Note F.


Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

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NOTE F.

Rouen, ce 4 juillet 1838.

A MONSIEUR LE PROPRIÉTAIRE DU JOURNAL DU CHER.

Monsieur,

Quand j'ai publié l'article qu'un de vos collaborateurs de Bourges ou de Paris vient de critiquer si amèrement, je savais parfaitement d'avance à quelles inimitiés je m'exposais et quelles colères j'allais déchaîner contre moi. Mais dans la vie politique les considérations personnelles doivent s'effacer devant des considérations d'un ordre plus élevé. Je laisserais donc passer sans réponse des accusations et des insinuations qui ne sauraient m'atteindre, si, parmi les reproches que m'adresse votre journal, il n'en était un qui, plus spécieux que les autres et souvent répété, me parait mériter quelques mots d'explication. « Le ministère, dit-on, était au commencement de la session ce qu'il est aujourd'hui. Cependant M. Duvergier de Hauranne et ses amis ont cru, pendant trois mois, devoir lui prêter leur appui. Pourquoi ne l'attaquaient-ils pas alors, ou pourquoi l'attaquent-ils à présent ? »

Il est vrai qu'au commencement de la session ceux qui pensent comme moi que la monarchie constitutionnelle ne saurait se consolider en France sans un ministère parlementaire dans son origine, ferme dans ses principes, digne et droit dans sa conduite, avaient contre le ministère actuel des griefs nombreux et considérables, griefs plus que suffisants pour justifier à leurs propres yeux comme aux yeux du pays une rupture immédiate ; mais le gouvernement se trouvait en présence d'une chambre inconnue, dont les dispositions encore incertaines semblaient mettre en question, en même temps que l'existence du ministère, toute la politique et toutes les lois des dernières années. Or, on ne peut nier que, dans un tel moment, il n'y eût quelque chose de très-grave à jeter tout à coup une nouvelle scission au milieu des débris de l'ancienne majorité, et à livrer de prime abord la chambre et le pays à toutes les complications et à toutes les chances d'une crise ministérielle. J'ajoute que ce n'est pas sans une longue hésitation et sans de pénibles sentiments que des hommes politiques qui se respectent se déterminent à se séparer d'amis auprès desquels ils ont longtemps combattu, même quand il leur semble [p.93] que ces amis s'égarent, même quand ils ont contre quelques-uns d'entre eux les sujets de plainte les plus légitimes et les mieux constatés.

Ainsi s'explique tout naturellement la conduite dont on se fait aujourd'hui une arme contre nous, conduite qu'on peut trouver trop prudente et trop timide, mais qui se fondait, j'ose le dire, sur les motifs les plus honorables et les plus désintéressés. Mais quand nous avons vu qu'après le vote de l'adresse le ministère, au lieu de prendre une allure plus droite et plus ferme, persévérait plus que jamais, au contraire, dans son système d'indécision et de tergiversations ; quand il nous a paru que l'effet chaque jour plus sensible d'une telle politique était d'énerver et de dissoudre le pouvoir parlementaire, de compromettre le pouvoir royal, de désorganiser le pouvoir administratif ; quand nous nous sommes aperçus surtout qu'il y avait là plus que de la faiblesse d'esprit ou de caractère, et qu'un état de choses si déplorable était célébré par quelques, hommes comme l'état normal et régulier de la monarchie constitutionnelle, tout a changé, et nous nous sommes dit que le silence et la neutralité devenaient désormais impossibles ; nous nous sommes dit que, s'il ne nous était pas donné d'empêcher le mal, nous devions au moins le signaler et en décliner hautement et entièrement la responsabilité. C'est alors que j'ai publié dans la Revue française un article dont celui que vous critiquez n'est que le développement et l'application. C'est alors aussi que, dans la chambre, j'ai cessé d'appartenir au parti ministériel.

Je doute, monsieur, que ces explications satisfassent votre collaborateur, mais j'espère qu'elles trouveront plus de faveur auprès de ceux de nos concitoyens qui m'ont honoré de leur confiance et auxquels vous semblez faire un appel anticipé. Selon vous ils auraient cru, en me réélisant, « réélire un ami du ministère et du gouvernement. » Un ami du gouvernement, j'en suis convaincu, et plus que jamais je crois mériter ce titre, surtout si, par le mot « gouvernement, » vous entendez, comme je le suppose, l'ensemble de nos institutions. Quant au ministère, je ne pense pas, à vrai dire, qu'on se soit beaucoup occupé de lui dans les dernières élections. Je suis sûr, dans tous les cas, qu'en me choisissant, personne n'a cru choisir un député servilement dévoué à un cabinet quel qu'il soit, et décidé à l'appuyer quoi qu'il fasse, aux dépens même de l'honneur et des intérêts du pays.

Au surplus, la question de personnes est ici secondaire, et c'est à la question des principes que je veux m'attacher. Or les principes que j'ai cherché à établir sont-ils faux ou sont-ils vrais? S'ils sont faux, qu'on ose les combattre franchement comme M. Henri Fonfrède, et qu'on dise, avec lui, que dans la lutte de 1830 c'est la royauté qui constitutionnellement avait raison et la chambre qui avait tort. S'ils sont vrais, qu'on les respecte, [p.94] et qu'on ne s'efforce pas de les éluder et de les fausser tout en les reconnaissant. Pour ma part, mon parti est pris, et je resterai fidèle, quoi qu'il arrive, à la grande pensée dont la révolution de 1830 a été la conséquence et la consécration. D'autres, je le sais, ont fait la guerre à la restauration, parce qu'elle les blessait dans leur instinct ou dans leurs intérêts. Je suis, quant à moi, de ceux qui ne l'ont combattue que parce qu'elle refusait à la France le prix de trente années de souffrances et d'efforts, le gouvernement représentatif vrai. Après avoir défendu ce gouvernement contre la violence, je n'hésiterai pas, s'il le faut, à le défendre contre la ruse et contre la corruption.

Je ne sais, monsieur, si c'est là ce que votre collaborateur appelle « une défection.» Dans tous les cas, ce mot n'a rien qui m'effraie. Il y a douze ans, je m'en souviens, on l'appliqua à quelques hommes honorables et consciencieux qui, après avoir servi fidèlement et courageusement la restauration pendant ses jours d'épreuve et de danger, ne se crurent pas obligés de la suivre quand il leur parut qu'elle faisait fausse route, et bravèrent, pour lui donner de sévères conseils, toutes les injures et toutes les injustices. L'histoire est là pour dire qui des royalistes purs ou de la défection de cette époque entendait mieux l'esprit du temps et les intérêts de la restauration.

Recevez, monsieur, l'assurance de toute ma considération.

P. DUVERGIER DE HAURANNE, député.