Henri Fonfrède, Du gouvernement du roi, et des limites constitutionnelles de la prérogative parlementaire. Dédié à la Chambre des députés de France, Paris, Delloye, 1839, 298 p., reproduit in Ch.-Al. Campan (ed.), Œuvres de Henri Fonfrède, Bordeaux, Chaumas-Gayet, 1844-1847, 10 vol., t. 6, 1844, pp.23-34.
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Organisation du Gouvernement représentatif tel qu'il est réglé par la Charte,
Nous mettons le pied sur un terrain réel. La charte est un gouvernement certain dont nous pouvons apprécier le principe et les effets. Nous pouvons voir de quoi, en quoi, et pourquoi il est représentatif.
Les combinaisons de la charte n'ont point été arbitrairement imaginées. Dans la vie historique des peuples, les gouvernements ne s'improvisent pas, ne s'inventent pas, si j'ose m'exprimer ainsi, comme une conception subite, enfantée par une volonté actuelle. Le gouvernement, reflet successif de la civilisation de toutes les époques, est le produit presque nécessaire de l'état du pays, de ses mœurs, de ses passions, de ses besoins, de ses intérêts. Sans cela, il serait un corps hétérogène, une superfétation, un effet sans cause, qui ne ferait que paraître et disparaître sans avoir pu fonctionner.
On voit facilement que les faits historiques, les divers incidents de la vie des nations, ajoutent graduellement [p.36] aux gouvernements des peuples les institutions nécessaires à leur représentation. C'est ainsi que de crise en crise, d'essais en essais, de révolution en révolution, nous sommes arrivés à la charte, et il ne faut que l'analyser avec un peu d'attention pour se convaincre que, dans son système, l'élection ne constitue pas la représentation nationale.
En effet, le gouvernement doit être la représentation, bien moins de la volonté mobile, changeante, des citoyens rassemblés et consultés à intervalles sur des questions que la plupart ne peuvent connaître, que des besoins et des intérêts successivement établis par le cours des âges jusqu'au moment actuel inclusivement. C'est de la direction traditionnelle de ces intérêts et de ces besoins, c'est de la conservation des droits et des biens qui en résultent, c'est des modifications nécessitées à la fois et produites par le progrès des lumières et l'expérience acquise de génération en génération, que le gouvernement doit être représentatif.
De là, la triple nature de la représentation nationale, qui, sous une forme ou sous une autre, se trouve plus ou moins dans tous les gouvernements possibles, et qui constitue leur vraie légitimité.
Analysée ainsi, la monarchie constitutionnelle nous présente ses trois grands corps politiques sous la forme qui me paraît faciliter le plus complètement l'exactitude de la représentation nationale, mais qui n'exclut pas la possibilité d'autres formes gouvernementales plus appropriées aux mœurs de certains peuples : car, pour les peuples qui ne seraient pas en harmonie avec notre civilisation [p.37] libérale, nos formes constitutionnelles ne seraient point un gouvernement représentatif.
Dans notre système constitutionnel, la royauté représente cette unité, cette direction, cette tradition, successivement établies et conservées d'âge en âge par la nation, et qui constituent la principale partie de son être; la royauté n'est point née d'un fait fortuit ou d'une volonté individuelle, ni même d'une volonté préméditée et concertée entre tous; elle s'est produite naturellement comme un fait co-existant à la nation elle-même; vivant, agissant, progressant avec elle; perdant ou acquérant avec elle sa force, sa gloire, sa prospérité. Formulée en plusieurs dynasties successives, la royauté française n'en est pas moins restée immuable, héréditaire, représentation sacrée de l'unité nationale et de son action à l'intérieur et à l'étranger : c'est la base fondamentale, c'est la clef de toute notre représentation.
Puis, je vois la pairie. Là se trouvent, dans les notabilités en possession des avantages acquis, l'instinct, le besoin, le désir de les conserver, et, par conséquent, la représentation du principe conservateur des intérêts successivement formés par les siècles, dans la propriété, dans les positions sociales, dans la nature hiérarchique et coordonnée d'une société qui n'est pas née d'hier, et dont on ne pourrait supprimer les résultats consacrés par le temps sans frapper mortellement au cœur son existence actuelle. Cette portion si essentielle du gouvernement représentatif est malheureusement affaiblie par la suppression de l'hérédité dont elle aurait dû rester le symbole social. Ceci n'est point un progrès, c'est un mal; il est accompli : le supporter, c'est résignation; le louer, serait apostasie.
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Enfin, la chambre des députés ne représente point le pays, la France, comme on le dit si faussement; mais elle doit représenter un des intérêts du pays, une des portions de l'existence nationale. Elle représente ce besoin actuel, sans cesse mobile et changeant, mais souvent aussi juste et bien fondé, qu'éprouve la partie de la population médiocrement favorisée des biens sociaux, de s'élever, de se grandir, d'améliorer sa position, d'arriver à son tour, le plus promptement possible, à tout prix, même avec précipitation et imprudence, aux situations les plus heureuses et les plus enviées : c'est ce qu'elle appelle le progrès. — Si l'on vous dit que l'élection des classes moyennes représente autre chose, on vous trompe; on met sous vos yeux une utopie démentie par les faits. Il faut ne s'être jamais mêlé d'élections, et ne pas savoir les mobiles réels qui les décident dans leur ensemble, pour contester cette vérité.
La représentation des classes moyennes n'est donc pas à elle seule le pouvoir représentatif. La chambre des députés, dans ses conditions actuelles de cens démocratique, de fractionnement électoral, de macédoine confusément composée par des élections locales, de coteries et d'intrigues, dans de petits chefs-lieux sans vie morale et politique; temporairement réunie, sans tradition, sans passé, sans cohésion, ne représente en réalité que très-peu de chose, qu'une très-petite partie de la vie morale de la nation, qu'une faible parcelle de l'intelligence générale de ses besoins. Loin d'être l'élément représentatif tout entier, la chambre des députés est le moins représentatif de nos trois pouvoirs. Voilà pourquoi le gouvernement s'évanouit et se dissout dans ses impuissantes mains, lorsque, séduite [p.39] par de pernicieux conseils, elle essaie épisodiquement de s'en emparer.
Il faut espérer que cette détérioration ne sera que momentanée ; mais il est impossible de nous dissimuler à nous-mêmes que la chambre des députés est la partie imparfaite de notre gouvernement, et que son impuissance paraît chaque jour davantage, parce que, depuis la révolution de juillet, on a voulu assigner à l'assemblée élective un rôle qui n'est pas le sien dans le gouvernement: elle est placée en dehors de son principe réel. Tant qu'elle s'opiniâtrera à jouer ce rôle, elle sera petite et de plus en plus impuissante. Quand elle ne portera plus ses vues au-delà de sa sphère constitutionnelle, elle sera puissante et vraiment représentative dans ses attributions ; elle rendra au pays les services qu'il a droit d'attendre d'elle. Ce n'est point la loi électorale qu'il faut réformer, ce sont les attributions politiques de la chambre des députés qu'il faut autrement comprendre.
Comment les trois pouvoirs constitutionnels composant notre représentation nationale doivent-ils fonctionner? Quels sont leurs attributions, leurs droits, leurs limites? La charte les a clairement exprimés, et cependant les théoriciens représentatifs, comme si le gouvernement était de nos jours chose trop facile et trop simple, se sont empressés d'y ajouter des conditions toutes nouvelles, dont la charte n'a pas dit un mot ; et sous prétexte d'assurer la vérité du gouvernement représentatif, ils ne vont à rien moins qu'à détruire la charte elle-même et tout principe de gouvernement.
Le sens le plus vulgaire indique qu'une grande nation comme la France a besoin que son gouvernement ait une [p.40] direction unique, ferme, constante, et non pas trois directions simultanées, contraires, variables, rivales; c'est pour cela que le gouvernement ne doit avoir qu'un chef, le roi; c'est pour cela que le roi doit être héréditaire; c'est pour cela qu'il ne faut qu'un centre politique dans l'État ; c'est pour cela qu'il faut que ce centre soit immuable, inviolable, sacré.
Mais en même temps que la sécurité nationale et la direction générale du pays exigent cette concentration et cette unité de pouvoir, les intérêts individuels, la fortune, la liberté des citoyens, exigent des garanties contre les erreurs éventuelles du pouvoir royal. C'est pour cela que les chambres législatives sont instituées : l'une, pour la défense des intérêts acquis, inévitablement menacés par les intérêts qui veulent acquérir; l'autre, pour la défense des intérêts nouveaux, qui seraient durement repoussés par les intérêts déjà établis qui craindraient de perdre leur position.
C'est ainsi que la charte a compris le gouvernement représentatif. Au roi, elle a donné l'action, la direction, l'exécution. Aux trois pouvoirs réunis, la législation et la surveillance de tous les actes d'exécution dont les agents deviennent responsables devant les chambres, s'ils ont enfreint les limites que la constitution leur impose.
Ainsi, nul abus sérieux n'est à craindre ; les lois sont successivement discutées par les deux chambres ; chacune peut en repousser les dispositions qui blesseraient les intérêts qu'elle représente ; chacune peut y introduire les modifications qui lui paraissent utiles à ces intérêts. Le pouvoir royal envisage l'ensemble dans l'intérêt général qui lui est confié. Les ministres, nommés par le roi, ne [p.41] peuvent enfreindre les lois, puisqu'ils sont responsables devant les chambres qui les ont votées. — Quelles garanties vous faut-il encore?
Eh bien! Tout cela n'est rien aux yeux des inventeurs du gouvernement prétendu représentatif. La monarchie constitutionnelle que nous venons de définir, ils l'appellent une œuvre d'absolutisme, et voici ce qu'ils veulent mettre à la place.
Vainement la charte définit et détermine le gouvernement du roi, ses formes et ses règles; les théoriciens représentatifs affirment que le roi ne doit point gouverner, qu'il doit seulement régner, c'est-à-dire regarder les ministres gouverner sous les ordres de la chambre élective.
Selon eux, la chambre élective doit gouverner. C'est elle qui doit former dans son sein une majorité directrice du gouvernement ; qui doit trier dans cette majorité les hommes qu'elle juge les plus capables de bien exécuter le système de gouvernement qu'elle a conçu. Ces hommes, elle les désigne au roi pour ministres; le roi doit accepter le système et les hommes. S'il les repousse, il se met en rébellion contre le gouvernement représentatif de ces messieurs. Alors la chambre a le droit de lui refuser son concours, c'est-à-dire de refuser de remplir ses fonctions afin d'empêcher le roi de remplir les siennes, jusqu'à ce qu'il ait renoncé à la part de puissance législative et à la puissance exécutive entière que la charte lui attribue, et qu'il ait accepté des mains de la chambre le système et les hommes qu'elle juge convenable de lui imposer.
Vainement répondons-nous à ces grands publicistes que la charte n'a jamais parlé de toutes les belles choses qu'ils ont inventées; bien plus, qu'elle dit précisément tout le [p.42] contraire; qu'elle impose seulement au roi la condition d'obtenir l'approbation des chambres pour les lois qu'il veut faire exécuter par les ministres responsables nommés par lui ; que le droit et le devoir de la chambre sont d'examiner si les lois présentées sont bonnes ou mauvaises, et non pas d'exiger impérieusement qu'elles soient présentées par tels ou tels hommes. Vainement leur faisons-nous observer que si, au lieu d'apprécier les lois selon leurs avantages ou leurs défauts, ils votent pour elles ou contre elles, selon le nom des ministres qui les contre-signent, alors le gouvernement ne sera plus qu'une lutte personnelle entre les aspirants au ministère, au lieu d'être un travail consciencieux dirigé vers le bien du pays. En vain ajoutons-nous que la corruption la plus évidente résulterait de cette usurpation du pouvoir royal par la chambre; et que la chambre elle-même, poussée dans une telle voie, tomberait en décomposition, n'aurait plus de majorité, et s'éparpillerait en une multitude de minorités ; que ces minorités, contractant rapidement des alliances mobiles et contradictoires, imprimeraient au scrutin l'apparence mensongère de plusieurs majorités opposées, source incessante de faiblesse et d'anarchie au sein du gouvernement lui-même. — Rien ne les touche, rien ne les arrête. Ils raisonnent, ils impriment, ils intriguent, et finissent par reprocher au gouvernement personnel du roi le résultat des attaques inconstitutionnelles qu'ils ont osé diriger contre lui !...
Il semble que le délire de l'ambition ne puisse aller plus loin. Cependant ce n'est rien encore, et ce qui suit passe toute croyance.
En effet, si la chambre élective s'était prêtée aux usurpations [p.43] représentatives où l'on voulait la pousser; si elle avait voulu imposer au roi un système inventé par elle et des ministres par elle choisis, et que le roi les eût repoussés, je concevrais, à la rigueur, les plaintes ardentes des théoriciens représentatifs.
Mais les choses se sont bien autrement passées. La chambre élective, qui, malgré les fausses maximes dont on cherche à l'enivrer, est inspirée par un esprit de conservation instinctif, a donné son approbation au ministère du roi. La chambre n'a présenté au roi aucun autre système, aucun autre ministère, et la secte représentative reproche au gouvernement personnel du roi d'avoir faussé le gouvernement représentatif en refusant ce que la majorité ne lui a pas seulement offert !
En point de fait, nous n'avons pas à discuter cet incroyable non-sens, puisque la chambre élective n'a présenté au roi ni système politique, ni ministère qu'il ait refusés, il est bien évident que toutes les accusations dirigées contre le gouvernement personnel du roi sont chimériques. Mais en droit, en théorie, examinons les prétentions des sophistes de la prépondérance élective.