De la Chambre des députés dans le gouvernement représentatif - Deuxième partie


Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

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DEUXIÈME PARTIE.

JUIN.

Quand, il y a trois mois, au milieu de la session, il me parut utile de protester hautement contre des doctrines destructives, selon moi, du gouvernement représentatif, je savais à quelles inimitiés je m'exposais et quel orage j'allais soulever. Ce que les partis pardonnent le moins en effet, c'est qu'on ne les suive pas dans toutes les extrémités auxquelles il leur plaît de se porter ; c'est qu'après les avoir servis fidèlement pendant leurs mauvais jours, on se sépare d'eux au moment où, enivrés par le succès, ils démasquent à leur tour des prétentions injustes et de dangereux projets. Or, aujourd'hui comme il y a dix ans, le parti monarchique en France a ses ultra non moins ardents, non moins intolérants, non moins aveugles, et qui perdraient encore une fois la monarchie si elle avait la faiblesse de les écouter. Que nous soyons soudainement devenus aux yeux de ces ultra des factieux, des révolutionnaires et presque des républicains; que chaque jour nos coupables doctrines et nos menées criminelles soient dénoncées par eux à l'opinion avec une richesse et une variété inépuisable de formes et de mots ; qu'ils aillent même jusqu'à imprimer en toutes lettres qu'en six mois nous avons fait plus de mal à la monarchie constitutionnelle que toutes les oppositions réunies en six ans, cela ne nous étonne ni ne nous émeut, et nous nous souvenons qu'en 1827, c'est ainsi précisément qu'on traitait les hommes prévoyants et fidèles qui essayaient de résister à un entraînement funeste, et de donner à la restauration de salutaires conseils. Si donc je reviens sur le [p.37] sujet que j'ai déjà traité, ce n'est point pour rétorquer les injures, mais pour répondre aux objections ; c'est aussi pour compléter par quelques aperçus nouveaux et par quelques exemples une opinion à laquelle tout ce que je vois depuis trois mois me fait tenir plus que jamais.

Avant d'entrer en discussion, j'ai pourtant besoin de repousser en peu de mots un reproche grave qui, grâce à des préventions depuis longtemps répandues, a trouvé quelque croyance dans le public, même parmi les hommes modérés et impartiaux.

« Voyez, dit-on, jusqu'où peuvent conduire l'ambition déçue et l'amour-propre blessé ! Depuis huit ans, les plus grands partisans du gouvernement personnel du roi, les plus grands ennemis du pouvoir parlementaire ont été les doctrinaires. Les voici pourtant qui, déchus du pouvoir et aspirant à y rentrer, viennent parler et écrire pour le pouvoir parlementaire et contre le gouvernement personnel du roi ! Qu'ils aient raison ou tort, leurs paroles et leur conduite d'aujourd'hui n'en sont pas moins la condamnation éclatante de leurs paroles et de leur conduite d'hier. »

Ma réponse à ce reproche sera simple ; c'est que jamais l'opinion à laquelle j'appartiens n'a abandonné les prérogatives parlementaires, et déserté les vrais principes du gouvernement représentatif ; c'est que toujours au contraire, elle s'est efforcée de maintenir les unes et les autres. Je ne parlerai que pour mémoire des premières années qui suivirent 1830, et pendant lesquelles ni les prérogatives parlementaires ni les vrais principes du gouvernement représentatif ne furent une seule fois mis en doute. Je prie seulement qu'on se rappelle tant de discussions importantes où M. Périer, M. de Broglie, M. Guizot, [p.38] M. Thiers vinrent déposer leurs portefeuilles sur la tribune, tous prêts à les y laisser si la chambre, par un vote clair et formel, ne les engageait elle-même à les reprendre. Je prie qu'on se rappelle aussi que, lors du rejet du traité américain, M. de Broglie fit davantage, et sanctionna par son exemple les principes que lui et ses amis avaient toujours professés. Quand l'opposition, mécontente de la politique qui prévalait alors, se plaignait que la France eût fait une grande révolution sans y rien gagner, que répondait-on d'ailleurs à l'opposition? On lui répondait que par cette révolution la France avait conquis le gouvernement représentatif vrai, c'est-à-dire un gouvernement dans lequel les chambres, et particulièrement la chambre élective, exerçait sur la direction des affaires publiques et sur le choix des ministres une influence active, efficace, prépondérante. Or c'était là, quoi qu'en pût dire l'opposition, une grande et belle conquête, et qui payait amplement à elle seule quarante années d'efforts et de combats.

Je suis loin de dire que tout le monde fût de cet avis et que déjà quelques personnes ne protestassent au fond du cœur contre cette puissance de la chambre élective. Mais je dis que quand ils proclamaient l'une et l'autre à la tribune, M. Périer, M. de Broglie, M. Guizot, M. Thiers n'étaient ni désavoués ni contredits. Ce fut pendant les derniers jours de 1834, lors de la discussion de l'ordre du jour motivé, que l'idée contraire apparut. Le ministère, dont M. Guizot et M. Thiers faisaient tous deux partie, avait, on s'en souvient, senti la nécessité d'obtenir de la chambre des députés un vote formel d'adhésion et de recevoir en quelque sorte l'investiture parlementaire. [p.39] Ce ministère invita donc la chambre à s'expliquer et à faire connaître sa volonté, promettant d'avance de s'y conformer. « Jamais, disait M. Guizot, vous ne nous trouverez faibles et découragés; mais jamais aussi nous ne nous obstinerons à garder un jour le pouvoir contre la pensée bien constatée, bien éprouvée de la chambre. » Et plus loin : « Soyez en sûrs, messieurs, ce qui se passe en ce moment devant vous sera un jour dans votre histoire un des actes qui auront le plus étendu, consolidé l'autorité et la considération de la chambre. »

Assurément ce langage de M. Guizot, pleinement confirmé par celui de ses collègues, était parlementaire, et rendait à la prérogative de la chambre élective le plus bel hommage qu'elle eût reçu : aussi fût-il combattu comme portant atteinte à une prérogative, celle de la royauté.

« Le roi, dit un orateur, nomme des ministres; ils sont ministres par sa volonté ; ils présentent des projets de loi aux chambres. Les chambres ont sans doute le droit de les accuser, le droit de refuser leur concours. Elles ont le droit de demander leur renvoi par des adresses. Je ne conteste pas ce principe d'unité parlementaire sans lequel notre gouvernement n'est pas. Mais quand la chambre se tait, penser que la prérogative royale a besoin d'une autre sanction, et apporter en quelque sorte ses portefeuilles sur cette tribune, s'agenouiller aux pieds de la chambre pour lui demander l'entérinement des ordonnances ministérielles, voilà, messieurs, ce que nous ne pouvons admettre. »

A cette époque encore, on le voit, les défenseurs de la prérogative royale étaient loin de contester à la chambre élective le droit de refuser son concours; mais ce droit, [p.40] ils ne pensaient pas que le ministère dût la provoquer à en faire usage, et, sous ce rapport, ils blâmaient la déférence trop grande, selon eux, de MM. Guizot et Thiers. Cette déférence, au contraire, était justifiée comme parfaitement légitime et constitutionnelle par tous les ministres et particulièrement par M. Persil, alors garde des sceaux.

Mais ce qui se passa quatre mois après est bien plus curieux encore et plus significatif. Dans un moment où le ministère ébranlé cherchait à se reconstituer et à se donner un président réel, une brochure parut, mystérieusement d'abord et sans nom d'auteur, dans laquelle furent nettement exposées pour la première fois les opinions imprudentes qui depuis ont séduit quelques publicistes distingués. Tout le monde se souvient de cette brochure dont M. le comte Rœderer se déclara l'auteur, et qui fit grand bruit et grand scandale dans le monde politique. Mais ce que l'on semble avoir oublié, c'est qu'elle était dirigée particulièrement contre les doctrinaires, qui s'y trouvaient signalés comme des ennemis ardents et systématiques des droits de la couronne, comme des factieux conjurés pour tenir la royauté en tutelle, et qui à ce seul titre méritaient d'être mis en accusation. Ce que l'on semble avoir oublié, c'est que ces étranges imputations furent répétées et commentées par plusieurs écrivains de l'opposition, entre autres par M. Pagès de l'Ariége, membre de la chambre des députés et rédacteur du Temps. Je puis citer plusieurs articles dans lesquels M. Pagès reproche formellement aux doctrinaires de vouloir constituer le despotisme parlementaire, et de pousser ainsi, sans le savoir et sans le vouloir, non à l'oligarchie, mais à la démocratie. « A l'origine de cette session, dit M. Pagès dans un de ces [p.41] articles, le ministère a tâché de se soustraire à la tutelle royale. Il a dit à la majorité de la chambre : Proclamez que nous sommes l'expression de la volonté parlementaire. Si la chambre eût cédé à ce vœu, la royauté fût restée aux Tuileries, mais le gouvernement serait venu au palais Bourbon, et une pensée importée d'Angleterre nous eût donné un système tout nouveau. »

« Il est deux propositions doctrinaires, dit-il ailleurs (le 9 mars), que M. Rœderer veut combattre : la première, c'est que les ministres doivent à chaque renouvellement de la chambre obtenir une adhésion formelle et authentique à ce qu'ils appellent leur doctrine ou système ; la seconde, c'est que ces ministres doivent avoir un président de leur choix et tenir avec lui des conseils indépendants de l'action même et de l'intervention du roi. Je suis ici de l'avis de M. Rœderer; mais il a le malheur d'avoir tort quand il a raison. »

J'ajoute que, peu de jours après, le journal de M. Pagès, le Temps, signalait l'avènement à la présidence de M. le duc de Broglie comme une victoire remportée sur la prérogative royale.

Je prie de remarquer que je n'examine point si toutes ces accusations étaient ou non justes et fondées. Tout ce que je veux constater, c'est qu'à l'époque dont je parle ce n'est point comme ennemis de la prérogative parlementaire qu'on attaquait les doctrinaires, mais comme ennemis d'une autre prérogative ; c'est que par conséquent la prétendue contradiction qu'on leur reproche aujourd'hui n'existe pas, et qu'ils avaient précisément en 1835 les mêmes opinions qu'en 1838. Et puisque je me trouve moi-même mis en cause, qu'il me soit permis de rapporter [p.42] textuellement un passage d'un discours que je prononçais le 7 février 1835. Il prouvera clairement, ce me semble, que, sur le rôle auquel est appelée la chambre des députés, je n'ai point varié.

« Fixons-nous bien, disais-je, sur le rôle que, dans le gouvernement représentatif vrai, la chambre des députés, fille de l'élection, est appelée à jouer. Si, comme on l'a pensé longtemps, comme quelques personnes le pensent encore, il ne s'agit, pour la chambre, que de venir contrôler ici les actes d'un pouvoir né hors d'elle et sans sa participation ; si sa mission se borne à modérer quelques dépenses, à rectifier quelques chiffres, à amender ou rejeter quelques lois ; si, en un mot, elle n'a d'autre puissance que de critiquer sans jamais agir, de retenir sans jamais diriger; alors, j'en conviens, il peut être indifférent qu'il y ait dans la chambre de l'ensemble et de l'unité ; alors il peut convenir que toutes les influences et toutes les opinions s'y balancent. Mais si c'est là une théorie des vieux temps, rajeunie sous la restauration au profit d'une monarchie qui tombait; si, dans le gouvernement représentatif tel que la révolution l'a fait, la chambre des députés doit non-seulement retenir mais diriger, non-seulement critiquer une action étrangère mais avoir son action propre, non-seulement suivre l'impulsion mais la donner; si les ministres, en un mot, ne sont et ne peuvent être que les chefs de la majorité, alors, je ne crains pas de le dire, il faut, au lieu d'un équilibre impuissant, la prépondérance d'une des forces sociales sur les autres ; au lieu d'une diversité anarchique, quelque chose d'homogène dans les intentions et l'esprit, sinon de la totalité du corps appelé à gouverner, du moins [p.43] de sa majorité. Il faut, en un mot, que, tout en donnant une juste part à toutes les opinions, à toutes les influences, la loi électorale assure le pouvoir aux opinions et aux influences qui, dans l'état de la société, sont les plus propres à faire avancer la civilisation et prospérer le pays. Ai-je besoin d'ajouter que ces opinons et ces influences sont aujourd'hui celles de la classe moyenne, de cette classe dont l'avènement au pouvoir est le plus grand et le plus fécond résultat de nos quarante années de révolution ? »

Quand aujourd'hui je relis ce passage, je me demande si je n'y faisais pas la part de la chambre élective un peu trop grande, et celle des deux autres pouvoirs trop petite. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dans mon article du 15 mars, je n'ai pas été si loin. Pourquoi donc l'article de 1838 a-t-il paru presque révolutionnaire, tandis que le discours de 1835 passait à peu près inaperçu? La réponse à cette question pourrait jeter une assez vive lumière sur notre situation.

Cette explication personnelle donnée, j'aborde le fond même de la question.

Il y a dans l'opinion que j'ai développée deux idées dominantes, l'une que, dans la monarchie constitutionnelle telle qu'elle existe en France, le gouvernementale réside point dans un seul pouvoir, mais dans tous les trois; l'autre que, si entre ces pouvoirs il survient un dissentiment assez grave, assez prolongé pour que la machine politique puisse en être entravée, la prépondérance ou, pour mieux dire, le dernier mot appartient à celui d'entre eux qui, provenant de l'élection et plus rapproché du pays, doit, selon toute probabilité, représenter le mieux les besoins et les intérêts généraux. Ainsi, comme [p.44] état normal et régulier, union active des trois pouvoirs qui chaque jour se rencontrent et transigent par l'intermédiaire d'un cabinet émanant de tous les trois; comme état accidentel et transitoire, prépondérance du pouvoir électif, ou, pour parler plus justement, du pays lui-même dont ce pouvoir est l'expression la plus directe et la plus fidèle : telle est, selon moi, la monarchie constitutionnelle fondée en 1850, celle à laquelle nous avons tous, roi et peuple, prêté serment. Mais à cette monarchie constitutionnelle on en oppose une autre qui en diffère étrangement, et dont voici, tels du moins que je les ai saisis, les traits principaux et les conditions essentielles.

Dans la monarchie constitutionnelle, dit-on, il importe avant tout de distinguer la législation et l'exécution. Pour la législation, la représentation nationale c'est le roi, la chambre des pairs, et la chambre des députés. Pour l'exécution, la représentation nationale c'est le roi, avec cette seule restriction que ses instruments exécutifs peuvent, s'ils violent la loi, être accusés par la chambre des députés et jugés par la chambre des pairs. Cela posé, rien de plus simple, rien de plus facile à comprendre que le jeu du mécanisme constitutionnel. S'il s'agit de faire une loi, les trois pouvoirs sont consultés, et comme chacun d'eux a le veto, il suffit qu'un des trois dise non pour que la loi soit rejetée. S'il s'agit d'exécuter une loi déjà faite, le roi seul en est chargé par l'intermédiaire de ministres qu'il a choisis, et qui ne tombent sous la juridiction des chambres que lorsque, aux termes de la charte, ils se rendent coupables de trahison ou de concussion. La chambre des députés, sauf ce dernier cas, [p.45] n'a donc d'autre attribution que celle de discuter et de voter en toute liberté chaque mesure dont elle est saisie par l'initiative du gouvernement ou par celle de ses membres. Si elle va plus loin et qu'elle veuille influer, soit sur la direction générale des affaires, soit sur le choix des ministres, elle devient aussitôt usurpatrice et factieuse. Qu'on ne prétende pas d'ailleurs qu'en matière de législation il soit jamais nécessaire qu'en définitive un des trois pouvoirs fasse prévaloir sa volonté au détriment des deux autres. Une loi à laquelle un des pouvoirs ne donne pas son assentiment est une loi ajournée, et voilà tout. Dans tous les cas, si un des pouvoirs devait avoir la prépondérance, ce serait la royauté et non la chambre élective. Les deux idées dont l'école doctrinaire semble faire son symbole sont donc également fausses, également anarchiques; autant vaudrait supprimer franchement la monarchie que de la mutiler ainsi.

Je laisse pour un moment la seconde question, qui, on le conçoit, est subordonnée à la première, et je me demande s'il est vrai que, pour rétablir le jeu de la machine constitutionnelle, il ne soit jamais nécessaire d'accorder la prépondérance à un des trois pouvoirs. Si dans le gouvernement d'un pays, il n'y avait comme on le prétend, autre chose que le vote des lois et leur exécution matérielle, une telle opinion pourrait, à la rigueur, se défendre et se justifier. Par le veto et par le droit d'accusation, la chambre des députés, en effet, interviendrait activement, efficacement dans les affaires, et serait maîtresse, sinon de faire le bien, du moins d'empêcher le mal. Mais est-ce sérieusement que, hors le vote des lois [p.46] et leur exécution matérielle, on ne voit rien qui puisse éveiller la susceptibilité de la chambre élective et réclamer son intervention? Est-ce sérieusement que l'on soutient que, sans faire de mauvaises lois ou sans violer les lois existantes, un ministère ne peut compromettre l'état par un système funeste ou par une fâcheuse conduite? Qu'on dise donc quelle est la loi qui empêche un ministre des affaires étrangères de sacrifier dans ses négociations diplomatiques l'honneur ou les intérêts du pays! Qu'on dise quelle est la loi qui défend au ministre de l'intérieur de nommer de mauvais préfets ou d'employer à corrompre les fonds qui lui sont accordés pour surveiller! Qu'on dise quelle est la loi qui interdit au ministre de l'instruction publique de désorganiser l'instruction ou, ce qui serait pire, de livrer à des maîtres indignes l'éducation de l'enfance ! Aucune assurément, du moins dans sa lettre ; aucune, du moins dans les prescriptions qui ont une autorité positive et qu'une sanction pénale protège.

Faut-il en conclure qu'en présence de pareils faits la chambre élective puisse et doive rester impassible et muette? Faut-il en conclure du moins qu'après avoir présenté à un pouvoir extérieur et supérieur d'humbles remontrances, elle n'ait plus qu'à baisser la tête et qu'à attendre en silence que le pays soit trahi, l'administration désorganisée, la jeunesse perdue? Si telle est réellement la mission de la chambre élective, qu'on se hâte d'attacher un traitement aux fonctions de député ! Je ne sache pas, en effet, un homme indépendant par son caractère et sa fortune qui, désormais, consente à les subir.

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Il faut donc reconnaître qu'en dehors du vote des lois et de leur exécution matérielle, il y a dans le gouvernement des états une classe d'actes dont les chambres ne peuvent être saisies directement ni en vertu du droit qu'elles ont de concourir à la législation, ni en vertu de l'article de la charte qui leur permet d'accuser les ministres. Il faut reconnaître que ces actes sont presque toujours ceux qui contribuent le plus à la grandeur ou à l'abaissement d'un pays, à sa force ou à sa faiblesse, à sa prospérité ou à sa ruine. Il faut reconnaître de plus qu'il est absurde et chimérique de vouloir que la chambre ne s'en inquiète pas et que là, comme ailleurs, elle ne revendique pas sa part d'influence et d'action. Et ici, qu'on le remarque bien, on ne peut plus, comme lorsqu'il s'agissait d'une loi à faire, dire que si les trois pouvoirs ne s'accordent pas, il y aura purement et simplement ajournement. On ajourne une loi; on n'ajourne pas les relations diplomatiques, l'expédition des affaires, la nomination des fonctionnaires, l'éducation de la jeunesse. Lors donc que sur tous ces points importants les pouvoirs sont en dissidence, il y a nécessairement, jusqu'à ce que l'harmonie se rétablisse, suspension de la vie politique et désorganisation. Or, comment l'harmonie se rétablirait-elle si l'opinion d'un de ces pouvoirs ne prévalait pas en définitive sur celle des deux autres?

Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'influence sur la direction politique implique l'influence sur le choix des hommes qui sont chargés de réaliser cette politique. Si donc la chambre doit intervenir indirectement dans le choix de la politique, il est impossible qu'indirectement aussi elle n'intervienne pas dans le choix des ministres. [p.48] Ce sont les deux termes d’une même proposition qui ne sauraient être séparés.

J'arrive maintenant à la seconde question, à celle de savoir de quel côté, lorsque l'équilibre des pouvoirs est rompu, doit pencher la balance.

Expliquons-nous pourtant d'abord sur ce mot de prépondérance dont à dessein sans doute on dénature le sens.

Est-il vrai, comme on l'assure, que prépondérance soit synonyme d'omnipotence, et que l'opinion qui donne le dernier mot à la chambre élective anéantisse par cela même les deux autres pouvoirs, et constitue au profit d'un seul un intolérable despotisme? S'il en était ainsi, le despotisme, qu'on le remarque bien, serait au bout de tous les systèmes, puisqu'on cas de conflit la prépondérance doit appartenir à quelqu'un. On aurait alors à choisir entre le despotisme royal et le despotisme parlementaire, selon que l'on accorderait la prépondérance à la couronne ou à la chambre élective. Mais l'histoire et le bon sens réunis attestent que nous n'en sommes pas réduits à cette alternative. Dans la constitution anglaise, le pouvoir prépondérant était, sans contredit, il y a peu d'années encore, le pouvoir aristocratique. Qui oserait soutenir pourtant que ce pouvoir fût omnipotent et qu'il annulât à son profit le pouvoir démocratique et le pouvoir royal? Qui oserait dire que, dans le jeu habituel des institutions, ceux-ci n'exerçassent pas une grande et puissante action? C'est qu'en dépit des logiciens, le monde n'est pas régi par la logique, et que personne ne va tout d'un coup à l'extrémité de ses droits et de son pouvoir ; c'est que, voulût-on le faire, on rencontrerait sur son [p.48] chemin des obstacles et des difficultés avec lesquels on serait obligé de compter. Et si cela est vrai de tout gouvernement, à combien plus forte raison du gouvernement représentatif, de ce gouvernement tout plein de contrôles et de limites, où il n'y a pas un droit qui ne rencontre un autre droit, une influence qui ne se heurte contre une autre influence, une force qui ne soit bornée par une autre force ; de ce gouvernement, où chaque pouvoir d'ailleurs a des armes qui lui sont spéciales et dont on ne saurait le priver ! Ainsi, donnez la prépondérance à la royauté, et vous n'ôterez pas à la chambre élective la puissance qu'elle tire de la confiance du pays et de la publicité. Donnez la prépondérance à la chambre élective, et vous n'enlèverez pas à la royauté la force qu'elle emprunte à un patronage étendu et à une situation sans égale. Avant d'en venir à une lutte toujours fâcheuse, toujours dangereuse, toujours incertaine, ne doutez donc pas qu'on n'y regarde de près et qu'on n'épuise tous les moyens de transaction et de conciliation ; ne doutez pas même qu'une fois la lutte entamée, on ne soit encore disposé à la terminer par un accommodement honorable pour tous. Dans une telle situation, il n'y a ni omnipotence ni despotisme à redouter. Il faut, pour prononcer de tels mots, méconnaître les lois de la nature humaine et les conditions de notre ordre constitutionnel[1].

Cependant tous les moyens de conciliation peuvent échouer et l'accommodement devenir impossible. Est-ce, dans ce cas, à la royauté ou à la chambre élective que la prépondérance appartient?

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Pour prouver que c'est à la royauté, non à la chambre élective, on a, depuis quelque temps, imaginé une théorie fort ingénieuse, et qui, à défaut d'autre mérite, a du moins celui de l'originalité. On ne s'appuie plus, comme les publicistes de 1829 et 1830, sur un droit antérieur et supérieur à tous les autres, mais sur l'intérêt bien entendu du pays. On ne dit plus que la royauté doit avoir le dernier mot parce que Dieu le veut, mais parce que la Charte l'a voulu. On ne nie point, en un mot, que les nations s'appartiennent à elles-mêmes et qu'elles doivent, lorsqu'un conflit s'élève entre les pouvoirs constitués, avoir la voix prépondérante ; mais on soutient que cette voix parle bien plus clairement, bien plus fidèlement, par l'organe de la royauté, que par l'organe de la chambre élective. Si donc on accorde la prépondérance à la royauté, c'est qu'elle représente la nation dans tout ce qu'elle a de bon, de grand, de durable. Si on refuse le dernier mot à la chambre élective, c'est qu'elle n'est représentative que « du fractionnement croissant de la société, de l'individualisme mis en action et de l'esprit de jalousie et de dénigrement exercé par les positions médiocres contre les positions principales. » Cette dernière phrase est textuelle.

Une fois la question ainsi posée, elle est, ce me semble, à peu près résolue. Je suis plein de respect pour la grande et salutaire institution qui, placée au faîte de notre ordre politique, maintient dans toutes ses parties l'unité, la stabilité, la régularité. Je ne partage d'ailleurs en aucune façon l'opinion de ceux qui regardent cette institution comme transitoire, et qui la croient destinée à se retirer un jour devant les progrès de la [p.51] civilisation. Mais ; plus je considère la royauté comme une institution fondamentale, permanente, nécessaire, plus je veux que, dans son intérêt même, elle n'élève pas de prétentions incompatibles avec l'esprit du temps; plus je repousse toute théorie qui, lui faisant quitter la sphère élevée où la place la constitution, la mettrait sans cesse en contact et en lutte avec tous les partis, avec toutes les passions. C'est pourtant ce que l'on fait quand on proclame, contre le bon sens public, que, des trois pouvoirs, la royauté est celui qui représente le mieux le pays, et qu'à ce titre sa pensée doit toujours prévaloir. C'est ce que l'on fait quand on lui attribue la conception exclusive de la direction politique et le choix arbitraire des hommes chargés d'imprimer aux affaires cette direction. Il fut un temps, j'en conviens, où, placée entre une aristocratie oppressive et une plèbe impuissante, la royauté représentait presque seule les intérêts et les besoins généraux; mais ce temps est passé, et ce ne sont pas quelques articles ou quelques discours qui le feront revenir.

Que les amis imprudents de la royauté en prennent donc leur parti, et qu'ils voient en elle ce qu'elle est réellement, un pouvoir qui, conservateur et modérateur par excellence, a pour mission suprême de défendre le pays contre ses propres entraînements, et de lui donner le temps de réfléchir et les moyens de s'éclairer.

Quant à la chambre élective, elle n'est certainement pas la représentation nationale tout entière. On ne peut nier pourtant que, par sa nature même et par le mode de son existence, elle n'en Soit l'élément le plus actif; on ne peut nier que les idées, les sentiments, les instincts [p.52] même du pays, ne vivent en elle plus que partout ailleurs. Pour contredire une vérité aussi évidente, on peut, je l'ai lu, représenter la chambre élective comme une agrégation fortuite, confuse, anarchique, des plus mesquins intérêts et des plus basses passions ; on peut dire que, passagère, fractionnée, égoïste, elle est en outre ignorante et dépourvue de toute expérience des affaires et de toute connaissance des intérêts généraux ; on peut ajouter que, choisie par une classe moyenne, qui n'est elle-même que la réunion accidentelle de cent classes dissemblables et presque toujours hostiles l'une à l'autre, la chambre élective, quelle que soit la valeur individuelle de chacun de ses membres, est, par le fait même de son origine, frappée d'impuissance et d'incapacité; on peut enfin, pour compléter le tableau, déclarer que la faute n'en est pas à la loi électorale, qui est aussi bonne que possible, mais au principe même de l'élection, dans un pays que la démocratie a corrompu, et qui a secoué le joug respectable de toutes les anciennes traditions. Mais si toutes ces belles choses n'aboutissent pas à la proposition formelle de supprimer une institution si nuisible, je comprends mal, je l'avoue, quel est leur sens et leur but. Je ne sache pas pourtant qu'on en soit encore venu là.

Il est d'ailleurs très-vrai que la classe moyenne, cette classe de laquelle surtout émane la chambre élective, n'est point une caste fermée à ses deux extrémités, organisée comme une aristocratie, dirigée par un intérêt permanent, animée dans chacun de ses membres d'opinions et de sentiments identiques ; mais c'est là précisément ce qui fait la force et la grandeur de la classe moyenne ; c'est là ce qui l'identifie complètement, profondément [p.53] avec la nation elle-même ; c'est là ce qui donne aux députés qu'elle nomme le droit de se croire et de se dire les représentants véritables des intérêts généraux. La classe moyenne, on l'oublie trop, n'est autre chose que le milieu où vient se rencontrer et s'absorber tout ce qui, dans le pays, a reçu par héritage ou s'est procuré par le travail une position indépendante et au-dessus du besoin. Et c'est cette classe que l'on accuse si amèrement de n'avoir que des vues étroites et des sentiments égoïstes! C'est cette classe à laquelle on refuse non-seulement toute intelligence des affaires publiques et toute connaissance des intérêts généraux, mais tout moyen d'acquérir l'une et l'autre ! C'est cette classe que l'on déclare radicalement incapable, non de gouverner par elle-même, ce que personne ne demande, mais d'influer efficacement sur le gouvernement par les hommes qu'elle investit de sa confiance après les avoir tirés de son sein ! Je ne crois pas, pour ma part, la classe moyenne exempte de préjugés et de fautes; mais si je la jugeais comme la juge le parti ultra-monarchique, je désespérerais de l'avenir de mon pays.

J'ai déjà reconnu d'ailleurs, je reconnais encore que la représentation réelle dépend, non d'une délégation de la volonté, mais de l'analogie qui existe entre certains intérêts et certains principes, et le pouvoir chargé de les représenter. Si donc je regarde la chambre élective comme le plus représentatif des trois pouvoirs, c'est que je vois entre elle et les besoins généraux du pays une analogie qui ne se retrouve nulle part ailleurs à un égal ; degré. Tout au plus peut-on lui reprocher avec quelque justice de représenter surtout la partie mobile et fugitive [p.54] de ces besoins, et d'être à ce titre sujette à de brusques variations et à des emportements fâcheux ; mais quand la constitution a créé à côté d'elle d'autres pouvoirs, et mis entre les mains d'un de ces pouvoirs le droit de dissolution, la constitution a prévu d'avance et réfuté cette objection. Et qu'on ne vienne pas prétendre que ce droit de dissolution est illusoire, puisqu'en définitive il ne fait que soumettre le litige au jugement souverain d'une chambre nouvelle. Tel est certainement l'effet de la dissolution, mais après une épreuve dans laquelle la couronne est maîtresse d'user de toute son influence, et l'administration de déployer tous ses moyens légitimes de persuasion et d'action. Si, comme en 1830, l'influence de la couronne échoue, si les moyens d'action de l'administration sont insuffisants, si surtout l'épreuve a lieu non-seulement une fois, mais deux, et toujours avec le même résultat, comment ne pas reconnaître que la chambre dissoute répondait à des besoins réels, et exprimait une opinion sérieuse et durable? Par la dissolution, le roi en appelle du pays au pays mieux informé; mais il faut qu'en définitive l'arrêt du pays soit respecté.

Voici donc comment je pose la question : Niez-vous que les nations s'appartiennent à elles-mêmes et qu'elles soient maîtresses de leur destinée? Si vous le niez, tout est fini et nous rétrogradons de cinquante ans. Si vous ne le niez pas, prouvez que le pouvoir inviolable et immobile placé au faîte de l'ordre politique représente mieux le pays que le pouvoir responsable et passager qui, tous les cinq ans au moins, va se retremper et se rajeunir dans les entrailles mêmes de la nation; prouvez aussi qu'en fait la couronne peut, sans recourir aux coups d'état, soutenir [p.55] avec la chambre élective une lutte sérieuse et prolongée! Je sais que ce dernier argument paraît misérable, et qu'on le repousse avec indignation et douleur. On convient qu'en mettant une boule noire, soit contre les fonds secrets, soit contre le budjet, les députés peuvent physiquement contraindre la couronne à changer de système ou à renvoyer les ministres; mais c'est là, dit-on, abuser d'un droit et manquer à un devoir. Pour moi je pense que le premier des devoirs est d'empêcher le mal quand on en a le pouvoir ; j'ajoute que c'est le premier des instincts, et que ceux-là même qui s'en indignent ne donneraient point à des ministres infidèles ou incapables, quand ils pourraient les leur retirer, les moyens de trahir ou de compromettre l'honneur et les intérêts du pays.

Chercherai-je maintenant à établir que les questions de cabinet ne sont point, comme on le dit, le plus grand fléau que la démocratie parlementaire puisse infliger à la monarchie constitutionnelle? Peine perdue en vérité. Les questions de cabinet se font d'elles-mêmes, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas. La preuve, c'est que le ministère le moins parlementaire assurément qui ait existé depuis 1830 a fait lui-même, dans le courant de la session qui finit, deux ou trois questions de cabinet ; c'est qu'en définitive un ministère, quelque complaisant qu'il soit pour un autre pouvoir, ne saurait se passer de l'appui, du moins apparent, de la chambre élective; c'est que cette chambre, quelque fractionnée qu'on la suppose, saura toujours renverser un ministère le jour où elle en aura la ferme volonté.

Faut-il dire toute ma pensée? Dans les théories que je [p.56] combats, et que chaque jour semble rendre plus absolues et plus intolérantes, il y a non pas un commentaire plus ou moins illibéral du gouvernement représentatif, mais la suppression virtuelle et radicale de ce gouvernement; autrement pourquoi ces sarcasmes, ces mépris, ces anathèmes déversés à pleines mains non-seulement sur la chambre des députés, mais sur la portion du pays qui, au nom et au droit du pays tout entier, a reçu mission de l'élire? Pourquoi, d'un autre côté, cette apothéose exclusive de la royauté qui, j'ose le dire, au temps de ses plus hautes prétentions, n'a jamais été enivrée de plus folles flatteries ? Pourquoi aussi tant d'efforts d'esprit pour rajeunir par des formes nouvelles de vieilles idées, pour présenter sous une apparence un peu moderne des arguments surannés? Le résumé de votre opinion, c'est que le gouvernement appartient au roi, au roi seul qui, seul aussi, choisit seul et maintient les ministres chargés de gouverner en son nom ; c'est que les chambres n'ont rien à dire à cet égard, et qu'elles doivent se renfermer rigoureusement, scrupuleusement, dans l'examen partiel des lois qui leur sont soumises ; c'est que, par conséquent, le refus de concours, de quelque manière qu'il s'exprime, est un fait inconstitutionnel et révolutionnaire; mais veuillez relire la Gazette de France de 1830, et vous y retrouverez, ni plus ni moins, toutes vos idées et tous vos raisonnements. Convenez donc simplement et franchement que, selon vous, la Gazette de France et Charles X son patron entendaient seuls alors le gouvernement représentatif, et qu'en 1830 c'est la chambre, non le roi, qui a violé la constitution ; convenez que si, à cette époque, vous avez secondé le parti national, c'est que vos opinions [p.57] n'étaient pas les mêmes, ou bien que vous vous êtes laissé entraîner par votre haine pour la dynastie qui régnait alors. Mais ne trouvez pas extraordinaire que ceux qui ont agi par conviction non par haine restent fidèles à leurs principes et cherchent à les faire prévaloir en 1838 comme en 1830. On a, je le sais, souvent parlé de la comédie des quinze ans ; mais c'est, pour la plupart de ceux qui ont contribué à la glorieuse révolution de 1830, une absurde calomnie. Non, il n'est pas vrai qu'il y a dix ans, quand nous réclamions le gouvernement représentatif tout entier, nous n'eussions d'autre but que d'acculer la royauté, et de provoquer le coup d'état qui devait la perdre en soulevant le pays. Non, il n'est pas vrai que nos principes fussent un déguisement et nos paroles un mensonge. Beaucoup d'entre nous pouvaient penser que le mauvais génie de la dynastie régnante l'emporterait, et qu'en se refusant à accepter loyalement les conditions aujourd'hui nécessaires, elle condamnerait la France à se faire justice par une révolution ; mais cette révolution nous ne la voulions pas ; ce que nous voulions, c'était ce que nous voulons encore aujourd'hui, le gouvernement représentatif vrai, quelle que soit la dynastie et quel que soit le prince.

Mais, dit-on, à quoi bon cette polémique, et quelle peut être, en les supposant vrais, l'application de ces principes? Que l'adresse des 221 soit un fait constitutionnel ou un fait révolutionnaire, cette adresse, tout le monde le sait, n'en a pas moins été la conséquence et le signe éclatant de la grave dissidence qui, depuis plusieurs mois déjà, existait entre les ministres choisis par le roi et la majorité de la chambre élective. Or, rien de semblable n'est [p.58] à craindre aujourd'hui. Dans l'adresse d'abord, puis dans la discussion des fonds secrets, la chambre, mise en demeure, a prouvé tout au contraire qu'elle voulait maintenir les ministres. Le gouvernement représentatif, de quelque façon qu'on l'entende, est donc sauf, et il n'y a pas lieu d'examiner comment doit se rétablir l'harmonie entre trois pouvoirs qui marchent parfaitement d'accord.

Peut-être pourrais-je me borner à répondre que, pour combattre les théories dangereuses, le véritable moment est celui où elles se produisent avant de se réaliser; mais ce serait une réponse évasive et qui n'exprimerait pas toute ma pensée. Ce n'est donc point, je le déclare, par pur amour de la controverse, et dans la prévoyance de dangers incertains et lointains que j'ai commencé, avec les champions de la prérogative royale, une pénible polémique; c'est parce que cette polémique, inopportune il y a trois ans, m'a paru toucher aujourd'hui au vif de notre situation. Je vais à cet égard m'expliquer clairement et franchement.

Il est inutile d'abord de dire qu'entre la situation actuelle et la situation de 1830 je ne vois, grâce à Dieu, aucune analogie. Si les Cottu et les Madrolle ont des successeurs, Charles X n'en a pas, et, malgré les pernicieux conseils dont on cherche à l'égarer, la royauté de 1830 est, j'en suis sûr, trop sage, trop prudente, trop intelligente, pour engager jamais avec le pays une lutte insensée. Le jour où, par un vote décisif, la chambre témoignerait d'une incompatibilité bien positive entre elle et les ministres, la royauté, si elle ne préférait user de son droit constitutionnel de dissolution, chercherait donc d'autres conseillers et rétablirait ainsi l'harmonie. C'est là, je le [p.59] reconnais avec joie, avec bonheur, une garantie puissante d'ordre et de stabilité. J'ajoute que la chambre n'a point jusqu'ici clairement manifesté le désir de changer les ministres, et que la royauté, par conséquent, a pu se dispenser de prendre un parti.

Ainsi, je le reconnais, extérieurement tout est régulier, tout est constitutionnel. Cependant tout le monde, et les champions exclusifs de la prérogative royale plus que d'autres, reproche en ce moment à la machine politique de travailler mal et de ne pas faire son office. Tout le monde se plaint que les esprits se troublent et se divisent chaque jour davantage, que les intérêts particuliers dominent les intérêts généraux, que l'administration se désorganise, que le pouvoir s'affaiblit et s'abaisse ; tout le monde se demande si un tel état de choses est accidentel ou permanent, et, dans ce dernier cas, combien de temps il est possible de le supporter. Il y a donc, sous la tranquillité dont nous jouissons, un mal réel, un mal profond que tout le monde sent; et ce mal, tout le monde en convient encore, s'est fort aggravé depuis un an.

D'où vient cela? et pourquoi le gouvernement représentatif semble-t-il, à mesure que le temps le consacre et le consolide, perdre quelque chose de sa vitalité et de sa popularité? Pourquoi, quand rien, en apparence du moins, ne s'oppose au libre jeu de son mécanisme, menace-t-il de devenir inerte et impuissant? Est-ce la faute de ce gouvernement lui-même, et étions-nous tous dans l'erreur quand, pour le faire triompher, nous nous exposions en 1830 à toutes les chances d'une révolution?

Pour ma part, je le déclare hautement, aujourd'hui comme en 1830, j'ai foi dans le gouvernement [p.60] représentatif ; mais, outre ses conditions écrites dont l'absence ou la violation provoqueroit une crise, chaque gouvernement a des conditions plus intimes auxquelles on peut quelquefois se soustraire sans que l'ordre paraisse troublé, mais qui n'en sont pas moins essentielles et indispensables. Or, dans la monarchie constitutionnelle, telle qu'elle est établie en France, la première de ces conditions, on ne saurait trop le répéter, c'est qu'il y ait non-seulement des députés qui, selon leur caprice de chaque jour, jettent dans l'urne du scrutin une boule blanche ou noire, mais une majorité ; non-seulement des ministres qui fassent plus ou moins bien les affaires du département dont ils sont chargés, mais un ministère; c'est, en outre, que, liés par des principes communs et par une confiance réciproque, cette majorité et ce ministère n'aient plus qu'à marcher avec constance et fermeté vers un but déterminé.

Rapprochons maintenant les faits de la théorie et voyons si c'est au gouvernement représentatif lui-même ou à l'oubli de ses véritables principes qu'il faut attribuer les embarras de toute espèce qui, depuis quelque temps, occupent l'attention publique et frappent les yeux les moins clairvoyants.

On sait comment se sont faites les dernières élections. Elles se sont faites, M. le président du conseil a pris lui-même la peine de nous le dire, « en dehors de tous les partis. » Or, qu'est-ce que faire les élections « en dehors de tous les partis? » C'est tout simplement se présenter au pays sans pensée, sans système, sans drapeau, ou, ce qui revient au même, avec plusieurs pensées, plusieurs systèmes, plusieurs drapeaux à la fois; c'est [p.61] payer deux presses pour soutenir deux doctrines contraires, et se livrer, au profit de quelques hommes et au détriment de quelques autres, des combats simulés; c'est avoir pour ses agents des instructions en partie double, officielles et officieuses, publiques et secrètes, et révoquer par les unes les ordres que par les autres on a l'air de donner ; c'est, en un mot, caresser tous les partis et les tromper tous. Une telle politique peut paraître un moment fort habile ; mais à coup sûr elle n'a ni pour but ni pour résultat de préparer dans la chambre nouvelle ce classement régulier des opinions sans lequel le gouvernement représentatif aboutit nécessairement à l'anarchie et à l'impuissance. Plus que jamais la chambre de 1837 devait donc se trouver, à sa naissance, fractionnée, tiraillée, incertaine; plus que jamais, elle avait besoin d'une pensée droite et ferme pour la rallier et pour la guider.

Cette pensée droite et ferme où s'est-elle montrée? Je ne veux point être injuste envers les ministres actuels qui tous, un seul excepté, ont, dans les mauvais jours, combattu pour la cause de l'ordre et rendu des services. Mais quel que soit le mérite individuel de chacun des ministres, il est impossible de reconnaître dans le ministère cette supériorité qui inspire la confiance et commande le respect; il est plus impossible encore de lui attribuer une pensée qui lui soit propre, un système dont il paraisse le représentant naturel. Que l'on consulte à cet égard non ceux qui ont cru devoir, soit dès le début, soit plus tard, voter contre le ministère, mais ceux qui l'ont appuyé jusqu'à la fin de la session. « Il est trop vrai, à les entendre, que le ministère, peu parlementaire [p.62] à sa naissance, est loin d'avoir effacé cette tache originelle. Il est trop vrai qu'il manque à la fois de fermeté dans ses idées, de suite dans ses résolutions, de dignité dans sa conduite. Mais, dans l'état d'éparpillement où sont tombées les opinions, il serait difficile, sinon impossible, de le remplacer. Il faut donc bien le soutenir, tout en gémissant au fond de l'âme d'une si dure nécessité. »

Et qu'on ne croie pas que j'invente : je rapporte fidèlement ce que, pendant la session qui vient de finir, j'ai cent fois entendu.

Ainsi, d'une part, une chambre divisée, tiraillée, incertaine; de l'autre, des ministres sans autorité, sans action, sans influence, voilà quelle était la situation au commencement de la session. Voyons ce qui en est résulté.

Si je me bornais à dire qu'il y a moins que jamais de majorité réelle dans la chambre, et que sur les bancs ministériels même les incertitudes sont plus grandes, les divisions plus profondes, les inimitiés plus ardentes, on pourrait me répondre que je me trompe et que le vote des fonds secrets, des crédits supplémentaires, du budget même, en est la preuve évidente. Je m'en tiendrai donc aux faits. Le ministère a obtenu les fonds secrets, les crédits supplémentaires et le budget, c'est-à-dire les moyens matériels qui lui étaient indispensables pour vivre. C'est beaucoup sans doute; mais est-ce tout? Oui, si l'unique devoir d'un gouvernement est de faire la police et de payer régulièrement les services publics; non, s'il a, comme je le pense, une mission bien plus belle et bien plus noble, celle de se mettre à la tête de la société pour la guider et [p.63] pour la faire avancer. Or, cette dernière mission, comment le ministère l'a-t-il accomplie depuis six mois? Pour en juger, il est bon de rechercher quelles sont les lois ou les mesures que le discours du trône annonçait au début de la session, et qui, émanant du ministère, devaient lui donner un caractère particulier. Ce n'étaient assurément ni la loi des justices de paix, ni la loi départementale, ni la loi des aliénés, ni la loi des faillites, déjà plusieurs fois discutées, œuvre d'ailleurs d'un ministère précédent. C'étaient en première ligne une loi pour introduire en France le système pénitentiaire depuis si longtemps désiré ; une loi pour supprimer ou pallier, sans nuire au mouvement industriel et commercial, les abus de l'agiotage; une loi surtout pour changer la face du pays par un grand et vaste système de travaux publics exécutés aux frais de l'état. Or, ces lois si pompeusement annoncées, ces lois que le ministère présentait à ses ennemis avec confiance et orgueil, que sont-elles devenues?

Le voici en peu de mots. La loi sur le système pénitentiaire n'a pu sortir des cartons du ministère de l'intérieur; la loi des sociétés en commandite, rejetée par acclamation le jour même de son apparition, a fait place à une loi toute différente qui n'a pu être discutée ; Sa loi sur les chemins de fer a péri avec éclat, et, peu de jours après, les ministres, qui déclaraient l'industrie particulière impuissante à réunir quarante millions, apportaient eux-mêmes à la chambre plusieurs projets dont un seul supposait que l'industrie particulière avait soudainement et pour une seule entreprise réuni quatre-vingt-dix millions au moins. D'un autre côté, tandis que la chambre élective repoussait toutes les propositions ministérielles [p.64] ou les altérait dans leurs conditions les plus essentielles, elle concevait et rédigeait, en vertu de son initiative, et contre le vœu ministériel, une des mesures les plus graves qui aient occupé le pays depuis quinze ans, celle de la conversion. Je ne parle pas, je ne veux pas parler du pénible spectacle que, depuis le premier jusqu'au dernier jour de cette discussion, le gouvernement a donné.

Ainsi, sur toutes les grandes questions, il y a eu entre le ministère et la chambre élective dissidence profonde, radicale, inconciliable. J'ajoute que les petites questions ont offert à peu près le même résultat. J'en citerai une seulement, non qu'elle soit plus importante que les autres, mais parce qu'elle peut servir à faire comprendre ma pensée. Il est dans les affaires des questions qui ne se résolvent bien que par voie d'influence et d'autorité. Ainsi, par le raisonnement seul, il sera toujours difficile de démontrer que le salaire d'un receveur général qui gagne 400,000 fr. par an ne peut pas être réduit sans inconvénient pour le service public. Mais qu'un ministre des finances, investi de la confiance de la majorité, vienne l'affirmer sous sa responsabilité, et la majorité le croira. C'est ainsi que, depuis la réduction de 1831, les receveurs généraux avaient traversé sans mésaventure toutes les discussions. Cette année, la commission du budget tout entière était d'avis de maintenir leurs avantages; et l'opposition, tant de fois vaincue sur ce terrain, ne songeait plus à les contester. Cependant un amendement surgit tout à coup des bancs ministériels. Le ministre des finances combat cet amendement comme ses prédécesseurs l'avaient combattu, ce qui ne l'empêche pas dépasser.

Chacun de ces faits pris à part aurait peut-être peu [p.65] d'importance; mais rapprochés ils en ont beaucoup, et il y a, ce me semble, deux conséquences graves à en tirer : l'une, que si la chambre n'a pas voulu renverser les ministres, elle a bien moins encore voulu les prendre pour ses chefs et se laisser guider par eux; l'autre, que, pour sauver son existence, le cabinet a dû supporter tous les coups, baisser la tête sous tous les échecs et sacrifier ainsi chaque jour, non seulement sa propre dignité, mais celle du pouvoir dont il est le dépositaire momentané. Or, je le demande, est-ce là le gouvernement représentatif, ce gouvernement dont le mécanisme consiste à faire sortir du concours actif et fécond de trois volontés une volonté unique qui se résume et se personnifie dans le ministère? Est-ce là le gouvernement représentatif dont le but suprême doit être de porter au pouvoir les hommes qui comprennent le mieux les véritables intérêts du pays et qui sont les plus capables de les faire prévaloir? Et l'on s'étonne qu'il n'y ait dans la marche des affaires que tiraillements et difficultés ! Et l'on se plaint du fractionnement, de la dissolution, de l'anarchie, qui menacent de tout envahir ! Et pour expliquer cette situation dont on ne peut se dissimuler le danger, on se croit obligé d'imaginer, je ne sais quelles ridicules chimères d'usurpations parlementaires et de coalitions! Qu'on veuille donc enfin comprendre que si le roi a le droit de choisir les ministres, ce choix ne saurait être arbitraire, et que ce serait une prétention insensée que de vouloir diriger une assemblée puissante par l'intermédiaire de chefs qui lui sont étrangers et auxquels elle n'accorde qu'un appui négatif. Que l'on reconnaisse qu'un tel appui ne donne ni force ni considération, et que si la tolérance de la chambre suffit [p.66] pour qu'un ministère vive, il faut, pour qu'il gouverne, quelque chose de plus.

Pour ma part, je n'hésite pas à le dire, si la chambre tombe en poussière, si le pouvoir s'abaisse, si le gouvernement représentatif se dégrade et s'énerve, la cause en est surtout dans l'existence d'un ministère choisi en dehors des conditions parlementaires, et dont tout le système consiste à professer qu'il n'en a pas et qu'il n'en veut pas avoir. Mais on aurait grand tort de croire que la déplorable influence d'une telle situation se renferme dans l'intérieur de la chambre, et qu'elle ne va pas fort au-delà. Qu'on parcoure les départements, qu'on interroge les fonctionnaires publics, qu'on écoute ce qui se dit chaque jour et partout. Nous ne sommes pas dans un pays où, comme en Angleterre, le parti du gouvernement ait par lui-même une organisation et puisse se passer de toute direction. Quand la direction manque, ce parti est donc toujours prêt à se diviser, à se décourager et à se dissoudre. Or, maintenant, où trouver la pensée du gouvernement, en supposant que le gouvernement ait une pensée? Ce n'est point dans les discussions de la chambre, discussions confuses, superficielles, et que les ministres, au lieu d'y chercher leur force comme jadis, ne s'appliquent qu'à éluder et qu'à écourter. Ce n'est point dans le langage des fonctionnaires qui, embarrassés, incertains, ne savent plus à quelles doctrines ni à quels hommes se rattacher. Ce n'est point dans la presse ministérielle, qui, comme on le sait, a plusieurs faces et paraît servir plusieurs maîtres, bien qu'au fond elle n'en serve qu'un. La chambre, l'administration, la presse ministérielle, tout donc est également impuissant à faire [p.67] pénétrer dans les esprits quelques idées, quelques croyances qui puissent servir à d'autres idées et à d'autres croyances de correctif et de contrepoids. Croit-on qu'il n'y ait pas là un danger sérieux, et que, privée ainsi de toute boussole, l'opinion ne risque pas de s'égarer? Sans doute les intérêts matériels ont aujourd'hui le haut du pavé, et les doctrines anarchiques, moins audacieuses et moins confiantes, sont souvent obligées de se réfugier et de s'abriter derrière ces intérêts. Mais elles n'ont point donné leur démission, et peut-être s'apercevra-t-on trop tôt du chemin qu'elles ont fait.

Est-il vrai du moins que, dans ce système de gouvernement, la royauté gagne ce que perdent les autres pouvoirs, et qu'elle se fortifie de leur affaiblissement? Je ne le crois pas, ou, pour mieux dire, je crois précisément le contraire. Peut-être, pour le prouver, pourrait-il me suffire de citer à l'appui de mon opinion celle de M. Henri Fonfrède, qui, le 17 avril 1837, deux jours après la formation du cabinet actuel, écrivait dans le Journal de Paris le passage que voici :

« La royauté doit être forte, mais cette force ne dépend pas de sa volonté seule. La couronne ne pouvant agir sur les chambres et sur le pays que par l'intermédiaire des ministres, il est impossible de concevoir dans notre système politique une royauté forte avec Un ministère faible. Or, avec quoi la royauté fera-t-elle un ministère fort si tous les hommes forts sont successivement employés, usés, écartés pour arriver enfin à un mélange inconnu de personnages politiques sans force intrinsèque, et qui trouvent un nouveau motif d'affaiblissement dans le présage certain de leur inévitable instabilité. »

[p.68]

Mais je vais plus loin, et je dis qu'un ministère tel que M. Fonfrède le décrit compromet malheureusement la royauté autant qu'il l'affaiblit. Tous les sincères amis de la monarchie constitutionnelle, à quelque nuance d'opinion qu'ils appartiennent, voient avec regret, avec douleur que, depuis quelque temps, malgré la Charte, malgré les lois, un nom auguste et qui devrait toujours rester étranger à nos luttes, s'y trouve souvent mêlé. C'est là, sans contredit, un fait grave et fâcheux. Mais il ne suffit pas de signaler ce fait et d'en gémir, il faut encore examiner quelle en est la cause et quel en peut être le remède. Or, la cause et le remède sont faciles à trouver selon moi. La Charte déclare la royauté inviolable, et tout le monde comprend que, sans une telle garantie, la royauté ne pourrait subsister. Mais pour que cette garantie existe de fait comme de droit et ne reçoive, même moralement, aucune espèce d'atteinte, il est nécessaire que la royauté soit constamment couverte par des ministres qui aient une pensée propre, et qui, par leurs opinions connues comme par leurs antécédents, personnifient en quelque sorte le système politique qu'ils sont chargés de réaliser, et répondent de ce système devant l'opinion comme devant la loi. Il est nécessaire, en outre, que cette pensée et ce système paraissent se maintenir aux affaires par la volonté et par la confiance des trois pouvoirs, non par la volonté et par la confiance d'un seul. Tel fut au 13 mars le ministère de M. Périer, au 11 octobre celui de MM. de Broglie, Guizot et Thiers. Aussi dans ces temps, bien plus tumultueux, bien plus agités que les nôtres, est-ce à ces hommes d'état que l'opinion demandait compte de leurs actes et de leurs paroles. Ainsi [p.69] est-ce contre eux que se dirigeaient les attaques des partis, de ceux du moins qui, acceptant la monarchie constitutionnelle, n'aspiraient point à fonder sur un assassinat une autre forme de gouvernement. Il était clair pour tous en effet que M. Périer, M. de Broglie, M. Guizot, M. Thiers agissaient spontanément et selon leurs propres inspirations. Il était clair aussi qu'entre eux et la majorité dont ils étaient sortis, il y avait communauté complète et vive sympathie.

On peut avoir été partisan ou adversaire des ministères du 13 mars et du 11 octobre, mais je ne crois pas que personne refuse de leur rendre cette justice. Or, je le répète, avec de tels ministères la royauté, parfaitement couverte, pouvait exercer la portion d'influence légitime qui lui appartient sans que son inviolabilité en souffrît.

Supposez maintenant un ministère d'hommes fort dévoués sans doute et fort bien intentionnés, mais qui, choisis à l'exclusion de toutes les notabilités politiques, semblent accepter toutes faites les opinions qu'on leur suggère et prononcer les paroles qu'on leur dicte : supposez que, sans système, sans plan, sans but, ces ministres se montrent prêts chaque jour à changer de langage aussi bien que de conviction ; supposez en un mot que, sans le vouloir, on soit amené à voir en eux non les représentants des trois pouvoirs, mais les délégués passifs d'un de ces pouvoirs auprès des deux autres, et dites s'il n'est pas naturel, s'il n'est pas inévitable que, soit pour louer, soit pour blâmer, la pensée publique ne s'arrête pas à leurs personnes, et qu'elle aille au delà. Et si, en même temps, la théorie s'emparait hardiment du fait pour le célébrer et pour le consacrer; si des doctrines qui, il y a [p.70] trois ans, s'étaient timidement produites dans une modeste brochure, se proclamaient hautement autour du pouvoir et avec son assentiment; si chaque jour des écrivains non désavoués s'élevaient avec violence contre la chambre élective et contre ceux qui la nomment; si, reprenant la polémique ministérielle de 1829 et la dépassant, ces écrivains établissaient sans ménagements ni détours que les ministres sont les purs instruments de la volonté royale, et que, fussent-ils repoussés par la majorité des deux chambres, ils doivent au principe monarchique de restera leur poste, malgré la majorité; si, en un mot, on semblait prendre à tâche de démontrer à tout le monde, avec approbation et privilège, que personne n'est rien dans le gouvernement, à une seule exception près, serait-il bien étonnant que devant une réalité si puissante la fiction, quelque sage et nécessaire qu'elle soit, risquât de s'évanouir. Ce qui serait étonnant, c'est, disons-le franchement, qu'au milieu de telles circonstances, en présence de telles maximes, l'opinion ne déviât pas plus ou moins de la voie régulière et constitutionnelle.

Qu'on ne vienne donc pas imputer au gouvernement parlementaire un mal que le gouvernement parlementaire peut seul prévenir ou diminuer. Si, comme le disait récemment M. Liadières, les attaques passent aujourd'hui par dessus la tête des ministres pour arriver à une personne auguste et que la constitution déclare inviolable, la faute en est d'abord aux ministres qui n'ont pas la tête assez haute, ensuite aux amis imprudents qui, en retirant la personne auguste dont il s'agit du sanctuaire où la place la constitution, la découvrent et l'exposent.

Le pouvoir parlementaire paralysé dans son action, [p.71] l'administration désorganisée, la royauté compromise, telles sont donc, entre autres, les résultats funestes de l'épreuve qui se fait en ce moment, et qui, malgré des bruits auxquels je crois peu, paraît encore loin de son terme. Et ces résultats, qu'on le sache bien, iront chaque jour s'aggravant jusqu'à ce qu'il soit impossible de les supporter plus longtemps. Je plains alors les hommes d'état, quels qu'ils soient, qui recueilleront un tel héritage et qui seront appelés à surmonter les difficultés d'une telle situation.

On comprend peut-être maintenant pourquoi, malgré l'accord apparent du ministère et des chambres, j'ai cru non seulement utile, mais opportun de rappeler les véritables principes du gouvernement représentatif et de fixer nettement, aussi nettement du moins que je l'ai pu, le rôle de la chambre élective dans ce gouvernement. On comprend pourquoi j'ai attribué à l'oubli ou à la violation de ces principes l'état de malaise, de prostration, de désorganisation politique où, de l'aveu de tous, le pays se trouve aujourd'hui. Et qu'on y prenne garde ; car il s'agit ici de quelque chose de très-grave, et qui ne touche pas moins à la morale qu'à la politique. La monarchie constitutionnelle bien entendue et loyalement mise en pratique est, je le crois sincèrement, le meilleur des gouvernements. La monarchie constitutionnelle dénaturée et faussée en serait le pire. Quelque petit qu'on fasse le pouvoir parlementaire, il faut absolument qu'un ministère, pour se maintenir, se procure une majorité telle quelle. Or, cette majorité, comment la rallier ou la conserver si ce n'est par une pensée politique dont elle soit solidaire, ou par les intérêts privés ? Quand donc le premier de ces leviers échappe, [p.72]on se trouve fatalement conduit à se servir du second, et l'influence des passions cupides succède à celle des passions généreuses. L'art de gouverner consisterait alors non plus à agir sympathiquement par ses actes et par ses paroles sur une masse d'hommes avec lesquels on est en communauté d'idées et de sentiments, mais à prendre ces hommes un à un, à chercher le côté faible de chacun, à flatter sa vanité, à satisfaire ses intérêts, Alors aussi, au lieu de venir à la chambre pour exercer, dans l'ordre de ses opinions, une influence active sur les affaires de son pays, il se pourrait qu'on y vînt pour obtenir pour soi-même, pour sa famille, pour ses amis des emplois et des honneurs; il se pourrait qu'au bout d'un certain temps la députation devînt ainsi le point de mire et le rendez-vous de tous ceux qui ont leur fortune à faire, ou à réparer. Dans ce système, plus de ces grandes luttes de parti qui, dans les gouvernements représentatifs vrais, mettent en mouvement toutes les intelligences et toutes les forces, mais des querelles personnelles et de misérables intrigues : plus de ces nobles débats politiques d'où la lumière jaillit à flots pour se répandre sur toutes les parties du pays, mais des conversations mystérieuses dont pas un mot ne pourrait être redit. Ajoutez que, dévolue comme une proie aux votes complaisants, l'administration peut se peupler ainsi d'hommes sans capacité, sans probité, mais dont la nomination est échangée contre une boule ; indigne trafic qui vicie au cœur nos institutions et dont le pays en définitive fait les frais.

Je ne prétends, certes, point que nous en soyons venus là ; mais je dis que nous y marchons à grand pas. Je dis, de plus, que ce sont les conséquences nécessaires, [p.73] inévitables, du gouvernement représentatif tel que certaines personnes le conçoivent, et tel qu'il commence à être pratiqué. Quel est pourtant le cœur bien placé qui ne se soulèverait pas contre un gouvernement ainsi fait? Quel est l'esprit élevé qui consentirait à le subir ? Heureusement il y a dans le gouvernement représentatif même affaibli, même faussé, de puissantes ressources, des ressources qui, le jour où il paraîtrait le plus près de sa ruine, suffiraient encore à le sauver. Mais ce ne serait peut-être pas sans une de ces crises qui ont d'autres dangers et qu'il faut s'efforcer de prévenir. Un grand devoir est donc imposé à tous ceux qui, fidèles aux principes de 1829 et 1830, redoutent les excès quels qu'ils soient, et veulent sincèrement et complètement la monarchie constitutionnelle ; c'est d'oublier des querelles aujourd'hui sans objet, et de réunir leurs efforts pour regagner le terrain perdu, et pour rendre à nos institutions la grandeur et la force dont chaque jour on tend à les dépouiller; c'est de protéger ainsi à la fois contre de dangereuses maximes et de funestes pratiques l'inviolabilité royale, le pouvoir parlementaire, l'influence et la pureté de l'administration. On appellera cela, si l'on veut, une coalition. Ce sera du moins la coalition de l'indépendance contre, la servilité, de la droiture contre la duplicité, de l'honnêteté contre la corruption.