Chapitre XIII. Résultats des Dispositions précédentes, relativement aux effets de la Responsabilité


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CHAPITRE XIII.

Résultats des Dispositions précédentes, relativement aux effets de la Responsabilité.

De la réunion de toutes les dispositions précédentes, il résulte que les Ministres seront souvent dénoncés, accusés quelquefois, condamnés rarement, punis presque jamais.

Ce résultat peut, à la première vue, paraitre insuffisant aux hommes qui pensent que, pour les délits des Ministres, comme pour ceux des individus, un châtiment positif et sévère est d'une justice exacte et d'une nécessité absolue.

Je ne partage pas cette opinion.

La responsabilité me semble devoir atteindre surtout deux buts: celui d’enlever la puissance aux Ministres coupables; et celui d’entretenir dans la Nation, par la vigilance de ses représentants, par la publicité de leurs débats, et par l'exercice de la liberté de la presse, appliqué à l'analyse de tous les actes ministériels, un esprit d'examen, un intérêt habituel au maintien de la constitution de l'État, une participation constante aux [p.71] affaires, en un mot un sentiment animé de vie politique.

Il ne s'agit donc pas, dans ce qui tient à la responsabilité, comme dans les circonstances ordinaires, de pourvoir à ce que l'innocence ne soit jamais menacée, et à ce que le crime ne demeure jamais impuni. Dans les questions de cette nature, le crime et l'innocence sont rarement d'une évidence complète. Ce qu’il faut, c'est que la conduite des Ministres puisse être facilement soumise à une investigation scrupuleuse, et qu'en même temps beaucoup de ressources leur soient laissées pour échapper aux suites de cette investigation, si leur délit, fût-il prouvé, n'est pas tellement odieux qu'il ne mérite aucune grâce, non-seulement d'après les lois positives, mais aux yeux de la conscience et de l'équité universelle, plus indulgentes que les lois écrites.

Cette douceur dans l'application pratique de la responsabilité n'est qu'une conséquence nécessaire et juste du principe sur lequel toute sa théorie repose.

J'ai montré qu'elle n'est jamais exempte d'un certain degré d'arbitraire: or l'arbitraire est dans toute circonstance un grave inconvénient.

S'il atteignait les simples citoyens, rien ne pourrait le légitimer. Le traité des citoyens avec [p.72] la société est clair et formel. Ils ont promis de respecter ses lois, elle a promis de les leur faire connaître S'ils restent fidèles à leurs engagements, elle ne peut rien exiger de plus. Ils ont le droit de savoir clairement quelle sera la suite de leurs actions, dont chacune doit être prise à part et jugée d'après un texte précis.

Les Ministres ont fait avec la société un autre pacte. Ils ont accepté volontairement, dans l'espoir de la gloire, de la puissance ou de la fortune, des fonctions vastes et compliquées qui forment un tout compact et indivisible. Aucune de leurs actions ministérielles ne peut être prise isolément. Ils ont donc consenti à ce que leur conduite fût jugée dans son ensemble. Or c'est ce que ne peut faire aucune loi précise. De là le pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé sur eux.

Mais il est de l'équité scrupuleuse, il est du devoir strict de la société, d'apporter à l'exercice de ce pouvoir tous les adoucissements que la sûreté de l'État comporte. De là ce Tribunal particulier, composé de manière à ce que ses membres soient préservés de toutes les passions populaires. De là cette faculté donnée à ce Tribunal de ne prononcer que d'après sa conscience et de choisir ou de mitiger la peine. De là enfin ce recours à la clémence du Roi, recours assuré à [p.73] tous ses sujets, mais plus favorable aux Ministres qu'à tout autre, d'après leur position et leurs relations personnelles.

Oui: les Ministres seront rarement punis. Mais si la constitution est libre et si la nation est énergique, qu'importe la punition d'un Ministre, lorsque, frappé d'un jugement solennel, il est rentré dans la classe vulgaire, plus impuissant que le dernier citoyen, puisque la désapprobation l'accompagne et le poursuit ? La liberté n'en a pas moins été préservée de ses attaques, l'esprit public n'en a pas moins reçu l'ébranlement salutaire qui le ranime et le purifie, la morale sociale n'en a pas moins obtenu l'hommage éclatant du pouvoir traduit à sa barre et flétri par sa sentence.

M. Hastings n'a pas été puni: mais cet oppresseur de l'Inde a paru à genoux devant la Chambre des Pairs, et la voix de Fox, de Sheridan et de Burke, vengeresse de l'humanité longtemps foulée aux pieds, a réveillé dans l'Âme du peuple Anglais les émotions de la générosité et les sentiments de la justice, et forcé le calcul mercantile à pallier son avidité et à suspendre ses violences.

Lord Melville n'a pas été puni, et je ne veux point contester son innocence. Mais l'exemple [p.74] d'un homme vieilli dans la routine.de la dextérité et dans l'habileté des spéculations, et dénoncé néanmoins malgré son adresse, accusé malgré ses nombreux appuis; a rappelé à ceux qui suivoient la même carrière, qu'il y a de l'utilité dans le désintéressement et de la sûreté dans la rectitude.

Lord North n'a pas même été accusé. Mais en le menaçant d'une accusation, ses antagonistes ont reproduit les principes de la liberté constitutionnelle et proclamé le droit de chaque fraction d'un État, à ne supporter que les charges qu'elle a consenties.

Enfin, plus anciennement encore, les Ministres qui avoient persécuté M. Wilkes, n'ont été punis que par des amendes; mais la poursuite et le jugement ont fortifié les garanties de la liberté individuelle, et consacré l'axiome que la maison de chaque Anglais est son asile et son château fort.

Tels sont les avantages de la responsabilité, et non pas quelques détentions et quelques supplices.

La mort ni même la captivité d'un homme n'ont jamais été nécessaires au salut d'un peuple; car le salut d'un peuple doit être en lui-même. Une nation qui craindroit la vie ou la liberté [p.75] d'un Ministre dépouillé de sa puissance, seroit une nation misérable. Elle ressembleroit à ces esclaves qui tuoient leurs maîtres, de peur qu'ils ne reparussent le fouet à la main.

Si c.'est pour l'exemple des Ministres à venir qu'on veut diriger la rigueur sur les Ministres déclarés coupables, je dirai que la douleur d'une accusation qui retentit dans l'Europe, la honte d'un jugement, la privation d'une place éminente, la solitude qui suit la disgrâce et que trouble le remords, sont pour l'ambition et pour l'orgueil des châtiments suffisamment sévères, des leçons suffisamment instructives.

Il faut observer que cette indulgence pour les Ministres, dans ce qui regarde la responsabilité, ne compromet en rien les droits et la sûreté des individus: car les délits qui attentent à ces droits et qui menacent cette sûreté, sont hors de la sphère de la responsabilité proprement dite. Un Ministre peut se tromper dans son jugement sur la légitimité ou sur l'utilité d'une guerre; il peut se tromper sur la nécessité d'une cession, dans un traité; il peut se tromper dans une opération de finance. Il faut donc que ses juges soient investis de la puissance discrétionnaire d'apprécier ses motifs, c'est-à-dire, de peser des probabilités toujours incertaines. Mais [p.76] un Ministre ne peut pas se tromper quand il attente illégalement à la liberté d'un citoyen. Il sait qu'il commet un crime. Il le sait aussi-bien que tout individu qui se rendrait coupable de la même violence. Aussi l'indulgence qui est une justice dans l'examen des questions de responsabilité, doit disparaître quand il s'agit d'actes illégaux ou arbitraires. Alors les lois communes reprennent leur force, les tribunaux ordinaires doivent prononcer, les peines doivent être précises, et leur application littérale.

Sans doute, le Roi peut faire grâce de la peine. Il le peut dans ce cas comme dans tous les autres. Mais sa clémence envers le coupable ne prive point l'individu lésé de la réparation que les tribunaux lui ont accordée.

On voit maintenant combien une définition exacte de la responsabilité est utile. Elle nous met à même d'apporter dans les procédures, contre la conduite publique des Ministres tous les adoucissements que l'équité réclame, et laisse aux citoyens toutes leurs sauvegardes contre ces Ministres, lorsqu'ils sortent des fonctions ministérielles, et se prévalent du pouvoir qu'ils ont pour usurper celui qu'ils n'ont pas.