oubliant leur origine, prétendaient dépasser ces limites ou s'affranchir de ces conditions, elles étaient donc à la fois ingrates et usurpatrices, et le roi avait le droit incontestable de les faire rentrer dans le devoir. Tel était, on s'en souvient, l'argument principal des publicistes de la restauration, argument vicieux par sa base, mais qui se présentait avec une certaine apparence logique.

Qu'est devenu aujourd'hui cet argument, et, s'il est mort, comment l'a-t-on remplacé? En vérité j'aurais honte de m'appesantir sur les misérables expédients à l'aide desquels on s'efforce de reconstruire un édifice ruiné. On ne peut nier qu'aujourd'hui entre le pays et la royauté il n'y ait un contrat synallagmatique, et que ce contrat, ré¬digé et signé au bruit d'une révolution victorieuse, ne doive être interprété d'après les principes dont cette révolution était la conséquence et la consécration. Mais on équivoque sur les termes, on chicane sur les mots, et quand on a sué sang et eau pour construire un sophisme passable, on se croit et on se proclame vainqueur. On est charmé, par exemple, d'avoir découvert, un beau matin, que la royauté est, dans notre état social, plus représentative et plus élue [p.IX] que la Chambre élective. Aussi retourne-t-on cette grande découverte de toutes les façons et y revient-on sans cesse. Au fond de tout cela, je ne vois rien, si ce n'est le spectacle curieux et douloureux à la fois d'esprits fermes et distingués qui luttent contre l'évidence et qui finissent par se faire à eux-mêmes une déplorable illusion.

Ce qu'il y a d'ailleurs de fâcheux pour toutes ces ingénieuses théories, c'est que, de l'aveu même de ceux qui les ont inventées, elles aboutissent à un fait contre lequel elles se brisent. Ce fait; c'est le pouvoir qu'a la Chambre des Députés de refuser l'impôt. On dit, à la vérité, que le fait n'est pas le droit, et on a raison ; mais un fait de cette importance n'en mérite pas moins d'être pris en très-grande considération. Pour ma part, j'ai lu avec beaucoup d'attention tout ce que mes adversaires ont écrit à ce sujet, et, en élaguant d'une part les injures, de l'autre les déclamations, voici, ce me semble, sur la question principale le point réel et pratique du dissentiment entre nous. Personne ne nie et ne peut nier qu'entre la royauté et les autres pouvoirs il ne surgisse quelquefois une dissidence assez grave pour paralyser l'action du gouvernement et suspendre le mouvement politique et social. Personne ne nie et ne peut nier que, si cette dissidence se prolonge, il n'appartienne au pays, juge suprême et arbitre souverain, de la terminer par un arrêt sans appel. Mais M. Fonfrède et ceux qui, tout en le reniant le copient servilement, prétendent que, dans ce cas, le pays n'a aucun moyen régulier, légal, constitutionnel, de rendre son arrêt, et que le différend doit nécessairement se vider par une révolution.... Nous prétendons, nous, qu'un moyen régulier, légal, constitutionnel existe, et que c'est le vote de la chambre élective après dissolutions De ces deux systèmes lequel est le plus sage, le plus modéré, le plus favorable au maintien de l'ordre et au développement pacifique de nos institutions? Lequel mérité le mieux l'approbation et l'appui des vrais amis du pays et du gouvernement? Les deux systèmes, au reste, ont subi, depuis huit ans, l'un en France, l'autre en Angleterre, la plus concluante des épreuves, celle de l'expérience. A Paris, en 1830, à Londres, en 1834, il plut un jour à la couronne de placer son opinion personnelle au-dessus de l'opinion de la chambre élective, et d'investir de sa confiance un ministre auquel celle-ci refusait la sienne. A Paris et à Londres, en outre, la couronne, non satisfaite d'une première épreuve, usa de sa prérogative constitutionnelle et fit appel au pays. [p.X] Mais après une dissolution dont le résultat fut le même dans les deux pays, la royauté française récusa le jugement de la chambre élective nouvellement élue, la royauté anglaise s'y soumit. Ai-je besoin de rappeler quelles furent pour chacune d'elles les conséquences d'une telle détermination.

Ainsi l'opinion de M. Fonfrède, en ce qui touche ce point important de la question, impose au pays une révolution dans de certains cas qu'il prévoit. Notre opinion, quoi qu'il puisse arriver, évite cette révolution. Je n'hésite donc pas à le dire, l'opinion funeste, dangereuse, révolutionnaire, c'est celle de M. Fonfrède et de son école. L'opinion salutaire, rassurante, conservatrice, c'est la nôtre. Parce que Charles X a pensé comme M. Fonfrède, le fils et le petit-fils de Charles X languissent au fond de l'Allemagne, solitaires et oubliés. Parce que Guillaume IV a pensé comme nous, sa nièce monte aujourd'hui sur le trône d'Angleterre au milieu des acclamations populaires et des hommages de tous les partis.

En ce qui concerne l'action habituelle et régulière du mécanisme constitutionnel, les défenseurs du gouvernement royal ne font guère preuve de moins d'inconséquence. Ainsi ils demandent un pouvoir fort, et ils constituent ce pouvoir de manière à ce que toute force lui manque. Ils avouent que tout ministère a besoin, pour bien accomplir sa mission, du concours de la chambre élective, et quand ce concours faut au ministère, ils lui conseillent de s'en passer. Ils gémissent et pleurent sur l'anarchie des esprits, sur l'éparpillement des opinions; et ils s'irritent contre ceux qui par la formation d'une majorité et d'une minorité organisées et systématiques cherchent à mettre un terme à cette anarchie et à détruire cet éparpillement. Ils proclament la nécessité d'offrir à une assemblée nombreuse et fractionnée un centre de ralliement et une direction, et ils trouvent bon de placer ce centre de ralliement hors de l'assemblée elle-même et de lui faire imprimer cette direction par des hommes qu'elle connaît à peine et en qui elle n'a point confiance. Partout enfin ils mettent une négation à côté d'une affirmation, une impossibilité à côté d'un besoin. Mais ils ont une idée fixe l'humiliation, l'abaissement de la chambre élective. Il faut donner à cette chambre les leçons que mérite sa présomption, et lui montrer que le gouvernement ne vit pas seulement par sa grâce, et que les ministres sont, avant tout, les ministres du roi. Il faut aussi apprendre [p.XI] aux classes moyennes, dont cette chambre est l'expression, que la royauté et la pairie sont plus éclairées qu'elles, et qu'elles ne représentent en définitive que les plus mesquins intérêts et les plus basses passions[5].

En vérité tout cela est puéril, tant qu'on ne conclut pas à supprimer la chambre élective ou à enlever l'élection aux classes moyennes pour la rendre exclusivement aux classes aristocratiques. Or je ne crois pas que les esprits les plus présomptueux poussent jusque là leur espoir et leurs prétentions.

Répondrai-je maintenant aux écrivains qui, pour faire peur à ceux qui n'ont pas lu l'histoire, prétendent que les principes de 1791 et de 1792 revivent tout entiers dans les principes que je m'honore de professer? Si la constitution de 1791 était impossible, c'était, au contraire, parce qu'au nom d'une théorie presque analogue à celle que je combats, elle avait prétendu séparer rigoureusement le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, confiant l'un à une assemblée élective et l'autre au roi, sans permettre qu'ils se confondissent jamais. Or il est évident qu'entre des pouvoirs ainsi scindés et cantonnés, il devait exister une guerre sourde d'abord, puis ouverte, jusqu'au jour où l'un absorberait l'autre, et réunirait ce qui, dans la pratique, ne saurait être divisé. C'est donc tout à l'inverse de la constitution de 1791 que la charte a sagement créé plusieurs pouvoirs qui, au lieu de suivre chacun son chemin se rencontrent, s'unissent et participent tous les trois, directement ou indirectement, à la législation et à l'exécution. C'est à l'inverse de la constitution de 1791 que la conséquence de cette combinaison a été pour la royauté la nécessité de choisir ses ministres parmi les hommes éminents des deux chambres, de manière que, dépositaires en même temps de la prérogative royale et de la prérogative parlementaire, ils pussent fonder un gouvernement puissant sur l'action énergique et simultanée de toutes les forces politiques. Il est vrai qu'il peut arriver que, malgré tous les efforts des ministres, ces forces cessent d'agir dans le même sens, et que, dans ce cas, si l'on ne veut qu'elles se neutralisent mutuellement, il faut bien que l'une d'elles finisse par l'emporter. Mais c'est là la conséquence inévitable d'un système où plusieurs [p.XII] forces d'origine différente sont appelées à concourir, et personne jusqu'ici n'a trouvé le moyen de l'éviter.

Je pourrais prolonger cette discussion et fournir encore bien des preuves à l'appui de mon opinion. Mais j'en ai dit assez, je crois, pour faire apprécier toute la futilité, toute l'inconséquence des objections qui me sont opposées. Je tiens donc pour parfaitement démontré que les principes de 1830, sur les attributions respectives des pouvoirs, ne sont point, comme on a osé le prétendre, une machine de guerre qui a fini son temps, mais la base ferme et durable sur laquelle doit s'appuyer le gouvernement nouveau. Je tiens pour démontré que, si cette base lui manquait, il serait tout aussi chancelant, tout aussi fragile que son prédécesseur.

La question de principe ainsi vidée, il resterait celle de l'application qui, j'en conviens, est moins simple et moins claire. Mais avant de l'aborder je rencontre une question préjudicielle qui tient encore à la question de principe, et sur laquelle il m'importe de m'expliquer nettement.

Vos principes, dit-on, sont vrais, et le gouvernement représentatif, tel que vous le concevez, tel que vous le définissez, est bien le gouvernement représentatif selon la Charte, et, ce qui vaut mieux encore, selon la raison. Mais n'est-il pas des temps où les principes les plus incontestables doivent se modifier dans la pratique ? N'est-il pas des situations qui exigent impérieusement qu'on les néglige un peu, sauf à y revenir plus tard? Ainsi d'abord peut-on réduire un roi fondateur d'une dynastie, menacé par les partis, entouré de dangers personnels, à la condition régulière et paisible d'un roi constitutionnel dont la famille occupe le trône depuis longtemps, et qui est à peu près certain, quels que soient les événements, d'y rester assis? Et si ce prince est un homme d'une intelligence rare et d'une capacité supérieure ; s'il a prouvé qu'aussi bien que personne il comprend les véritables besoins et les intérêts réels du pays ; si, en outre, dans les moments difficiles, il a montré autant de courage que de sang-froid, autant de fermeté que de prudence, n'y aurait-il pas, à lui disputer la plus grande part dans le gouvernement, un constitutionnalisme étroit et un rigorisme excessif? Pourvu que le pays soit bien gouverné, que lui importe après tout qui gouverne? Laissez donc, si vous voulez que le pays vous écoute, votre logomachie constitutionnelle et vos débats de sophiste. Tâchez de prouver au pays que [p.XIII] ses libertés sont violées, ses droits méconnus, ses intérêts négligés. Le pays est démocratique et monarchique; il n'est pas parlementaire, c'est pourquoi il reste si froid et si paisible en présence de toutes vos ardeurs et de toutes vos agitations.

Je ne crois pas avoir affaibli l'argument. Je vais essayer d'y répondre.

Et d'abord il importe de relever une erreur dans laquelle, volontairement ou non, tombent sans cesse les écrivains que je combats. A les entendre, on croirait que, dans le gouvernement représentatif tel que nous le concevons, la royauté est condamnée à l'oisiveté la plus absolue, à la plus complète nullité. On croirait que, de ses prérogatives constitutionnelles, il ne lui en reste aucune, et qu'elle doive tout regarder faire sans se mêler de rien. Il n'en est point ainsi, et il suffit, pour s'en convaincre, de descendre au fond des choses au lieu de s'arrêtera la superficie. La chambre élective, en cas de conflit prolongé, doit avoir le dernier mot : cela est vrai. Mais, avant d'en venir là, de combien de moyens la royauté ne peut-elle pas toujours disposer, soit pour faire prévaloir sa pensée, soit pour arriver à une transaction? Elle a d'abord sa haute situation et l'éclat qui en rejaillit sur tout ce qui l'environne et sur tout ce qui l'approche. Elle a un patronage étendu et qui lui assure dans toutes les occasions des partisans nombreux et dévoués. Elle a, provisoirement du moins, et jusqu'à manifestation contraire des chambres, le choix des ministres. Elle a enfin le droit de modifier la majorité de la chambre des pairs par ordonnance, et de dissoudre la chambre élective autant de fois qu'elle le juge à propos. J'ajoute que, quand tes choses sont poussées à cette extrémité, la royauté peut, presque toujours avec succès, faire appel aux instincts conservateurs du pays, et obtenir, si non une victoire complète, du moins d'honorables conditions. Qu'on se souvienne, des élections de 1830 avant la révolution. Assurément l'opposition était bien puissante alors et le pays bien passionné. Qui doute pourtant que, si Charles X l'eût voulu, la chambre réélue n'eût été disposée à céder, dans l'intérêt de la paix, quelque chose de ses justes prétentions ?

Ce sont là, quoi qu'on puisse dire, de grandes forces et qui rendent peu probable l'oppression de la royauté par la chambre élective. Et si le prince joint à l'influence de sa situation celle de sa capacité ; si, au milieu des ministres qu'il a nommés et qu'il peut révoquer, il est non-seulement le roi, mais un homme d'état habile et consommé [p.XIV] peut-on craindre que sa voix ne soit point écoutée, et que son avis ait, moins qu'un autre, chance de prévaloir? En vérité, c'est là une crainte vaine et démentie par l'expérience aussi bien que par le raisonnement. Que, pour échapper aux règles constitutionnelles, on ne vienne donc plus exposer aux yeux du pays l'image ridicule d'un roi impuissant et inutile. Tant qu'il y aura un roi, et que ce roi aura quelque mérite, c'est un danger dont il saura bien trouver le moyen de nous préserver.

Mais cette part dans le gouvernement que la Charte donne à la royauté et que la force des choses lui assure, faut-il l'étendre et l'élargir aux dépens de la part qui, par la Charte aussi, est accordée aux autres pouvoirs et particulièrement au pouvoir électif? Est-il bon, même pour un temps, qu'au lieu de rester dans la sphère élevée ou la suit le respect public, la royauté descende sur le terrain mouvant et brûlant où les partis constitutionnels se débattent entre eux? Est-il bon que, faisant un pas de plus encore, elle pénètre là où se font les affaires, au sein même de l'administration? Est-il bon, pour tout dire en un mot, que ses ministres ne soient que des instruments dociles auxquels elle délègue le soin de parler pour elle à la tribune, et de faire, dans les bureaux, toute la partie du travail qu'il ne lui plaît pas de se réserver. Voilà la question véritable, celle que l'on ne peut pas éluder.

Indépendamment de toute autre considération, ce serait, il faut en convenir, un triste spectacle que celui d'une nation qui, après avoir combattu quarante ans pour obtenir une certaine forme de gouvernement et de certaines garanties, les sacrifierait tout à coup à une situation fortuite, sauf à s'insurger de nouveau plus tard pour les reconquérir. Mais je nie formellement que, dans l'état actuel de la civilisation, la royauté, quelque intelligente, quelque habile qu'on la suppose, suffise à tous les besoins et puisse, sans danger pour le pays et pour elle-même, annuler et suppléer les autres pouvoirs. De 1830 à 1836 la royauté n'était pas moins intelligente ni moins habile qu'en 1838. Qu'eût-elle fait cependant sans le concours actif, énergique, de la chambre élective, de cette chambre qu'on réduirait volontiers aujourd'hui à un rôle insignifiant et passif, mais qu'on exaltait et qu'on grandissait alors. Certes, pour résister aux efforts coalisés des partis, ce n'était point trop de toutes nos forces réunies et de ces grandes discussions qui éclairaient, qui soutenaient, qui encourageaient [p.XV] le pays. Ce n'était point trop non plus, pour chacun de nous, de la conviction intime et profonde que nous défendions notre propre cause, et qu'entre le pouvoir et ceux qui lui prêtaient leur appui, il y avait communauté complète et solidarité. Et qu'on ne vienne pas dire qu'une fois la chambre habituée au rôle qu'on lui destine, il serait aisé, si le besoin s'en faisait sentir, de réveiller son activité endormie et de ranimer sa vie éteinte. Les assemblées, pas plus que les hommes, ne changent si brusquement de nature, et quand les ressorts d'une machine sont brisés ou détendus, ce n'est pas du jour au lendemain qu'on leur rend leur force et leur élasticité. Le gouvernement que l'on rêve, fût-il donc possible dans les temps de calme, il cesserait de l'être au moment de l'orage. Je vois alors la royauté demandant, par l'organe de ses ministres, à la chambre élective, une force que la chambre élective ne peut lui donner parce qu'elle ne l'a pas. Au lieu de l'adhésion si vive, si prompte, si efficace, qu'accorde au pouvoir, quand un grand danger apparaît, une assemblée qui sent que le pouvoir c'est elle-même et qui s'est accoutumée à participer activement à la direction des affaires, je vois l'hésitation, l'incertitude, la lenteur, l'égoïsme d'une assemblée qui doute de sa propre puissance, et qui se croit appelée à contrôler plutôt qu'à diriger, à juger plutôt qu'à agir. Pendant ce temps pourtant, l'orage grossit, il éclate, et le danger, qu'eût conjuré peut-être une résolution vigoureuse et spontanée, devient inévitable.

Que dans l'enivrement d'un succès moins définitif qu'on ne pense, on n'oublie donc pas que cette puissance parlementaire, dont on semble faire si bon marché en ce moment, on a été, on serait encore bien heureux de la trouver à l'heure du péril. Qu'on n'oublie pas que si on l'énervé aujourd'hui, que si on la brise, que si on la dissout, on la cherchera en vain le jour où l'on ira solliciter son appui. Conservez-la donc précieusement, si vous avez un peu de prévoyance ; conservez-la tout entière et ne croyez pas vous fortifier de ce que vous lui ôtez.

Mais ce n'est pas tout et le gouvernement personnel du roi, si on parvenait à l'établir, aurait, même en temps de calme, les plus déplorables conséquences. Je n'en citerai qu'une en ce moment, la principale. Le grand but du gouvernement représentatif, celui qui domine tous les autres, c'est, personne ne le nie, de faire monter au pouvoir les hommes qui comprennent le mieux les véritables intérêts du [p.XVI] pays et qui sont le plus capables de les faire prévaloir. Or, le gouvernement personnel du roi, au milieu des formes représentatives, produirait fatalement le résultat tout contraire. Dans le gouvernement absolu, là où tout est soumis à la volonté d'un maître et reflète sa pensée, les hommes les meilleurs et les plus intelligents se trouvent fort heureux et fort honorés d'être appelés par la confiance du souverain au rôle d'exécuteurs passifs de ses volontés. C'est, en effet, la seule sphère politique ouverte à leur ambition et à leur activité ; c'est la seule carrière où ils puissent se faire connaître et s'illustrer. Si, comme il y a trente ans, le maître est glorieux, la gloire du maître rejaillit d'ailleurs, jusqu'à un certain point, sur les serviteurs, et leur assure dans le pays une brillante position. Mais dans le gouvernement représentatif, quelque atténué, quelque faussé qu'il puisse être, les hommes éminents s'appartiennent à eux-mêmes et ont une pensée propre que, bonne ou mauvaise, ils tiennent à réaliser. Ils voient, en outre, devant eux une carrière où, par leurs efforts personnels et sans qu'on vienne à leur aide, ils peuvent conquérir une grande place dans l'estime du pays et une haute situation. Croit-on que de tels hommes descendent volontairement au rôle subalterne qu'il plaît de leur assigner? Croit-on qu'humiliant leur raison et soumettant leur volonté ils se prêtent à pratiquer et à défendre une politique qui n'est pas la leur et qu'on leur donne toute faite? Croit-on, en un mot, qu'ils consentent à mettre au service d'une pensée étrangère l'activité et le talent dont ils se sentent doués ? Ce serait, en vérité, se méprendre étrangement sur la nature humaine et se bercer d'une illusion que l'expérience ferait bientôt évanouir.

Je vais plus loin et je dis que quand bien même les hommes dont il s'agit voudraient être ministres à ces conditions, ils ne le pourraient pas avec honneur pour eux-mêmes, avec avantage pour le pays. Il y a quelque chose, en effet, qui, pour gouverner, n'est pas moins nécessaire que la capacité ; c'est la dignité personnelle. Or, où est la dignité personnelle d'une intelligence qui volontairement s'abdique elle-même? On peut certes en exécutant un ordre qu'on reçoit, déployer beaucoup d'habileté. On peut, en plaidant une cause que l'on n'a pas choisie librement, faire preuve de grande éloquence. Mais ni l'habileté, ni l'éloquence ainsi employées ne suffisent pour conquérir la haute estime et le respect dont le gouvernement ne saurait se passer. Je n'hésite donc pas à croire que dans ce régime de publicité [p.XVII] et de discussion, un ministre qui visiblement se soumet à n'être qu'un pur instrument se dégrade aux yeux du pays. Je n'hésite pas à affirmer que, par ce seul fait, il perd une portion notable de sa force, et des moyens de se rendre utile qui pourraient d'ailleurs lui appartenir.

Qu'arrive-t-il alors nécessairement? Il arrive que privée du concours des hommes les plus éminents, la royauté est forcée d'aller chercher dans des rangs inférieurs les ministres dont elle ne saurait se passer. Il arrive que la médiocrité s'empare du gouvernement et de l'administration, et y règne en souveraine. Il arrive que d'une part les affaires sont moins bien faites, que de l'autre la machine constitutionnelle est altérée dans ce qu'elle a de plus délicat et de de plus parfait. Ajoutez qu'un tel système a encore l'inconvénient d'exalter outre mesure les ambitions de second ordre et de donner une déplorable excitation au sentiment de suffisance et de présomption qui, dans ce temps, fait que tout le monde se croit propre à tout et veut arriver à tout. J'ai plus d'intérêt que personne à croire que, dans un rang secondaire, on peut être utile à son pays et acquérir une juste considération. Mais c'est à condition qu'on veuille bien rester à sa place, et que, pour s'attribuer une valeur dont on manque, on n'aille pas perdre sa valeur réelle. Or, c'est là, qu'on y songe bien, l'effet inévitable de l'avènement des médiocrités.

Énerver le pouvoir et le rendre impropre à supporter toute crise sérieuse, remplacer partout les hommes capables par les hommes médiocres, voilà où conduit le gouvernement royal au fond, représentatif dans la forme, gouvernement qui, je ne crains pas de le dire, a les inconvénients de la monarchie absolue sans en avoir les avantages. Qu'on propose donc, si on le veut, si on l'ose, la monarchie absolue pure et simple, et nous aurons à examiner, d'abord si ce gouvernement est en soi préférable au gouvernement représentatif, ensuite s'il est possible aujourd'hui ; mais qu'on ne vienne pas, appliquant à l'un les conditions de l'autre, créer un gouvernement bâtard qui réunira les vices de tous les deux; qu'on ne vienne pas surtout solliciter pour ce produit monstrueux notre admiration.

Dans le courant de cet écrit, j'aurai l'occasion de signaler d'autres dangers encore qui résulteraient, soit pour le pays soit pour la royauté elle-même, d'un gouvernement ainsi constitué. Il me suffit d'avoir prouvé en ce moment que la question n'est ni si indifférente ni si [p.XVIII] inopportune qu'on le dit. La fin véritable des sociétés n'est certes point dans les formes de gouvernement et dans les garanties qu'elles contiennent. Mais ces formes et ces garanties sont le moyen par lequel on arrive à cette fin plus ou moins facilement, plus ou moins sûrement. Mépriser les unes ou les autres est d'une politique qui s'en prend aux effets sans remonter aux causes, d'une politique d'enfant; autrement, république, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, tout serait égal, et les hommes seraient insensés de s'être agités pendant tant siècles pour de semblables futilités.

II.

J'arrive maintenant à la question d'application, et je la pose ainsi : Sommes-nous ou ne sommes-nous pas depuis dix-huit mois dans les conditions véritables du gouvernement représentatif?

C'est ici, je le sais, que m'attendent mes adversaires, ceux du moins qui sont trop habiles pour contester les principes, et trop bien élevés pour suppléer au raisonnement par l'injure. Contre M. Fonfrède, disent-ils, les défenseurs de la prérogative parlementaire ont mille fois raison. Mais ont-ils raison également contre le ministère? Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait prouver que le ministère n'a pas la majorité dans la chambre élective, et que, s'il la perdait, il ne serait pas tout prêt à se retirer. Il faudrait prouver du moins que, soit dans la formation de ce ministère, soit dans sa conduite depuis vingt mois, quelque règle constitutionnelle a été violée ou éludée. Or, c'est ce que les défenseurs de la prérogative parlementaire n'ont pas pris la peine d'établir. Puis on demande avec une ironie triomphante, si c'est sérieusement que l'opposition compare 1838 à 1830, et M. Molé à M. de Polignac; on demande où elle aperçoit les 221, les associations pour le refus de l'impôt et les ordonnances de juillet ! Ne sont-ce pas là de vains et ridicules fantômes, des fantômes qui n'épouvantent personne, pas même ceux qui les évoquent avec tant d'emphase et de bruit?

Ce sont en effet de vains fantômes. Mais ces fantômes qui donc les a évoqués, si ce n'est les écrivains qui, fort à propos, et avec une incontestable habileté, cherchent à exploiter au profit du ministère [p.XIX] qu'ils défendent les souvenirs et les craintes de la partie paisible de la population? Qui, si ce n'est les hommes qui ont intérêt à démontrer qu'entre la soumission de la chambre et une révolution, il n'y a point de milieu? 1838, dites-vous, ressemble peu à 1830, et Charles X n'a point de successeur ! Je l'avais dit avant vous, et je m'en étais félicité. Quant à comparer M. Molé et M. de Polignac, c'est une ridicule idée dont l'invention vous appartient. M. de Polignac était un fanatique à l'esprit étroit et faux, mais consciencieux, persévérant, courageux jusqu'à l'imprudence, et qui ne craignit, dans aucun temps, de sacrifier à ses opinions, et à ce qu'il regardait comme son devoir, sa position, sa fortune, sa vie. Or, les plus grands adversaires de M. Molé n'ont jamais poussé l'injustice jusqu'à lui reprocher de telles imperfections.

Écartons donc, je le désire plus que vous, écartons des analogies trompeuses, mensongères, et qui ne peuvent tendre qu'à égarer les esprits. Proclamons bien haut qu'aucun coup d'état n'est à craindre, et par conséquent, de ce côté du moins, aucune révolution. Mais pour qu'une constitution soit violée, est-il absolument nécessaire qu'on l'attaque à main armée et à visage découvert ? N'existe-t-il pas en ce monde plusieurs chemins pour arriver au même but, et n'a-t-on jamais vu la ruse prendre la place de la violence? Ne peut-on, par exemple, concevoir des déviations presque insensibles au début, mais que chaque jour aggrave, et qui finissent, si l'on n'y prend garde, par fausser complètement l'organisation ? Et si cela est possible, n'est-ce pas un devoir de signaler ces déviations dès qu'elles apparaissent, et quand il en est encore temps ?

Tel est, ce me semble, le point précis où nous sommes parvenus. Si comme en 1830, le mal avait atteint sa dernière période, il ne resterait plus qu'à attendre la crise, et qu'à se préparer à choisir entre deux partis également extrêmes et périlleux ; mais, grâce à Dieu, nous sommes loin d'en être réduits à cette alternative. Qu'il me soit permis d'ajouter encore que, plus que personne, j'ai confiance dans une sagesse qui, avertie d'ailleurs par l'expérience, ne laisserait jamais les choses en venir à cette extrémité.

Tout cela entendu, j'examine quelle est la composition du ministère, comment il est né, comment il a vécu. Tous les éléments de la solution que je cherche se trouvent en effet compris dans ce triple examen.

[p.XX]

J'ai dit tout à l'heure que le gouvernement représentatif a pour but principal de porter à la direction des affaires les hommes les meilleurs et les plus capables. Pour atteindre ce but, on le sait, tous les cinq ans au moins, la portion la plus éclairée et la plus indépendante du pays s'assemble et choisit, par chaque collège électoral, l'homme qui, dans le cercle de ses opinions, lui paraît réunir au plus haut degré le double mérite de l'intégrité et de la capacité. C'est, en quelque sorte, un premier triage qui a, ou doit avoir pour effet, de faire aboutir à un centre commun l'élite du pays. Mais, cette opération finie, une autre commence qui, bien qu'elle ne se termine pas comme la première par un scrutin, n'en a pas moins des résultats à peu près analogues. Ainsi les opinions, en raison d'attractions ou de répulsions naturelles, se rapprochent ou s'éloignent, s'assimilent ou se séparent, et il se forme une majorité et une minorité. Puis au sein de cette majorité et de cette minorité, quelques hommes surgissent, qui, sans autre secours que celui de leur caractère et de leur talent, montent au premier rang, et sont, d'un consentement tacite, reconnus par chaque parti comme ses chefs. C'est entre ces hommes que la royauté, en ce qui concerne du moins la chambre élective, reste libre de choisir.

Tel est, personne ne le niera, le mécanisme qui, par une combinaison aussi simple qu'ingénieuse, va chercher sur tous les points du territoire les meilleurs et les plus capables, les place sur une scène où ils peuvent se déployer à l'aise, et met entre eux le pouvoir au concours. Or, peut-on prétendre que les ministres du 15 avril aient ainsi obtenu la haute situation qu'ils occupent ? Il m'en coûte infiniment de dire quelque chose de personnellement désobligeant pour des hommes qui, dans une autre situation, ont pour la plupart rendu des services au pays. Mais j'en appellerais au besoin à leur modestie, et je les ferais juges de la question. Il y a au surplus une observation bien simple à faire. Sur les huit ministres, quatre sont députés. Eh bien, je le demande à tout homme de bonne foi, est-il un des quatre qu'une portion quelconque de la chambre puisse considérer et considère en effet comme son chef? En est-il un qui, avant d'être choisi par le roi, fut naturellement, et par la voix publique, appelé à cette haute distinction. Je n'examine point en ce moment si la chambre et l'opinion avaient raison ou tort. Je constate un fait, un fait incontestable et qui a sa signification. Quant aux [p.XXI] ministres tirés de la chambre des pairs, il en est certainement un, le chef du cabinet, auquel on ne saurait refuser beaucoup d'esprit et un remarquable savoir-faire. Mais de ses antécédents auxquels il fait si souvent appel, je ne vois pas bien celui ou ceux qui l'appelaient à être l'âme d'un cabinet, ou, pour mieux dire, le cabinet tout entier. Est-ce par exemple, de 1813, de 1816, de 1817, de 1830, ou de 1835 qu'il s'agit? Il serait bon qu'il voulût bien le dire, ne fût-ce que pour éclairer ceux qui ne trouvent pas toutes ces dates également rassurantes.

Il est donc évident que le ministère actuel, quel que soit son mérite d'ailleurs, ne renferme dans son sein aucune des grandes notabilités parlementaires, aucun des hommes sur lesquels, en cas de crise ministérielle, tous les yeux se tournent naturellement. Il est évident que ceux auxquels la direction de la chambre élective appartient par voie d'influence, ne sont point ceux auxquels cette direction est confiée en ce moment. Maintenant, suivez un tel ministère dans le cabinet du Roi, où constitutionnellement il doit représenter les chambres. Venez vous asseoir avec lui sur les bancs des chambres où il doit représenter le roi. Comment voulez-vous qu'il ne manque pas de force et d'autorité dans les deux situations ? Pour résister dans le cabinet du roi à des influences souvent bien puissantes, il ne suffit pas de bonnes intentions, il ne suffit pas même d'une certaine capacité individuelle. Il faut parler au nom d'une majorité dont on est en quelque sorte l'organe et l'interprète. Il faut faire sentir que l'on est lié à cette majorité par des opinions communes, et que, si l'on abandonnait ces opinions, on perdrait à la fois sa force et sa considération. Il faut, en un mot, se présenter comme plénipotentiaire non comme subordonné. D'un autre côté, pour empêcher les chambres d'étendre outre mesure leurs prérogatives, et d'usurper celles des autres pouvoirs, il faut exercer sur les chambres une puissante action, l'action que donnent la supériorité reconnue, les services non contestés, les principes professés et pratiqués en commun. Or, quand tout cela manque, où cherchera-t-on son point d'appui? Il faut le dire, on le cherchera ici dans une soumission absolue à toutes les volontés du pouvoir royal, là dans la satisfaction large et complète des intérêts privés. Est-ce là, je le demande encore, le gouvernement représentatif tel que nous l'avons conçu, tel [p.XXII] que nous l'avons voulu, tel que nous pensions, en 1830, l'avoir enfin obtenu?

Sur ce point, au reste, les écrivains qui raillent agréablement aujourd'hui « la cohue ambitieuse et tumultueuse des chefs de parti, » partageaient, il y a peu de mois encore, mon avis. « On se demande, disaient-ils au moment de la dissolution du 6 septembre[6], on se demande, avec un profond sentiment de tristesse, quel est cet ostracisme qui va écartant des affaires les hommes auxquels personne ne refuse la première place pour le talent et pour l'influence. Quoi ! seraient-ce ce talent même et cette influence qui leur donneraient l'exclusion? Si le gouvernement représentatif n'est pas un vain mot, les premiers dans la chambre doivent être aussi les premiers dans les conseils de la royauté. »

Quand récemment les mêmes écrivains reconnaissaient que le ministère a contre lui tous les chefs de parti, c'est-à-dire tous les premiers dans la chambre, ils prononçaient donc, sans le vouloir, sa juste condamnation.

Soumission absolue aux volontés de la couronne, et tentatives d'influence par de fâcheux moyens sur la chambre élective, voilà ce que la lecture seule de l'ordonnance qui constitue le cabinet devait faire présager. Voyons si, par son attitude et par ses actes, il a fait mentir le présage.

Pour bien comprendre le cabinet actuel, peut-être faudrait-il remonter au delà du 15 avril, au delà même du 6 septembre et du 22 février, et rechercher quelles ont été les causes réelles de la dissolution du ministère du 11 octobre. Mais le temps n'est pas venu où une telle histoire puisse être écrite librement et avec fidélité. J'admettrai donc que le 11 octobre, le 6 septembre et le 22 février soient tombés par la force des choses et sans que de secrètes manœuvres y aient aidé ; j'admettrai que toutes les incompatibilités qui ont détruit ces administrations aient été des incompatibilités réelles et auxquelles personne n'ait travaillé. J'admettrai enfin que, dans ce qui s'est passé, toutes les paroles aient été sincères et toutes les actions loyales : comment, tout cela admis, le ministère du 15 avril est-il né?

Le ministère du 6 septembre, on le sait, sous l'influence de deux [p.XXIII] événements déplorables, l'insurrection de Strasbourg et la nouvelle tentative d'assassinat sur la personne du roi, avait cru devoir présenter à la chambre trois mesures sévères et qui formaient, en quelque sorte, le complément des lois de septembre. A ces mesures se joignaient deux autres lois qui concernaient plus particulièrement la famille royale, et qui, préparées de longue main, soulevaient, à tort ou à raison, dans le pays, une vive opposition. Quand, le 7 mars 1837, la première de toutes ces lois succomba au scrutin secret à la majorité de deux, voix, c'était donc un événement grave et qui plaçait le ministère dans une situation difficile. En y réfléchissant, il est pourtant aisé de voir qu'il n'y avait à prendre que deux partis. Ou bien le rejet de la loi de disjonction indiquait, entre la chambre et le cabinet, un dissentiment fondamental, ou bien ce rejet, déterminé par des raisons de procédure plutôt que par des raisons politiques, ne présageait en rien le sort des autres mesures. Dans le premier cas, le ministère, pour rendre hommage au grand principe des majorités parlementaires, devait se dissoudre sur-le-champ et laisser aux vainqueurs du jour le soin de former un cabinet. Dans le second cas, il pouvait tenter une nouvelle épreuve, sauf à se retirer ou à dissoudre la chambre si elle n'était pas plus favorable que la première. Les deux partis, on ne saurait en disconvenir, étaient également honorables et constitutionnels.

Mais ce qui n'était ni l'un ni l'autre, c'est que, changeant de langage et d'attitude, sans changer de situation, les mêmes ministres restassent non plus pour soutenir les mesures qu'ils avaient crues bonnes, mais pour les abandonner et pour se vanter de leur abandon: c'est qu'après avoir rempli par l'adjonction des plus chauds partisans de ces mêmes mesures les vides que laissaient dans leurs rangs d'honorables retraites, on les vit tous ensemble donner au pays le spectacle de la plus subite, de la plus étrange des palinodies ; c'est que, s'habituant promptement à leur nouveau rôle, ils allassent jusqu'à se faire, aux dépens de leurs anciens collègues, un mérite de leur inconséquence et de leur versatilité ; c'est, en un mot, que, pour conserver le pouvoir, ils parussent prêts à sacrifier tout à la fois les principes qu'ils avaient professés, et les hommes sur lesquels ils s'étaient appuyés. Sans doute, dans le cours d'une longue vie politique, on peut très-légitimement modifier ses opinions et se séparer d'hommes auxquels on s'était associé. Mais pour que de tels changements [p.XXIV] soient honorables, il faut qu'il reste évident pour tous qu'ils sont déterminés par une conviction sincère et désintéressée. Or, une conviction ministérielle qui surgit tout à coup le lendemain d'un vote parlementaire, et pour se mettre en harmonie avec ce vote, ne saurait prétendre à aucune de ces deux qualifications.

Je sais par quelles étranges insinuations les amis de M. le président du conseil se sont efforcés d'expliquer, sinon de justifier une telle conduite. A les en croire, il y aurait eu dans le cabinet du 6 septembre deux partis : l'un inflexible, sévère, impitoyable ; l'autre conciliant, indulgent et doux. Les lois dont il s'agit, exigées par le premier de ces partis, et combattues par le second, n'auraient donc jamais obtenu l'approbation sincère et le concours cordial de M. le président du conseil. Il serait dès lors tout naturel que, délivré de la tyrannie qui pesait sur lui, il eût cru pouvoir, sans déshonneur, en revenir à ses propres inspirations et suivre sa première impulsion.

Je pourrais me borner à demander ce que devient, d'après une pareille explication, la présidence du conseil et la responsabilité qui s'attache à cette haute situation. Mais l'explication n'a pas même le mérite de la vérité. Je n'ai certes point le projet de troubler, par des révélations inopportunes, la cendre du 6 septembre, et de rechercher quelle peut être, dans les fautes commises à cette époque, la part réelle de chacun. Je tiens qu'entre tous les membres d'un cabinet, tant qu'il existe, il y a solidarité, et qu'il n'est pas plus loyal que politique de vouloir se rejeter l'un à l'autre la responsabilité des erreurs et des échecs. Mais si des amis imprudents voulaient absolument établir des distinctions, peut-être ne serait-il pas interdit à ceux qui savent le fond des choses de les suivre sur ce terrain. Pourquoi, par exemple, ne ferais-je pas connaître, si je le sais, quelles étaient sur cette matière, au commencement de 1837, les dispositions personnelles de M. le président du conseil ? Pourquoi ne dirais-je pas qui, à cette époque, voulait présenter une loi bien plus grave, bien plus sévère que toutes celles qu'on a rejetées ou retirées depuis, et qui s'y est opposé? Pourquoi ne rappellerais-je pas les visites que reçut M. le président du conseil à l'occasion de cette loi, et le résultat qu'elles obtinrent? Encore une fois, c'est là, je le reconnais, une fâcheuse polémique, et de laquelle doit s'abstenir, autant que possible, tout homme qui se respecte. Il est difficile pourtant [p.XXV] d'accepter tous les mensonges qu'il plaît à la mauvaise foi de répandre, quand on connaît la vérité et qu'on est maître de la rétablir.

Quant aux nouveaux ministres, chacun sait que parmi eux se trouvaient le rapporteur de la loi qui venait d'être rejetée, et l'auteur principal de celle qui avait suscité dans le pays de si vives susceptibilités. Le dernier ministre, intendant de la liste civile, avait même, ainsi que mon ami M. Jaubert l'a déjà dit à la tribune, agi personnellement, à plusieurs reprises, sur plusieurs députés, pour les déterminer à accepter la loi qu'il se faisait aujourd'hui un honneur de retirer.

Quand M. le président du conseil, assisté de ses anciens et de ses nouveaux collègues, se présenta à la chambre dans cette situation, il donna donc, je n'hésite pas à le dire, l'exemple le plus fâcheux qui, dans ce temps où la moralité politique est si peu ferme, puisse être donné par un homme d'état. Il prouva en même temps qu'il ne comprenait pas, ou qu'il dédaignait les règles les plus élémentaires du gouvernement représentatif. Ce qu'il y a d'admirable dans le gouvernement représentatif, c'est que chaque système a ses hommes, et que ceux-ci se retirant quand celui-là succombe, le pouvoir, au milieu des variations de la politique, conserve toujours toute son autorité et toute sa dignité. Or, le ministère du 15 avril était, je le répète, par son chef et par chacun de ses membres, un démenti vivant à cette règle essentielle et de laquelle dépend en grande partie l'honneur et la grandeur de ce gouvernement.

D'un ministère ainsi constitué, on ne pouvait, certes, attendre ni fermeté dans sa conduite, ni franchise dans ses paroles, ni dignité dans son attitude. Mettre chaque matin la tête à la fenêtre pour voir d'où venait le vent et préparer sa voile en conséquence ; parler à chaque député, à chaque journaliste, le langage qui pouvait lui plaire, sauf à se contredire dix fois par heure ; se donner à celui-ci comme le continuateur de l'ancien système, à celui-là comme le créateur d'un système nouveau ; flatter les passions, caresser les préjugés, faire appel aux intérêts ; louvoyer d'ailleurs entre tous les partis et éluder toute discussion sérieuse et publique qui eût pu dévoiler une si loyale tactique, et réunir dans un sentiment et dans un vote commun, les hommes honnêtes de tous les côtés : tel devait être, tel fut, en effet, le plan adopté et suivi, je dois le dire, pendant les derniers [p.XXVI] mois de la session, avec habileté et succès. Une crise longue et pénible venait d'ailleurs d'avoir lieu, et la chambre, pressée d'en finir, était, pour éviter une crise nouvelle, disposée à beaucoup tolérer. Un jour, dans la discussion des fonds secrets, les contradictions furent pourtant si palpables qu'une majorité faillit se lever pour terminer par un vote d'indignation une si déplorable comédie. Mais un des chefs parlementaires intervint, et, grâce à sa protection, acceptée avec joie et reconnaissance, bien qu'un peu dédaigneuse, le cabinet fut sauvé.

Quand la chambre se sépara en juillet 1837, il était clair cependant que la même comédie ne pourrait pas se jouer une seconde fois en présence de la même assemblée, et qu'il fallait, sous peine d'une chute éclatante, changer la pièce, les acteurs ou les spectateurs. Mais la pièce paraissait bonne, on tenait aux acteurs ; restaient donc les spectateurs dont on se souciait moins. C'est ce qui, lorsque la chambre avait encore deux années d'existence légale, détermina le ministère à tenter une dissolution. Le but avoué de cette dissolution était de profiter d'un moment de calme pour obtenir du pays le renouvellement d'une majorité sincèrement dévouée au trône et aux institutions. Son but secret, de briser les anciennes agrégations politiques, sans en constituer de nouvelles, et d'arriver ainsi à un morcellement tel qu'une majorité réelle devînt à peu près impossible. C'est évidemment dans ce but qu'au lieu d'arborer un drapeau quelconque, on se servit des fonds secrets pour payer à la fois deux presses, dont l'une attaquait les principes et les hommes du centre gauche, l'autre les principes et les hommes du centre droit. C'est dans ce but, qu'avec une droiture incomparable on signala tour à tour aux amis de M. Guizot, M. Thiers ; aux amis de M. Thiers, M. Guizot, comme l'ennemi commun, comme l'ennemi contre lequel, à la prochaine session, toutes les forces devraient se réunir. C'est dans ce but que l'on écrivit aux préfets des lettres officielles et ostensibles, pour leur enjoindre de soutenir certaines candidatures que, par des lettres officielles et secrètes, on leur donnait ordre de combattre. C'est dans ce but que, modifiant ses opinions et ses prédilections, selon les localités, on porta à titre de candidat ministériel dans un arrondissement tel député, auquel, dans l'arrondissement voisin, on faisait la guerre, à titre de candidat de l'opposition ; c'est dans ce but, enfin, que, pour exclure, sans se [p.XXVII] brouiller avec aucun parti, tous les hommes dont on redoutait le caractère, le talent ou l'influence, on appela mystérieusement à son aide, sur tous les points de la France, les passions les plus contraires et les intérêts les plus opposés.

J'avais déjà, sous forme d'hypothèse, signalé toutes ces menées, et on s'en est fort indigné. Comment croire, en effet, que des ministres dont la loyauté est devenue proverbiale, aient pu recourir à de si déloyales manœuvres ? Comment croire que ceux qui, tous les jours, signalent leurs adversaires à l'opinion comme des intrigants, se soient livrés à de si misérables intrigues? Bien n'est plus certain pourtant, et si je pouvais, sans exposer à la vengeance ministérielle d'autres que moi, citer des noms propres et des faits, j'aurais bientôt prouvé ce que j'avance. Or, je le demande, est-ce ainsi que se comporte un ministère parlementaire ou qui a la prétention d'être tel ? je suis loin d'être de ceux qui, dans une élection générale, refusent au cabinet, quel qu'il soit, le droit d'user de son influence et d'exercer son action. Mais ce doit être ouvertement, franchement, honorablement, et non par des moyens semblables à ceux que je viens d'indiquer.

Assurément il y avait dans une telle conduite des motifs plus que suffisants pour que tous ceux qui tiennent à la vérité et à la dignité du gouvernement représentatif, pussent et dussent, peut-être, dès le début de la session, rompre publiquement avec le ministère, et manifester, à tout risque, leur opposition. Par des motifs que j'ai expliqués ailleurs[7], la fraction de la chambre à laquelle j'appartiens crut pourtant devoir oublier momentanément ses justes griefs et offrir au cabinet, « le mariage de raison » dont on a fait tant de bruit. S'il m'est permis d'exprimer une opinion personnelle, je suis disposé à croire que ce fut une faute, et que le moment était venu de déchirer le voile, et de montrer au pays l'administration du 15 avril sous son véritable jour. Quoi qu'il en soit, il fut bien clair pour tous qu'il s'agissait d'un rapprochement provisoire plutôt que d'une alliance définitive, et que dans le mariage qui venait d'être conclu, le divorce était toujours réservé. Il fut bien clair que personne, en votant pour l'adresse, n'avait prétendu donner au passé absolution finale, et s'engager d'avance pour l'avenir. Il fut bien clair en un mot, que si une métamorphose peu probable ne s'opérait [p.XXVIII] promptement, la rupture, pour être différée, n'en serait que plus éclatante et plus complète.

Maintenant rappellerai-je l'attitude et la conduite du ministère pendant tout le cours de cette longue session ? Le suivrai-je dans sa marche sinueuse au milieu des opinions diverses que toutes il courtisait, non pour les concilier, mais pour les irriter davantage, et pour prévenir entre elles un accord dans lequel, avec raison sans doute, il voyait son arrêt de mort ? Le montrerai-je entretenant ainsi, dans une vue personnelle, toutes les divisions, fomentant toutes les jalousies, ranimant toutes les inimitiés ? Reviendrai-je sur ces inconcevables séances pendant lesquelles, immobiles sur leur banc, et impassibles en présence des plus vives attaques, les représentants officiels du pouvoir ne paraissaient à la tribune que pour étouffer le débat, ou, si la chambre s'y refusait, pour déserter successivement toutes leurs positions, sauf à tâcher de les reprendre ailleurs au mépris de leurs engagemens ? Parlerai-je des tendres billets dont chacun d'abord avait la faiblesse de se croire possesseur exclusif, mais que, comme les billets de Célimène, les amants favorisés finissaient par se communiquer entre eux, et où l'on voyait si bien « le modèle d'un beau caractère? » Raconterai-je enfin les innombrables ruses et les merveilleuses habiletés à l'aide desquelles se soutenait et cheminait tant bien que mal ce cabinet débile et boiteux ? Ce serait peine perdue en vérité, car il n'est personne qui sur tous ces points n'en sache autant que moi. Il n'est personne aussi qui ne comprenne que tant de détours et de replis étaient la conséquence nécessaire de la situation que le ministère du 15 avril s'était faite. Privé dans la chambre d'un parti qui lui fût propre, il fallait bien que ce ministère vécût de la rivalité des partis existants et de leur antagonisme. Faible dans le cabinet, et faible à la tribune, il fallait qu'il éludât les discussions, et qu'il subit en silence, ou sans autre réponse qu'une réponse évasive, toutes les critiques et toutes les attaques. Sans influence et sans considération, il fallait qu'il remplaçât par une action isolée sur les individus l'action collective qu'il ne se sentait pas capable d'exercer. Tout cela, je le répète, les hommes et la situation donnés, était inévitable ; mais tout cela n'en est pas moins la ruine et la honte du gouvernement représentatif.

Maintenant comment s'étonner qu'en présence d'un tel spectacle, la patience ait manqué à ceux qui s'étaient le plus flattés d'en [p.XXIX] avoir ? Comment s'étonner particulièrement que les deux hommes qui successivement avaient sauvé le ministère, l'un en juin 1837, l'autre en janvier 1838, aient senti tous les deux que le temps de la bienveillance était passé, et qu'il y avait là pour eux une cause commune à défendre, celle de la vérité du gouvernement représentatif et de la dignité du pouvoir? Si, pour ma part, j'ose adresser un reproche à ces hommes d'état éminents, c'est d'abord de l'avoir senti trop tard ; c'est ensuite de ne s'être point, en présence du danger qu'il s'agissait de conjurer, déterminés tout de suite à prendre un parti assez décisif, une situation assez nette; c'est d'avoir ainsi, à force de ménagements et de réserve, perdu une portion de leurs avantages, et laissé silencieusement calomnier leur conduite et leurs intentions. Je sais qu'en France, quand on a été ministre, on conserve pour le pouvoir des entrailles toutes paternelles, et que l'on souffre encore, après l'avoir perdu, des blessures qu'il reçoit. Mais ce sentiment, fort honorable sans doute, ne doit pas aller jusqu'à négliger l'intérêt de sa cause et le soin de sa position. Dans le gouvernement représentatif d'ailleurs, tout ce qui ne s'avoue pas publiquement ressemble à de l'intrigue, et la tribune est le seul lieu où puissent se nouer ou se dénouer honorablement et utilement de nouvelles ou d'anciennes alliances. C'est ainsi que les choses se passent en Angleterre, où il ne survient pas un incident politique de quelque gravité dont la tribune ne retentisse, où les anciens ministres d'ailleurs ne craignent jamais, quand il y a lieu, de se mettre à la tête de l'opposition. C'est ainsi que les choses se passeront en France quand nous voudrons décidément en finir avec toutes les déceptions.

Je crois en avoir assez dit pour prouver que la vie du ministère n'a pas été plus parlementaire que sa naissance, et que, loin d'avoir effacé la tache de son origine, il n'a fait que l'étendre et la rendre plus visible; « mais, dit-on, qu'importe tout cela ? D'après vos principes mêmes, ce n'est point à quelques coteries isolées, mais à la chambre entière qu'il appartient de juger si le ministère est ou n'est pas parlementaire. Or il faut bien que la chambre ait jugé autrement que vous le ministère actuel, puisqu'elle l'a maintenu. C'est là la grande épreuve, et, quand un ministère l'a subie. on est malvenu à contester sa légitimité. »

Puisque le ministère existe et qu'il n'y a point eu de coup d'état, il est certain qu'il s'est rencontré dans la chambre une majorité disposée [p.XXX] à le laisser vivre. Il est certain aussi que cette majorité n'a point cru que son origine et sa conduite fussent jusqu'ici une raison suffisante pour lui porter le dernier coup. Mais est-ce à dire que la majorité, même en le soutenant, ait fait cause commune avec lui ? Est-ce à dire en outre qu'elle lui soit tellement incorporée que la discussion publique ne puisse l'éclairer et lui prouver qu'elle s'est trompée? Personne n'oserait le prétendre, et dès lors je ne comprends pas bien la portée de l'objection.

Il faut d'ailleurs s'expliquer sur ce qu'on appelle la majorité, et je voudrais que les défenseurs du ministère commençassent par se mettre bien d'accord entre eux. Si l'on en croit quelques feuilles qui lui sont dévouées et qui s'impriment à Paris, le ministère aurait, dans la dernière session, marché de triomphe en triomphe, et deux ou trois échecs partiels et insignifiants seraient seuls venus interrompre le cours de ses prospérités. C'est pour cela que les feuilles dont il s'agit défendent le ministère contre d'injustes et violentes agressions. S'il en était autrement, elles seraient les premières à reconnaître que régulièrement et constitutionnellement il doit se retirer. Mais à côté de cette opinion voici celle de M. Fonfrède qui lui, au contraire, déclare que le ministère a éprouvé de très-graves échecs, notamment dans la question des rentes et dans celle des chemins de fer. Le ministère pourtant est resté, et, toujours d'après M. Fonfrède, c'est précisément par là qu'il est grand. En se retirant, le ministère aurait, comme ses prédécesseurs, rendu un hommage déplorable aux préjugés représentatifs, et fait plier la prérogative royale devant la prérogative parlementaire. En restant, au contraire, il a prouvé à la chambre élective que, malgré ses prétentions usurpatrices, elle n'occupe pas le premier rang dans l'état, et que la véritable source du pouvoir est ailleurs[8]. Aussi, M. Fonfrède rit-il de pitié quand le ministère le fait désavouer par quelques-uns de ses journaux. Vous me reniez, dit-il fièrement à MM. Molé et de Montalivet. Mais vous faites tout ce que je dis. Je n'en veux pas davantage, et je me tiens pour parfaitement satisfait[9].

Ainsi le ministère est loué en même temps de ce qu'il a la majorité et de ce qu'il ne l'a pas, de ce qu'il se conforme aux principes [p.XXXI] parlementaires, et de ce qu'il les brave. Encore une fois, quelle est de ces deux classes d'écrivains ministériels celle qui a raison et celle qui a tort?

Pour ma part, je suis, à la conclusion près, de l'avis de M. Fonfrède, et il m'est impossible, malgré la statistique des succès ministériels dont on a rempli certains journaux, de ne pas persister à croire que le ministère a échoué dans toutes les questions importantes de la dernière session, dans toutes celles du moins qui émanaient de lui, et auxquelles il attachait son honneur politique. Je sais que, pour certains écrivains, il n'y a dans tout le cours d'une session qu'une question principale, celle des fonds secrets. Mais le public ne peut, à cet égard, partager leur opinion. Aussi le public a-t-il peine à se persuader que les dissidences qui ont éclaté entre la chambre et le cabinet sur les chemins de fer, sur les rentes, sur l'état-major, sur les sociétés en commandite soient des dissidences secondaires et qui ne tirent pas à conséquence. Le public, au contraire, regarde ces questions comme les plus graves dont la chambre ait eu à s'occuper, et conçoit difficilement qu'un ministère qui les a perdues puisse se dire vainqueur, et continuer à gérer les affaires du pays. Ce ministère, à la vérité, avec la souplesse qui le caractérise, et l'humilité qui lui sied, a déjà cédé sur deux de ces questions, et très-probablement, pour vivre quelques jours de plus, s'il le faut il cédera sur les deux autres. Mais le public trouve que c'est là un étrange moyen d'assurer la dignité du pouvoir et la vérité du gouvernement représentatif. Un ministère parlementaire, il faut le dire encore, n'est point un ministère sans opinion personnelle, et toujours prêt à obéir aux ordres qu'il reçoit aujourd'hui de la couronne, demain de la chambre élective. C'est un ministère qui, porté au pouvoir pour y faire prévaloir une opinion qu'il représente et qu'il exprime, n'hésite pas à se retirer quand cette opinion cesse d'obtenir la majorité.

J'ajoute qu'il n'y a pas moins d'inconvénients pratiques que moraux à faire exécuter des mesures de quelque importance par des ministres qui les ont combattues. Voici, par exemple, un ministre qui, à la tribune, a proclamé l'impuissance de l'industrie particulière à construire les grandes lignes de fer, et la nécessité absolue d'en confier la confection à l'état. Croit-on que si l'industrie particulière rencontre au début quelques difficultés, ce ministre viendra bien sincèrement et bien activement à son aide? Voici un autre ministre qui [p.XXXII] a prédit, si on convertit les rentes, une crise terrible et d'effroyables catastrophes. Croit-on que, pour prévenir cette crise et ces catastrophes, il déploiera toutes les forces de son esprit ? Remarquez que je ne vais pas jusqu'à accuser les ministres d'oublier leurs devoirs, et de contribuer eux-mêmes aux progrès du mal ; je dis seulement qu'il y aura nécessairement de leur part un peu de négligence et de froideur. Je dis que si un malheur arrive, la satisfaction de l'avoir prédit compensera, jusqu'à un certain point, le chagrin de le subir. Ainsi éclate à chaque pas l'excellence de la règle constitutionnelle, qui ne confie les affaires du pays qu'à ceux dont la manière de voir a obtenu l'approbation des majorités[10].

Pour en revenir à la question de fait, il faut reconnaître qu'il y a eu dans la session de 1837 deux majorités fort distinctes, l'une pour éviter tout ce qui pouvoit amener une crise et, par conséquent, pour maintenir le ministère ; l'autre pour rejeter ou bouleverser ses projets et pour substituer à ses idées des idées différentes ou contraires ; l'une par conséquent pour laisser aux ministres la vie physique et légale, l'autre pour les frapper dans leur vie morale et intellectuelle. C'est la première des majorités qui a voté la loi des fonds secrets, et la loi des armes spéciales ; c'est la seconde qui s'est prononcée pour la conversion des rentes, qui a préféré les compagnies à l'état dans l'exécution des chemins de fer, qui a repoussé tout d'une voix la loi des sociétés en commandite ; qui a doté l'armée, dans la loi de l'état-major, des garanties que le projet ministériel lui refusait. Maintenant toute la question est de savoir si la première de ces majorités suffit d'une part à la dignité, à la force, à la considération du gouvernement, de l'autre à la bonne gestion des affaires. La question est de savoir, en d'autres termes, si un ministère qui obéit partout et ne dirige nulle part, est bien propre à veiller aux intérêts moraux, politiques et matériels du pays.

Je n'ai, je l'avoue, aucun doute à cet égard et je pense qu'une telle majorité et un tel ministère ne peuvent imprimer aux affaires publiques, dans toutes les directions, qu'une impulsion dénuée de grandeur, d'énergie et de régularité. Il y a, dans le gouvernement des états, des difficultés assez sérieuses pour que toutes les intelligences et toutes les forces réunies puissent à peine y suffire. Que peuvent [p.XXXIII] donc, en face de ces difficultés, ceux qui n'ont ni une haute intelligence pour les guider, ni la force que donne l'association pour les soutenir. Ils les éludent ou y succombent, et, dans les deux cas, ils manquent à leur mission.

Quelquefois, au reste, quand on est en veine de franchise, on veut bien convenir que la majorité du ministère est une majorité purement négative, et qu'il n'y a rien là de bien glorieux ni de bien avantageux pour le pays. Mais on demande qui dans la chambre, telle qu'elle est composée, peut revendiquer une majorité plus solide ou plus homogène, et, à ce propos, on prend la peine, avec une satisfaction mal déguisée, de décrire l'état de fractionnement et d'anarchie auquel la chambre est réduite. On montre des partis, des fractions de parti, hostiles l'un à l'autre et incapables de s'accorder. On énumère tous les motifs, petits ou grands, frivoles ou sérieux, personnels ou publics, qui doivent tenir toutes ces fractions éternellement séparées. Puis on en tire cette conséquence fâcheuse peut-être, mais rigoureuse, que le ministère actuel est, après tout, le seul qui ait chance de se maintenir.

Je ne crois pas le mal si grand qu'on le fait, et j'espère démontrer plus tard qu'il y a, quoi qu'on en dise, dans la chambre les éléments d'une majorité réelle. Mais, s'ils n'y étaient pas, quel serait le devoir des bons citoyens et des vrais amis du gouvernement représentatif ? Serait-ce de chercher des remèdes au mal ou de travailler sous main à l'aggraver? Qui pourtant, tout en paraissant déplorer ce fractionnement et cette anarchie, y met tout son espoir et toute sa confiance ? Qui s'irrite et s'indigne à la seule idée d'un rapprochement entre des hommes et des fractions de parti que de fâcheux malentendus ou d'astucieux calculs ont seuls divisés ? Qui signale au pays ce rapprochement comme un complot immoral, coupable et presque factieux ? Qui enfin, le mot de conciliation sur les lèvres, se jette à travers toutes les agrégations naissantes pour les empêcher de se former? Si la chambre est telle qu'on le prétend, c'est le ministère, avant tout, que j'en accuse, le ministère qui, je l'ai déjà dit, ne peut vivre que de la haine mutuelle des partis et de leurs divisions.

Une telle politique, au reste, n'est pas nouvelle, et voici comme la décrivait, en 1784, le célèbre Charles Fox, renversé du ministère, non par la majorité de la chambre, mais par une intrigue de cour.

[p.XXXIV]

« Je suis de ceux, disait-il, qui pensent que rien n'est plus funeste, dans la vie parlementaire, que de concevoir l'un pour l'autre des haines éternelles parce qu'on s'est trouvé dans des camps différents. C'est là, je le sais, le principe que cherchent à propager les conseillers secrets de la couronne, parce qu'il n'y a rien qu'ils détestent plus que l'union des hommes politiques, et la confiance mutuelle qui en résulte. Détruire cette union ou l'empêcher, séparer ceux qui étaient unis et empêcher de se réunir ceux qui ont été accidentellement séparés, tel est leur grand but, car c'est seulement en divisant les hommes qu'ils peuvent espérer de réussir. »

Pour compléter l'histoire du ministère, je devrais peut-être parler de ce qui s'est passé depuis que la chambre des députés s'est séparée : j'aurais alors à apprécier le procès Laity, qui, par une si fausse application des lois de septembre, a fourni de nouveaux arguments à ceux qui demandent l'abolition ou la modification de ces lois; la question suisse, où d'un seul coup on a trouvé le secret de relever un ennemi déchu et d'anéantir l'influence française dans un pays voisin et ami ; l'affaire de Perpignan, où l'inconséquence et la légèreté ministérielle ont si déplorablement éclaté; j'aurais aussi à demander si, dans la sphère même des intérêts matériels où le ministère se complaît, il a prévu ou résolu quelques-unes des difficultés graves qui, récemment, ont surgi. Mais je veux me renfermer dans mon sujet et ne point anticiper sur des débats prochains. Qu'il me suffise de dire que, dans mon opinion sincère, ce ministère, qui se donnait pour un ministère d'affaires plutôt que de parole, a plus mal réussi encore sous le premier rapport que sous le second, et que, tout bien considéré, il parle mieux qu'il n'agit.

III

Tel est le ministère, tel du moins je le juge, et tel je crois devoir le combattre. Maintenant, ai-je eu tort de dire que ce ministère offre le triple danger d'abaisser et de paralyser la chambre élective, de désorganiser l'administration, de compromettre la royauté? je ne le pense pas ; et puisque sur chacun de ces trois points j'ai rencontré des contradicteurs, je vais résumer en peu de mots les motifs qui me déterminent à persister dans mon opinion.

[p.XXXV]

Il y a deux manières de comprendre la puissance de la chambre élective, et celle de chacun des membres qui la composent. Si, comme quelques personnes le croient encore, la puissance de la chambre élective, consiste uniquement dans la faculté d'adopter ou de rejeter les projets de loi. présentés par le ministère, et dans celle de contrôler les dépenses publiques; si, de plus, le vote individuel, spontané, capricieux, de chaque député, est le signe le plus manifeste de cette puissance, nul doute qu'elle ne soit plutôt fortifiée qu'affaiblie par un ministère tel que celui que nous possédons aujourd'hui. Avec un pareil ministère, en effet, il n'y a point de sacrifice à faire, et l'on peut, sans préoccupation des conséquences, voter sur chaque question selon son désir personnel et selon sa fantaisie du moment. Ne sait-on pas, en effet, que le ministère restera, quoi qu'il arrive, et que le lendemain du plus grave échec, on le verra entrer dans la chambre d'un pas aussi assuré et le front aussi serein que la veille? Ne sait-on pas, d'un autre côté, que si, par hasard, il se retirait, on pourrait en une heure en trouver dix ou douze qui auraient précisément la même valeur? Il n'y a donc pour personne, je le répète, nulle raison de se gêner et de subordonner, comme il arrive souvent dans le gouvernement représentatif vrai, l'accessoire au principal, et son opinion personnelle à celle de ses amis. Mais si c'est là se faire une idée fausse et incomplète des attributions de la chambre élective ; si cette chambre doit participer au gouvernement aussi bien qu'à la législation, et contribuer, pour son tiers au moins, à imprimer aux affaires telle ou telle direction, alors il est clair qu'un ministère tel que le ministère actuel lui enlève presque entièrement sa puissance. La chambre, en effet, qu'on y fasse bien attention, n'a point, comme nos premières assemblées, de commissions exécutives, par lesquelles elle puisse se manifester et agir collectivement et directement. Ses seuls organes actifs, ce sont les ministres qui la représentent et la personnifient, de même qu'elle représente et personnifie le pays. Quand ces organes lui manquent ou qu'ils sont imparfaits, quel moyen a-t-elle donc d'user efficacement de son droit? aucun; et quelles que soient ses bonnes intentions, elle se trouve inévitablement condamnée à l'inaction, si ce n'est à l'impuissance. Ajoutez que cette inaction et cette impuissance même sont pour elle une cause incessante de fractionnement et de dissémination.

[p.XXXVI]

Il faut donc distinguer. L'absence, d'une majorité constituée et l'existence d'un ministère non parlementaire augmentent, je ne le nie pas, la puissance individuelle des députés, en ce que chacun d'eux est plus libre de ses mouvements et plus maître de son vote. L'absence d'une majorité constituée et l'existence d'un ministère non parlementaire, diminuent la puissance collective de la chambre, en ce sens qu'elle y perd tout moyen de participer activement à la direction générale des affaires, et de faire pénétrer sa pensée au sein du gouvernement. Or, je le demande, ce qui importe, est-ce la puissance individuelle des députés, ou la puissance collective de la chambre? Est-ce l'avantage pour les premiers de faire tout ce qui leur plaît, ou la faculté pour la seconde de faire prévaloir les idées et les opinions qu'elle a puisées au sein du pays ? Je ne crois pas qu'à cette question la réponse puisse être douteuse.

Il est donc vrai de dire, dans un point de vue général, que le ministère actuel abaisse et paralyse la chambre. Mais si l'on descend dans les détails, cela devient bien plus évident encore. Pénétrez dans les bureaux de la chambre, prenez place au sein des commissions, suivez les débats publics, et dites si par tout la nécessité d'une direction intelligente et forte ne se fait pas sentir. Sans cette direction, les bureaux sont déserts, les commissions se reposent, les débats languissent ou s'embrouillent. Alors on voit les idées les plus sages et les meilleures, soit qu'elles viennent du pouvoir, soit qu'elles viennent de la chambre, avorter misérablement ou s'évaporer en vaines discussions. Alors aussi, faute d'un intermédiaire qui, participant à la fois des trois pouvoirs, pèse sur eux également et les ramène à une équitable transaction, les conflits naissent et se prolongent, frappant tout de paralysie et de stérilité. C'est ce qui, dans la dernière session, est arrivé pour la loi des rentes et pour la loi de l'état-major. C'est ce qui a failli arriver pour la loi des chemins de fer et pour celle des canaux.

La nécessité d'une telle direction est au reste reconnue par tout le monde, et M. Fonfrède et son école la proclament plus haut que moi. Mais M. Fonfrède et son école persistent à soutenir que, pour donner à la chambre des ministres directeurs, l'investiture royale suffit, quels que soient ces ministres. Je persiste à croire, moi, que c'est là une idée de monarchie absolue, inapplicable au temps actuel, et que les faits viendront à chaque minute démentir. Je persiste à croire [p.XXXVII] qu’une chambre intelligente et libre pourra supporter plus ou moins longtemps des ministres tels que M. Fonfrède les conçoit, mais qu'elle ne se laissera jamais diriger par eux. Dès lors se produiront tous les embarras que je viens de signaler.

Je conçois qu'un tel état de choses plaise à deux classes d'hommes, à ceux d'abord qui, prenant la chambre comme marchepied, jugeraient qu'il y a plus à tirer, dans leur intérêt personnel, d'un ministère débile et vacillant, que d'un ministère bien assis et bien portant ; à ceux ensuite qui, plus vains qu'ambitieux, et plus jaloux de domination que de pouvoir, aimeraient par caractère un ministère assez petit pour qu'ils le regardent de haut en bas, assez médiocre pour qu'il leur donne chaque jour l'occasion de lui faire sentir leur supériorité, assez humble et assez dépendant pour qu'il doive subir en silence toutes les humiliations. L'aristocratie du talent a d'ailleurs ses envieux comme toute autre, et il ne manque pas de gens qui désirent placer le pouvoir aussi bas que possible, afin d'être plus près de lui. Mais ce sont là de pauvres sentiments, et auxquels ne peuvent s'associer ceux qui veulent réellement et sincèrement le bien, de leur pays.

La chambre élective, on ne saurait trop le redire, ne cesse d'être un conseil pour devenir un pouvoir qu'en se personnifiant en quelques hommes d'élite auxquels une ordonnance royale confère ensuite le titre et les fonctions de ministres. Hors de cette condition, la chambre ne vit que d'une vie languissante, décousue, incomplète ; elle reste propre à faire le mal, impropre à faire le bien.

J'ai peu de chose à dire de l'administration. Il est trop clair, en effet, qu'entre elle et le ministère il y a liaison intime, et que si le ministère est peu considéré, elle ne saurait l'être beaucoup. Il est trop clair aussi que, lorsqu'il n'y a au haut de l'échelle ni pensée ni direction, c'est en vain qu'on chercherait l'une ou l'autre sur les degrés inférieurs. Mais il est un point de vue trop négligé, peut-être, et qui me paraît digne d'une sérieuse attention. Pour que l'administration accomplisse bien sa mission, deux choses sont indispensables : beaucoup de discernement et d'équité dans la distribution des récompenses, beaucoup de justice et de fermeté dans l'application des peines. Or, si la balance est toujours difficile à tenir, combien plus sous un ministère qui ne s'appartient pas à lui-même, et qui se trouve sous le joug de toutes les influences, grandes [p.XXXVIII] ou petites, légitimes ou illégitimes? Une place est-elle à donner sous un tel ministère, ce n'est point au plus digne qu'elle va, mais à celui qui, par lui-même ou par ses protecteurs, promet l'appui le plus complaisant ou le plus efficace. Une faute grave appelle-t-elle au contraire une juste punition, il faut, avant de la prononcer, s'assurer qu'elle ne blessera aucun de ceux qu'on a intérêt à ménager. Qu'on se garde, au contraire, qu'on se garde bien, si l'on occupe un emploi, de déplaire à un des hommes dont le concours assure la majorité ministérielle ; car alors rien ne préservera d'une inévitable disgrâce, à moins pourtant qu'on ne plaise à un autre homme qui ait les mêmes titres ou des titres plus forts à la bienveillance du pouvoir. Ne parlez d'ailleurs ni de règle, ni de hiérarchie, ni de lois : ce sont là de vains mots, des mots sans portée, et dont se rit le bon plaisir à ses heures de franchise. Parlez bien moins encore de mérite et de services rendus : qu'est-ce que cela auprès d'une boule blanche ou d'un article de journal? C'est ainsi que l'incapacité, le désordre, l'improbité même tendent sans cesse à s'introduire ou à se perpétuer dans l'administration.

En vain dirait-on, pour détourner l'accusation, qu'elle est bannale et qu'elle porte sur tous les ministères aussi bien que sur le ministère actuel. Tous les ministres, et je les en blâme, ont pu sacrifier quelquefois aux intérêts momentanés de la politique les intérêts permanents de l'administration. Mais ces ministres savaient du moins qu'ils pouvaient résister à leurs amis, si leurs amis leur demandoient une injustice, sans perdre leur appui. De là pour eux une force qui, si elle ne supprimait pas entièrement les abus, les rendait moins fréquents. Aujourd'hui, par des raisons faciles à comprendre, on compte moins sur ses amis, et on ne leur résiste plus. Aussi l'administration est-elle, cent .fois plus qu'elle ne l'a jamais été, livrée à toutes les exigences et à tous les calculs. Quelquefois, sans doute, il arrive encore que les services sont récompensés et les fautes punies ; mais soyez sûrs que ce n'est à titre ni de services ni de fautes, et qu'un autre motif, un motif ignoré existe, dont la justice a profité par hasard. C'est en un mot un principe établi et professé que la distribution des emplois n'est qu'un moyen politique, et que les plus grands ministres sont ceux qui savent le mieux se servir de ce moyen. Qu'on juge combien d'injustices et de désordres an pareil principe doit nécessairement enfanter !

[p.XXIX]

Il me parait d'ailleurs inutile de décrire de nouveau la triste situation des fonctionnaires publics au milieu des oscillations d'une politique qui ne s'arrête à rien, et dont les mouvements incertains et irréguliers trompent sans cesse toutes les prévisions. C'est un tableau que chacun peut achever en regardant le modèle qu'il a presque infailliblement sous les yeux.

Je viens maintenant à la question la plus délicate, celle de la royauté. Quelques mots d'abord sur la situation que lui fait la Charte, et sur les privilèges qui lui sont conférés.

La royauté est inviolable et irresponsable. C'est là son premier privilège, ou, pour mieux dire, la première condition de son existence. J'ai donc approuvé et j'approuve encore les lois qui défendent de faire descendre la royauté, malgré elle, de la sphère élevée où la place la constitution, et qui consacrent ainsi son irresponsabilité. Mais à côté de ce principe salutaire, indispensable, la Charte en a placé un qui ne l'est pas moins, celui de la responsabilité des ministres. Maintenant quel est le sens de cette combinaison, et quelles en sont les conséquences ? Signifie-t-elle que la royauté conservera dans tous les cas toute la liberté de son action, mais qu'au-devant d'elle viendront, par une étrange fiction, se placer quelques hommes spécialement destinés, bien qu'agents, passifs d'une volonté étrangère, à subir toutes les attaques, et à porter tous les coups? Signifie-t-elle que ces hommes n'auront, en définitive, d'autre rôle que celui qui, dans une ancienne législation de la presse, était attribué aux éditeurs responsables, et que, pour avoir simplement prêté leur signature, ils pourront toujours être accusés et punis ? Signifie-t-elle en un mot que, comme dans ces éducations de grande maison, où les fautes du gentilhomme étaient de plein droit châtiées sur les épaules du manant, il y aura des manants constitutionnellement désignés, et qui répondront de tout, même de ce qu'ils auront ignoré ? Non, certes ; et une telle fiction, si elle existait, serait énergiquement et justement repoussée par la conscience publique. La responsabilité des ministres implique donc, de leur part, l'intelligence qui conçoit aussi bien que l'activité qui exécute, la volonté qui choisit aussi bien que le talent qui explique et qui défend. Elle implique que dans toutes les déterminations auxquelles ils concourent, ils aient et paraissent avoir une part sérieuse et réelle. Elle implique, en un mot, que tout en prêtant leur assistance à la [p.XL] royauté, ils agissent pour leur propre compte, et dans l'ordre de leurs opinions.

Tel est le principe, et je prie encore de remarquer qu'il ne tend nullement, quoi qu'on en dise, à annuler la royauté, et à lui faire un devoir d'une situation purement oisive et passive. Rien en effet, ni dans la lettre, ni dans l'esprit de la Charte, n'empêche la royauté de se montrer, si elle le peut, plus intelligente que personne des véritables intérêts du pays, et plus perspicace dans le choix des moyens qui peuvent les faire prévaloir. Rien ne l'empêche non plus, si elle a conçu une pensée politique qui lui paraisse bonne et sage, de faire tous ses efforts pour la réaliser. Mais la Charte veut que, dans ce cas, cette pensée ne puisse passer de la conception à l'exécution, sans qu'elle soit librement acceptée par les autres pouvoirs, et sans que des ministres, issus de ces pouvoirs, s'y associent, non par obéissance, mais par conviction. La Charte veut que ces ministres soient évidemment des hommes politiques sérieux, et dont la responsabilité ne paraisse pas à tous une ridicule fiction. De cette façon, là royauté est toujours couverte ; mais elle ne saurait l'être autrement.

Je sais d'ailleurs que la nature humaine ne se refait pas au gré des constitutions et des lois, et que ce serait folie que de vouloir fonder l'organisation politique d'un état sur l'absence présumée des passions qui ont existé dans tous les temps et dans tous les pays. Quand le gouvernement se partage entre trois pouvoirs, il faut donc s'attendre que chacun cherchera, si l'occasion s'en présente, à grossir sa part, et à franchir plus ou moins les limites qui lui sont imposées. Il faut s'attendre particulièrement que celui de ces pouvoirs qui, héréditaire et irresponsable, se trouve au sommet de la hiérarchie, supportera quelquefois avec impatience les obstacles et les résistances qui s'opposeront à la réalisation de sa pensée, et à l'exécution de ses volontés. Il faut s'attendre, par conséquent, qu'il aura toujours quelque tendance à préférer des serviteurs soumis à des amis tout aussi dévoués, mais un peu moins complaisants. C'est là une tendance fâcheuse, mais inévitable, et dont on ne doit ni s'étonner ni s'indigner outre mesure. Pour qu'elle ne produise pas de funestes effets, il suffit que les autres pouvoirs y résistent au lieu de la favoriser.

Quand je veux comparer la position actuelle à celle des années [p.XLI] précédentes, je ne me demande donc point si c'est à tort ou à raison que quelques écrivains, les uns pour flatter, les autres pour nuire, ont attribué à la couronne la pensée première et fondamentale de la politique qui nous régit. Mais je me demande si cette pensée, quel que soit son inventeur, subissait sous les ministères précédents les épreuves constitutionnelles, et se présentait au pays sous une forme et dans des conditions qui laissassent à la couronne tout le bénéfice, même moral, de son inviolabilité. Je me demande si ces mêmes épreuves elle les subit aujourd'hui, et si, sous ce rapport au moins, il n'y a pas, depuis l'avènement du ministère actuel, quelque chose de changé. De 1831 à 1837, je le sais, M. Périer et M. de Broglie, comme M. Molé; M. Guizot et M. Thiers, comme M. de Montalivet, ont été souvent accusés d'être les instruments passifs et aveugles d'une volonté étrangère. Mais quand des hommes comme M. Périer, M. de Broglie, M. Guizot, M. Thiers, paraissaient devant le pays, le front levé, et revendiquaient hautement pour leur compte la politique que l'opposition attaquait ; quand, en outre, cette politique était par eux exposée, développée, défendue avec la plus haute éloquence, avec le plus admirable bon sens, l'accusation, qu'on me permette de le dire, tombait d'elle-même, et ne pouvait plus trouver créance que parmi quelques esprits fanatiques ou prévenus. Peut-être la politique ainsi pratiquée, ainsi défendue, était-elle aussi celle de la couronne ; et, dans ce cas, il y avait ce qui, dans le gouvernement représentatif, est le plus à désirer, accord réel entre les pouvoirs, et harmonie parfaite. Mais, à coup sûr, bonne ou mauvaise, cette politique était celle des ministres qui la professaient, et celle de la majorité de la chambre, dont ces ministres étaient la plus haute personnification. La constitution se trouvait ainsi sauve, et la royauté couverte et protégée conformément à la constitution.

En est-il de même aujourd'hui? On ne le croit pas, et cela seul est un grand mal. Je sais d'ailleurs tout ce que ce sujet a de fâcheux ; et, convaincu comme je le suis, que pour la France, après cinquante années d'agitation, il n'est de repos que dans l'affermissement de la royauté nouvelle, je serais désolé d'écrire une ligne ou de dire une parole qui servît les desseins de ses ennemis avoués ou secrets. Je serais plus désolé encore qu'on pût douter un instant de mon inébranlable dévouement à une cause que j'ai embrassée avec réflexion et par raison, non légèrement et par sentiment. Mais je [p.XLII] crois sincèrement qu'au point où en sont les choses, le danger est dans le silence et dans l'illusion qu'il produit. Eh bien ! Que ceux qui seraient tentés de me blâmer mettent la main sur leur conscience, et qu'ils disent si le ministère actuel, dans ses rapports, tant avec la couronne qu'avec les chambres, leur paraît l'équivalent des ministères précédents. Qu'ils disent s'ils aperçoivent dans ce ministère tout ce qui constitue un cabinet assez libre, assez indépendant pour que l'opinion publique s'en prenne à lui seul de ses actions et ne cherche pas à remonter au-delà. Qu'ils disent enfin s'ils ne sentent pas qu'il y a là un grave danger, et qui, s'il ne compromet pas le présent, menace l'avenir. C'est beaucoup sans doute d'être habile, mais c'est plus encore d'avoir raison, surtout en présence d'une opposition qui ne laisse rien passer. Or, le pays donne-t-il tort à l'opposition, quand elle insinue que M. le ministre des affaires étrangères s'occupe beaucoup des députés et des journalistes, fort peu des dépêches qu'il reçoit ou de celles qu'il expédie? Le pays donne-t-il tort à l'opposition, quand elle montre la maison du roi maîtresse presque absolue du ministère de l'intérieur, et quand elle affirme que partout, au ministère des finances même, les nominations, petites ou grandes, échappent au ministre ? Le pays donne-t-il tort à l'opposition quand elle remarque que, dans un procès récent, des noms irresponsables reviennent à chaque minute, tandis que le nom du chef responsable de l'armée est à peine prononcé ? Le pays donne-t-il tort à l'opposition enfin, quand, pour prouver que ce ne sont pas là des faits accidentels et fortuits, elle cite des paroles et des écrits presque officiels qui les célèbrent et les glorifient ; quand elle conclut de tout cela que le ministère n'est point un vrai ministère, et que nous sommes hors des conditions fondamentales du gouvernement représentatif? Et l'on veut que par de telles fautes la royauté constitutionnelle ne soit pas compromise ! Et l'on s'en prend non aux ministres et aux écrivains qui sont les auteurs ou les preneurs de ces fautes, mais à ceux qui les déplorent, qui s'en inquiètent, et qui cherchent à y mettre un terme prochain ! Et l'on voit le mal, non dans le mal lui-même, mais dans la publicité qu'il reçoit et dans les efforts qu'on fait pour l'arrêter ! Étrange aveuglement, et qui, s'il durait, pourrait avoir pour le gouvernement que nous voulons maintenir les plus funestes conséquences !

La royauté, je le répéterai sans cesse, a, dans son propre intérêt, [p.XLIII] toujours besoin d'être couverte par un ministère auquel les reproches qu'on adresse au ministère actuel ne puissent être justement adressés. Mais combien ce besoin n'est-il pas plus impérieux, plus évident au lendemain d'une révolution qui a brisé momentanément le principe sacré de l'inviolabilité du roi et de son irresponsabilité ! Sans doute la royauté nouvelle, bien plus nationale, bien plus éclairée, bien plus sage, ne saurait, quoi qu'il arrive, subir un pareil sort. On ne peut pourtant se dissimuler que cette royauté a des ennemis implacables, acharnés, et qui cherchent partout le moyen de la frapper et de l'abattre à son tour. Gardez-vous donc de leur fournir, je ne dis pas seulement des raisons, mais des prétextes. Évitez à tout prix d'offrir aux restes de leur armée vaincue un terrain où elle puisse se rallier et combattre non plus sous le drapeau de l'insurrection, mais sous celui de la Charte. Entre eux et la royauté, placez des hommes qui, par leur caractère, par leur talent, par leur position, forment un rempart solide et qui ne tombe pas en poussière dis les premiers coups. Repoussez enfin comme le plus funeste des présents les théories insensées au nom desquelles on dépouille le pouvoir royal, tout en le glorifiant, de ce qui seul fait sa force et sa sécurité. Je sais que la prudence est une vertu bien modeste pour ce temps de jactance, et que, contraints à choisir entre la réalité et l'apparence, bien des hommes préféreraient l'apparence. Mais ici la prudence est indispensable, et l'apparence encore plus dangereuse que la réalité.

En vérité, plus j'y pense, moins je comprends que pour si peu on veuille risquer tant. La royauté, je l'ai déjà dit, aura toujours une grande et haute influence; et parmi les ministres qu'elle a eus ou qu'elle peut avoir, je n'en sache pas un qui ait la ridicule pensée de se passer d'elle, et, comme le disait un journal ministériel, de la tenir au secret. Mais ses idées rencontreront d'autres idées qui, puisées à une source différente, leur serviront à la fois de frein et d'aiguillon. Mais entre elle et la chambre élective il existera des intermédiaires pour aplanir les obstacles et pour effacer les aspérités ; mais en confiant la gestion des affaires aux mains les plus habiles, elle exercera son action de la manière la plus propre à rendre cette action efficace et puissante ; mais elle sera enfin à l'abri des orages qui gronderont à ses pieds sans pouvoir l'atteindre jamais. Ce sont [p.XLIV] là d'immenses avantages, et qui valent bien ceux que l'on perdra et auxquels on paraît attacher tant de prix aujourd'hui.

Abaisser la chambre, désorganiser l'administration, compromettre la royauté, voilà des maux bien grands et dont tous les amis du pays doivent se préoccuper vivement; il en est un pourtant plus profond encore et qui, si on n'y prend garde, menace à un plus haut degré l'avenir du gouvernement représentatif; ce mal, je n'ai fait que l'indiquer, je vais aujourd'hui l'exposer tout entier.

Dans ce monde où rien n'est parfait, chaque forme de gouvernement porte en elle-même un vice caché qui travaille sans cesse à le détruire, et dont l'action ne saurait être combattue et paralysée que par une attention constante et par des efforts soutenus. Ce vice pour les gouvernements représentatifs, tout le monde l'a nommé, c'est la corruption. Ce n'est certes point que, sous cette forme de gouvernement, les hommes soient, plus que sous toute autre, corrupteurs ou corrompus ; mais il n'en est aucune où la corruption, si elle existe, fasse des ravages si profonds et altère au même point les organes les plus essentiels. Il n'en est point, par conséquent, où il soit plus nécessaire de surveiller le mal et d'en arrêter les progrès. Dans les gouvernements absolus la corruption peut, à la rigueur, envahir la société presque entière sans toucher aux ressorts même du gouvernement et sans influer sur les grandes déterminations desquelles dépend l'honneur ou la honte, la vie ou la mort des états; mais il n'en est pas ainsi dans les gouvernements représentatifs où les ressorts du gouvernement sont partout, et où les grandes déterminations dépendent chaque jour d'une multitude de volontés et de votes. Dans les gouvernements représentatifs en un mot, contrairement à ce qui se passe dans les gouvernements absolus, le pouvoir a besoin chaque jour de se faire accepter et sanctionner par de libres suffrages; or, ces suffrages, on peut les demander aux opinions ou aux intérêts, aux passions généreuses ou aux passions égoïstes; on peut, en un mot, les obtenir ou les acheter.

Je désire que ma pensée ne soit point dénaturée. Il est, dans mon opinion, naturel et juste que l'honneur de représenter ses citoyens ou de se distinguer comme écrivain politique ne prive point celui qui l'obtient, s'il est fonctionnaire public, de ses droits à l'avancement ; s'il ne l'est pas, de la faculté d'entrer dans une carrière qui peut lui [p.XLV] convenir. Il est naturel et juste aussi que lorsqu'il s'agit de disposer d'emplois secondaires et locaux, les élus du pays et les hommes notables soient écoutés, et que leur avis serve de complément et de contrôle à l'avis des agents directs du pouvoir exécutif ; j'ajoute même que dans cette sorte d'enquête, il me paraît fort simple que les ministres soient disposés à croire ceux qui sont avec eux en communauté politique, de préférence à ceux qui professent des opinions différentes ou contraires ; enfin je reconnais qu'un ministère, ne fût-ce que pour expliquer sa pensée et justifier ses actes, doit avoir des écrivains et des journaux qui lui soient dévoués. Dans une certaine limite, tout cela, je le crois sincèrement, est légitime, et, de plus, inévitable; mais ici, comme souvent, la pente est glissante, et l'abus touche de près à l'usage. Si donc il arrivait qu'indépendamment de tout mérite personnel, le titre de député ou d'écrivain politique fût suffisant pour parvenir à tous les emplois, même à ceux auxquels, par ses antécédents et par ses études spéciales, on semblerait le moins destiné ; s'il arrivait que, passant du député et de l'écrivain eux-mêmes à leurs parents d'abord, puis à leurs amis, ce singulier privilège peuplât chaque jour l'administration d'hommes sans capacité et sans probité, mais dont la nomination serait le prix d'un discours ou d'un écrit ; s'il arrivait que, par ces moyens, et par d'autres plus coupables encore, un ministère, quel qu'il fût, s'assurât la majorité dans la chambre, et la chambre la majorité dans les collèges électoraux; s'il arrivait, d'un autre côté, qu'aux subventions avouées destinées à défendre par la voie de la presse la pensée ministérielle, se joignissent des subventions mystérieuses qui allassent, sans que le public s'en doutât, corrompre un à un tous les organes de la publicité et leur imposer, sous le masque de l'indépendance, ou même de l'opposition, des apologies mensongères et des justifications hypocrites ; s'il arrivait, en un mot, qu'à tous les degrés de l'échelle politique il s'établit publiquement ou secrètement un vaste marché ouvert à toutes les avidités, ne comprend-on pas que le gouvernement représentatif en serait atteint, non superficiellement, mais au cœur? Que deviendrait en effet, dans ce système, l'admirable mécanisme qui, par une suite de rouages excellents, finit par imprimer aux affaires le mouvement qui est le plus conforme aux opinions du pays, le plus favorable à ses intérêts? Que deviendraient la chambre élective, le corps électoral, la presse, c'est-à-dire [p.XLVI] toute la partie démocratique de notre organisation politique? Tout cela ne serait-il pas fiction, déception, mensonge, et fiction d'autant plus funeste, déception d'autant plus dangereuse, mensonge d'autant plus redoutable que la forme subsistant encore, la tyrannie, au lieu d'un obstacle, pourrait finir par n'y plus trouver qu'un moyen?

L'histoire, au reste, est là pour prouver que partout où les gouvernements représentatifs ont existé, le danger que je signale a été l'objet d'une constante préoccupation. C'est ainsi qu'en Angleterre, pendant la longue existence d'un ministère fameux, le ministère de sir Robert Walpole, de fréquents débats eurent lieu, où, au sein même de la chambre, les chefs de l'opposition, Putleney, Wyndham dénoncèrent, dans les termes les plus amers et les plus clairs, la corruption qui, disaient-ils, envahissait toute la société politique, et permettait au premier ministre de dire « que tout homme avait son prix, et qu'il tenait la majorité dans sa poche. » C'est ainsi qu'à diverses époques diverses motions furent faites pour remédier à ce mal, et que des bills passèrent, qui tous avaient pour objet de diminuer, sinon de supprimer entièrement, les moyens d'influence illégitimes que possédait la couronne. Tels sont entre autres les bills qui excluent du parlement les collecteurs de taxes, les commissaires du timbre, des douanes et de l'excise, ceux qui occupent une place nouvellement créée ou qui jouissent d'une pension révocable, certains fonctionnaires dépendant de la couronne, une foule d'autres classes enfin qu'il serait trop long d'énumérer ici. Tel est aussi le fameux bill des contractors qui, plusieurs fois rejeté, fut enfin adopté en 1781 après de vifs débats qui révélèrent d'effroyables abus. Ce bill, ou le sait, déclare inéligible tout membre du parlement qui, directement ou indirectement, aurait participé à un marché quelconque avec l'état.

Dans la même année la chambre des communes alla plus loin, et, malgré la vive résistance de lord North, alors premier ministre, elle déclara « que l'influence de la couronne avait augmenté, augmentait et devait être diminuée. » Elle fit en outre suivre cette déclaration de plusieurs mesures destinées à restreindre cette influence. C'est dans un de ces débats qu'un membre distingué de la chambre des communes, M. Dunning, put déclarer, sans être rappelé à l'ordre et presque avec l'approbation du président sir Fletcher Norton : « qu'il connaissait plus de cinquante membres de la chambre et la plupart [p.XLVII] présents, qui réprouvaient et condamnaient au dehors les mêmes mesures dont, au dedans, il se faisaient les soutiens. » C'est dans un de ces débats aussi que Fox, avec la puissance d'invective qui lui était propre, flétrit « les vils esclaves qui, courbés et rampant bassement au lever du prince et des ministres, n'avaient pas honte de trafiquer de leur vote et de vendre leur pays. » Tout le monde d'ailleurs, distingua entre deux influences, l'une salutaire et légitime, l'autre désastreuse et infâme. « Du temps de lord Chatam, dirent plusieurs orateurs et entre autres M. Burke, l'influence de la couronne était considérable, mais elle reposait sur la sagesse du ministre, sur son talent, sur son amour du pays. C'est là une bonne, une noble, une glorieuse influence, une influence qui, d'ailleurs, ne peut appartenir à tout le monde. Quelle est au contraire celle qui s'exerce aujourd'hui ? une influence mystérieuse, souterraine, fondée sur l'avidité et sur la corruption. Une telle influence, que sont surtout tentés d'employer ceux qui n'en sauraient avoir d'autre, enfante la faiblesse au lieu de la force, la honte au lieu de la gloire, le mépris au lieu du respect ; c'est un poison qui s'en prend aux organes vitaux de la constitution, dont il ronge les entrailles tout en laissant subsister les formes extérieures. La seule différence entre un état despotique et un état libre ainsi gouverné, c'est que dans celui-ci, la tyrannie est plus coûteuse, et qu'elle achète l'obéissance au lieu de la commander. »

Je ne parle pas de toutes les lois anglaises contré la corruption électorale, parce que ces lois s'appliquent à un état de choses trop différent pour que nous puissions y chercher d'utiles enseignements.

Voilà pour l'Angleterre. Quant à la France, n'est-ce pas cette pensée aussi qui, sous la restauration, nous faisait insister si vivement pour que les députés promus à des fonctions rétribuées fussent sujets à réélection ? N'est-ce pas cette pensée qu'a consacrée, dans une certaine mesure du moins, la loi de septembre 1830. Sous la restauration, en 1830, nous prévoyions donc qu'il n'était pas impossible que des députés trafiquassent de leur vote, et nous cherchions à prendre des précautions contre cet infâme abus. Qu'on relise le discours prononcé à ce sujet par le duc de Broglie, le 28 mai 1828, en réponse à M. le comte Molé qui, incertain alors et timide comme aujourd'hui, accordait bien que les députés promus pour la première fois à une fonction publique, dussent être soumis à réélection, mais non les députés engagés déjà dans la carrière et qui obtiennent de l'avancement. Avec [p.XLVIII] quelle vigueur d'argumentation, avec quelle abondance de preuves historiques le duc de Broglie démontrait non-seulement que la corruption est possible, mais qu'elle est probable, mais qu'elle existe, et que c'est pour le gouvernement représentatif le plus grand des dangers ! En lisant un tel discours, on fait sur soi-même un retour pénible et l'on se demande s'il y a une tribune où, sans provoquer des murmures presque unanimes, on osât s'exprimer aujourd'hui avec tant de franchise et de sévérité[11].

Ainsi, et c'est là seulement ce que j'ai voulu établir, partout où le gouvernement représentatif est en vigueur, ou a prévu qu'il pouvoit se dégrader et périr par la corruption. Partout on a pris des mesures, plus ou moins efficaces, pour prévenir ce malheur.

Maintenant n'est-il pas évident que, comme le disoit M. Burke, en 1781, ce genre d'influence est surtout à craindre de la part de ceux qui n'en ont point d'autre? Quand, porté au pouvoir par un parti puissant qui le considère comme son chef, un ministère gouverne au nom de certaines idées et dans l'intérêt de certaines opinions, il trouve, il faut le répéter encore, dans ces idées mêmes et dans ces opinions un point d'appui qui lui permet de marcher d'un pas ferme et de tenir tête aux exigences personnelles. Les partis d'ailleurs étant classés et organisés, on se connaît, on se surveille mutuellement, et nul ne pourrait, sans s'avouer infâme, mettre son adhésion à prix et passer d'un camp à l'autre, selon qu'il obtiendrait ou n'obtiendrait pas telle ou telle faveur. Mais, supposez un ministère tel que je l'ai déjà décrit, sans pensée, sans opinion, sans parti, sans influence par conséquent, sans cette influence, du moins, qu'exerçait lord Chatam et qu'exerce tout ministre véritablement parlementaire; supposez en même temps des opinions assez divisées, et une anarchie assez complète pour que l'on ne sache plus bien avec qui l'on est ni contre qui, n'est-il pas clair que d'une part un tel ministère aux genoux de tout le monde, et incapable de rien refuser à personne, sera conduit à remplacer par la corruption l'influence qui lui échappera? N'est-il pas clair aussi qu'au milieu de la confusion générale, d'indignes arrangements auront bien plus de chance de passer inaperçus? Il ne s'agira plus alors de conquérir une opinion quelconque, mais de glaner dans [p.XLIX] toutes les opinions. Il ne s'agira plus de rallier une masse d'hommes que réunissent des idées et des principes communs, mais de diviser les masses existantes et d'en détacher un à un tous ceux qui ne paraîtraient pas inaccessibles à la séduction. Il ne s'agira plus, en un mot de former une majorité aussi compacte, aussi homogène que possible, mais de rassembler une cohue d'individualités qui, venues de tous les points de l'horizon, n'auront entre elles qu'un seul lien, celui de l'intérêt privé.

J'ai dans l'esprit de mon temps et dans l'honneur de mes concitoyens trop de confiance pour supposer qu'une pareille tentative puisse jamais réussir complètement. Mais je crois que la tentative se fait, et je n'en veux d'autre preuve que ce qui se passe depuis dix-huit mois relativement à la presse.

Depuis longtemps, tout le monde le sait, outre les journaux que le gouvernement charge ostensiblement du soin de sa défense, il y a eu des journaux secrètement subventionnés, et auxquels liberté était laissée de faire parfois un peu d'opposition. C'était un mal, et les journaux ostensiblement ministériels, dont personne ne méconnaît l'utilité, auraient pu et dû suffire à tous les besoins. Mais ce mal du moins se renfermait dans des limites étroites, et l'on s'attachait, si l'on n'avait pas le courage de le supprimer tout à fait, à empêcher qu'il ne s'étendît. C'est ce que voulut, en 1837, la commission des fonds secrets, dont j'avais l'honneur d'être rapporteur quand, en accordant au ministère actuel le supplément considérable qu'il demandait pour veiller au salut personnel du roi, elle exigea la promesse formelle que pas un denier de cette somme ne servirait à accroître les allocations alors existantes au profit de la presse. C'est ce que voulut la chambre quand, de l'aveu même des ministres, elle parut approuver unanimement l'avis de sa commission. Maintenant qu'est-il advenu de toutes les promesses des ministres, de tous leurs engagements ? Il en est advenu que ce ministère, qui ne représentait rien et que personne ne soutenait à son origine, a senti la nécessité de s'assurer, au lieu de l'appui naturel et désintéressé qui lui manquait, un appui factice et soldé. Ceux qui recevaient déjà ont donc reçu davantage, par la raison fort simple que le salaire doit être mesuré sur les services, et qu'une mauvaise cause coûte toujours plus cher à faire plaider qu'une bonne. Quant à ceux qui ne recevaient pas et qui désiraient recevoir, leurs secrets désirs, quelle [p.L] que fût leur nuance ou leur couleur, ont trouvé tout à coup une large satisfaction. De là le scandale presque public de la plus honteuse des prostitutions, celle de la pensée et de la parole. De là entre les acheteurs et les vendeurs un échange continuel de services dégradants et de honteuses complaisances. De là aussi des exigences sans cesse croissantes, et un tarif toujours en progrès pour la défense comme pour l'attaque, pour l'éloge comme pour l'injure. Ajoutez que dans ce trafic les conditions variaient selon les situations, et que là, par exemple, où l'éloge aurait produit une trop forte dissonance, le silence aussi avait son prix. Ajoutez encore que les maîtres n'étaient pas toujours ceux qui payaient, et que, comme dans des liaisons d'un autre genre, il arrivait quelquefois que l'acheteur était sous la puissance, et aux ordres de l'acheté.

Je ne fais ici que rappeler des faits connus, et que pas un ministre n'a osé nier, au mois de mars dernier, quand M. Jaubert est venu les dénoncer à la tribune. Mais M. Jaubert n'a pas tout dit, et c'est à peine, j'en suis convaincu, si un coin du voile a été soulevé par lui. Qui ne sait, par exemple, que, dans cet indigne commerce, l'argent n'a pas toujours été la seule monnaie, et que plus d'une fois, soit pour venir au secours d'une caisse épuisée, soit pour satisfaire à des prétentions insatiables, des emplois publics ou des distinctions personnelles ont servi de paiement ou d'épingles? Qui ne sait que des services que jadis, du moins, on avait la pudeur de récompenser, secrètement, se sont trouvés, ainsi publiquement honorés? Qui ne sait que, grâce à ce perfectionnement, une double prime a été offerte à toutes les cupidités malfaisantes, et qu'attaquer le gouvernement pour s'en faire acheter après est devenu le chemin le plus sûr de la fortune et des honneurs ?

Ainsi, malgré le vœu bien constaté de la commission et de la chambre, malgré la parole des ministres officiellement donnée et reçue, malgré les avertissements tous les jours plus clairs et plus significatifs de l'opinion publique, les subventions pour la presse ont, depuis 1837, notablement augmenté, et l'on peut, sans craindre de se tromper, affirmer que le supplément demandé pour la protection personnelle du roi a trouvé là son emploi à peu près exclusif. D'autres faveurs en outre sont venues doubler ou tripler le chiffre connu de l'allocation. Ce sont là, je le répète, des faits dont la tribune a retenti, et qui n'ont point été niés ; ce sont, [p.LI] d'ailleurs, des faits que la notoriété publique atteste. Or, ce que les ministres du 15 avril ont cru devoir faire pour la presse, on peut croire que s'ils ne l'ont pas fait ailleurs, ce n'est pas, du moins, sans l'avoir essayé.

Est-ce à dire que les ministres du 15 avril aient plus que leurs prédécesseurs le goût du désordre et de la corruption ? Sincèrement, je ne le crois pas. Mais les ministres du 15 avril, il faut toujours en revenir là, sont dans une autre position, dans une position à laquelle ils ne pourraient échapper qu'en se retirant, mais dont ils préfèrent subir, en gémissant peut-être, les tristes conséquences.

Il y aurait, d'ailleurs, peu de bonne foi à prétendre que les maux que je signale ont tous pris naissance tout à coup au 15 avril, et que les prédécesseurs des ministres actuels n'ont point eu aussi quelques reproches à se faire. Plus d'une fois, je le crois, des considérations politiques plus ou moins graves leur ont fait fermer les yeux sur des abus et sur des désordres auxquels ils auraient dû mettre un terme. Plus d'une fois ils ont accueilli, honoré des hommes que, dans l'intérêt de la morale publique, ils devaient repousser et flétrir. Pour n'en citer qu'un exemple, n'est-il pas évident qu'en couvrant d'une indulgence déplorable les scandales de Tlemcen, on a encouragé des scandales nouveaux ? N'est-il pas évident que, si l'enquête judiciaire que nous demandions alors avait eu lieu, le procès de Perpignan ne nous ferait pas rougir aujourd'hui? Mais ce qui était rare et accidentel est devenu habituel et systématique. Or, les questions de degré, insignifiantes en théorie, sont, dans là pratique, les plus importantes qu'il y ait. Imparfaits comme nous le sommes tous, nous n'obtiendrons jamais que le gouvernement soit entièrement pur d'abus et de faiblesses. Mais ce que nous devons tâcher d'obtenir, c'est que ces abus soient aussi rares, ces faiblesses aussi inoffensives que possible. Ce que nous devons exiger, c'est qu'au lieu de devenir la règle, ils restent l'exception.

On conçoit d'ailleurs que je ne puisse ni ne doive aller plus loin et faire dégénérer une discussion générale en une discussion personnelle. Depuis quelque temps on a remarqué beaucoup de conversions politiques. Quelques-unes sans doute sont sincères et désintéressées, mais elles ne sauraient l'être toutes. C'est celles qui ne le sont pas que je dénonce comme un des plus grands dangers que puisse courir parmi nous le gouvernement représentatif.

[p.LII]

Mais le gouvernement représentatif n'est pas ici le seul compromis, et l'on doit comprendre quel est, sur notre organisation sociale tout entière, l'effet d'un tel système et d'une telle pratique. Je ne veux médire ni de notre siècle, ni de notre pays, qui, je l'espère encore, justifieront nos hautes espérances ; mais tous deux ont droit à la vérité, fût-elle dure et blessante. Or, il est trop vrai que, tous tant que nous sommes, nous n'éprouvons pas, pour certains actes et pour certain hommes, une indignation assez durable et une haine assez vigoureuse. Il est trop vrai que la corruption, pourvu qu'elle soit brillante et élégante, peut vivre au milieu de nous sans que nous lui fassions froid visage. Il est trop vrai que, sévères pour les fripons qui se ruinent, nous le sommes moins pour les fripons qui s'enrichissent. Il est trop vrai, en un mot, qu'en paix avec nous-mêmes quand nous ne faisons pas le mal, nous nous résignons facilement à le voir faire autour de nous, sans nous mettre en peine de l'empêcher. C'est là, il faut en convenir, une déplorable tendance, une tendance qui, dans une société où pour beaucoup la richesse est la fin suprême, peut, si elle dure, porter loin le désordre et la démoralisation. Comment pourtant ne durerait-elle pas si le pouvoir y cède lui-même, et s'il ne place au haut de l'échelle l'exemple de la plus sévère probité et de la moralité la plus ferme. L'an dernier, M. le garde-des-sceaux est venu nous apporter une loi fort mauvaise, mais qui avait un but excellent, celui de mettre un terme aux escroqueries honteuses dont le monde commercial était alors effrayé. Croit-on que si le gouvernement se montrait lui-même plus rigide dans ses actes et dans ses prédilections, cela ne vaudrait pas mieux que toutes les lois du monde pour restaurer la morale publique ou du moins pour l'empêcher de se pervertir davantage? Les ministres, personne n'en a jamais douté, sont d'honnêtes gens, dans l'acception vulgaire de ce mot ; mais est-on suffisamment honnête quand, par faiblesse ou par calcul, on protège, on garde auprès de soi des hommes qui ne le sont pas? quand loin de repousser l'improbité et l'immoralité on les attire et les choie? quand, en un mot, on sacrifie à des intérêts mesquins et passagers ce qu'il y a en ce monde de plus respectable et de plus sacré ? Et si, en même temps, au nom d'une politique vouée au culte exclusif des intérêts matériels, on laissait tourner en ridicule toutes les idées nobles et élevées, tous les sentimens généreux et dévoués ; si peu s'en fallait qu'on ne ressuscitât, dans un but facile à concevoir, cette vieille [p.LIII] qualification d'idéologues qui, sous l'empire du moins, avait sa signification, et qu'on devait croire morte avec lui ; si enfin on faisait ouvertement, publiquement appel à toutes les passions avides et basses, et qu'on fondât, sur l'assouvissement qu'on peut leur donner, l'espoir de son succès et de sa durée; serait-il étonnant que l'idée du bien et du mal, du juste et de l'injuste, de l'honnête et du déshonnête, allât de plus en plus s'affaiblissant et s'effaçant? serait-il étonnant que, sous l'influence de tels exemples et de tels encouragements, la démoralisation publique fit chaque jour des progrès?

Qu'on ne croie pas que je partage le découragement de quelques écrivains qui, bien qu'ils aiment et défendent la société nouvelle, ont paru dans ces derniers temps en désespérer. La société nouvelle, j'ai pleine confiance à cet égard, résistera à l'épreuve qu'elle subit, et je me rappelle que de 1823 à 1827 la morale publique avait reçu de bien plus graves atteintes. Mais je n'en crois pas moins que le moment est venu de s'occuper sérieusement du mal et d'élever une digue contre le torrent. Ce sera, je le sais, une tâche difficile et qui exigera de la part de ceux qui s'y dévoueront une rare réunion de qualités. Ainsi, renoncer à des moyens de gouvernement d'autant plus tentants qu'ils sont plus faciles, d'autant plus enracinés qu'on les a naguère cultivés avec plus d'amour et de soins ; subir patiemment et sans s'ébranler les attaques furieuses de tous les intérêts froissés et de toutes les cupidités congédiées; se résigner à voir en silence l'esprit de parti s'emparer des actes les plus honorables pour les calomnier et donner au vice mis à la retraite l'apparence de la vertu méconnue : résister en un mot à toutes les obsessions, dédaigner toutes les injures, prendre son parti de toutes les injustices, tels sont quelques-uns des devoirs qu'il faudra s'imposer dans l'accomplissement d'une œuvre dont le succès est douteux; mais cette œuvre est noble, elle est glorieuse, même imparfaitement accomplie. J'espère que le prochain ministère, quel qu'il soit, en sera tenté et qu'il méritera, en s'y dévouant, l'estime et la reconnaissance du pays.

IV.

Je suis loin d'avoir épuisé mon sujet, et il me resterait encore beaucoup à dire pour approfondir tous les inconvénients de la situation [p.LIV] actuelle et tous ses dangers ; mais j'ai hâte d'aborder un autre côté de la question et de rechercher s'il est vrai que cet état, bien que fâcheux, soit inévitable et ne puisse cesser aujourd'hui sans jeter le pays dans une grande perturbation. J'ai hâte en un mot d'examiner si la chambre, telle qu'elle est constituée, n'est capable ni de renverser le ministère actuel, ni d'en former un autre qui vaille mieux. C'est là, en effet, la dernière ressource des écrivains ministériels, celle sur laquelle ils paraissent compter le plus.

Je ferai une première réflexion, c'est qu'une chambre qui, de peur d'une crise, conserve un ministère qu'elle méprise ou en qui elle n'a point confiance, est une chambre qui s'annulle et qui abdique volontairement la meilleure partie de son pouvoir. Or, telle est précisément la situation de la chambre par rapport au ministère. J'ai démontré par des faits incontestables que sur les questions les plus graves elle est en désaccord complet avec lui; mais, ces dissidences à part, l'estime-t-elle du moins et le croit-elle propre à bien conduire les affaires générales du pays? J’affirme que non, et j'en ai pour preuve tout ce que j'ai entendu pendant la dernière session de la bouche même de beaucoup de ceux qui soutenaient le ministère et qui me reprochaient de l'abandonner. Quand je leur disais, et dans des termes plus vifs, tout ce que je viens d'écrire, ils n'avaient pas un mot de réponse à faire, ou plutôt ils répondaient en s'associant complètement à mon opinion. Mais le ministère, après tout, n'avait point selon eux de mauvaises intentions, et la couronne y tenait. La session d'ailleurs s'avançait, et après le mariage conclu en janvier, il y avait quelque inconséquence, au moins apparente, à divorcer en mars ou en avril sans une raison bien claire et bien frappante. Enfin, dans l'état de dispersion et de décomposition des partis, il était difficile de prévoir quel ministère succéderait. Mieux valait donc attendre et laisser le cabinet du 15 avril se dissoudre et mourir par lui-même de langueur et de consomption. Il était impossible d'ailleurs qu'après la session la couronne ne comprit pas tout ce que ce cabinet avait d'insuffisant et de fâcheux ; il était impossible que l'homme d'esprit qui en est le chef nominal voulût, dans les mêmes conditions, affronter une nouvelle épreuve et aborder une autre session. Il essaierait donc de changer au moins la moitié de son cabinet, et comme aucun homme de quelque valeur ne consentirait à s'associer à lui, cette tentative serait le signal d'une infaillible dissolution. On [p.LV] aurait pourtant fait preuve de modération et le pays et la chambre ne manqueraient pas d'en tenir compte.

Telles étaient, j'en appelle au souvenir de tous mes collègues; les raisons dont les conversations de la salle des conférences retentissaient chaque jour, raisons plus spécieuses que concluantes, mais qui faisaient impression. Or, maintenant que l'événement a prononcé, il me paraît difficile que ces raisons se reproduisent telles quelles. Il me paraît plus difficile encore que, parmi ceux qui s'en contentaient, plusieurs n'en reconnaissent pas aujourd'hui la faiblesse et l'inanité. Au début de la session prochaine, il n'y aura plus à choisir entre la mort subite et la mort lente du ministère, mais entre sa chute immédiate et sa conservation pour une année. Chaque membre, avant de déposer son vote, sera donc tenu de se demander si ce ministère le satisfait réellement et s'il le regarde comme propre à diriger honorablement les affaires du pays. Si la réponse est négative, il n'aura plus qu'un seul parti à prendre, celui de voter franchement avec l'opposition.

Maintenant, en supposant que depuis la dernière session le ministère n'ait pas fait de nouvelles conquêtes, quel est le chiffre, je ne dis pas de sa majorité, mais de la majorité qui, sans vouloir se lier à lui, s'est jusqu'ici refusée à le renverser ? Il y a eu dans les derniers mois de la session deux questions ministérielles, celle des fonds secrets et celle des armes spéciales. Dans la première, la majorité a été de 49 voix, et de 44 dans la seconde. En déplaçant 25 voix la majorité était donc changée. Or, parmi les 220 à 230 membres composant la majorité, 100 au moins jugeaient le ministère comme je le juge et en parlaient comme j'en parle.

Ces calculs, en présence surtout des complications survenues depuis quatre mois, sont, il faut en convenir, peu encourageants pour le ministère, et semblent promettre une victoire facile à l'opposition. Je suis loin pourtant de regarder l'issue du combat comme certaine. Ce qui manque le plus aujourd'hui, c'est le courage de son opinion, et cette fermeté de volonté qui, lorsque le moment est venu, passe sans hésitation et sans mollesse de la parole à l'action. On parle donc beaucoup, mais on agit peu, et quand on agit, c'est souvent avec tant de ménagements et de réserves qu'on ne tarde pas à perdre tout le bénéfice de sa détermination. Il est d'ailleurs dans le ministère un homme que je ne puis regarder comme un bon ministre, [p.LVI] mais à qui il serait injuste de refuser les qualités les plus propres à tirer parti d'une telle disposition. Attentif et impassible, on le voit chaque jour prendre place à côté de la tribune et saisir adroitement au passage toutes les volontés flottantes et toutes les résolutions incertaines. Il n'est pas ainsi d'inquiétudes qu'il ne répande, de jalousies qu'il ne sème, de susceptibilités qu'il n'excite, d'ambitions qu'il ne caresse, de désirs qu'il ne flatte. Il n'est pas non plus de vanités que, par une déférence et une confiance apparentes, il ne chatouille et ne gagne. Puis, quand le débat passe des couloirs à la tribune, le même ministre y monte, prononce quelques paroles convenables et dignes, met la main sur son cœur, parle de sa vie entière, et descend sans avoir répondu, mais aussi sans avoir donné à ses adversaires une occasion de répondre. Personne en un mot ne fut jamais plus fait pour donner l'apparence de la force à la faiblesse, de la fermeté à la souplesse, de la droiture à la ruse, de la gravité à la légèreté, de la dignité à l'inconséquence. Personne non plus ne sut avec plus d'adresse et de dextérité détourner les discussions, et persuader qu'elles sont épuisées quand à peine elles commencent.

Je ne sais si l'éloge paraîtra suffisant à M. le président du conseil ; mais il est sincère, et je suis prêt à reconnaître que je ne lui avais pas, au début de son ministère, rendu pleine justice. Or, les dispositions dont j'ai parlé, d'une part, et l'habileté de M. le président du conseil, de l'autre, vont, je ne l'ignore pas, se réunir de nouveau pour faire durer une si pitoyable situation.

Mais le grand mot, le mot magique, le mot à l'aide duquel on se croit certain d'effrayer et de contenir la majorité, c'est, on l'a déjà deviné, le mot de coalition. Examinons donc la valeur de ce mot, et voyons si la peur qu'il inspire est une peur raisonnable et légitime. Voyons aussi si, dans l'état actuel des affaires publiques, une coalition quelconque n'est pas nécessaire et inévitable. Ce sera la conclusion de cet écrit, déjà beaucoup trop long.

D'après le dictionnaire de l'Académie, édition nouvelle, une coalition est tout simplement une réunion de plusieurs partis, ou une ligue de plusieurs puissances. Mais, dans la langue politique, on entend d'ordinaire par ce mot l'accord accidentel de plusieurs partis ou fractions de parti qui s'entendent pour renverser ce qui existe, sans pouvoir s'entendre pour mettre quelque chose à la place. J'ai reconnu et je reconnais encore que de telles coalitions ont, en soi, [p.LVII] quelque chose de très-fâcheux, et qu'on doit rarement s'y prêter. Quelquefois pourtant elles sont inévitables, de même que, dans une maladie grave, il est nécessaire quelquefois de risquer une crise plutôt que de laisser, en s'abstenant, le malade mourir lentement et certainement. Je n'en citerai qu'un exemple, celui de la coalition qui eut lieu en 1804 entre M. Pitt et M. Fox. Un ministère existait alors, le ministère Addington, faible, incertain, insignifiant, pâle assemblage de médiocrités semi-whigs, et de médiocrités semi-tories, souvent ébranlé, plus souvent dédaigné, mais qui, grâce à l'appui dont M. Pitt et M. Fox voulaient bien alternativement lui faire l'aumône, avait pu se traîner, tant bien que mal, pendant trois ou quatre sessions ; composé d'ailleurs d'hommes honorables et bien intentionnés. Sous un tel ministère que la répugnance de M. Pitt à signer la paix d'Amiens avait créé et que soutenait la rivalité des deux partis, la situation de l'Angleterre devint, comme c'était inévitable, si triste et si fâcheuse que les hommes les plus opposés l'un à l'autre d'ailleurs sentirent la nécessité de se réunir contre lui. M. Fox présenta donc une motion qui, sous prétexte de former un comité chargé de veiller à la défense du pays, contenait une déclaration de méfiance, et, en quelque sorte, un refus de concours. M. Pitt alors, à la grande surprise des ministres qui comptaient au moins sur son silence, se leva et déclara qu'il ne lui était plus possible de soutenir un ministère qui était, selon l'expression de M. Wyndham « la faiblesse même. » Puis il fit un tableau animé de tous les inconvénients que pouvaient et devaient produire tant de contradictions dans les plans, d'incohérence dans les mesures, de retards, de langueur, de mollesse dans l'exécution. « Je suis, ajouta-t-il, parfaitement convaincu du manque de vigueur et de capacité des ministres. Je suis convaincu qu'ils sont hors d'état d'agir d'après un système quelconque, et d'adopter ou d'exécuter aucun projet bien conçu. Je n'ai donc plus confiance en eux, et je vote pour la motion. » Et comme les amis du cabinet criaient bien haut à l'intrigue et à la coalition : « Il n'y a, répondit Fox, d'autre coalition que celle qui résulte de l'accord momentané des opinions sur les véritables intérêts du pays. Nous nous entendons parfaitement, M. Pitt et moi, sur un point, la faiblesse des ministres et leur incapacité. Dans une telle situation, c'est notre droit et notre devoir de nous unir pour sauver le pays. » M. Fox d'ailleurs donna clairement à entendre qu'il savait que les [p.LVIII] chances n'étaient pas pour lui, mais qu'il aimait mieux voir son habile rival au pouvoir que de subir la honte et le danger d'un ministère imbécile.

Ce jour-là encore le nombre l'emporta sur la raison et le talent ; mais deux semaines plus tard le ministère Addington n'existait plus.

La France, grâce à Dieu, ne court point aujourd'hui les dangers que courait l'Angleterre en 1804. Je déclare pourtant qu'à mon sens la situation est assez fâcheuse pour qu'une coalition telle que celle de 1804 fut parfaitement justifiée. Mais est-ce d'une telle coalition qu'il s'agit seulement, et en sommes-nous venus à ce point que, hors la majorité de pièces et de morceaux qui a jusqu'ici laissé vivre le ministère, il n'y ait pas de majorité possible? En sommes-nous venus à ce point que le jour où ce ministère tomberait la chambre dût tomber avec lui? Je n'en crois rien, et je vais tâcher de rassurer à ce sujet ceux dont l'effroi n'est pas simulé.

Si l'on voulait que les partis politiques se composassent d'hommes parfaitement d'accord entre eux sur toutes choses, il n'y aurait aucun parti politique possible ; car au sein des plus petites fractions cet accord n'existe point et ne saurait exister. Chacun sait en effet que dans la nature physique ou morale il y a des ressemblances, mais point d'identités, et que ni deux feuilles ni deux esprits ne sont en tout pareils. Mais, parmi les innombrables questions que, même en se renfermant dans l'ordre politique, l'esprit humain peut embrasser, il en est à chaque époque quelques-unes qui dominent les autres et qui forment l'objet actuel des préoccupations et des discussions. Ceux qui s'entendent sur ces questions, bien qu'ils puissent différer d'ailleurs, forment un parti, mais un parti qui ne dure qu'autant que durent elles-mêmes les questions qui en sont le lien. Quand ces questions sont vidées, d'autres surgissent à leur tour, et de nouveaux partis succèdent aux premiers. Ce n'est point cependant en un jour que se rompent les vieilles habitudes et que se forment des habitudes nouvelles. Ce n'est point en un jour que s'assimilent des opinions qui, pendant un temps plus ou moins long, ont été accoutumées à se considérer comme ennemies. Avant que cette assimilation soit complète, et que les partis aient acquis toute la cohésion et toute l'homogénéité dont ils sont susceptibles, leur alliance reçoit d'ordinaire le nom de coalition.

[p.LIX]

Ce que démontre à cet égard la théorie, l'expérience le confirme. Ainsi je citerai en Angleterre, sans l'approuver ni la blâmer, la coalition de M. Fox et de lord North qui, longtemps divisés au sujet de la guerre d'Amérique, se rapprochèrent, une fois cette guerre terminée, et s'unirent pour résister ensemble aux empiétements de la cour. Je citerai la coalition whig-radicale, aujourd'hui existante, et sous le drapeau de laquelle des hommes, profondément distincts par leur origine, par leurs sentiments, par leurs vues d'avenir, marchent pourtant ensemble vers un but commun, et s'entendent pour préserver l'Angleterre et l'Irlande de la domination des tories. Je citerai enfin, en France même, la fameuse coalition de 1827, qui ne s'est dissoute qu'au lendemain de la révolution. Je sais que, pour échapper à cette dernière analogie, des écrivains, fort ennemis aujourd'hui des coalitions qu'ils ont prêchées jadis, imaginent une explication tout à fait ingénieuse. Ainsi, à les entendre, il n'y avait dans la majorité de 1827 que de légères dissidences, et la défection royaliste, qui faisait l'appoint de cette majorité, n'y avait consenti que parce que ses anciens adversaires étaient venus à elle, et avaient accepté toutes ses opinions. Mais c'est là, tout le monde le sent, une fable ridicule et qui ne supporte pas une minute d'examen. A qui persuader, en effet, qu'en 1827 il n'y avait, entre M. de Lafayette et M. de Chateaubriand, entre M. Benjamin Constant et M. Hyde de Neuville, que de légères dissidences? A qui persuader surtout que les premiers étaient venus faire amende honorable aux pieds des seconds, et confesser leurs erreurs? Mais, sans amende honorable ni confession, il se trouvait à cette époque que les questions sur lesquelles on était d'accord étaient en tête de l'ordre du jour, et que les questions sur lesquelles on ne pouvait s'entendre restaient sur le second plan. Dès lors, très-honorablement, très-consciencieusement, des deux parts, on pouvait se concerter et marcher ensemble. Très-honorablement et très-consciencieusement aussi, on pouvait soutenir un ministère qui ne convenait pas également à tous les coalisés, mais qui résolvait, au gré de tous les questions pendantes, celles qui les occupaient le plus.

A vrai dire même, il n'y a pas de majorité qui ne contienne en définitive une coalition avouée ou secrète. Qu'on prenne, par exemple, la majorité qui, du 13 mars au 22 février, a constamment et fidèlement soutenu les divers ministères qui se sont succédé. Croit-on [p.LX] que cette majorité fût parfaitement identique et homogène ? Croit-on que, sur des questions d'une haute importance, il ne s'y rencontrât pas des dissidences nombreuses et sérieuses? Croit-on que, dans la pratique même, tous ceux qui la composaient fussent toujours du même avis ? Non, certes ; et, si je voulais analyser cette majorité, il me serait facile d'ajouter aux différences que tout le monde connaît, des différences dont peu de personnes se doutent. Mais quand la maison brûlait, il eût été puéril de se disputer sur les détails de sa distribution ou de son ameublement. De là, pendant cinq ans, une union si ferme, et, je crois pouvoir le dire, si profitable au pays.

Essayons maintenant d'appliquer ces idées à la situation actuelle, et d'en déduire les conséquences.

Je suis de ceux qui, sachant combien, en France, il est difficile de former des partis sérieux et compactes, auraient désiré, il y a deux ans, que, malgré les déchirements intérieurs qui les menaçaient déjà, les vieux partis se maintinssent unis. Je suis de ceux qui ont travaillé avec ardeur à conserver cette union, et qui, pour empêcher qu'elle ne se rompît, étaient disposés à faire de grands sacrifices. Je n'étais certes ni assez aveugle, ni assez imprévoyant pour ne pas voir qu'à mesure que le danger s'éloignerait, il s'opérerait au sein des partis de grandes modifications. Mais il me semblait que ces modifications pouvaient s'accomplir sans briser les cadres existants, et sans exposer le gouvernement représentatif à toutes les chances de la dispersion des partis, à toutes les difficultés de leur reconstitution, Il me semblait que dans des associations, imparfaites peut-être, mais cimentées par une lutte de six années et par une longue communauté de succès ou d'échecs, étaient des éléments de force, de dignité, de considération, que l'on retrouverait malaisément en se jetant tout à coup dans des combinaisons nouvelles. Je déclare que tout ce que j'ai vu depuis est loin d'avoir ébranlé mon opinion.

Mais qu'on doive s'en affliger ou s'en réjouir, il est impossible de ne pas reconnaître que les vieux partis sont aujourd'hui brisés et dissous. La preuve, c'est que, dans le camp ministériel, j'aperçois des hommes qui, pendant nos grandes luttes, ont appartenu à l'opposition la plus ardente ou la plus tracassière. C'est que sur les bancs de l'opposition, au contraire, j'en vois d'autres qui, de 1831 à l836, ont énergiquement et constamment soutenu la politique du gouvernement. Je ne recherche point comment les uns et les autres en sont [p.LXI] venus là, je constate le fait seulement. Bonne ou mauvaise, la dissolution des vieux partis est donc, à l'heure où j'écris, un fait accompli et, qui plus est, irrévocable. J'ajoute, à la louange ou au blâme du ministère actuel, que personne plus que lui n'a contribué à cet important résultat.

Dans cette situation, qu'y a-t-il à faire et quels sont les ministères possibles ?

Il y en a deux, mais deux seulement, du moins en envisageant la question d'un point de vue général.

Un ministère qui, en dehors de tous les partis, les annule les uns par les autres, et les exclue tous ensemble du gouvernement du pays : c'est le ministère actuel, et j'en ai démontré les graves inconvénients.

Un ministère formé sur une base large et solide, par la réunion sincère et sérieuse de plusieurs partis ou fractions de parti : c'est le ministère que je désire.

L'une de ces solutions maintient la dissolution des anciens partis sans en créer de nouveaux, et laisse la chambre dans l'état de fractionnement, d'anarchie et d'impuissance où elle languit depuis dix-huit mois. L'autre, prenant les faits tels qu'ils sont, reconstitue une majorité réelle, et rend à la machine politique, aujourd'hui désorganisée, toute la liberté et toute l'énergie de son action.

On voit que je pose la question nettement. Qu'on ne vienne donc plus me dire qu'exclusif et intolérant, je n'ai qu'un but, celui de ressusciter le ministère homogène dont il a été question un moment il y a dix-huit mois, et que je croyais possible alors, mais qui ne l'est plus aujourd'hui. Qu'on ne vienne plus me dire surtout que je parle, que j'écris, que j'agis dans l'intérêt unique de quelques amis qui me sont chers, mais auxquels je ne sacrifierais jamais l'intérêt général. Je ne parle pas plus pour M. Guizot que pour M. Thiers; je parle pour le pays qui a grand besoin d'un ministère parlementaire, capable, et qui conduise les affaires avec honneur et fermeté. Je parle pour le gouvernement représentatif, qu'un tel ministère tirera seul de l'abaissement déplorable où il est tombé.

Maintenant existe-t-il, soit entre des fractions de la chambre qui, après avoir longtemps combattu ensemble, se sont malheureusement séparées, soit entre des fractions jadis hostiles, mais que le temps a rapprochées, des inimitiés telles qu'en présence du danger [p.LXII] commun, elles ne puissent les oublier et faire cause commune ? S'il en était ainsi, nous serions, je n'hésite pas à le dire, le peuple le plus impropre aux institutions que nous nous sommes données, le plus indigne de les conserver. Mais c'est là une supposition que dément suffisamment l'expérience des six dernières années de la restauration. Si, à cette époque, le danger était plus grand, les dissidences étaient plus grandes aussi, et quatre cents membres de la chambre actuelle sont infiniment plus voisins les uns des autres que ne l'étaient les deux cent, vingt-un. Sans prétendre confondre des époques dissemblables, ni nous faire les serviles copistes de nos devanciers, empruntons-leur donc l'esprit à la fois ferme et conciliant dont ils ont fait preuve alors, et qui leur a valu une si belle, une si éclatante victoire. N'abandonnons rien de ce que nous croyons juste et vrai ; mais cherchons si, tout en différant sur certains points, nous ne serions pas d'accord sur d'autres, et si ceux-ci, dans les circonstances actuelles, ne seraient pas ceux qui pressent le plus. Avant de débattre sérieusement la question de savoir si, dans la partie mobile et temporaire de notre organisation politique, la démocratie doit avoir une part plus ou moins large, n'importe-t-il pas, par exemple, de mettre à l'abri de toute atteinte et de tout envahissement la partie fixe et permanente de cette organisation ? Avant de songer à modifier le gouvernement représentatif dans quelqu'un de ses éléments, n'est-il pas urgent de sauver le gouvernement représentatif lui-même et de le consolider? Avant, en un mot, de nous quereller sur la loi électorale, n'est-il pas essentiel de nous entendre pour rendre à la chambre élective la place qui lui appartient et la part que, dans aucun cas, elle ne doit perdre? Dans la majorité et même dans la minorité de la chambre des communes anglaise, il y a des questions de ce genre, et de bien plus sérieuses, sur lesquelles on est loin d'être d'accord, et que chacun traite et résout pour son compte. La majorité et la minorité se tiennent pourtant et marchent ensemble, bien qu'il ne s'agisse ni pour l'une ni pour l'autre de préserver d'un danger pressant le principe même de la constitution.

Il ne m'appartient point d'ailleurs, on le comprend, de fixer ou même d'indiquer la limite où pourrait commencer et finir la majorité nouvelle; tout ce que je sais, c'est qu'elle ne comprendra ni ceux qui tendent à l'anéantissement de la royauté, ni ceux qui tendent à sa toute-puissance ; ni ceux qui veulent que le pouvoir électif soit [p.LXIII] tout en France, ni ceux qui veulent qu'il soit peu de chose; ni les ultra-démocrates, en un mot, ni les ultra-royalistes. Mais entre ces deux extrêmes, ne peut-on réunir une masse d'opinions sincèrement dévouées à la charte de 1830, dans tous ses éléments, avec toutes ses conditions ; déterminées à ne point empiéter sur la prérogative des autres pouvoirs, mais déterminées également à faire respecter la leur; prêtes d'ailleurs à soutenir tout ministère, quel que fût son nom, qui rétablirait, qui relèverait, qui purifierait le gouvernement représentatif ? J'en suis certain, pour ma part. Entre telles fractions et tels hommes, qui se croient ennemis aujourd'hui, n'y a-t-il pas bien plus de ressemblances que de différences, d'attractions naturelles que de répulsions, de points de contact que de points de séparation? Entraînés par l'esprit de parti, toujours plus ou moins injuste et passionné, n'avons-nous pas tous fait plus d'une fois effort pour grossir et pour envenimer nos querelles ? N'entre-t-il pas. enfin dans les jugements sévères que nous avons souvent portés les uns sur les autres plus de prévention que de raison, plus de colère que de justice ? Je le crois, et parmi des hommes qui votent habituellement l'un contre l'autre, il en est dont j'aurais quelque peine à caractériser nettement et pratiquement la divergence.

J'ai donc la profonde conviction que les opinions ne s'opposent en rien à la coalition ou, pour mieux dire, à la conciliation qui est devenue nécessaire. Malheureusement les hommes ne sont pas des abstractions, et il est souvent plus difficile de faire vivre ensemble des caractères que des opinions. Mais si le pays ne peut demander à des hommes qu'il respecte et qui se respectent eux-mêmes le sacrifice de leurs principes et de leurs convictions, du moins est-il en droit d'exiger que les considérations personnelles s'effacent devant l'intérêt général, et que des ambitions rivales ne viennent point entraver ou détruire toutes les combinaisons. Ce que seront ces combinaisons, je l'ignore et ne veux point m'en occuper. Mais je les trouverai bonnes, quant à moi, dussent-elles ne contenir aucun des noms que je préfère, si elles assurent au pays, sans compromettre les garanties d'ordre si péniblement acquises, le gouvernement qui a été le vœu et la conquête de notre révolution.

La question de coalition, cette question dont on a fait tant de bruit est donc fort simple à mes yeux. Il ne s'agit point de combinaisons mystérieuses, d'intrigues secrètes, de partage anticipé des [p.LXIV] dépouilles, ni de rien de ce qu'il a plu à la presse ministérielle d'inventer ; il s'agit de réunir dans un même vote tous ceux qui pensent en commun que l'existence prolongée du ministère actuel est un malheur et une honte pour le pays. Il s'agit ensuite de chercher dans les débris épars des vieux partis les éléments d'une majorité qui s'y trouve et qu'un peu de bon sens et de patriotisme suffira pour en faire sortir; il s'agit en un mot de rapprocher des fractions voisines l'une de l'autre, non par la queue mais par la tête, non au moyen de l'ostracisme, mais au moyen du concours des hommes les plus éminents; que ces hommes ensuite prennent tous place dans un cabinet nouveau, ou seulement une portion d'entre eux, peu importe, pourvu que le gouvernement reprenne l'honorable attitude qu'il n'aurait jamais dû perdre, et que nos institutions soient soustraites à l'influence délétère qui les attaque et les décompose aujourd'hui[12].

Il ne me reste plus qu'un mot à dire, et ce mot, je l'adresse à ceux qui, persuadés qu'il n'y a point péril en la demeure, seraient disposés, cette année comme l'an passé, à prendre patience et à attendre de la force des choses un dénoûment dont ils n'osent pas prendre la responsabilité. Le pays, j'en conviens, est calme et prospère : les partis violents se cachent ou se taisent, et rien n'annonce que le gouvernement soit aujourd'hui menacé. J'ajoute que les dangers qui me frappent sont peu de nature à éveiller l'attention, et que parmi les hommes modérés qui ont défendu l'ordre depuis 1830, il en est beaucoup qui ne les soupçonnent même pas ; mais on n'est homme politique qu'à condition de voir un peu plus loin que le vulgaire et de pénétrer plus avant. Or, sous cette surface tranquille ne se passe-t-il rien qui doive effrayer ou du moins inquiéter les hommes politiques? N'y a-t-il point au milieu de cette fièvre de prospérité matérielle un détachement notable des principes et des idées par lesquels le gouvernement a vécu jusqu'ici? Ne remarque-ton dans la disposition générale des esprits ni indifférence, ni désaffection, ni mépris? N'entend-on pas, en un mot, au milieu du calme, gronder sourdement un orage, qui, s'il éclatait, serait d'autant plus terrible qu'il nous trouverait moins préparés? Pour ma part, je ne sais si je m'abuse, mais je crois apercevoir soit dans la conduite du gouvernement [p.LXV] soit dans la disposition des esprits, tous les symptômes non d'une maladie aiguë qu'on surmonte ou qui tue en peu de jours, mais d'une de ces maladies lentes qui, si on les néglige, détruisent graduellement l'organisation et tarissent les sources de le vie. Le gouvernement, il est vrai, n'a pas plus d'ennemis, mais il a moins d'amis dévoués, et les gouvernements, on le sait, ne périssent pas tant par la violence de leurs ennemis que par l'indifférence de leurs amis. Ce n'est pas peu de chose d'ailleurs que l'éparpillement des opinions, que la prédominance des intérêts privés, que la déconsidération du pouvoir; ce n'est pas peu de chose que l'abaissement moral et intellectuel que tout le monde remarque, dont tout le monde se plaint, mais auquel personne ne cherche à porter remède. Aujourd'hui, et c'est là-dessus que l'on compte, les classes qui ont le plus contribué à établir et à défendre le gouvernement restent à peu près insensibles à ses fautes. Mais est-on bien sûr qu'elles fussent sensibles à ses dangers? Est-on bien sûr qu'au besoin elles retrouvassent cet élan et cette fermeté qui nous ont sauvés pendant six ans? Ne sait-on pas aussi qu'en France les réactions sont promptes et que l'on passe bien vite de l'atonie à la fièvre, de l'engourdissement à la violence? Il faut ajouter qu'alors ceux qu'on avait vus les plus froids et les plus complaisants deviennent presque toujours les plus emportés et les plus ardents.

Maintenant cet état de choses est-il de ceux que le temps améliore ou de ceux qu'il empire? Je n'ai malheureusement aucun doute à cet égard, et je crois sincèrement que nous sommes plus mal aujourd'hui qu'il y a un an ; je crois que, si rien ne change, nous serons, dans un an, plus mal qu'aujourd'hui. S'il en est ainsi, quels reproches n'auraient pas à se faire les hommes qui, par faiblesse ou par paresse d'esprit, contribueraient à prolonger une situation qu'ils jugent eux-mêmes fâcheuse et qu'ils sont maîtres de terminer! Quels reproches surtout ceux qui, érigeant leur inaction en système, et fatalistes sans le savoir, déclareraient qu'ils s'en remettent à Dieu, et qu'ils répudient leur part de liberté et de responsabilité ! Qu'ils fassent donc un pas de plus et qu'ils quittent tout de suite la vie politique, car tant qu'ils y resteront, leur liberté les y suivra et la responsabilité qu'ils craignent tant s'attachera à leur vote. Quand on a deux boules dans la main, on est libre de laisser tomber dans l'urne celle qui conserve ou celle qui renverse, et si l'on choisit la première on n'est pas [p.LXVI] moins responsable des conséquences que si l'on avait choisi l'autre.

Je n'ai certes la prétention d'imposer mon opinion à personne, et je trouve fort bon que les députés qui regardent l'existence du ministère comme utile, au pays votent ouvertement pour lui et contribuent à le maintenir. Mais ce que je ne puis admettre, c'est que ceux qui sont d'un avis contraire imitent leur exemple et fassent durer un mal présent et certain de peur d'un mal incertain et futur. Ce que je ne puis concevoir, c'est que dans ce nombre il se trouve, comme j'en ai la certitude, des hommes éclairés et d'excellents citoyens. Je sais que, pour les effrayer et pour les retenir, on leur parle de la défection de 1827 et de ses suites. « A cette époque aussi, leur dit-on, il s'est trouvé des hommes honorables, capables, sincèrement dévoués au gouvernement, mais qui, parce qu'il avait fait des fautes, se sont tournés contre lui. Qu'en est-il résulté? que le gouvernement est tombé, et qu'ils ont dû eux-mêmes gémir profondément sur le parti qu'ils avaient pris. » Ainsi, d'après cette explication, le gouvernement serait tombé, non parce qu'il a persisté dans de funestes desseins, mais parce que des amis fidèles et dévoués avaient cherché d'avance à l'en détourner ! non parce qu'il a brisé la constitution, mais parce qu'il a été averti que, s'il la brisait, il serait renversé ! En vérité, c'est une étrange manière de comprendre l'histoire et de l'interpréter ! Quant à moi, je suis convaincu que si quelque chose pouvait sauver le dernier gouvernement, c'est ce qu'il a vainement essayé de flétrir du nom de défection.

Je prie donc les hommes modérés, et qui veulent sincèrement le maintien du gouvernement actuel dans toutes ses conditions, de ne pas s'arrêter aux apparences, et d'examiner si tous les maux et tous les dangers que j'ai signalés sont ou non réels, et si l'avenir du pays n'en est pas sérieusement menacé. Je les prie de se demander quelles doivent être les conséquences d'une politique qui énerve, qui corrompt, qui dissout toutes les forces à l'aide desquelles le gouvernement a pu jusqu'ici résister aux attaques violentes des partis. Je les prie de comparer les inconvénients de la prolongation d'un tel état de choses aux inconvénients d'une crise momentanée, qui, quelle que fût son issue, ferait certainement rentrer le gouvernement dans les voies parlementaires, et rétablirait dans toutes ses parties, le jeu de la constitution. Je les prie enfin de songer que, selon toute apparence, le calme actuel n'est pas éternel, et que la réaction sera [p.LXVII] d'autant plus dangereuse qu'on aura fourni aux partis extrêmes plus de justes sujets de plainte et pendant plus longtemps. Puis si ces considérations les frappent, je les supplie de se souvenir que la modération qui honore et qui sauve n'est point celle qui, inerte et stérile, laisse faire le mal sans oser s'y opposer. Et s'ils craignaient de heurter certaines volontés et de blesser de hautes prédilections, je leur rappellerais qu'il y a deux sortes d'amis en ce monde, les uns qui flattent, les autres qui avertissent ; les uns qui ne songent qu'à plaire, les autres qu'à servir. Quels sont, de ces deux sortes d'amis, ceux qui ont passé dans tous les temps pour les plus dévoués, poulies plus utiles, pour les meilleurs?

Pour ma part, mon parti est pris. Je ne suis pas de ceux qui n'ont combattu la restauration que parce qu'elle n'ouvrait point une voie assez prompte à leur ambition ; et c'est très-sérieusement et très-sincèrement que je défendais alors les vrais principes du gouvernement représentatif. Je resterai donc fidèle à mes opinions, quoiqu'il arrive et quoi que l'on puisse dire. Il me sera pénible, assurément, de me séparer, même momentanément, de quelques hommes à qui me lient depuis sept ans une estime mutuelle et des travaux communs. Il me sera pénible de voir l'esprit départi calomnier mes paroles, et attribuer ma conduite à d'indignes motifs. Aussi, si je n'avais consulté que le soin de mon repos et de mes convenances personnelles, aurais-je, comme tant d'autres, attendu en silence que la mesure fût pleine, et que l'inévitable réaction que je prévois fit justice, trop complète justice, peut-être, de tant de déceptions et de fautes. Mais, dans la vie politique, il est des devoirs qui ne laissent point l'alternative, et c'est à un de ces devoirs que j'ai obéi, et que j'obéis encore aujourd'hui. Plus d'ailleurs je descends en moi-même, plus je me trouve pur des calculs ambitieux qu'on s'est plu à me prêter, sans songer que, si ces calculs existaient, je prendrais pour les réaliser le plus absurde des moyens. Plus aussi je m'assure que des griefs privés n'entrent pour rien dans mon appréciation des hommes et des choses. Parmi les ministres actuels, plusieurs ont été ou sont encore mes amis ; et jusqu'au jour où j'ai cru devoir me séparer tout à fait du ministère, je n'avais jamais eu avec les autres que de bons rapports personnels. Si donc, par degrés, et après des hésitations dont on se sert aujourd'hui contre moi, j'ai été conduit à une rupture ouverte et décisive, ce n'est point sans en avoir mûrement pesé [p.LXVIII] d'avance les conséquences et sans m'y être soumis. Je ne doute point, au surplus, que de ceux-là même qui me blâmeraient aujourd'hui, beaucoup ne reconnaissent un jour que j'avais raison, et ne prennent, un peu tardivement peut-être, le parti que j'ai pris. Je ne doute pas qu'ainsi ne se renouent, dans un temps plus ou moins éloigné, des liens auxquels je renonce avec peine. En attendant, je suis sûr que, malgré les violences soldées de la presse ministérielle, mes anciens amis me rendront justice, et qu'ils ne verront dans ma détermination qu'un acte de conscience et l'accomplissement d'un devoir.

1er novembre 1838.

P. DUVERGIER DE HAURANNE.