Chapitre XII. Le droit de grâce attribué au Roi peut- il être restreint, quand il s’agit des Ministres condamnés ?


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CHAPITRE XII

Le droit de grâce attribué au Roi peut- il être restreint, quand il s’agit des Ministres condamnés ?

J'ai supposé, dans le chapitre précédent, que le Roi pourroit faire grâce à ses Ministres quand ils auroient été déclarés coupables. Quelques personnes ont aperçu de l'inconvénient à laisser subsister cette prérogative dans tonte son étendue, pour cette circonstance rare et importante. Mais toute limite qui seroît assignée à ce droit inséparable de la royauté, porteroit atteinte à notre constitution, car notre constitution le consacre sans réserve. Toute limite de cette espèce détruiroit de plus l’essence d’une monarchie constitutionnelle; car, dans une telle monarchie, le Roi doit être, pour employer l'expression anglaise, la source de toutes les miséricordes, comme celle de tous les honneurs.

Un Roi peut, dira-t-on, commander à ses Ministres des actes coupables et leur pardonner ensuite; C'est donc encourager par rassurance de l'impunité le zèle des Ministres serviles, et l'audace des Ministres ambitieux.

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Pour juger cette objection, il faut remonter au premier principe de la monarchie constitutionnelle, je veux dire à l'inviolabilité. L'inviolabilité suppose que le Monarque ne peut pas mal faire. Il est évident que cette hypothèse est une fiction légale, qui n'affranchit pas réellement des affections et des faiblesses de l'humanité, l'individu placé sur le trône. Mais l'on a senti que cette fiction légale étoit nécessaire, pour l'intérêt de l'ordre et de la liberté même, parce que sans elle tout est désordre et guerre éternelle entre le Monarque et les factions. Il faut donc respecter cette fiction dans toute son étendue. Si vous l'abandonnez un instant, vous retombez dans tous les dangers que vous ayez tâché d'éviter. Or, vous l'abandonnez, en restreignant les prérogatives du Monarque, sous le prétexte de ses intentions. Car c'est admettre que ses intentions peuvent être soupçonnées. C'est donc admettre qu’il peut vouloir le mal, et par conséquent le faire. Dès-lors vous avez détruit l'hypothèse sur laquelle son inviolabilité repose dans l'opinion. Dès-lors le principe de la monarchie constitutionnelle est attaqué. D'après ce principe.il ne faut jamais envisager dans l'action du pouvoir, que les Ministres; ils sont là pour en répondre. Le Monarque est dans une enceinte à part et [p.67] sacrée ; vos regards, vos soupçons ne doivent jamais l'atteindre. Il n’a point d'intentions, point de foiblesses, point de connivence avec ses Ministres, car ce n'est pas un homme[1] ; c'est un pouvoir neutre et abstrait, au-dessus de la région des orages.

Que si l’on taxe de métaphysique le point de vue constitutionnel sous lequel je considère cette question, je descendrai volontiers sur le terrain de l'application pratique et de la morale, et je dirai encore qu’il y auroit à refuser au Roi le droit de faire grâce aux Ministres condamnés, un autre inconvénient qui seroit d'autant pins grave que le motif même par lequel on limiterait sa prérogative seroit plus fondé.

Il se peut en effet qu'un Roi, séduit par l'amour d'un pouvoir sans bornes, excite les Ministres à des trames coupables contre la constitution de l'État. Ces trames sont découvertes; les agens criminels sont accusés, convaincus; [p.68] la sentence est portée. Que faites-vous, en disputant au Prince le droit d'arrêter le glaive prêt à frapper les instruments de ses volontés secrètes, et en le forçant à autoriser leur châtiment ? Vous le placez entre ses devoirs politiques et les devoirs plus saints de la reconnaissance et de l'affection. Car le zèle irrégulier est pourtant du zèle, et les hommes ne sauroient punir sans ingratitude le dévouement qu'ils ont accepté. Vous le contraignez ainsi à un acte de lâcheté et de perfidie; vous le livrez aux remords de sa conscience; vous l'avilissez à ses propres yeux; vous le déconsidérez aux yeux de son peuple. C'est ce que firent les Anglais, en obligeant Charles Ier à signer l'exécution de Strafford, et le pouvoir royal dégradé fut bientôt détruit.

Si vous voulez conserver à la fois la Monarchie et la liberté, luttez avec courage contre les Ministres pour les écarter : mais dans le Roi ménagez l’homme en honorant le Monarque. Respectez en lui les sentiments du cœur, car les sentiments du cœur sont toujours respectables. Ne le soupçonnez pas d'erreurs que la constitution vous ordonne d'ignorer. Ne le réduisez pas surtout à les réparer par des rigueurs qui; dirigées.sur des serviteurs trop aveuglement fidèles; deviendraient des crimes.

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Et remarquez que si nous sommes une Nation, si nous avons des élections libres, ces erreurs ne seront pas dangereuses. Les Ministres, en demeurant impunis; n'en seront pas moins désarmés. Que le Prince exerce en leur faveur sa prérogative, la grâce est accordée, mais le délit est reconnu, et l'autorité échappe au coupable; car il ne peut ni continuer à gouverner l'État avec une majorité qui l'accuse, ni se créer, par des élections nouvelles, une nouvelle majorité, puisque dans ces élections l'opinion populaire replaceroit au sein de l'assemblée la majorité accusatrice.

Que si nous n'étions pas une Nation, si nous ne savions pas avoir des élections libres, toutes nos précautions seroient vaines. Nous n'emploierions jamais les moyens constitutionnels que nous préparons. Nous pourrions bien triompher à d'horribles époques par des violences brutales; mais nous ne surveillerions, nous n'accuserions, nous ne jugerions jamais les Ministres. Nous accourrions seulement pour les proscrire lorsqu'ils auroient été renversés.