Chapitre VI. De la responsabilité proprement dite


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CHAPITRE VI.

De la responsabilité proprement dite.

La question de la responsabilité me paroit déjà fort simplifiée. Elle est affranchie d'une première difficulté, et cette difficulté étoit la plus grande. Les actes illégaux ou arbitraires dont les Ministres peuvent se rendre coupables, ne sont point compris dans la sphère de la responsabilité. Ces actes sont des délits privés, et doivent être jugés par les mêmes tribunaux et suivant les mêmes formes que les délits de tous les individus. La responsabilité ne porte que sur le mauvais usage d'un pouvoir légal.

Ainsi, une guerre. injuste, ou une guerre mal dirigée, un traité de paix ,dont les sacrifices n'auroient pas été commandés impérieusement par les circonstances, de mauvaises opérations de finances, l'introduction de formes défectueuses ou dangereuses dans l'administration de la justice, enfin tout emploi du pouvoir, qui, bien qu'autorisé par la loi, seroit funeste à la Nation ou vexatoire pour les citoyens, sans être exigé par l'intérêt public; tels sont les objets sur lesquels la responsabilité étend son empire.

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On voit par cette définition abrégée, combien sera toujours illusoire toute tentative de rédiger sur la responsabilité une loi précise et détaillée, comme doivent l'être les lois criminelles.

Il y a mille manières d'entreprendre injustement ou inutilement une guerre, de diriger avec trop de précipitation, ou trop de lenteur, ou trop de négligence la guerre entreprise; d'apporter trop d'inflexibilité ou trop de faiblesse dans les négociations; d'ébranler le crédit, soit par des opérations hasardées, soit par des économies mal conçues, soit par des infidélités déguisées sous différents noms. Si chacune de ces manières de nuire à l'État devoit être indiquée et spécifiée par une loi, le Code de la responsabilité deviendroit un traité d'histoire et de politique, et encore ses dispositions n'atteindroient que le passé. Les Ministres trouveraient facilement de nouveaux moyens de les éluder pour l'avenir.

Aussi les Anglais, si scrupuleusement attachés d'ailleurs, dans les objets qu'embrasse la loi commune, à l'application littérale de la loi, ne désignent-ils les délits qui appellent sur les Ministres la responsabilité, que par les mots très vagues de high crimes and misdemeanours, mots qui ne précisent ni le degré ni la nature [p.36] du crime : et si nous conservons dans notre charte constitutionnelle les expressions consacrées de concussion et de trahison, il faudra, de toute nécessité, leur donner le sens le plus large et a la latitude la plus grande. Il faudra établir qu'un Ministre trahit l'État, toutes les fois qu'il exerce, au détriment de l'État, son autorité légale.

On croira peut-être que je place le. Ministres dans une situation bien défavorable et bien périlleuse. Tandis que j'exige, pour les simples citoyens, la sauvegarde de la précision la plus exacte, et la garantie de la lettre de la loi, je livre les Ministres à une sorte d'arbitraire exercé sur eux, et par leurs accusateurs et par leurs juges. Mais cet arbitraire est dans l'essence de la chose même. On verra que ses inconvénients seront adoucis par la solennité des formes, le caractère auguste des juges et la modération des peines. Ici le principe doit être posé: et je pense qu'il vaut toujours mieux avouer en théorie ce qui ne peut être évité dans la pratique.

Un Ministre peut faire tellement de mal, sans s'écarter de la lettre d'aucune loi positive, que si vous ne préparez pas des moyens constitutionnels de réprimer ce mal et de punir ou d'éloigner le coupable (car je montrerai qu'il [p.37] s’agit beaucoup plus d’enlever le pouvoir aux ministres prévaricateurs, que de les punir), la nécessité fera trouver ces moyens hors de la constitution même. Les hommes réduits à chicaner sur les termes ou à enfreindre les formes, deviendront haineux, perfides et violents. Ne voyant point de route tracée, ils s’en frayeront une qui sera plus courte, mais aussi plus désordonnées et plus dangereuses. Il y a, dans la réalité, une force qu’aucune adresse n’élude longtemps. Si, en ne dirigeant contre les Ministres que les lois précises, qui n’atteignent jamais l’ensemble de leurs actes et la tendance de leur administration, vous les dérobez de fait à toutes les lois, on ne les jugera plus d’après vos dispositions minutieuses et inapplicables : on sévira contre eux d’après les inquiétudes qu’ils ont causées, le mal qu’ils auront fait, et le degré de ressentiment qui en sera la suite[1].

Ce qui me persuade que je ne suis point un [p.38] ami de l'arbitraire, en posant en axiome que la loi sur la responsabilité ne sauroit être détaillée, comme les lois communes, et que c'est une loi politique, ont la nature et l'application ont inévitablement quelque chose de discrétionnaire, c'est que j'ai pour moi, comme je viens de le dire, l'exemple des Anglais, et que non seulement depuis 134 ans la liberté existe chez eux, sans trouble et sans orages, mais que de tous leurs Ministres, exposés à une responsabilité indéfinie, et perpétuellement dénoncés par l'opposition, un bien petit nombre a été soumis à un jugement, aucun n'a subi une peine.

Nos souvenirs ne doivent pas nous tromper. Nous avons été furieux et turbulents, comme des esclaves qui brisaient leurs fers. Mais aujourd'hui nous sommes devenus un peuple libre; et si nous continuons à l'être, si nous organisons avec hardiesse et franchise des institutions de liberté, nous serons bientôt calmes et sages comme un peuple libre.