Chapitre XIV. Dernières réflexions sur la liberté individuelle


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CHAPITRE XIV.

Dernières réflexions sur la liberté individuelle.

J'ai terminé mes recherches sur la responsabilité. Je les livre à des hommes plus éclairés, pour qu'ils les perfectionnent, jusqu'à l'époque où nos Représentants seront appelés à s'en occuper. Mais je ne puis finir cet ouvrage, sans ajouter quelques réflexions sur la liberté individuelle, tant pour justifier l'importance que j'ai attachée à tout ce qui concerne cette liberté, que parce qu'un point de vue sous lequel je ne sache pas qu'on l'ait considérée jusqu'ici s'est offert à moi.

La faculté d'attenter à la liberté individuelle n'est autre chose; que la puissance d'imposer à un individu une contrainte quelconque, sans indiquer les motifs de cette contrainte, et sans être obligé de prouver qu'elle a été méritée et qu'elle est autorisée par la loi. Cette faculté peut s'étendre depuis l'interdiction d'habiter tel ou tel lien jusqu'à la détention, et depuis la détention simple jusqu'à ces emprisonnements dans des cachots malsains, dans des souterrains obscurs, dont [p.78] l’idée seule excite notre indignation et révolte notre sympathie.

Plusieurs ne voient dans cette faculté attribuée au Gouvernement, qu'une mesure de police, et comme apparemment ils espèrent en être toujours les distributeurs, sans en être jamais les objets, ils la trouvent très-bien calculée pour le repos public et pour le bon ordre. D'autres, plus ombrageux, n'y aperçoivent pourtant qu'une vexation particulière. Mais le péril est bien plus grand. J'ai développé, dans un écrit précédent, les dangers de l'arbitraire pour la religion, pour la morale, pour les progrès intellectuels, pour l'industrie, pour la dignité sociale, et pour le bonheur privé[1]. En y réfléchissant encore, de nouvelles considérations m'ont frappé.

Donnez à un gouvernement .la puissance d'attenter à la liberté individuelle, et vous anéantissez toutes les garanties qui sont la condition première et le but unique de la réunion des hommes sous l'empire des lois.

Vous voulez l'indépendance des Tribunaux, des Juges et des Jurés. Mais si les membres des Tribunaux, les Jurés et les Juges pouvoient être [p.79] arrêtés arbitrairement, que deviendrait leur indépendance ? Or, qu'arriverait-il, si l'arbitraire étoit permis contre eux, non pour leur conduite publique, mais pour des causes secrètes ? L'autorité sans doute ne leur dicteroit pas ses arrêts, lorsqu'ils seroient assis sur leurs bancs, dans l'enceinte inviolable en apparence où la loi les auroit placés. Elle n'osoit pas même, s'il obéiesoient à leur conscience, en dépit de ses volontés, les arrêter ou les exiler, comme Jurés ou comme Juges. Mais elle les arrêteroit, elle les exileroit, comme des individus suspects. Tout au plus attendroit-elle que le jugement qui feroit leur crime à ses yeux fût oublié, pour assigner quelque autre motif à la rigueur exercée contre eux. Ce ne seroient donc pas quelques citoyens obscurs que vous auriez livrés à l'arbitraire de la police; ce seroient tous les Tribunaux, tous les juges, tous les Jurés, tous les accusés, par conséquent, que vous mettriez à sa merci.

Dans un pays où l’autorité disposeroit sans jugement des arrestations et des exils, en vain sembleroit-on, pour l'intérêt des lumières, accorder quelque latitude ou quelque sécurité à la presse. Si un écrivain, .tout en se conformant aux lois, heurtoit les opinions ou censurait les actes de l’autorité, on ne l’arrêteroit pas, on ne l'exileroit [p.80] pas comme écrivain, on l'arrêteroit, on l'exileroit comme un individu dangereux, sans en assigner la cause.

A quoi bon prolonger par des exemples le développement d'une vérité si manifeste ? Toutes les fonctions publiques, toutes les situations privées, seraient menacées également. L'importun créancier qui auroit pour débiteur un agent du pouvoir, le père intraitable qui lui refuserait la main de sa fille, l'époux incommode qui défendroit contre lui la sagesse de sa femme, le concurrent dont le mérite, ou le surveillant dont la vigilance lui seroient des sujets d'alarme, ne se verroient point sans doute arrêtés ou exilés comme créanciers, comme pères, comme époux, comme surveillans ou comme rivaux. Mais l'autorité pouvant les arrêter, pouvant les exiler pour des raisons secrètes, où seroit la garantie qu'elle n'inventeroit pas ces raisons secrète ? Que risqueroit-elle ? ll seroit admis qu'on ne peut lui en demander un compte légal; et quant à l'explication que par prudence elle croirait peut-être devoir accorder à l’opinion, comme rien ne pourroit être approfondi ni vérifié, qui ne prévoit que la calomnie seroit suffisante pour motiver la persécution ?

Rien n'est à l'abri de l'arbitraire, quand une [p.81] fois il est toléré. Aucune institution ne lui échappe. Il les annule toutes dans leurs bases. Il trompe la société pat des formes qu'il rend impuissantes. Toutes les promesses deviennent des parjures, toutes les garanties des pièges pour les malheureux qui s'y confient.

Qu'on ne dise pas que j'accumule des hypothèses sinistres. Je le reconnais avec joie, rien de pareil n'existe aujourd'hui. Ce que j'écrivois il y a quatre mois, je le répète. Notre restauration se distingue heureusement de la .restauration d'Angleterre. Les intérêts y ont été plus respectés, les exagérations menaçantes réprimées plus habilement. Un esprit de modération préside aux conseils de notre Monarque. Ses vertus sont un objet de vénération, ses lumières une cause d'espérance, ses intentions un grand motif de sécurité. Mais c'est précisément sous des Princes éclairés et sages, que la liberté doit être entourée de tous ses moyens de défense. Eux seuls permettent les précautions salutaires, parce qu'ils n'ont rien à en redouter. Sophisme étrange ! Quand il n'y a pas tyrannie, quand on a le bonheur de vivre sous un Roi juste et doux, sous un Roi tel que le nôtre, on nous dit que toutes les précautions sont superflues. Mais si une fois la tyrannie vient, sous quelque autre règne, comment prendrez-vous [p.82] ces précautions ? C'est lorsqu'elles sont superflu qu’elles sont possibles. Elles sont impossibles, lorsqu'elles sont nécessaires.

D'ailleurs, est-il bien vrai que la justice et la bonté du Monarque, la sagesse et la pureté de ses Ministres soient des préservatifs efficaces ? Le Prince et ses Ministres n'ont-ils pas des agens nombreux, d'autant plus puissant que l'action immédiate leur est confiée, d'autant plus importants à surveiller qu'ils sont placés moins en évidence ?

Lorsqu'on vante le despotisme, on croit toujours n'avoir de rapports qu'avec le dépositaire suprême de l'autorité. Mais on en a d'inévitables et de plus directs avec tous les agens secondaires. Quand vous permettez l'exil, l'emprisonnement; ou toute vexation qu'aucune loi n'autorise, qu'aucun jugement n'a précédée, ce n'est pas sous le pouvoir du Roi que vous placez les citoyens, ce n'est pas même sous le pouvoir des Ministres; c'est sous la verge de l'autorité la plus subalterne. Elle peut les atteindre par une mesure provisoire, et justifier cette mesure par un récit mensonge. Elle triomphe, pourvu qu'elle trompe; et.la faculté de tromper lui est assurée. Car, autant le Prince et les Ministres sont heureusement placés pour diriger les affaires [p.83] générales, et pour favoriser l’accroissement de la prospérité de l'État; de sa dignité, de sa richesse et de sa puissance, autant l'étendue même de ces fonctions importantes leur rend impossible l'examen détaillé des intérêts des individus; intérêts minutieux et imperceptibles, quand on les compare à l'ensemble, et non moins sacrés toutefois, puisqu'ils comprennent la vie, la liberté, la sécurité de l'innocence. Le soin de ces intérêts doit donc être remis à ceux qui peuvent s'en occuper, aux Tribunaux, chargés exclusivement de la recherche des griefs; de la vérification des plaintes, de l'investigation des délits; aux Tribunaux, qui ont le loisir, comme ils ont le devoir, de tout approfondir, de tout peser dans une balance exacte; Aux Tribunaux, dont telle est la mission spéciale; et qui seuls peuvent la remplir.

Je ne sépare point dans mes réflexions les exils d'avec les arrestations et les emprisonnements arbitraires. Car c'est à tort que l’on considère l'exil comme une peine plus douce. Nous sommes trompés par les traditions de l’ancienne monarchie. L’exil de quelques hommes distingués nous fait illusion. Notre mémoire nous retrace M.de Choiseuil, environné des hommages d’amis généreux, et l’exil nous semble [p.84] une pompe triomphale. Mais descendons dans des rangs plus obscurs, et transportons-nous à d'autres époques. Nous verrons dans ces rangs obscurs l’exil arrachant le père à ses enfants ; l’époux à sa femme, le commerçant à ses entreprises, forçant les parents à interrompre l’éducation de leur famille, ou à la confiée à des mains mercenaires, séparant les amis de leurs amis, troublant le vieillard dans ses habitudes, l’homme industrieux dans ses spéculations, le talent dans ses travaux. Nous verrons l’exil uni à la pauvreté ; le dénuement poursuivant la victime sur une terre inconnue, les premiers besoins difficiles à satisfaire, les moindres jouissances impossibles. Nous verrons l’exil uni à la défaveur, entourant ceux qu’il frappe de soupçons et de défiance, les précipitant dans un atmosphère de proscription, les livrant tour à tour à la froideur du premier étranger, à l’insolence du dernier agent. Nous verrons l’exil, glaçant toutes les affections dans leur source, la fatigue enlevant à l’exilé l’ami qui le suivoit, l’oubli lui disputant les autres amis dont le souvenir représentoit à ses yeux sa patrie absente, l’égoïsme adoptant les accusations pour apologies de l’indifférence, et le proscrit délaissé s’efforçant en vain de retenir au fond de son âme solitaire, quelque imparfait [p.85] vestige de sa vie passée. Et le pouvoir d'infliger un tel supplice, sans examen judiciaire, sans preuves publiques, sans jugement légal, seroit confié à l’autorité, c'est-à-dire aux agens innombrables assez adroits pour surprendre ses arrêts: et l'on assimilerait le droit d'exil à celui da grâce, l'affreux privilège de- faire le mal, à l'auguste prérogative de, faire le bien ! Parce que le Roi peut être le sauveur d'un criminel excusable, on en ferait le fléau de l’innocent ! Le visage du Roi, dit un publiciste anglais, doit porter dans l'âme de tous ses sujets la sécurité et la joie: et ce seroit au nom du Roi qu'on lancerait sur les citoyens des rigueurs illégales et par conséquent injustes ! Toutes les constitutions de la terre, écrites ou non écrites, ont voulu que le Monarque fut plus clément que la loi, pour faire d'autant plus chérir sa puissance: l'on rendoit cette puissance un instrument de désolation, d'arbitraire et de terreur[2] !.

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Que nous importe que de petites républiques de la Grèce, dans leur envieuse démocratie, aient consacré l'ostracisme, cette grande iniquité populaire ? Les exemples de l'antiquité, si différente de nos temps modernes, peuvent ils aujourd’hui motiver des proscriptions, et compilerons-nous, comme sous Bonaparte, les injustices de tous les siècles, pou les fondre ensemble et les imiter[3] ?

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L'opinion suffit, dites-vous, pour contenir dans des bornes équitables les agens de l'autorité. Mais quels sont les moyens de l'opinion dans un État où l'arbitraire est admis ? Il l’atteint dans tous ses organes, depuis les interprètes qu'elle choisit elle-même, jusqu'aux Représentants [p.88] que la loi lui donne. Vous nous entraînez donc, ou sciemment on par ignorance, dans un cercle vicieux. C'est par l'opinion que vous prétendez contenir l'arbitraire, et l'infaillible résultat de l'arbitraire est d’étouffer l'opinion.

Cependant, j'en conviens, elle subsiste, cette [p.89] opinion, lors même qu'elle paroit étouffée: elle n'est que refoulée dans les cœurs. Elle y fermente, elle y devient séditieuse; et si les excès continuent, elle se transforme en conspirations, ou elle éclate en révolte.

Sont-ce là les remèdes que vous proposez, vous qui parlez sans cesse de prévenir, vous qui voulez gêner La liberté de tous les innocents, de peur qu'ils ne deviennent coupables ?

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Quelques propos d'un mécontent, sans considération, sans autorité, la rencontre de deux ou trois citoyens qui mettent en commun de vains murmures, ou si l'on veut, de chimériques projets, vous semblent appeler non-seulement l'action des lois, qui seroit toujours suffisante et légitime, mais leur suspension, qui est toujours illégitime et inefficace: et les erreurs de l'autorité, répartie entre deux cent mille agens, le mal que ces erreurs causent, les calamités qu'elles peuvent entraîner en blessant les intérêts et en provoquant les résistances, ne vous paroissent pas d'une assez grande importance pour vous mettre en garde contre ses excès ! Quelle bizarre prévoyance que celle qui ne pense à réprimer que les faibles et qui lâche la bride aux forts !

On diroit que la réunion de deux fléaux vous rassure. Vous vous résignez à l'arbitraire, parce que l'opinion mécontente le combat. Je crains à la fois et l'arbitraire et le mécontentement. Je redoute l'un pour les citoyens, l'autre pour l'autorité, et c'est parce que je veux, plus que personne, cette autorité tutélaire; c'est parce que je serois, plus que personne, disposé à défendre cette autorité, sous laquelle, après vingt ans de troubles et douze ans de tyrannie, nous avons retrouvé le droit de penser, de parler et d'agir en hommes [p.91] libres; c'est parce qu'elle m'est chère et sacrée, cette autorité, qui nous a rendu, pour ainsi dire, jusqu'aux jouissances de la vie physique, le calme du sommeil, la paix de nos foyers, la disposition de nos biens, les secours de nos enfants, la sûreté de nos personnes, et de plus, l'exercice indépendant de nos facultés les plus nobles; c'est pour cela, dis-je, que je voudrois la préserver d'une déplorable alliance avec l'arbitraire.

Je vois que l'arbitraire a été funeste à tous les Gouvernements qui l'ont employé. Je vois que la haine de l'arbitraire, même quand il n'étoit plus exercé, a causé la révolution. Je vois que le Directoire s'est perdu, en suspendant les lois, en violant les formes, en exilant, en déportant, en arrêtant les citoyens, suivant les caprices des soupçons, ou les suggestions de la défiance. Je vois que cet homme gigantesque, qui a fait trembler le monde, est tombé de son trône, non par les efforts d'une coalition qu'avait cent fois vaincue, et qu'auroit facilement repoussée une nation généreuse, mais parce qu'il s'étoit séparé de cette nation, en la gouvernant sans règle fixe, sans lois, sans frein, semant la terreur, ordonnant le silence, annulant les jugements, proscrivant les juges, remplissant de captifs les cachots et d'exilés les provinces.

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La nature du Gouvernement actuel, l'époque à laquelle il se relève, les circonstances qui l'environnent, le placent dans la situation la plus propre à le préserver de cet écueil de tous les Gouvernements. Il réunit aux lumières de nos temps l'autorité des siècles, et la sanction de la légitimité. Nous sommes fatigués de nos essais inutiles. Nous sommes éclairés par notre longue et douloureuse expérience. L'anarchie nous a décimés; le despotisme nous a flétris. Couverts encore des cicatrices de nos blessures et des vestiges de nos fers, nous ne voulons ni nous replonger dans l'anarchie ni nous courber sous la servitude. La loi seule peut nous donner du bonheur : la liberté seule peut nous donner du repos. Tout ce qui n'est pas libre et légal nous rappelle à la fois, et les factieux qui nous égorgèrent et le tyran qui nous opprima.

En vain prétendrait-on représenter ces principes comme une opposition malveillante contre une autorité légitime. La haine de l'arbitraire n'est l'opposition à aucun Gouvernement, car l'arbitraire lui-même n'est qu'une absence de Gouvernement. Tout pouvoir arbitraire est une anarchie.

Singulier reproche d'opposition permanente que les hommes qui ont servi toutes les tyrannies [p.93] nous adressent, parce que nous n'avons voulu en servir aucune !

Oui, lorsque l'arbitraire dominoit au nom de la République, quelques hommes se montrèrent en opposition. Lorsqu’héritier de cette République détruite, un usurpateur substitua ses volontés insolentes à celles des factions vaincues, l’opposition de ce petit nombre continua. Elle redoubla, lorsque cet usurpateur posa sur sa tête une couronne sanglante que ne lui déféroient ni le vœu de la nation, ni l'assentiment tacite, transmis d'âge en âge par des générations heureuses de vivre sous une dynastie révérée.

Maintenant les mêmes hommes reproduisent encore les principes qu'ils ont toujours professés; mais ils ne sont plus en opposition: car ces principes proclamés par le Monarque servent de base à la constitution qui nous régit.

Et sur quoi, je le demande, se fonderoit aujourd'hui cette opposition prétendue ?• Que pourroient vouloir les amis: de la liberté, pour se placer en opposition ?

La République ? Mais la Charte observée nous assure les avantages d'une République, l'égalité des droits, les garanties contre le pouvoir, la libre manifestation de nos opinions, une part légitime à l'administration de nos intérêts, et toutes [p.94] les espérances que peut exiger une raisonnable et noble ambition.

Seroit-ce Bonaparte que regretteroient les défenseurs de ces vérités ineffacab1es, dont l'empreinte est gravée sur notre siècle, et contre lesquelles on évoque vainement d'impuissants prestiges et des souvenirs effacés ? Mais Bonaparte étoit l'ennemi le plus acharné, le plus implacable de ces vérités. Il s'étoit emparé de la philosophie comme de la civilisation pour les retourner contre elles-mêmes. L’ironie, qui, dans Voltaire, n'étoit que le dérèglement d'un esprit mobile, l'égoïsme qui n'étoit dans Helvétius qu'un jeu de. mots systématique dont il ignoroit le danger, étoient devenus pour Bonaparte des moyens pratiques de tout rabaisser, de tout flétrir, de tuer dans le cœur de l'homme tout enthousiasme, tout dévouement, toute puissance d'estime, toute faculté de sympathie, toute distinction entre le bien et le mal, entre le juste et l'injuste, en un mot, tout ce qui peut établir et tout ce qui peut conserver la liberté; chaque jour, sous son empire, l'esprit se sentoit plus découragé de tout effort, l'âme plus dépeuplée de toute vertu, et la vie morale s'eteignoit, pour être remplacée par un grossier mécanisme, dont tous les ressorts, privés de spontanéité et d'indépendance, réagissoient [p.95] l'un sur l'autre, et transformoient l'espèce humaine entière en une machine immense, instrument aveugle d'un seul être en dehors de cette espèce.

Certes, un pareil système ne peut exciter les regrets des hommes qui réfléchissent. Si au milieu du bonheur incontestable de la délivrance, leurs voix s'élèvent quelquefois contre certains projets présumés à tort sans doute, contre certaines mesures partielles, c'est qu'ils redoutent ce qui pourroit troubler ce bonheur nouveau dont ils n'ont pas encore l'habitude. La liberté dont ils profitent n'est point un acte d'hostilité, mais une preuve d'espoir et un témoignage de confiance.

Que si, dans l’entraînement du zèle, ou dans l’ardeur de la vigilance, ils laissent échapper des expressions amères, ou manifestent des alarmes excessives, j'oserai dire à ceux qui s'en effraient: Ne prenez point pour de nouvelles tempêtes l'agitation des flots après l'orage apaisé. Considérez que la liberté nous est chose toute neuve. Pendant longtemps, rien n'a été simple, rien ne s'est fait sans péril. A travers le tumulte des factions, il a fallu forcer sa voix pour se faire entendre. Sous la tyrannie, la réclamation la plus légitime est devenue un prodige de courage, et pour s'élever jusqu'à ce [p.96] prodige, il falloit un effort qui étoit destructif de toute mesure. Où donc auroit-on prit des leçons de modération, de sagesse et de calme ? C'est aujourd'hui que ces habitudes peuvent naître, aujourd'hui que le courage est sans danger, et par-là même l'imprudence et l'exagération sans mérite.

Mais en même temps, je m'adresserai aussi aux hommes dont je justifie les intentions. A quoi bon, leur dirai-je, ces formes âpres et blessantes qui travestissent le zèle en attaque, et la surveillance en inimitié ? Sans doute, à la moindre: approche de l'arbitraire, tous les Français doivent le repousser. Si les droits d'un seul sont violés, tous lui doivent leur intérêt, et leurs réclamations intrépides. Mais après de longs troubles, il y a des phrases décréditées, qui ne sauroient qu'aigrir les esprits et séparer la Nation de ceux qui les répètent. Si la prévoyance peut concevoir encore quelques inquiétudes, la malveillance elle-même ne peut alléguer aucun grief sans remède, aucune injustice irréparable. Le jugement d'aucun tribunal n'a été annulé, la conscience d'aucun juge n'a été forcée. Aucune forme constitutionnelle, aucune garantie judiciaire n'a depuis six mois été enfreinte. L'exécution même des lois défectueuses a été empreinte de [p.97] modération. Je me suis élevé plus qu'un autre contre les entraves dont on a voulu entourer la presse, et je n'ai pas changé d'opinion. Mais si la loi même a été fautive, qui peut nier que l'application n'en ait été libérale et presque insensible ? Qui peut douter que dans quelques mois la pensée ne soit affranchie de ces restrictions inutiles, qui n'offrent point à une autorité paternelle les mêmes ressources qu'à la tyrannie, et qui lui enlèvent les avantages qu'elle tireroit de la liberté ?

Pour être forts contre ce qui est mal, soyez justes envers ce qui est bien. Reconnaissez qu'à aucune époque, sous aucun règne, sous aucune forme de gouvernement, la France n'a été aussi libre qu'aujourd’hui. Ne repoussez pas des hommes qui se rallient à la constitution que vous défendez comme eux. Ne fixez pas des regards ombrageux sur leur point de départ: voyez la route qu'ils suivent et le terme vers lequel ils marchent. Qu'importent des regrets sur le passé, quand il y a conviction de la nécessité du présent ? Gardez-vous surtout de prêter des intentions douteuses aux talents supérieurs et aux caractères honorables. Le talent, le génie, l'élévation de l'âme, sont des alliés inséparables et indispensables de la liberté; et j'ajouterai que l'amour de la liberté se trouve toujours, sous [p.98] une forme quelconque; partout où ils existent. L'injustice porte sa peine avec elle. Quand vous auriez persuadé à l'Europe que l'écrivain qui peignit avec tant d'éloquence les fureurs sauvages de Genséric, et le silence effrayant de Constantinople, est pourtant un ami du despotisme, et qu'il ne rend à la constitution qu'un hommage forcé, vous auriez remporté, certes, une bien déplorable victoire. Vous auriez appauvri nos rangs, et doté nos ennemis d'un superbe héritage.

Une double vérité doit pénétrer tous les esprits, et diriger toutes les conduites. Je parle ici de tous les Royaumes européens, comme de la France: les amis de la Royauté doivent se convaincre que sans une liberté constitutionnelle, il n'y aura point de Monarchie stable; et les amis de la liberté doivent reconnaître que sans une Monarchie constitutionnelle, il n'y aura point de liberté assurée.