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Théorie du dernier mot.
Nous approchons du dénouement. Voici la crise du débat.
L'équilibre, nous dit-on, c'est l'absence du mouvement; l'absence du mouvement, c'est la mort du gouvernement. Donc, il faut qu'un des trois pouvoirs soit prépondérant pour faire pencher la balance et marcher le gouvernement ; donc, il faut qu'un des trois pouvoirs ait le dernier mot en cas de dissentiment, et comme la chambre des députés, [p.145] élue par la classe moyenne, représente le plus grand intérêt du pays, il est juste et politique que ce soit elle qui tranche la difficulté.
On continue et l'on dit :
Cela est d'ailleurs utile pour éviter une collision révolutionnaire ; car si un des pouvoirs n'est pas chargé de terminer constitutionnellement le débat, alors il faudra que leur dissentiment soit terminé de part ou d'autre par un appel à la force. C'est donc pour détruire à l'avance les chances de révolution violente, qu'il est convenable d'accorder la prépondérance à la chambre élective. Bien entendu qu'elle n'en devra faire usage que dans les cas extrêmes.
Tout cela n'est qu'un ensemble d'illusions, dont certaines sont de véritables puérilités.
Analysons méthodiquement cette argumentation.
Prévoyant d'avance le cas où les trois pouvoirs seront en dissentiment sur une matière très-essentielle, vous voulez stipuler que la chambre élective pourra faire la loi aux deux autres pouvoirs.
Ce qui signifie qu'au lieu d'accorder un veto réel et positif à la royauté, vous refaites la faute de l'assemblée constituante, et vous n'accordez au roi qu'un veto suspensif. — Et remarquez que ce veto n'est point indéfini comme vous le prétendez. Le roi n'a pas les moyens de dissoudre plusieurs fois la chambre. Après la première dissolution, il faut qu'il cède. Car calculez le délai de la première session, de la dissolution, de la réélection, de la seconde session, vous verrez que l'année serait écoulée, qu'il n'y aurait pas de budjet voté, et que, par conséquent, la royauté n'aurait plus les moyens d'attendre une troisième [p.146] chambre. D'ailleurs, je vous le demande, que signifieraient des élections générales, coup sur coup et consécutives? Quel pays supporterait une telle hygiène politique? — C'est absurde et impraticable.
Tout se réduit donc à ceci, qu'au lieu du veto absolu stipulé dans la charte, vous voulez revenir au veto suspensif de la constitution de 1791. Vous allez même plus loin ; car l'article 2 du titre III de la constitution de 1791, qui traite de la sanction royale, n'obligeait le roi à céder qu'après deux législatures subséquentes qui auraient persisté dans la décision de la première. Or, par la force des choses, votre refus de concours serait obligatoire après les premières élections générales qui suivraient le vote prépondérant de la chambre. La royauté n'aurait presque jamais la possibilité d'appeler de la seconde chambre à une troisième convocation. Direz-vous que, sous la constitution de 1791, le roi n'avait pas le droit de dissoudre l'assemblée nationale législative?... Cela est vrai; mais cela ne change pas la question au fond, parce que cette assemblée se dissolvait de plein droit tous les deux ans, et comme il fallait deux législatures subséquentes à la première, en tout trois, pour épuiser le veto suspensif du roi, il était toujours, en définitive, renvoyé à l'examen d'une assemblée résultant de nouvelles élections. Il faut même observer que les législatures de la constitution de 1791, durant deux ans, et ne pouvant être dissoutes, il fallait jusqu'à six ans avant que le veto suspensif du roi fût constitutionnellement épuisé devant les deux législatures subséquentes où il avait droit de porter son appel. — Vous, vous lui accordez un an tout au plus. Ensuite, vous déclarez le pouvoir électif [p.147] souverain. Vous êtes donc bien plus anarchiques que la constitution de 1791 elle-même !
Voilà la réalité des choses. — Or, il me semble qu'une disposition si importante aurait dû être textuellement écrite dans la charte. Pourquoi ne l'y avez-vous pas insérée, en 1830, quand vous l'avez revisée? Pourquoi n'avez-vous pas déclaré que le veto du roi n'était que suspensif, et qu'après un refus de concours, s'il dissolvait la chambre, il devait nécessairement céder au vote de la chambre suivante, si elle persistait? — Pourquoi vous ne l'avez pas fait?... Parce que vous n'auriez pas osé. Parce que tous ceux qui savent un peu, en France, ce que c'est qu'une monarchie constitutionnelle, auraient jeté les hauts cris, d'un bout du royaume à l'autre. — Cependant une disposition si importante ne peut se suppléer. Vous ne pouvez constitutionnellement arracher au roi un veto que la charte lui garantit sans distinction ni restriction. Ce n'est point par une argutie, par une induction, par une extension arbitraire du droit électif que vous pouvez ainsi changer, modifier, dénaturer la royauté de la charte, et y substituer le veto suspensif de 1791, encore affaibli.
Mais, dites-vous, en cas de dissentiment, il faut bien qu'un des pouvoirs le termine.
Je nie hardiment cette assertion. Car si un des pouvoirs décide à lui seul, le gouvernement représentatif n'existe plus.
Mais ce n'est pas mon seul motif. Mon motif véritable, le voici : c'est qu'il est impossible que le dissentiment des pouvoirs soit terminé par le refus de concours : votre dernier mot prétendu ne serait que le premier mot d'une révolution.
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En effet, s'il y avait entre la royauté et la chambre un dissentiment, un discord grave, profond, enraciné, dans les rapports intimes, dérivant de la volonté sérieuse et des intérêts capitaux de l'un ou l'autre pouvoir — et fort évidemment ce n'est que de ce cas qu'il peut être question entre nous — vous avez rêvé qu'il suffira que vous arrangiez d'avance dans vos idées que l'un des deux pouvoirs doit céder à l'autre, pour qu'il cède réellement quand le moment arrivera? — Mais c'est un pur roman que vous faites là. La royauté calculera sa force. Si elle se croit capable de résister, elle résistera; sinon, elle cédera provisoirement. Mais dans le fond des choses, le dissentiment ne sera point éteint ; il sera seulement masqué, dissimulé ; il se ramifiera partout. Il renaîtra dans tous les actes du pouvoir exécutif jusqu'à ce que vous l'ayez détruit ou enchaîné. Parce que vous aurez humilié la couronne par l'imposition forcée de la volonté parlementaire, vous n'aurez pas changé pour cela la nature des intérêts en litige; ils ressortiront par tous les pores du gouvernement. Du côté de la couronne, ils produiront le ressentiment et l'hostilité; du côté de la chambre, la méfiance et l'inévitable tendance à dominer de plus en plus la prérogative royale, sur la sincérité de laquelle elle ne pourra plus compter.
Ainsi, pouvez-vous penser que si Charles X eût cédé aux 221, le discord aurait cessé, l'harmonie se serait rétablie, la chambre serait devenue monarchique, et la royauté libérale ? Eh ! Mon Dieu ! Ce serait tout le contraire qui serait arrivé, et votre mauvais plâtrage n'aurait rien arrangé.
D'abord le pouvoir royal aurait été dégradé, déconsidéré, détruit. Car personne n'aurait cru qu'il cédait par [p.149] conviction. Tout le monde aurait pensé qu'il cédait par peur et par lâcheté. Tout le monde aurait pensé que, par tous les moyens possibles, il s'efforcerait d'entraver par-dessous main l'accomplissement du système démocratique qu'on lui aurait imposé. — Et cela n'aurait pas pu être autrement.
Et du côté de la chambre, c'aurait été bien pis. Fière de sa victoire, en même temps que remplie de méfiance envers la couronne, elle n'aurait point déposé ses armes parlementaires. Bien au contraire, elle aurait voulu en faire un usage décisif, pour consolider et assurer la durée de sa victoire. — Nous ignorions alors quelle exagération démocratique se cachait sous l'apparente modération de la coalition des 221 ; ils l'ignoraient eux-mêmes. Mais les événements, les principes, les publications qui ont suivi la révolution de juillet, nous ont appris que tout ce vernis extérieur n'était qu'une surface trompeuse qui couvrait une ardeur radicale des plus intenses. Aussitôt que le refus de concours aurait eu triomphé de la royauté de Charles X, tout ce volcan politique aurait commencé à surgir du pays égaré, à bouillir, à déborder le gouvernement. La chambre en aurait été d'autant moins maîtresse, qu'elle-même, à cette époque, avait des idées très-fausses et très-incertaines. Je n'en veux pour preuve que la manière dont elle avait accueilli le projet de loi municipale de M. de Martignac. La chambre était imbue de l'axiome insensé, le roi règne et ne gouverne pas, qui était alors dans toute sa vogue, et qu'aucune voix libérale n'aurait osé contester. Sur-le-champ elle aurait voulu le réaliser. Toute la presse libérale l'aurait excitée avec ardeur; si elle avait hésité, la presse l'aurait dépopularisée. Tout [p.150] le monde aurait dit : — à quoi nous servirait d'avoir fait triompher la prérogative parlementaire, si nous n'en profitions pas en obtenant les institutions populaires qui doivent en réaliser les fruits? Voulez-vous attendre que Charles X reprenne force et courage pour recommencer à s'opposer aux volontés du pays représentées par la chambre? — Et la chambre elle-même, dupe de sa propre faiblesse, aurait voulu faire parade de libéralisme. Il n'est pas un homme d'état qui puisse douter de ce résultat.
Or, comment la royauté de la restauration aurait-elle pu se maintenir en face de ce mouvement? — Aurait-elle cédé? Elle aurait été démolie à coups de votes, au lieu d'être démolie à coups de pavés. — Aurait-elle essayé de résister? Comment l'aurait-elle pu ? La prépondérance du premier refus de concours n'aurait-elle pas décidé la prépondérance du second? Ayant cédé une fois, il aurait fallu que la couronne cédât toujours. Quand la chambre aurait eu exprimé une volonté positive, aurait-elle souffert un refus de la couronne? Toute la presse ne lui aurait-elle pas reproché comme une niaiserie d'avoir remporté la victoire et de ne pas savoir en profiter? Ne lui aurait-on pas démontré que le gouvernement représentatif était faussé, puisque le roi méconnaissait une seconde fois la volonté du pays? — Quoi! lui aurait-on dit, vous souffrez encore une charte octroyée, vous souffrez encore l'initiative exclusive de la royauté, vous souffrez encore que la cour dispose des places, des faveurs, des ministères? Vous ne voyez pas que l'ancien régime prend un autre masque pour aller à ses fins?
Ainsi donc une royauté humiliée, détruite, en but à la méfiance; une chambre excitée et pressée d'établir [p.151] définitivement sa victoire sur un terrain démocratique qu'elle ne connaissait pas ; toutes les ardeurs populaires soulevées ; la royauté obligée de céder à toutes les exigences, même les plus fatales; les haines réciproques pires que jamais, et une crise à chaque instant imminente, voilà le résultat qu'auraient obtenu les 221, si Charles X avait cédé.
Concevez donc, et n'oubliez plus que, s'il n'y a pas de cause grave de dissentiment, si les cas extrêmes ne sont pas arrivés, c'est une folie inexcusable de songer au refus de concours; et que, quand le cas est réellement extrême, quand il y a une cause grave de dissentiment entre les deux pouvoirs, vous ne faites disparaître ni cette cause ni ses effets, parce que, dans les cases métaphysiques de votre cerveau, vous aurez décidé à l'avance que l'un des deux pouvoirs doit céder à l'autre. Vous croyez éviter ainsi une révolution? En vérité, votre confiance me remplit de surprise. Vous n'avez donc jamais lu l'histoire? Vous n'avez donc jamais vu de révolution, si vous imaginez qu'on les neutralise à l'avance par une formule constitutionnelle préparée tout exprès pour maîtriser les cas extrêmes !
Eh ! Messieurs, les cas extrêmes ne se maîtrisent pas, ne se régularisent pas ainsi, précisément parce qu'ils sont des CAS EXTRÊMES!
Savez-vous ce que vous faites en prévoyant les cas extrêmes, et en stipulant à l'avance que, dans ces cas extrêmes, la chambre élective doit faire prévaloir sa volonté sur la prérogative constitutionnelle du roi ? — Vous viciez l'état habituel et constant du gouvernement par la prévision d'une prépondérance dont chaque parti soutiendra que l'application est arrivée. Vous soumettez le corps social bien portant à un régime violent sans cesse tenté, et [p.152] quand le moment de s'en servir arriverait enfin, le remède serait usé, déconsidéré, détruit.
Ainsi, tout parti parlementaire qui n'est pas au pouvoir soutiendra inévitablement que le cas extrême est arrivé, et que la chambre doit refuser son concours au gouvernement du roi. Vous le voyez sous vos yeux, M. Duvergier ne soutient-il pas hautement, depuis un an, que l'application de cette doctrine serait fort convenable, fort constitutionnelle aujourd'hui, et que la situation actuelle, sans être aussi extrême que celle de M. de Polignac, est cependant assez extrême pour motiver le refus de concours? Quelle leçon plus frappante la destinée peut-elle vous donner pour vous faire comprendre que si vous admettez la doctrine du refus de concours, vous aurez toujours une coalition tendant à se former pour en demander l'application; et que par conséquent cette tendance, qu'il faudra toujours combattre, cette tentative, qu'il faudra toujours repousser, troublera, désorganisera toute votre machine, et empêchera le gouvernement et la chambre de s'occuper des affaires du pays !
Oui, ne pas être au pouvoir, voilà le cas extrême que les partis ne peuvent tolérer. Voilà les extrémités auxquelles ils ne peuvent se résoudre. Ainsi, pour préparer un remède illusoire à la révolution éventuelle qu'un dissentiment grave pourrait amener, vous organisez une dissolution gouvernementale de toutes les minutes et de tous les instants. Et quand un cas réellement extrême arriverait, il briserait votre formule en lambeaux, selon que la force serait d'un bord ou de l'autre. Croyez-vous que la théorie du refus de concours aurait empêché Napoléon de faire [p.153] passer le conseil des cinq cents par les fenêtres de l'orangerie de Saint-Cloud ?
En thèse générale, il ne faut jamais prévoir les cas extrêmes. — Les cas extrêmes n'ont pas de solutions appréciables d'avance. Les cas extrêmes ne se pacifient que par une transaction volontaire. Or, il n'y aura jamais de transaction volontaire quand un des pouvoirs se sentira prépondérant, surtout si c'est un pouvoir électif. — Nous examinerons dans un instant ce côté de la question.
En attendant, je ne puis m'empêcher de réfuter une supposition singulière que j'ai entendu faire plusieurs fois, et qui prouvera à mes lecteurs combien on parle légèrement des plus graves épisodes de l'histoire.
Ainsi, l'on a dit. — Quand, au 13 mars, il a fallu résister à l'entraînement démocratique, Casimir Périer l'a essayé et y a réussi. — Donc, si Charles X avait renvoyé M. de Polignac et ses collègues, et qu'il eût appelé Casimir Périer au ministère, nous concevons bien que le mouvement démocratique se serait manifesté; mais Casimir Périer l'aurait réprimé pour Charles X, comme il l'a vaincu pour Louis-Philippe.
Il faut avoir grande envie de se faire illusion à soi-même pour croire une telle chose ! — Qui ne comprend que les deux positions auraient été tout à fait opposées? Qui ne voit que l'immense difficulté que Casimir Périer a rencontrée après le 13 mars, aurait dépassé vingt fois ses forces, si, avant la révolution, il avait essayé de la vaincre sous Charles X?
D'abord, Casimir Périer, à cette époque, n'était pas détrompé lui-même des erreurs révolutionnaires. Il a fallu [p.154] le coup de tonnerre de juillet pour lui ouvrir l'entendement; mais là n'était pas encore le nœud du drame.
Si Charles X, avec ses alentours, ses antécédents, ses tendances démasquées et vaincues, avait appelé Casimir Périer au ministère, celui-ci aurait recommencé la généreuse impuissance de Martignac, avec bien plus d'obstacles et bien moins de force.
D'abord, il aurait fallu que Casimir Périer trouvât un ministère homogène dans les 221. — Première impossibilité. — Ensuite, il aurait fallu qu'il trouvât un moyen quelconque de paralyser la méfiance du parti libéral, qui, d'un bout de la France à l'autre, l'aurait soupçonné et accusé d'apostasie. — Seconde impossibilité. — Il n'aurait pas pu servir Charles X contre la révolution, parce qu'entré au service de Charles X, il aurait été lui-même perdu dans l'opinion; en même temps, tout le parti de Charles X aurait travaillé à exciter contre le ministre, et la méfiance des royalistes, et la méfiance du parti populaire lui-même. Avez-vous donc oublié la dépopularité qui frappa à la minute M. Dupin pour avoir paru à Saint-Acheul, et Casimir Périer pour avoir dansé un quadrille dans un bal de cour?
Toute la gauche, Benjamin Constant, Odilon-Barrot, Lafayette, Mauguin, Laffitte, auraient formé un compte rendu bien autrement dangereux que celui que nous avons vu depuis, parce que la méfiance, inhérente à la cour, à l'émigration, à l'ancien régime, aurait donné à cette aggrégation de gauche une force qu'elle n'a plus eue après l'expulsion de juillet. — Nous tous, qui, depuis, éclairés par cette catastrophe, nous sommes voués à la résistance, nous serions tous restés dans le mouvement, et Casimir [p.155] Périer serait resté sans appui, précisément parce qu'il aurait été appelé au secours de l'ancienne monarchie qui aurait été l'objet d'un redoublement de méfiance.
A Dieu ne plaise que je veuille incriminer les mânes exilées du vieux monarque ! Je respecte la couronne de l'infortune, plus encore que la couronne de la royauté. Ce n'est pas d'ailleurs dans l'homme seulement qu'était le mal, c'était dans sa position politique. Il est des positions si fatales, que ceux qui y sont placés ne peuvent commettre impunément la moindre faute. Ces positions sont trop fortes pour la faiblesse humaine; personne ne peut y résister.
Or, telle était la position de Charles X ; la méfiance du pays lui imputait à mal, et le mal que ses préjugés lui dictaient malgré lui, et le bien même qu'il aurait voulu faire. La disposition des esprits était telle, que les accusations les plus absurdes trouvaient foi dans l'opinion, tout aussi bien que les méfiances les mieux motivées, quand il s'agissait d'incriminer la royauté! Il aurait suffi que Casimir Périer en approchât pour que l'assentiment public s'éloignât de lui.
Or, depuis, il n'en a plus été de même, malgré les efforts du parti républicain pour ressusciter cette perversion des esprits. La position de Louis-Philippe permettait d'essayer pour sa cause ce qu'on n'aurait pu tenter pour Charles X. Les factions ont essayé de déconsidérer la quasi-légitimité; les esprits roides et absolus ne voyaient pas qu'aux époques de transaction, il faut des situations transactionnelles aussi: que si elles n'ont pas les avantages des situations complètes, elles n'en ont pas aussi les inconvénients; qu'un roi tout électif n'aurait pu durer, parce que la [p.156] royauté élective est par elle-même un non-sens; qu'un roi tout légitime n'aurait pu durer non plus, parce qu'une suspicion invincible, quoique épisodique, s'était attachée à la légitimité. Louis-Philippe, au contraire, réunissait tout juste assez de droit et assez de fait, pour traverser le détroit difficile que Charles X ne pouvait franchir par quelque moyen que ce fût. — Qui ne comprend que si Charles X ou Henri V eussent été sur le trône, les insurgés du cloître Saint-Méry les auraient renversés du premier choc, si même ces rois avaient duré jusque-là!
Le seul moyen que Charles X aurait eu de sauver sa couronne, si la chose eût été possible, ce n'était point de céder aux 221 ; au contraire, c'était de leur résister, mais de résister constitutionnellement jusqu'au bout, au lieu de se livrer à un coup d'état pour lequel rien n'était préparé. — Il fallait courir le risque du refus de budjet. — Le budjet n'aurait pas été refusé, et le roi aurait ensuite modifié son ministère, quand les droits de la couronne n'auraient plus été compromis. — Mais céder devant le refus de concours, c'eût été une lâcheté qui l'aurait déshonoré sans le sauver. — Déplorons les erreurs de son esprit, mais honorons sa dignité. Il n'est pas un homme de cœur qui ne préférât sa tombe dans l'exil, à la couronne dégradée qu'il aurait portée quelques mois de plus, pour la voir briser sur son front !...
On a dit : Charles X est mort dans l'exil pour avoir pratiqué les principes prêchés par M. Fonfrède. La reine Victoria a régné en Angleterre, parce que son aïeul a respecté la prépondérance parlementaire. Triple erreur.
D'abord la prépondérance élective en Angleterre, je l'ai démontré, n'avait rien de comparable à celle qu'on veut [p.157] établir en France, parce que la nature des deux assemblées était différente.
Ensuite ce n'est pas la question constitutionnelle qui a tué Charles X, c'est la question révolutionnaire. C'est sa qualité de roi de restauration, c'est la méfiance que l'ancien régime et le nouveau se témoignaient en grinçant des dents.
Enfin, en Angleterre, rien de semblable ; ni l'aïeul de Victoria, ni la reine elle-même n'ont eu à défendre une couronne de restauration; aucune méfiance, aucun ressentiment de la guerre civile et de l'invasion étrangère n'existe entre le peuple anglais et sa reine. Et M. Duvergier, déclamant en cette circonstance comme dans tous ses écrits, fait preuve d'une légèreté de pensée que rien ne peut corriger.
Maintenant on me demandera comment le gouvernement se démêlera des cas extrêmes où les deux pouvoirs seront en lutte, si l'un des deux n'est pas investi du dernier mot pour trancher le différend?
D'abord, ni moi, ni personne, ne pouvons nous charger d'imaginer une constitution infaillible; nous n'avons pas le don de préparer une panacée universelle pour tous les maux politiques. Il nous suffirait d'avoir démontré que votre dernier mot n'est qu'un remède de charlatan qui ne change rien à la nature du mal quand il existe, et qui peut le faire naître quand il n'existe pas.
Mais il ne faut pas perdre de vue que c'est précisément parce qu'aucun des trois pouvoirs ne sera investi de la prépondérance, que l'un ne pouvant surmonter l'autre, ils seront inévitablement poussés à transiger et à s'entendre, toutes les fois que le dissentiment ne sera pas d'une [p.158] nature si grave que la transaction en soit impossible ; et si le débat, au contraire, était d'une nature trop grave, le dernier mot n'y changerait rien.
C'est l'habileté des gouvernants qui prévient les cas extrêmes, et qui les empêche de naître. C'est à cela que tendront tous leurs efforts ; mais je le répéterai sans cesse, si un des deux pouvoirs à la prépondérance, il sera sourd à tout accommodement, et sera toujours si exigeant dans l'application de son droit, que toute transaction amiable sera impossible; votre théorie du dernier mot aura donc fait naître les cas extrêmes au lieu d'y remédier.
C'est s'alarmer sans fondement que de croire que l'égalité des trois pouvoirs de la charte établira entre eux un équilibre qui en détruira l'action et le mouvement. Si cela était, la charte serait un contre-sens. A l'instant il faudrait y ajouter un article qui déclarerait que le gouvernement des trois pouvoirs n'est qu'un préalable, une préface pour préparer l'absolutisme du seul pouvoir auquel on attribuerait la décision souveraine, et qu'on investirait de l'infaillibilité légale.
D'ailleurs, cet équilibre parfait, qui établirait dans le gouvernement une sorte de paralysie d'action, n'existe pas. Je n'en veux pour preuve que les craintes démocratiques des théoriciens révolutionnaires; car ils déclarent eux-mêmes que si vous ne donnez pas le dernier mot à la chambre élective, la nature des attributions de la royauté suffira, malgré légalité législative, pour faire pencher de son côté l'action du gouvernement.
Je crois qu'il en est ainsi ; je crois qu'il doit en être ainsi. C'est là l'indispensable principe de tout gouvernement. Sans cela, il n'y aurait ni monarchie, ni royauté [p.159] possibles. C'est à cette importante démonstration que nous allons nous livrer; il en résultera que la simple exécution de la charte, si on ne la vicie pas par l'introduction des principes républicains que nous réfutons, assurera à la royauté une influence suffisante pour gouverner, mais tout à fait insuffisante pour gouverner arbitrairement et pour méconnaître les droits des chambres. — Et cela, sans que nous réclamions pour la couronne ce dernier mot que nous refusons à la prérogative parlementaire.