Chapitre II. Sagesse de la Charte constitutionnelle relativement à la responsabilité


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CHAPITRE II.

Sagesse de la Charte constitutionnelle relativement à la responsabilité.

Si l’on conçoit la distinction que nous venons d’établir, l’on verra que notre Charte constitutionnelle, dans laquelle des esprits bien intentionnés, mais ombrageux, ont cru découvrir une lacune effrayante, a été au contraire d'une sagesse admirable. Elle dit que les Ministres ne pourront être accusés par la Chambre des Députés que pour fait de trahison et de concussion :C'est qu’en effet la trahison qui comprend la mauvaise direction de la guerre, .la mauvaise direction. des négociations à l'extérieur, l’introduction d'n système de formes judiciaires, destructives de l’indépendance des ou des jurés, et toutes les autres mesures générales, préjudiciables à l'État; et la concussion, qui implique le mauvais emploi des deniers publics, sont les deux seuls crimes qui soient dans la sphère de la responsabilité, par ce que ce sont les deux seuls par lesquels [p.8] les Ministres puissent prévariquer comme Ministres, c'est à dire en mésusant du pouvoir que la loi leur transmis. Dans les actes illégaux; comme ils ne tiennent aucun pouvoir de la loi, ce n'est pas comme Ministres qu'ils pèchent: ils sont des individus coupables, et doivent être traités comme tels.

Il est clair que l'intention de la Charte, en prononçant que les Ministres ne pourront être accusés par la Chambre des Députés que pour concussion et trahison, a été qu'ils puissent être poursuivis devant les Tribunaux ordinaires pour tous les autres crimes, par les individus que ces crimes auroient lésés[1]. L'extravagance de la supposition contraire le prouve de reste.

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Si un Ministre dans un accès de passion enlevoit une femme, ou si, dans un accès de colère, il tuoit un homme, prétendroit-on, parce que la Charte dit que les Ministres ne pourront être accusés que pour concussion et pour trahison; que le Ministre coupable de rapt ou de meurtre ne pourroit pas être poursuivi ? Non, sans doute: mais les auteurs de la Charte ont senti que, dans ce cas; le coupable n'ayant pas agi en sa• qualité de Ministre, il ne devoit pas être accusé

.comme tel, d'une manière particulière, mais subir, comme violateur des lois communes, les poursuites auxquelles son crime est soumis par les lois communes, dans les formes prescrites par elles, et devant les Tribunaux .ordinaires.

Or, il en est de tous les actes que la loi réprouve, comme de l'enlèvement et de l'homicide. Un Ministre, qui attente illégalement à la liberté ou à la propriété d'un citoyen, ne pèche pas comme Ministre: car aucune de ses attributions ministérielles ne lui donne le droit d'attenter illégalement à la liberté ou à la propriété d'un individu. Ces attributions peuvent, dans certains cas, lui donner le droit d'y porter atteinte également, comme par exemple, en. Angleterre; lorsque l'habeas corpus est suspendu, [p.10] ainsi que nous l’avons dit plus haut. Alors, si l'usage qu'il fait de ce pouvoir légal est mauvais ou inutile, il est responsable. Mais .quand l'atteinte qu'il porte à la liberté est illégale, il rentre dans la classe des autres coupables, et doit être poursuivi et puni comme eux.

Il faut remarquer qu'il dépend de chacun de nous d'attenter à la liberté individuelle. Ce n'est point un privilège particulier aux Ministres. Je puis, si je veux, soudoyer quatre hommes pour attendre mon ennemi au coin d'une rue, et l'entraîner dans quelque réduit obscur, où je le tienne renfermé, à l'insu de tout 1e monde. Le Ministre qui fait enlever un citoyen, sans y être autorisé par la loi, commet le même crime. Sa qualité de Ministre est étrangère à cet acte, et n'en .change point la nature. Car, encore une fois, cette qualité ne lui donnant pas le droit de faire arrêter les citoyens, au mépris de .la loi et contre ses dispositions formelles, le délit qu'il commet rentre dans la même classe que l'homicide, le rapt, ou tout autre crime privé.

Sans doute, la puissance légitime du Ministre lui facilite les moyens de commettre des actes illégitimes. Mais cet emploi de la puissance n’est qu'un délit de plus. C'est comme si un individu forgeoit une nomination, de ministre, pour en [p.11] imposer à ses agents. Cet individu supposeroit une mission et s'arrogeroit un pouvoir dont il ne seroit•pas investi. Le Ministre qui ordonne un acte illégal, se prétend de même revêtu .d'une autorité qui ne lui a pas été conféré.

Il faut donc rendre hommage à la sage prévoyance et à l'équité de notre Charte, qui a laissé à chacun le libre exercice de ses droits, et le soin de sa défense. Si elle eut confié la garde de la liberté individuelle aux Chambres représentatives, elle auroit mis la liberté et la sûreté des citoyens à la merci de la négligence, de la corruption, ou de la servilité possible de ces assemblées; et ces deux biens inappréciables, pour lesquels l'homme a institué l'état social, auroient été menacés et compromis par la coalition, toujours à craindre, du pouvoir représentatif et de l'autorité ministérielle.

Ce n'est pas, assurément, que les Représentants de la nation n'aient le droit et le devoir de s'élever contre les atteintes que les Ministres peuvent porter à la liberté, si les citoyens qui en sont victimes n'osent faire entendre leurs réclamations. Mais les dénonciations qui, dans ce cas, partiront de la tribune, n'auront pas pour résultat la mise en accusation du Ministre prévaricateur [p.12] devant la Chambre des Pairs. Elles seront un avertissement aux opprimés qu'on veille pour eux, et aux Tribunaux ordinaires, une .invitation de poursuivre les perturbateurs de paix publique, perturbateurs d'autant plus coupables, qu'ils tournent contre elle un pouvoir qu'ils avoient reçu pour la préserver.