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CHAPITRE XIII.
De l'Influence constitutionnelle de la Couronne.
D'abord, comme je ne veux point reculer devant la difficulté, je commence par déclarer que s'il m'était démontré que l'égalité constitutionnelle des trois pouvoirs de la charte ne laissât pas à la couronne une influence suffisante pour faire pencher en sa faveur la balance du gouvernement; s'il m'était démontré que l'équilibre des pouvoirs de la charte fût tel qu'il faudrait, pour déterminer le mouvement gouvernemental, donner une prépondérance obligatoire, un dernier mot définitif à l'un des pouvoirs, c'est pour la royauté constitutionnelle que je le réclamerais, à l'exclusion des chambres, surtout à l'exclusion de la chambre élective. — Sur ce point mon opinion est formelle. Dans l'état de la France, avec la charte qui nous régit, avec les éléments électoraux qu'elle met en [p.160] œuvre, je déclare que le gouvernement attribué à la chambre des députés par la doctrine du refus de concours est, à mes yeux, la plus mauvaise de toutes les combinaisons imaginables, la plus impraticable, la plus impossible des hypothèses. Je ne connais guère de gouvernement assez mauvais pour ne pas être préférable à celui-là. Certes, il me sera bien facile de faire voir que la prépondérance accordée constitutionnellement à la couronne aurait bien plus d'avantages, et bien moins d'inconvénients que celle de la chambre élective.
Mais, je le répète, la royauté peut encore s'en passer. La charte n'a pas été tout à fait assez démocratisée en 1830 pour rendre le gouvernement entièrement impossible à la couronne, pourvu que la démocratie parlementaire n'en veuille pas outrer les conséquences ; car si elle parvient à faire passer en règle pratique sa théorie du refus de concours qui n'est pas dans la charte, et l'absolutisme constitutionnel des coalitions de minorités qui détruit la charte, alors il est bien évident qu'aucun gouvernement ne sera possible, à quelque pouvoir, à quelque royauté, et à quelque ministère que ce soit.
Mais je raisonne dans l'hypothèse de la charte, dans l'hypothèse de la monarchie constitutionnelle, dans celle où le concours des trois pouvoirs forme le gouvernement, et où, par conséquent, aucun des trois pouvoirs n'a le droit de refuser son concours, c'est-à-dire de détruire le gouvernement.
Eh bien ! je dis que, dans cette hypothèse, l'équilibre des trois pouvoirs n'est pas tel qu'il puisse arrêter le mouvement des affaires publiques et la marche de l'État, et qu'il n'est pas nécessaire de donner à l'un des pouvoirs pour [p.161] terminer le dissentiment un dernier mot, qui d'ailleurs, nous l'avons vu, ne peut jamais rien terminer.
Sans doute, j'en conviens, les trois pouvoirs ne seront pas toujours unanimes dans l'adoption des mesures qu'ils discuteront, d'où il résultera que toutes les mesures proposées de part et d'autre ne seront pas toutes converties en lois, ne seront pas toutes exécutées ! — Mais est-ce que cela rend le gouvernement impossible? Est-ce qu'il est nécessaire, pour que le gouvernement soit possible, que toutes les mesures proposées soient converties en lois et exécutées? — Est-ce que le gouvernement représentatif de la charte n'a pas été calculé et combiné précisément pour que les mesures qui ne réunissent pas l'assentiment des trois pouvoirs ne puissent pas être exécutées? — Est-ce que ce n'est pas là précisément la garantie que la monarchie constitutionnelle donne à l'ordre et à la liberté? — N'est-ce pas vous qui inventez le refus de concours, non pas pour faire marcher le gouvernement, mais au contraire pour l'arrêter? Un projet est repoussé? Eh bien ! On ne l'exécute pas. En quoi le gouvernement est-il arrêté? Il continue sa marche, au contraire : ne l'avez-vous pas vu pour les chemins de fer et pour la conversion des rentes ? — C'est là le beau côté du gouvernement représentatif de la charte, c'est la sauvegarde qu'il donne contre le despotisme d'une partie de la société sur l'autre. Et vous, sous prétexte de faire marcher le gouvernement que vous prétendez être arrêté par un équilibre qui ne l'arrête pas du tout, c'est vous qui inventez le refus de concours et votre dernier mot, qui l'arrête, qui lui coupe bras et jambes, et qui le met dans la nécessité, ou de résister à cette inconstitutionnalité par la force, ou de laisser détruire l'indépendance de deux [p.162] des trois pouvoirs en cédant à l'omnipotence élective !...
On le voit donc, le mal qui peut arrêter le gouvernement, c'est précisément la doctrine du refus de concours. Mais le simple rejet d'une mesure, d'une loi proposée par un des trois pouvoirs, n'arrête nullement la marche de l'État. Seulement on dit : — Soyons fidèles à la charte. D'après elle, la loi étant déclarée constitutionnellement mauvaise et repoussée, renonçons-y et passons outre. — Si vous niez cette règle, que reste-t-il de la charte? Rien. Aujourd'hui la chambre des députés, pour venger le rejet qu'elle aura éprouvé d'une mesure proposée par elle, refusera son concours : demain ce sera la pairie; après-demain la royauté. — Puis la force décidera, et il n'est pas du tout évident que le coup d’état électif sera toujours celui qui aura le dessus. La force, l'opinion, l'habileté, varient, et le succès aussi. Quant au droit, il est égal des trois côtés. La charte exige le concours des trois pouvoirs. Ou aucun d'eux n'a le droit de refuser ce concours, ou tous les trois l'ont. — Alors à quoi bon?
Sans doute, si, en outre de leur égalité de droit, les trois pouvoirs étaient d'une même nature en point de fait; si la puissance exécutive était partagée en trois, comme la puissance législative, alors l'équilibre des pouvoirs pourrait aller parfois jusqu'à produire une inaction forcée de toute la machine gouvernementale. Mais il n'en est point ainsi : le droit est égal entre les trois pouvoirs, mais non pas le fait. C'est pour cela que la royauté a encore assez d'influence pour donner l'impulsion à la machine, si l'égalité de droit établie par la charte est respectée par les chambres. — Le roi ne peut pas envahir le tiers-législatif qui appartient à la chambre élective, mais comme il a, [p.163] lui aussi, le tiers-législatif, et qu'il a toute la puissance exécutive, l'influence qui en résulte lui donne la force d'action nécessaire pour déterminer le mouvement des affaires. Il ne peut pas être absolu, mais il peut agir, diriger, quoiqu'en éprouvant des points d'arrêt partiels, des limitations constitutionnelles. — Mais il n'en est plus de même si vous admettez la doctrine du refus de concours : alors la chambre absorbe à la fois toute la puissance législative et toute la puissance exécutive. Elle dépouille le roi de tout, tandis que dans l'autre hypothèse le roi ne peut la dépouiller de rien. Comparez les deux doctrines, et jugez.
Au reste, des publicistes que j'estime beaucoup, craignent que l'influence constitutionnelle, qui me parait suffisante pour la royauté, ne le soit pas en effet. Mais il me semble que les arguments de la démocratie parlementaire doivent leur démontrer que mon opinion est fondée. — Car, pourquoi l'école doctrinaire, jointe aux radicaux, demande-t-elle la prépondérance pour la chambre, c'est qu'ils soutiennent que si on laisse les trois pouvoirs de la charte fonctionner également, la couronne finira toujours par faire pencher la balance en sa faveur. — C'est pour cela précisément qu'ils invoquent la prépondérance pour la chambre, afin d'éviter que la couronne ne reste directrice du gouvernement.
Or, c'est précisément parce que je conviens très-nettement que l'égalité constitutionnelle finira par se résoudre en faveur de la couronne, que je dis qu'il faut maintenir cette égalité, et qu'il ne faut donner le dernier mot, obligatoire en droit, à aucun des trois pouvoirs.
En effet, que faut-il dans la monarchie [p.164] constitutionnelle, dans la monarchie de la charte ? — Faut-il qu'elle soit calculée de manière que la chambre élective ait nécessairement le moyen de suspendre, d'annuler le gouvernement du roi, même quand il se conforme à la charte ?
Non, sans doute. Il faut seulement que le gouvernement du roi soit dépouillé de toute puissance arbitraire, qu'il ne puisse arriver à fonctionner qu'après avoir rempli les conditions constitutionnelles, après avoir passé par les investigations, par les discussions, par les votes, qui sont stipulés pour garantir qu'une mesure est bonne et utile à l'État. Eh bien ! ce n'est précisément qu'après avoir rempli toutes ces exigences de la constitution, que le roi trouve dans la nature même des fonctions qu'il a reçues de la charte, les moyens de conquérir l'influence nécessaire à faire marcher le gouvernement. Loin d'être un défaut, c'est précisément là le mérite et le but de la constitution. Car si on en concluait, au contraire, qu'après que le roi a rempli toutes les formalités constitutionnelles, après qu'il a déféré au vœu de la charte, il faut cependant que la chambre ait le droit et le moyen d'arrêter son gouvernement; alors quel maximum d'absurdité n'introduiriez-vous pas dans votre constitution? — Quoi ! Rien d'arbitraire, rien d'inconstitutionnel dans les lois proposées — puisque, si elles étaient arbitraires et inconstitutionnelles ; vous avez le droit de les rejeter, sans recourir au refus de concours : — rien d'arbitraire ni d'inconstitutionnel dans la conduite des ministres, car si leurs actes étaient arbitraires et inconstitutionnels, vous pourriez les accuser ou repousser leurs actes, quand la sanction législative leur serait nécessaire. — Et dans cette hypothèse, n'ayant aucun motif pour attaquer ni l'inconstitutionnalité des lois, [p.165] ni la culpabilité des actes du ministère, vous voulez avoir le droit de rejeter une bonne loi, la meilleure loi, la plus indispensable loi, le budjet, pour anéantir le gouvernement du roi, et, uniquement, parce qu'il vous plaît de chasser ses ministres et d'en nommer d'autres? Ce qui signifie que, n'ayant aucun motif constitutionnel d'attaquer le gouvernement du roi, vous voulez le changer, purement et simplement parce que vous le voulez, et parce que vous croyez que d'autres ministres vaudraient mieux que ceux que le roi a choisis? — Or, je le demande, jamais le pouvoir du bon plaisir a-t-il été porté aussi loin ? Jamais le déplacement des fonctions politiques a-t-il été aussi évident?
Mais s'il en était ainsi, si la charte avait reconnu aux chambres, non-seulement le droit de rejeter les mauvaises lois, le droit d'accuser les mauvais ministres de leurs mauvais actes, mais encore, si elle lui avait cru la capacité collective, l'avantage de position pratique, l'habitude traditionnelle des affaires, suffisants pour apprécier, mieux que le roi, l'habileté et la moralité des ministres, alors, au lieu de dire : le roi nommera les ministres, elle aurait dit : la chambre élira le ministère. Si elle ne l'a pas fait, c'est qu'elle a compris ce que tous les législateurs ont compris, excepté les doctrinaires et l'opposition, que, dans toute monarchie, et même dans tout gouvernement, le choix des agents exécutifs doit toujours appartenir exclusivement au pouvoir exécutif, et qu'il n'y a jamais de gouvernement possible sans cela. — Il serait donc absurde, mais absurde à un degré que la parole humaine ne pourrait exprimer, que la charte eût raisonné comme nos adversaires le supposent, car alors voici quelle serait sa doctrine : [p.166] — « Je donne au roi le droit de nommer les ministres parce que je crois que la chambre est plus capable que lui de les bien choisir. » — Voilà votre doctrine du refus de concours. — Ne la trouvez-vous pas bien logique et bien constitutionnelle?
Et non-seulement la charte n'a pas raisonné, n'a pas parlé ainsi, mais aucun publiciste dans le monde, avant que la malheureuse métaphysique de l'école doctrinaire eût essayé d'unir et de combiner des principes contradictoires, aucun publiciste dans le monde n'a raisonné ainsi. — Et n'allez pas, je vous prie, me citer l'Angleterre, parce que le raisonnement qui paraîtrait semblable à celui que vous faites ne l'est pas, attendu que les éléments qui lui servent de base sont tout différents. Je vous l'ai déjà prouvé, j'y reviendrai encore.
En effet, non-seulement il est de règle que le libre choix des agents exécutifs appartient au pouvoir exécutif, parce que c'est une nécessité sans laquelle il ne pourrait exister ni fonctionner; mais encore il est visible, et je veux insister sur ce point, que le pouvoir exécutif, dans une monarchie, est infiniment mieux placé pour bien choisir les ministres, que le pouvoir électif ne peut l'être ; et, de plus, que la couronne a un intérêt immense à effectuer ce choix pour le bien simultané du gouvernement et du pays.
Le roi, d'abord, est infiniment mieux placé que la chambre pour connaître les hommes pratiques du gouvernement. Le roi les voit agir, la chambre les entend parler. Or, la différence est grande.
Le roi voit la capacité des ministres s'exercer, non-seulement par les résultats obtenus, mais par les obstacles écartés, vaincus, surmontés par eux dans le secret des [p.167] affaires. — La chambre ne peut et ne doit jamais rien savoir de tout cela. Jamais elle ne voit dans le dedans des hommes. Elle n'aperçoit jamais que leur surface. Jamais elle ne les voit dans leur réalité. Ils arrivent devant elles parés, frisés, empanachés de sophismes, d'éloquence, de charlatanisme théâtral.
Le roi, par le seul fait de sa participation intime aux affaires, est obligé de s'unir intimement au travail ministériel, de voir toutes les affaires au même point de vue que le ministère, sauf à l'approuver ou à le repousser; mais enfin, il n'y a pas moyen, entre la royauté et le cabinet, de se méprendre sur le sens des choses, de jouer aux propos interrompus, ou aux quatre coins.
Or, les trois quarts du temps, c'est ainsi que la discussion s'organise, ou se désorganise dans la chambre élective. Le ministre le plus capable dans les affaires peut être conduit dans un guet-apens de tribune; la chambre, impressionnée par la susceptibilité de ses dispositions et par l'impressionnabilité magnétique du moment, peut être fréquemment dupe d'une méprise, tout autant sur les hommes que sur les choses, et réciproquement. C'est de là qu'il arrive qu'elle se contredit souvent dans ses votes, sans qu'il y ait contradiction dans ses intentions et dans son esprit.
L'influence exécutive, qui, en définitive, donne au roi les moyens de faire marcher le gouvernement malgré l'égalité équilibrée des pouvoirs législatifs, est donc bonne, utile, bien calculée pour le pays; d'autant que le roi, qui a tous les moyens possibles de bien apprécier les hommes, surtout quand il préside le conseil et que les ministres discutent devant lui, a, en outre, le plus grand intérêt, [p.168] l'intérêt le plus constant, le plus essentiel, le plus positif, à faire les meilleurs choix possibles des ministres convenables au besoin des affaires.
Il est presque honteux d'être obligé de démontrer une vérité si claire, si palpable. Sur qui retomberont les dangers, les difficultés, les embarras du gouvernement, si les affaires sont dirigées par des ministres inhabiles? — N'est-ce pas la couronne qui, investie du pouvoir exécutif, éprouve à chaque pas les inconvénients, les périls, les obstacles de l'exécution? — La chambre des députés hasardera une mauvaise loi par son initiative, imposera un mauvais choix ministériel par sa prépondérance ; — mais ensuite, elle se retire, elle s'éclipse; ses membres se séparent, et vont jouir de la tranquillité de la vie privée. — Le roi, lui, reste avec la mauvaise loi qu'on lui a donnée, avec les mauvais ministres qu'on lui a imposés pour exécuter cette loi. — C'est donc lui qui supporte toutes les conséquences directes, inévitables de ces deux faits, et non la chambre. C'est donc lui et non la chambre, qui a le plus grand intérêt, l'intérêt le plus immédiat, à bien choisir tout ce qui concourt à l'exécution dont il est chargé.
Je ne veux point développer plus longuement cette pensée; elle est dans l'esprit de tous les gens graves et réfléchis, de tous les hommes accoutumés aux affaires. Il n'y a que l'ambition des puritains parlementaires qui puisse la méconnaître; ils ne veulent pas que le roi gouverne, parce qu'ils veulent régner à sa place; voilà tout. Tout leur gouvernement prétendu représentatif n'est qu'un échafaudage qu'ils combinent et qu'ils élèvent afin de parvenir à être ministres du roi malgré le roi, et plus roi que le roi. Ce n'est qu'une mauvaise fabrique de méchants maires [p.169] du palais, géants de paroles et nains d'action. Rien n'est plus antipathique à la nation française.
Ici, je le sais, on répète pour la millième fois une vieille objection ; on me dit : — « Votre système serait bon, si l'on était certain d'avoir toujours un roi capable, bon, juste, cherchant l'intérêt du pays, et assez habile pour le comprendre. Mais si, parmi une série de rois, il s'en trouve de médiocres ou de mauvais, que deviendra pour lors l'État, privé de ses garanties constitutionnelles? »
Mais je réponds : — Vous m'opposez le contraire de ce que je fais. Je ne demande pas qu'on prive le pays de ses garanties constitutionnelles contre les erreurs de la couronne; je demande, au contraire, qu'on les lui laisse, mais à titre de garanties, non pas à titre d'usurpation sur l'essence même de la royauté et contrairement à tout principe de gouvernement. Si vous avez un roi faible, incapable, mauvais, son influence morale s'éteindra nécessairement par le mécanisme constitutionnel. S'il n'a pas plus de force intellectuelle que ses ministres, ce seront les ministres qui le mèneront, et non pas lui qui mènera les ministres ; si les ministres n'ont pas plus de force intellectuelle concentrée que les chambres, ce seront les chambres qui mèneront les ministres, non pas par un dernier mot obligatoire, ce qui n'est que l'absolutisme renversé en faveur du pouvoir parlementaire, mais par la nature même des choses et de la constitution. Il n'est pas nécessaire, pour cela, de violer la charte comme vous voulez le faire. Est-ce que je demande pour le roi le pouvoir absolu? Est-ce que je demande pour lui le droit de faire exécuter les lois sans le consentement des chambres? Est-ce que toutes les garanties constitutionnelles ne sont pas conservées [p.170] et respectées dans le système que j'expose dans ce livre? — Je demande, au contraire, qu'on les respecte de part et d'autre, partout. Eh ! Mon Dieu ! soyez tranquilles, les droits parlementaires, tels même que je les ai reconnus, opposent aux abus du pouvoir royal des obstacles plus que suffisants. Si vous compreniez bien la crise transitionnelle où nous sommes, vous verriez que vous devriez avoir une crainte opposée à celle que vous manifestez. Vous devriez trembler constamment que les attributions de la couronne fussent trop faibles, et que celles de la chambre élective fussent trop fortes : c'est là le mal, le mal profond de la situation où quelques esprits irréfléchis ont précipité la France en 1830, parce qu'ils n'ont pas compris que la révolution était un fait exceptionnel, et n'était pas par elle-même un fait organique.
Car enfin, répondez! Est-il prudent de regarder toujours les dangers qui peuvent surgir d'un côté, et de ne jamais regarder les périls éventuels qui peuvent naître du bord opposé? Vous me dites : que deviendrons-nous dans votre système si vous avez un roi faible ou mauvais? Je vous réponds : vous aurez contre ce roi toutes les garanties constitutionnelles: le vote des lois — l'accusation contre les ministres qui consentiraient à se faire les instruments de ses mauvais desseins, et il n'en trouvera pas qui veuillent se compromettre à ce point. Je vous réponds : — ce roi n'a pas le dernier mot que vous réclamez pour la chambre; il n'a pas de refus de concours. Je vous réponds enfin : il est absurde de vouloir que les institutions humaines soient parfaites. Pour avoir les avantages immenses de la royauté, il faut forcément supporter ses imperfections éventuelles contre lesquelles vous avez [p.171] d'ailleurs mille garanties dans les limites que lui opposent les forces parlementaires. Mais de peur des inconvénients éventuels, vous priver vous-mêmes des avantages essentiels, incontestables de la royauté, c'est une folie; c'est détruire l'action du gouvernement pour éviter ses abus. Or, l'anéantissement du gouvernementale point d'arrêt qui le paralyse, est lui-même le pire de tous les abus.
Mais si, au lieu d'un roi faible et mauvais, il vous advient une chambre élective mauvaise ou faible, et que vous lui ayez donné le dernier mot, la décision infaillible et souveraine de tout, quelle garantie avez-vous contre cette désorganisation gouvernementale ? — Croyez-vous que le veto du roi puisse arrêter les volontés égarées de la chambre aussi facilement que le veto de la chambre peut arrêter les erreurs du roi? — Mais vous savez bien qu'il n'en est rien. Le veto du roi?... Mais par votre système, vous l'aurez détruit! Vous l'aurez rendu suspensif, misérablement suspensif, éphémère, impuissant. Ce ne sera plus qu'une misérable dérision ; car un seul appel est possible au roi devant le pouvoir électoral contre le pouvoir électif, et ne concevez-vous pas que dans mille occasions vous donnerez à décider en dernier ressort aux passions, à l'inexpérience, à l'ignorance même, n'ayant ni la possibilité, ni le temps, ni les documents nécessaires pour juger le fond des choses; que vous donnerez, dis-je, à cette confusion générale le droit de décider en dernier ressort, instantanément, les questions les plus en dehors de son aptitude et de ses spécialités?
Si d'ailleurs vous me permettez d'être franc jusqu'au bout, je vous dirai que, pour gouverner, il y a mille à parier contre un qu'une chambre élective sera toujours [p.172] plus incapable qu'un Roi. Je vous en ai dit les raisons. C'est que le gouvernement qui exige unité, direction, suite, patience, n'est pas dans la nature du pouvoir électif. C'est que le pouvoir électif ne peut d'ailleurs y mettre de continuité, puisque chacun de ses membres est principalement absorbé par ses affaires particulières, et n'est qu'épisodiquement, accidentellement, momentanément, appelé à discuter les intérêts généraux; c'est que le pouvoir électif représente l'intérêt particulier stipulant les garanties de l'individu contre le pouvoir social, et non pas le pouvoir social lui-même. C'est que ce corps tumultueux a quatre cent cinquante-neuf têtes au lieu d'une, et rassemble dans un foyer commun toutes les ardeurs ambitieuses qui veulent exploiter l'intérêt public pour leurs grandeurs individuelles et rivales. C'est que le gouvernement d'une chambre élective ne peut être un gouvernement, et dégénère inévitablement toujours en une intrigue qui ne meurt jamais et qui tue tout.
Dans votre système, vous avez donc tout à la fois une éventualité de mauvais gouvernement bien plus intense que dans le mien, bien plus probable, bien plus inévitable, et surtout bien plus irrémédiable; car il est bien plus facile de comprendre le veto définitif de la chambre, empêchant le roi d'exécuter une mauvaise mesure, que le veto suspensif du roi empêchant la chambre de commettre une grave erreur. — J'ose dire même que, dans votre système, c'est une impossibilité complète que vous imposez au roi. Si l'absolutisme électif, que vous baptisez si faussement de gouvernement représentatif, se réalisait jamais, non-seulement il n'y aurait plus de gouvernement normal et d'administration suivie eu France, mais [p.173] encore, dans les cas extrêmes, vous obligeriez le roi à voir périr l'État sous ses yeux, et à rester les bras croisés sans pouvoir essayer seulement d'y porter remède.
Pour terminer cet exposé des mille erreurs, des mille impossibilités, des mille contre-sens du prétendu système représentatif, j'ai deux principales vérités à émettre encore. — L'une et l'autre nécessiteraient un volume chaque. Je ne leur consacrerai cependant qu'un chapitre à chacune, parce que le moment n'est pas encore venu de les développer. Il faut d'abord les mettre en circulation, les livrer à la controverse démocratique, laisser l'opinion publique user contre elle son premier feu, ses plus violents préjugés, ses présomptions les plus hostiles. — Quand cette première bourasque sera passée, j'y reviendrai.
En attendant, j'appelle de nouveau l'attention des hommes d'état sur les deux chapitres suivants, et sur la conclusion de cet écrit.