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De l'esprit dynastique. — Seul il est la consécration du gouvernement représentatif de la Charte.
Les gens qui pensent comprendront que le chapitre qu'on vient de lire n'est pas un hors-d'œuvre jeté là au hasard. — Même, sans développement, il était nécessaire, indispensable, pour mettre l'esprit de mes lecteurs dans une situation sympathique à celui-ci. — C'est tout ce que j'ai voulu pour le moment.
Les préjugés libéraux se révoltent à l'idée de la royauté, renfermant dans un homme, chef de l'État, la représentation de l'intérêt général du pays. Cependant, toujours soumis à leurs idées de souveraineté populaire, les libéraux se résigneraient à la royauté, si le roi était l'élu du peuple, le mandataire des citoyens par voie de scrutin et d'élection; ils pardonneraient à la royauté son unité, sa force, sa majesté, s'ils pouvaient faire sortir toutes ces grandeurs de l'urne électorale.
Mais du moment que la royauté devient héréditaire, la souveraineté du peuple tombe en convulsion. — En effet, elle comprend bien dès-lors que le sceptre lui échappe, directement et indirectement. — Le fils qui monte sur le [p.183] trône en prenant l'épée, le sceptre, et la main de justice du père, ne demande pas son titre au peuple souverain. S'il le demandait, il n'y aurait plus ni roi, ni royauté, ni représentation générale du pays, parce qu'il n'y aurait plus dynastie, suite, succession, consolidation, fixité, représentation virtuelle et immuable de la durée nationale.
Le propre de la royauté c'est d'être spontanée, de naître d'elle-même, d'être produite par l'ensemble des besoins nationaux qui la réclament impérieusement, et de sortir des faits pour se spécialiser, s'appliquer, s'incarner dans la personne humaine que les événements ont préparée pour la recevoir, sans quoi il n'y a pas royauté. — Royauté et élection sont le contre-sens le plus grossier : la royauté élective ne représenterait rien; ce serait le néant gouvernemental d'une chambre des députés concentrée et rétrécie dans un homme; et comme il ne faudrait que faire disparaître cet homme pour qu'une nouvelle élection reconstituât une nouvelle royauté au profit des ambitieux qui la rêveraient, votre roi électif paraîtrait pour disparaître; vous auriez bientôt vingt prétendants à la fois qui se disputeraient cette ridicule couronne souillée aux pieds de la démocratie ; vous auriez tant de rois, que vous n'en auriez plus.
Quoiqu'il soit arrivé parfois qu'un simulacre d'élection ait accompagné l'apparition d'une royauté nouvelle, celle de Hugues Capet, celle de Guillaume, celle de Napoléon, celle de Louis-Philippe, l'histoire vous dira que l'élection n'a été dans ces créations royales que la forme extérieure destinée à consacrer un fait qui prenait son existence réelle dans une cause plus sérieuse et plus vraie. La royauté était sortie des événements, ainsi que je vous l'ai dit, par [p.184] la force d'une grande végétation sociale, dont elle était le fruit; l'élection constatait la réalité d'un fait qu'elle n'aurait pu ni nier ni créer. Quel autre aurait pu être fait empereur à la place de Napoléon ? Quel autre aurait pu être fait roi à la place de Louis-Philippe? Cherchez bien. Voyez à quels candidats le sénat conservateur d'abord, les 221 ensuite, auraient pu dire: « Soyez empereur! Soyez roi par notre volonté souveraine ! » Vous n'en trouverez pas. Je vous l'ai déjà dit: — en 1830, et même aujourd'hui, supposez la disparition de la branche aînée, de la branche cadette, de la race napoléonienne, quel roi vous donnerait votre prépondérance élective, et sans roi quel gouvernement feriez-vous en France ?
La royauté, donc, n'existe qu'à condition de ne pas être élective. C'est pour cela qu'elle représente l'intérêt général, et qu'elle constitue la direction du gouvernement, légalement et constitutionnellement surveillé par les chambres. C'est pour cela qu'après être née spontanément des faits politiques et sociaux, il faut qu'elle tienne de l'hérédité la continuation future de son existence. C'est pour cela que l'esprit dynastique est la base en France de l'ordre gouvernemental, de la liberté, de la société tout entière. C'est pour cela qu'à l'heure où j'écris ces lignes, le plus grand besoin de la France, le devoir le plus sacré par conséquent des hommes éminents qui ont de l'influence sur l'opinion publique, c'est de rétablir dans le pays l'esprit dynastique que la révolution de juillet devait nécessairement ébranler en changeant la dynastie. Ce changement était nécessaire, je le reconnais ; mais tout nécessaire qu'il était, il n'entraînait pas moins après lui cette conséquence fâcheuse dont les préjugés révolutionnaires se sont [p.185] d'abord emparés, et dont les doctrinaires eux-mêmes viennent de se faire une arme contre la royauté, espérant que la couronne aimera mieux ployer sous leur domination, que de s'exposer à des coups d'autant plus dangereux, qu'ils partent des mains qui devaient la défendre. – Quel perfide calcul !
Les puristes rationnels semblent croire que le talent, la vertu, le génie, étant personnels, le fils n'emprunte aucun reflet d'influence et de force politiques au sang, au nom de son père. C'est qu'ils n'ont pas réfléchi à ce que j'ai dit dans le chapitre précédent sur la double nature de l'homme, moitié instinctive, moitié rationnelle. L'empire moral de l'hérédité jaillit de l'instinct même de la nature humaine. Vous, simple citoyen, si vous avez eu des liaisons morales avec un citoyen comme vous, qu'il meure, et que vous rencontriez ses enfants, portant son nom qui seul vous rappelle ce qu'il était pour vous, ne vous sentez-vous pas émus, entraînés à témoigner au fils les sentiments que vous inspirait le père? Ce fils n'en est-il pas pour vous la représentation et l'image? N'êtes-vous pas heureux de lui rendre en affection, l'affection que vous portait son auteur? Le nom, le nom seul n'exerce-t-il pas sur vous un prestige invincible?
Eh bien ! Il en est de même de la partie instinctive des nations, plus encore que des individus. L'esprit dynastique, la consécration de l'hérédité donne par elle seule au gouvernement une force, une influence inappréciables : ce n'est point une illusion convenue, c'est la plus positive des réalités. Voyez l'empire que le nom seul de Napoléon avait conservé. Il était mort, son fils était mort; il ne se présente qu'un neveu, homme inconnu, sans action [p.186] glorieuse, sans service rendu au pays, sans aucun fait personnel qui parle pour lui, et par cela seul qu'il était héritier d'une sorte de magnétisme indirect de la dynastie improvisée et déjà morte de Napoléon, officiers et régiments se sont pressés un instant à ses côtés, et le retentissement populaire, sans raison, sans intérêt spécial, uniquement poussé par l'instinct du nom, semblait déjà répéter l'écho de l'ovation impériale de Strasbourg !
A quelle cause attribuer cette tendance irrationnelle des populations, si ce n'est à l'influence instinctive de l'hérédité sur la race humaine? Hérédité, filiation des esprits par la filiation du sang, parenté morale, que rien n'explique, mais que tout prouve, et qu'aucune réfutation ne peut atteindre! Ici, je le sais, arrive l'objection banale : en parlant pour l'esprit dynastique, je plaide, dit-on, la cause de Henri V. — Je plaide la cause de toutes les royautés vivantes, je ne plaide pas celle des royautés mortes; je plaide la cause de toutes les dynasties, en plaidant la cause d'une seule. Il ne dépend ni de moi, ni de personne, de faire autrement. Je ne suis pas assez ingénieux pour vouloir baser une royauté héréditaire sur la souveraineté du peuple ; je sais trop bien que ces deux termes s'excluent et se détruisent : il faut opter. Or, mon choix est fait. Je ne veux de la souveraineté du peuple à aucun prix; je ne veux point être parricide; jamais je ne consentirai à immoler la France à un sophisme. Je veux la royauté avec toutes ses conditions nécessaires. L'hérédité est la première de toutes, et c'est pour la famille qui règne en France que la France doit la proclamer et la défendre ; après Louis-Philippe, le duc d'Orléans ; après le duc d'Orléans, son fils; ainsi toujours dans les siècles futurs. Et [p.187] pour moi, je le déclare, quoique partisan de la loi salique, quand il reste des collatéraux mâles à la royauté, si jamais ils nous manquaient, j'aimerais mieux cent fois que le sceptre tombât en quenouille que de le voir tomber en scrutin.
Oui, l'esprit dynastique est la base, la consécration, la pierre fondamentale de la constitution, de la représentation nationale, de l'ordre et de la liberté. Que le trône soit ébranlé, tout chancelle ; que la succession soit mise en doute, tous les intérêts sociaux regardent à droite et à gauche pour chercher un point d'appui. Ils n'en trouvent pas; mais toutes les ambitions ouvrent des yeux ardents, et partagent en espérance la dépouille royale et la fortune publique à la fois.
L'esprit dynastique est tellement indispensable à la France que, dans le moment même où les nécessités impérieuses de la révolution nous ont obligés d'y faire une exception rapide et momentanée, cette exception, que motivait trop évidemment l'esprit rétrograde et féodal de la restauration, a pourtant ébranlé l'organisme social de la France, a ressuscité les espérances délirantes de toutes les factions, a ôté aux lois de détail leur force tutélaire, a excité toutes les méfiances, toutes les craintes, toutes les convulsions populaires, par cela seul que l'avenir du pouvoir royal pouvait être mis en question. Souvenez-vous de l'état d'anxiété qui a rempli notre monde commercial, qui a suspendu l'action industrielle, qui a resserré les capitaux, qui a laissé presque deux ans entiers le peuple sans travail, et par conséquent poussé par ses souffrances à augmenter encore l'agitation générale que la révolution de juillet traînait nécessairement à sa suite, comme toutes [p.188] les révolutions possibles. Eh bien! Ce trouble, cette anxiété, ce désordre moral qui pouvaient enfanter de si déplorables malheurs, si la royauté de Louis-Philippe n'eût soudé la dynastie nouvelle sur le trône de la dynastie exilée, c'est précisément à la suspension de l'esprit dynastique qu'il faut l'attribuer. A mesure que la soudure s'est effectuée, les troubles ont disparu. Il n'y aura gouvernement complet que lorsque la soudure dynastique sera complète aussi. — Illustres champions de la démocratie parlementaire, c'est à la fixité monarchique, et non pas à votre prépondérance que la France demandera son salut !
Et toi, peuple français, généreuse et brillante dupe que tous les charlatans exploitent tour à tour, veux-tu de nouveau rouvrir la carrière des troubles, de l'inaction commerciale, d'une agitation convulsive sans cesse renouvelée, qui t'ôtera tous les moyens d'aisances, de progrès, d'ordre, de repos, et par conséquent de liberté? — La chose est facile et simple; en voici les moyens. — Proclame ta souveraineté déguisée sous le nom de prépondérance élective; décrète que Louis-Philippe n'est que l'exécuteur obligé de tes volontés, à lui signifiées par tes députés; que, s'il résiste à cette volonté prépondérante, il ne sera que le locataire passager d'un palais d'où sa race sera chassée avec lui, par les imitateurs glorieux des 221 qui l'y ont installée; décrète que les fautes du gouvernement peuvent être imputées au roi, sous prétexte qu'il dirige le ministère par son influence personnelle, au lieu de recevoir avec respect les ministres et les ordres de tes mandataires prépondérants ; décrète que les factions seront alors autorisées à le rendre responsable des actes de son pouvoir ; décrète que la France électorale, vaste comice rassemblé, [p.189] multiplié, divisé dans toutes les villes et dans tous les villages, jugera le gouvernement dans la personne du roi, élira son successeur, sauf à le détrôner de nouveau pour en choisir un second, un troisième, selon l'occurrence et les caprices de la foule tumultueuse ; intronise en France les kolos armés et sanglants de la Pologne, où le sabre devenait le dernier argument électoral, la suprême raison d'État. A l'instant et bien longtemps avant de mettre à exécution ces folies souveraines de l'absolutisme électif, du moment qu'elles seront seulement présumables et possibles, tu verras le commerce languir, les capitaux disparaître, les lois devenir impuissantes, les partis se faire justice de leurs propres mains, les intrigues de l'étranger envahir le forum et la tribune, la liberté périr et la nationalité s'éteindre. — Nouvelle édition de la malheureuse Pologne, tu recommenceras son histoire, et de tes propres mains tu t'effaceras des annales du monde. — Elle avait du courage comme toi, la Pologne ! Des cœurs généreux et dévoués, une population brave, ardente à défendre sa liberté. — Pourquoi l'a-t-elle perdue? — Parce qu'au lieu d'être soutenue par l'esprit dynastique, elle était anéantie par la souveraineté élective, transformée en simulacre, en mensonge, en destruction de royauté !
N'allons pas si loin. Remontons seulement jusqu'au 18 brumaire : voyez dans quel état de délabrement et de dispersion l'organisme social était tombé en France, faute de fixité dans le pouvoir, faute de pouvoir inviolable et héréditaire, faute d'établissement dynastique. — Napoléon paraît, et malgré les commotions révolutionnaires, il entreprend de reconstituer cet esprit dynastique pour sa personne et pour sa race. — En un clin d'œil, tout renaît, [p.190] tout se pacifie, tout rentre dans l'ordre, et la prospérité se rétablit. On objecte vainement que l'édifice impérial s'est écroulé. Ceci n'est point venu du principe politique que Napoléon avait pratiqué, mais de l'abus qu'en avait fait son génie indomptable. Napoléon, quoi qu'on en ait dit, n'est pas tombé sous la question libérale, pas plus que Charles X n'est tombé sous la question constitutionnelle. L'un est tombé sous les excès de sa tendance guerrière, l'autre sous les excès de la lutte révolutionnaire et contre-révolutionnaire. Il n'y a que cela de vrai dans ces deux grandes catastrophes.
Ce n'est point à l'esprit dynastique que Napoléon voulait rétablir qu'il a dû sa chute. Bien loin de là : les erreurs ardentes de son génie auraient été réparées, si la dynastie napoléonienne s'était établie. Il est certain pour tout homme qui comprend l'avenir que, sans les désastres qui frappèrent dans ses armes la maison impériale de France, Napoléon II, par la force même des choses, aurait été conduit à modifier ce qu'il y avait de trop énergique dans le pouvoir impérial. A la seconde génération impériale, le mal se serait atténué; à la troisième, il n'en serait plus resté vestige; on n'aurait plus eu que les bienfaits d'ordre, de fixité, de repos, de progrès, que l'esprit dynastique aurait produits.
Qu'est-ce que le 18 brumaire aux yeux de l'observateur superficiel, imbu des erreurs de la souveraineté du peuple, soit qu'il la borne à la prépondérance des classes moyennes, soit qu'il descende plus bas, dans le néant du pouvoir politique? — Le 18 brumaire, pour un tel observateur, n'est autre chose que trois ou quatre compagnies de grenadiers, guidés par un général déserteur de son armée [p.191] abandonnée dans les sables africains, et jetant par les fenêtres de l'orangerie de Saint-Cloud les représentants du peuple français. — Mais le résultat seul de l'événement ne vous dit-il pas que cette manière de considérer les choses est absurde et fausse? Si ces prétendus représentants eussent réellement représenté quelque chose; s'ils eussent représenté, je ne dis pas le peuple français, mais seulement une portion morale de la nationalité française, croyez-vous qu'ils auraient ainsi disparu par un coup de main? Croyez-vous que quelques compagnies de grenadiers changent en vingt-quatre heures la volonté, le sort, la constitution d'un pays? — Eh non, sans doute, rien de tout cela n'est le 18 brumaire. — Ce n'est qu'un épisode accessoire, un détail d'exécution, un des moyens de l'œuvre politique que la nature même de la société accomplissait pour reconquérir l'institution royale dont elle ne pouvait plus se passer. Voilà la grande force morale que j'ai appelée le 18 brumaire de la pensée, il y a déjà deux ans; et ne croyez pas que j'aie oublié ou que je rétracte ce que j'en ai dit à Paris. — Il s'en faut du tout au tout; car j'y persiste plus que jamais. Je n'avais qu'un tort alors, c'était de croire aux doctrinaires, mais ce tort-là m'a promptement passé.
Oui, c'est cette grande tendance morale à laquelle Napoléon fit entendre sa forte voix, et qui, comme un vaste et profond écho parti de tout le sol national, lui répondit : — Me voici ! — C'est cette grande force morale qui constitue le 18 brumaire, et l'établissement qui en sortit. Que, si les événements l'ont détruit, c'est que le génie du chef était plus intense que les choses humaines ne peuvent permettre et soutenir, et que voulant tendre les ressorts [p.192] plus fortement qu'ils ne pouvaient le supporter, ils cassèrent sous le poids d'un fardeau auquel nulle combinaison humaine n'aurait résisté. — Mais quand l'établissement dynastique de l'empire vous a manqué, qu'avez-vous fait? Vous avez installé l'établissement dynastique de la restauration; et quand celui-ci vous a manqué, qu'avez-vous fait? Vous avez invoqué l'établissement dynastique de Louis-Philippe ; et si vous n'aviez pas eu un roi tout prêt, une dynastie toute prête à remplacer la dynastie déchue, dites-moi nettement comment vous auriez évité la république en 1830 ? Et si vous aviez eu la république, dites-moi, je vous prie, ce que vous seriez devenus? Et si la dynastie de Louis-Philippe vous manquait aujourd'hui, dites-moi ce que vous deviendriez encore?
La légèreté du peuple français est vraiment effrayante. Il n'a qu'une seule planche de salut pour traverser le chaos révolutionnaire et arriver à une organisation durable, et il prête l'oreille, avec plus ou moins de complaisance, aux déclamateurs ambitieux qui veulent lui persuader que cette planche est trop forte, et qu'il doit l'affaiblir de plus en plus, au moment qu'elle est chargée d'un poids si prodigieux !
L'esprit dynastique est tellement le fond de la société en France, la base même du gouvernement, que tous ceux qui le nient dogmatiquement au nom de la souveraineté du peuple, ou de la souveraineté de la raison, sont contraints à lui rendre hommage dans leurs paroles. Ne voyez-vous pas l'opposition du compte rendu, elle-même, se qualifier opposition dynastique? Ne voyez-vous pas les doctrinaires jurer leurs grands dieux qu'ils travaillent à consolider la dynastie, au moment même qu'ils la menacent [p.193] de ressusciter les 221 contre elle, pour la renverser, comme celle de Charles X, si elle ne veut pas accepter leur système et leur protectorat!
Ici, je suis fâché d'avoir à citer une anecdote dont j'ai longtemps voulu repousser le fâcheux augure.
Il y a deux ans, je croyais encore à l'instinct gouvernemental des doctrinaires ; je croyais qu'ils savaient ce qu'était l'esprit dynastique pour la France; je croyais qu'en face de l'instinct révolutionnaire qui pousse à la souveraineté du peuple, ils comprenaient que le premier devoir dans un homme d'état était, avant tout, plus que tout, et en tout, de travailler à rétablir l'esprit dynastique; que, par conséquent, ils étaient disposés à se sacrifier eux-mêmes, s'il était nécessaire, plutôt que de signaler à la nation les fautes réelles ou prétendues que la royauté pourrait commettre; et que jamais, pour leur cause personnelle, ils ne seraient capables d'exposer la couronne aux ressentiments populaires.
Ainsi je les défendais devant des légitimistes, hommes graves et instruits, dont l'antipathie contre les doctrinaires m'étonnait et me paraissait injuste. Et je leur disais : pourquoi blâmez-vous, dans les doctrinaires, le dévouement dynastique que vous reconnaissez vous-mêmes indispensable à la royauté? L'application de ce dévouement à une autre race que celle que vous servez dans votre cœur peut vous contrarier, mais en soi vous ne pouvez contester que ce ne soit un sentiment utile et politique, sans lequel aucun gouvernement ne serait possible en France.
Voici la réponse que j'obtins :
« Monsieur, me dirent ces légitimistes, nous honorons [p.194] en vous l'esprit dynastique, même en faveur de la royauté nouvelle, quoique nous blâmions l'application que vous en faites; nous l'honorons, parce que votre conviction nous paraît sincère, désintéressée, inspirée par un dévouement réel pour le pays. Mais nous n'honorons pas l'esprit dynastique ou prétendu tel des doctrinaires, parce qu'il n'est en eux ni une conviction, ni un dévouement; il n'est qu'un moyen de parvenir, un instrument de pouvoir pour eux. — Ils ont eu du dévouement pour la dynastie de la branche aînée tant qu'ils ont espéré devenir les organes, les employés, les ministres de son pouvoir; ils sont devenus anti-dynastiques pour elle quand, à tort ou à raison, elle n'a plus voulu d'eux. — Ils en feront autant pour la dynastie nouvelle. Le jour où Louis-Philippe ne les voudra plus pour maîtres, il les aura pour ennemis; ils deviendront anti-dynastiques une seconde fois, ou, pour mieux dire, ils ne changeront pas, mais ils paraîtront ce qu'ils sont. Si, pour exploiter la royauté de Louis-Philippe, il faut ressusciter les 221, attaquer la prérogative royale, ressusciter les tendances révolutionnaires, ils le feront dans l'intérêt de leur ambition, dussent-ils renverser la seconde dynastie comme ils ont renversé la première. Nous les avons vus à l'œuvre avant vous, et nous les connaissons mieux que vous. — Vous, vous avez été révolutionnaire de bonne foi; et, maintenant détrompé, vous êtes de bonne foi monarchique. — Les doctrinaires n'ont jamais été et ne seront jamais réellement ni monarchiques ni révolutionnaires. — Ils ne seront jamais que doctrinaires, c'est-à-dire, prenant l'un ou l'autre côté de la question selon qu'il conviendra à leur amour-propre et à leur ambition. »
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Il y a deux ans que cet avertissement me fut donné. — Je laisse aux lecteurs le soin de décider si les événements l'ont démenti ou confirmé.
Au milieu du brouhaha démocratique qui nous assourdit de toutes parts, les esprits, même les plus calmes, les plus réfléchis, sont imbus de cette idée-ci, que souvent je leur ai entendu exprimer :
Il est impossible, disent-ils, de lutter contre l'impulsion générale. Tous ceux qui ont essayé ont échoué. Le peu d'hommes qui restaient encore dans les rangs de la monarchie, la désertent et l'accusent. Le tiers-parti, d'abord, a joint l'opposition; puis les doctrinaires passent à la démocratie parlementaire. Que reste-t-il donc au gouvernement du roi? — Les ministres qui en sont chargés et une portion des fonctionnaires qui le servent; nous disons une portion, car beaucoup de ces fonctionnaires sont partisans de la prépondérance élective, de peur que celle-ci les destitue quand elle aura triomphé. Pendant ce temps, les masses populaires sont ou fort indifférentes au sort du gouvernant, ou séduites par les déclamateurs libéraux qui leur promettent une amélioration notable dans leur sort, quand la royauté, réduite à une position descendue, laissera le gouvernement entre les mains de la chambre élective. Que venez-vous donc nous parler de royauté, d'esprit dynastique, d'établissement monarchique? Tout cela est un rêve du temps passé. — Vous plaidez devant une chambre élective qu'on courtise, qu'on encense, à laquelle on offre la prépondérance et le dernier mot contre la royauté, et vous croyez qu'elle vous écoutera, vous qui lui contestez cette flatteuse suprématie? Vous plaidez devant des classes moyennes qui, par l'électoral, disposent [p.196] de tout, et vous voulez leur persuader qu'elles ne sont pas souveraines, et qu'elles n'ont ni le droit, ni la capacité de gouverner ? N'espérez aucun succès. Nous allons à la démocratie; elle est inévitable. Arrangeons-nous pour en souffrir le moins possible, et pour adoucir la chute. Après nous, nos descendants feront comme ils pourront avec la république !
Je vois tout cela, sans doute; je le vois surtout depuis deux ans, depuis mon voyage à Paris. — Et c'est précisément parce que je comprends l'intensité du mal, la gravité du danger, que j'écris et que je le signale à tous les imprudents qui l'excitent ou qui s'en jouent.
Oui, le mal est effrayant. La tactique insidieuse des doctrinaires l'a aggravé plus qu'on ne saurait dire; moins par le mal qu'ils sont capables de faire que par l'abattement qu'inspire une pareille conduite aux gens de cœur et de dévouement, qui désormais ne sauront plus à qui l'on peut se fier après avoir éprouvé une telle défection. C'est là le grand mal de la défection doctrinaire : car ceux qui la composent n'ont ni assez d'énergie ni assez d'action pour être redoutables par eux-mêmes ; ce sont désormais des gens sans importance, dans quelque parti qu'ils se placent.
Oui, le mal est effrayant; oui, il peut amener une crise funeste, qu'il est difficile, quoique possible encore, d'éviter ; mais cette crise elle-même ne sera point un dénouement définitif. Ce sera une transition, cruelle peut-être à traverser, pour revenir ensuite aux véritables principes de l'ordre social, c'est-à-dire à la monarchie. Car sans cela la société périrait ; la démocratie, telle que l'école révolutionnaire la conçoit, en y comprenant aujourd'hui les [p.197] doctrinaires, ne pouvant organiser aucun gouvernement en France. — Or, la France, pour leur plaire, ne consentira pas à périr.
Je ne crois point, je le déclare, à l'avenir démocratique des sociétés. Il n'y a que des professeurs comme les doctrinaires, ou des écoliers comme les républicains, qui puissent se faire une telle idée. La démocratie n'est pas un gouvernement possible. Qu'on en essaie une brutale ébauche au commencement d'une société, chez un peuple naissant, cela se conçoit; mais qu'une grande nation, vieille, civilisée, industrielle, amoureuse de luxe et de jouissance, veuille prendre la peine de se gouverner elle-même, au lieu de s'occuper de ses plaisirs et de ses travaux, et que ce miracle se passe en France, au dix-neuvième siècle ! Je pardonne à M. de Rémusat et à M. Duvergier de se laisser éblouir par un tel mirage, mais, en vérité, je ne me pardonnerais pas à moi-même, si pareil vertige pouvait égarer mon esprit.
La démocratie, même sous forme élective, n'est point la fin des sociétés humaines, n'est point leur but, n'est point leur organisation providentielle. C'est un désordre d'esprit passager qui doit faire encore des progrès, mais qui trouvera son remède dans son excès. Il faut savoir attendre, et la nation abdiquera elle-même une prétendue puissance qui la rendrait impuissante, une prétendue liberté qui la rendrait esclave, une prétendue fortune qui la ferait mourir de faim. La royauté, j'en suis profondément convaincu, est l'organisation gouvernementale essentielle, indispensable à la race humaine parvenue au degré de développement où elle s'achemine sous nos yeux avec tant de rapidité; la société verra bientôt, par [p.198] expérience, que l'élection n'est point, comme on le lui dit depuis cinquante ans, la source de la liberté et du pouvoir; qu'elle détruit l'une et qu'elle tue l'autre; que l'élection ne peut être employée utilement que comme contrôle et surveillance, comme garantie, non comme gouvernement. Alors de l'excès de décomposition démocratique où les fausses abstractions de notre époque l'auront poussée, l'espèce humaine réagira vers la royauté constitutionnelle, et comprendra que tout ce qui la rend fixe, durable, incontestée, établit l'ordre social sur des bases libérales et fécondes. — Je vais dire en terminant quelques mots sur ce sujet, car je ne veux le développer à fond que dans un an. Comme nous serons alors un peu plus avancés dans la désorganisation parlementaire, le tableau brillant et radieux de l'organisation monarchique fera un contraste plus efficace et plus persuasif.
Tout gouvernement exige l'unité du pouvoir. Les pouvoirs peuvent être divisés, le pouvoir ne peut pas l'être ; il peut seulement revêtir trois formes qui expriment ses trois modifications qui, en réalité, n'en font que deux : la direction du gouvernement et sa surveillance. La direction appartient à la couronne, la surveillance aux deux chambres, chacune dans l'intérêt qu'elle représente.
Ainsi, il peut y avoir tout à la fois unité, direction, force dans le pouvoir, surveillance, garantie, limites infranchissables, opposées aux excès éventuels de ce pouvoir.
Voilà la charte. Ainsi, votre gouvernement fait un tout, un tout représentatif de tous les besoins nationaux : la direction, la conservation, la novation. Mais si vous voulez le constituer par trois unités séparées, donnant trois directions souvent dissemblables, quelquefois [p.199] contraires, toujours rivales, vous plongerez la France dans un éternel chaos; et, pour sortir de ce chaos où il vous plaît de la plonger, si vous donnez au pouvoir démocratique, au pouvoir novateur, le droit de refuser son concours aux deux autres, et de faire triompher sa seule volonté pour dominer le pouvoir directeur et le pouvoir conservateur, alors vous tombez dans une révolution permanente, pire cent fois qu'une révolution accidentelle et passagère. — Ainsi, vous recommencerez le rêve formulé dans le programme fantastique de l'Hôtel-de-Ville; ainsi, vous détruirez le 13 mars et l'œuvre de Casimir Périer; ainsi, vous retomberez dans cette dégénération moribonde que les novateurs de 1830 avaient si convenablement et si ridiculement caractérisée sous le nom de royauté entourée d'institutions républicaines; c'est-à-dire une royauté dévorée par l'anarchie au profit de l'invasion étrangère et de tous les malheurs dont la Pologne nous montre la cadavérique immortalité.
Sans doute, pour gouverner, la royauté a besoin de s'appuyer dans chaque pays sur l'influence dominante, prépondérante, sur la force morale et matérielle que l'état de la civilisation du pays a créée, et qui est placée tantôt dans une région de la société, tantôt dans une autre, selon l'époque et les lieux. Sans doute, en France, aujourd'hui, cette force morale et matérielle, ce point d'appui est dans les régions de la société qu'on a nommées si improprement classes moyennes. Sans doute, c'est là principalement, mais non pas exclusivement, que la royauté doit placer son levier de gouvernement. Mais gouverner en s'appuyant sur la classe moyenne, ce n'est pas livrer le gouvernement à la classe moyenne elle-même, ainsi que [p.200] ses flatteurs imprudents le réclament en son nom. Le roi doit gouverner par elle, mais non pas être gouverné par elle. Remarquez bien ceci ; car voilà le nœud de la difficulté.
Non-seulement on a vu, dans le cours de cette discussion, que la foule éparse et divisée, que vous nommez classe moyenne, est incapable de gouverner, mais à cette vérité décisive, il faut ajouter celle-ci, tout aussi péremptoire : c'est que les classes moyennes se défendent par l'élection, que les positions supérieures sont défendues par la pairie, et que la masse du peuple français, du peuple travailleur, prolétaire, du peuple qui laboure, sue et souffre, est inévitablement et toujours représentée par la royauté; son instinct la lui montre comme une providence terrestre qui autrefois l'a délivrée de l'aristocratie féodale, et qui maintenant est destinée, tôt ou tard, à la délivrer de toute autre aristocratie qui voudrait devenir oppressive et féodale sous une forme différente.
Or donc, si le peuple voit la classe moyenne gouverner la royauté, lui imposer ses ministres, ses lois; si le résultat de cette usurpation est mauvais, pour le peuple, et il sera infailliblement mauvais, c'est contre les classes moyennes, qui le blessent déjà par mille points de contact, qu'il réagira, et c'est la royauté qu'il invoquera contre elles, comme autrefois il l'invoqua contre les hauts et puissants barons du moyen âge.
L'avenir démocratique des nations est donc une pure illusion, d'autant que l'industrie et le travail, se développant de plus en plus, ôteront de plus en plus aux citoyens, même dans les classes moyennes, tout loisir pour étudier le gouvernement et pour gouverner eux-mêmes. Vos [p.201] collèges électoraux, déserts ou à peu près, livreront le scrutin aux minorités numériques et intellectuelles. Ils deviendront les bourgs-pourris de la démocratie introduite dans votre classe moyenne elle-même.
Alors il arriverait que le gouvernement des classes moyennes serait chaque jour un mensonge plus évident, et que leur prétendue prépondérance ne serait qu'un prétexte mis en avant par quelques ambitieux, montés bien ou mal aux sommités des bancs parlementaires, pour de là opprimer et envahir la royauté.
Alors tout souffrirait à la fois : l'État dans son ensemble, parce que ses lois seraient mal faites et mal exécutées; les classes moyennes, parce qu'elles seraient à la fois exploitées par ces visirs passagers, et haïes par la classe populaire, qui leur imputerait tous les torts d'un gouvernement exercé en leur nom ; les classes populaires, enfin, qui, en perdant l'indépendance de la royauté, perdraient la plus incontestable garantie qu'elles aient sur la terre.
Si donc les classes moyennes, au lieu de se dévouer à la royauté et de l'appuyer de toute leur force morale, se laissent séduire par les sophismes ambitieux des doctrinaires, et qu'elles veuillent dominer la royauté, devenir royauté elle-même, exercer le gouvernement par leurs mandataires, au lieu de le surveiller par leurs députés, alors les classes moyennes travailleront à la ruine de l'État, à leur propre ruine, à l'exaspération des classes populaires qui revendiqueront impérieusement ou leur part de souveraineté, et la convulsion sera horrible et complète, ou la résurrection de l'indépendance de la couronne, le rétablissement de la royauté, alors nous reviendrons au port; mais après une longue tourmente, après de longs et [p.202] cruels orages où la France aura perdu ses plus belles gloires et son meilleur sang !
Ici les sophistes parlementaires offrent aux classes moyennes un autre remède, dernier produit du délire métaphysique de leur cerveau : c'est de s'appuyer elles-mêmes, elles, les classes moyennes, sur les classes populaires, sur la démocratie, pour dompter et gouverner la royauté ! — Oui, si vous voulez descendre jusqu'au fond des combinaisons insensées de la coalition doctrinaire, c'est là ce que vous trouverez sous cet amas confus de sophismes de toutes sortes, entassés pêle-mêle, et mis successivement au jour, selon les besoins du moment, par M. Guizot : sophismes démocratiques, sophismes monarchiques, sophismes philosophiques, sophismes protestants ou catholiques, amalgame fatigant où l'attention de l'esprit se perd au milieu du mécontentement de l'âme et du désappointement de la volonté.
Me faudra-t-il démontrer la folie coupable de cette combinaison ? Me faudra-t-il démontrer qu'en se faisant un levier des exigences populaires et des principes démocratiques, pour effrayer et dominer la royauté, les classes moyennes deviendraient encore plus incapables de gouverner qu'elles ne le sont maintenant? — Qu'elles doubleraient les maux populaires dont le ressentiment se servirait alors avec raison contre elles-mêmes de toutes les armes qu'elles lui auraient fournies contre le gouvernement du roi? A défaut des lumières de la conscience, le plus vulgaire instinct de l'intérêt, de l'égoïsme même, ne doit-il pas apprendre aux classes moyennes que le remède offert par la coalition est le pire et le plus irrémédiable de tous leurs maux, le plus évident de tous leurs dangers?
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A tous ces dangers, à toutes ces anxiétés, à tous ces malheurs, il n'y a qu'un remède, qu'une garantie, qu'un contre-poids : — c'est le rétablissement de l'esprit dynastique qui, seul, en affermissant la royauté, consacrera la durée et l'action du gouvernement du roi, surveillé par les chambres, retenu par elles dans la sphère constitutionnelle; mais dans cette sphère pouvant agir librement et moralement pour le bien du pays, avec lequel tous les intérêts de la royauté et de la dynastie sont étroitement liés, éternellement unis et confondus.
Car, voilà la garantie décisive offerte par l'esprit dynastique, et je vous prie de bien y réfléchir. C'est pour cela que la loi d'apanage était une bonne, une excellente loi, l'une des lois les plus libérales, les plus monarchiques dans l'intérêt du peuple même; ainsi que l'a si bien dit, sans en comprendre les causes, l'honorable M. Dupin aîné, dans son traité spécial sur cette matière.
Il a pu se trouver, sans doute, des époques de barbarie et d'ignorance où la royauté dynastique a mal gouverné les peuples. Mais certainement une assemblée élective représentative de cette ignorance et de cette barbarie aurait au moins aussi mal fait. Il faudrait être bien dépourvu de philosophie historique pour croire que, dans les temps privés de lumières générales et d'instruction particulière qui ont précédé et suivi la renaissance de la civilisation en Europe, une autre forme de gouvernement aurait épargné aux peuples les malheurs qu'ils ont subis sous leurs rois. En ces temps de ténèbres et de passions violentes, supposez telle forme de gouvernement que vous voudrez ; détruisez en France, en Espagne, l'inviolabilité, l'hérédité des rois ; supposez-y la pratique, les formes républicaines [p.204] et la souveraineté populaire; qu'y aurez-vous gagné, si ce n'est un redoublement d'hostilité, de réaction, de persécution politique et religieuse? Croyez-vous que le peuple espagnol eût alors détruit l'inquisition, qu'il regrette encore aujourd'hui? Croyez-vous que l'influence monacale n'y eût pas été encore plus forte que sous la forme monarchique? Croyez-vous qu'en France, le peuple qui coupait en morceaux et qui mangeait le maréchal d'Ancre, eût été un législateur bien doux et bien pacifique ? Et n'avez-vous pas vu, même de nos jours, ce peuple, quoique plus éclairé, agité par la crainte du choléra, se ruer avec autant de barbarie que de stupidité sur les hommes qui travaillaient à l'en préserver?
Ainsi donc, la royauté dynastique partageait les erreurs du temps, précisément parce qu'elle en était représentative. Mais si elle a mal gouverné les peuples, d'autres causes y contribuaient encore : c'est d'abord que la royauté dynastique était mal constituée, par l'effet même de la barbarie des temps ; ensuite qu'elle n'était pas tempérée par les institutions convenables; ensuite enfin, c'est qu'elle avait une existence à part, un intérêt à part de conquête et de domination qui la séparait du peuple et l'excitait à concentrer en elle-même la destinée de l'État.
Eh bien! Malgré ces vices, qui n'existent plus aujourd'hui, l'essence de la royauté dynastique était tellement de s'unir et de se confondre avec la nation, qu'elle a toujours été nationale, excepté dans les convulsions fatales de notre révolution, depuis 1789 ; et encore faut-il observer qu'alors la royauté n'a pas été dénationalisée par elle-même, mais tout à la fois, par l'exigence féodale et fanatique des privilégiés qui l'exploitaient, et par les ressentiments [p.205] de la démocratie elle-même, qui traversait la royauté de ses coups, pour aller au-delà atteindre et frapper les privilèges féodaux et ultra-montains qui s'en faisaient un rempart.
Par elle-même, la royauté dynastique tend sans cesse à s'unir, à se confondre avec la nation dont elle est la représentation vivante; elle ne peut briller, prospérer, grandir qu'avec la nation, qu'avec toute la nation; car la nation entière paye aujourd'hui l'impôt, fournit à la couronne les soldats, les administrateurs, les soutiens de toutes sortes qui doivent illustrer son règne au dedans, et le défendre au dehors. Chaque plaie faite à la nation est une plaie faite à la dynastie. Les sentiments mêmes de la famille dynastique s'incorporent aux sentiments nationaux, puisqu'en élevant la France dans toutes les voies du bonheur et de la gloire, c'est la gloire, c'est le bonheur, c'est la grandeur politique de ses enfants, c'est l'honneur éternel de son propre trône que le ROI DES FRANÇAIS consolide et consacre dans le bonheur et l'honneur national.
Si donc autrefois, et je vous en citerai mille exemples, malgré les vices particuliers qui dénaturaient la royauté et lui faisaient une existence à part dans l'État, la royauté dynastique est devenue nationale; si elle a défendu le peuple en France contre l'oppression féodale ; si elle s'est jetée au premier rang dans toutes les luttes où la France combattait contre l'étranger, que sera-ce donc maintenant que la royauté dynastique est incorporée à notre destinée, à nos lois, à nos institutions; qu'elle n'a plus un seul intérêt particulier hostile aux intérêts généraux de l'État; qu'elle est inévitablement solidaire de nos malheurs et de nos prospérités, et que des institutions indépendantes nous [p.206] garantissent et la garantissent elle-même contre les erreurs de ses conseillers responsables.
Et c'est dans une situation pareille que vous craignez le gouvernement du roi, et que, pour lui échapper, vous voulez y substituer le gouvernement bâtard d'un visiriat électif, enfant avorté d'une souveraineté populaire qu'il invoque et qu'il renie à la fois, image confuse, variable, mobile, inconsistante d'une foule électorale sans unité, sans direction, sans être homogène et compacte ! C'est pour arriver à ce résultat, qu'après avoir imprudemment démocratisé la charte, vous voulez la républicaniser complètement, et la détruire elle-même par les fausses conséquences des principes les plus faux, les plus erronés que les divagations révolutionnaires aient jamais proclamés?
Eh bien, n'y eût-il en France qu'une voix, qu'une seule voix, pour vous reprocher le crime que vous méditez contre vous-mêmes, il y en aura une au moins, et ce sera la mienne !
Et puisqu'il faut que chacun porte le poids de sa parole et de ses œuvres, en terminant, je vais vous dire qui je suis, d'où je viens, où je vais, ce que je veux, ce que je fais. Vous pourrez savoir ainsi quelle foi vous devez avoir ou n'avoir pas en moi.
Je suis fils d'un girondin, d'un conventionnel, d'un régicide.
J'ai sucé le lait de la révolution ; j'ai été élevé par elle : ses malheurs, ses gloires, ses principes, ont rempli l'atmosphère où ma jeunesse a vécu.
J'ai maudit l'empire, ses lois, son administration, sa grandeur, sa chute par l'invasion de l'étranger.
J'ai accueilli la restauration avec antipathie et [p.207] méfiance. J'ai fait contre elle l'opposition la plus tenace, la plus ardente, la plus inexorable, jusqu'à son dernier jour, jusqu'au jour où elle est tombée; — mais toujours franchement et à haute voix. Jamais je n'ai participé à quelque conspiration que ce fût, grande ou petite.
C'est de là qu'en 1830, après avoir protesté publiquement, en mon nom seul, contre les ordonnances de Charles X, c'est de là que, dans les premiers jours du mois d'août, je suis parti sans transition pour demander la conservation de la charte monarchique, l'initiative du pouvoir royal, l'hérédité de la pairie; c'est de là que je suis parti pour nier la souveraineté du peuple, l'abaissement du cens électoral, l'initiative parlementaire, et la prépondérance élective, qui termine tout cet ensemble de républicanisme déguisé.
Voulez-vous savoir où cette route m'a conduit?
Je suis volontairement resté sans fortune, comme avant la révolution, ne conservant qu'un modique débris de l'héritage paternel, échappé au 31 mai, et quelques capitaux gagnés par mon travail dans le commerce où je suis entré en 1813, simple commis à quinze cents francs d'appointements.
Je n'ai rien demandé! J'ai tout refusé. Je n'ai voulu rien être, pas même député, parce qu'on sait que c'est le moyen d'aller à tout; — j'ai voulu rester en dehors de tout, pour que l'indépendance de ma parole ne pût être soupçonnée par les passions et par les préjugés que j'allais combattre sans ménagement.
Depuis huit ans, j'ai usé ma fortune, ma santé, ma vie, à m'occuper des affaires publiques, sans jamais songer aux miennes. Je n'ai eu d'amis que les amis de la [p.208] monarchie. J'ai rompu avec eux aussitôt qu'ils ont rompu avec elle. J'ai accumulé sur moi les haines des adversaires que je combattais, les ressentiments des amours-propres que je froissais, les rancunes des amis qui fléchissaient et que je quittais.
Sa Majesté le Roi des Français m'a honoré deux fois dans ma vie d'un moment d'entretien. — C'est beaucoup, mais c'est tout. Et combien de citoyens en France ont eu cet honneur bien plus fréquemment et plus intimement que moi.
Moi, qu'on transforme en fanatique de la cour et du château, je n'ai aucun rapport, si faible qu'il soit, avec le château ni avec la cour.
Il y a deux ans que je n'ai vu le roi, et que je n'ai reçu aucune communication de Sa Majesté.
Eh bien! C’est du fond de ma retraite rurale où je vis dix mois de l'année, que j'écris ces lignes ; c'est là que mon absolutisme et mon aristocratie prennent leurs inspirations, au milieu des vignerons, des laboureurs, des marins. Peuple moi-même, autant que ce peuple fraternel qui compte sur moi comme je compte sur lui; vêtu comme lui, travaillant comme lui, et toujours prêt à lutter pour lui, comme il est toujours prêt à venir à moi quand il souffre et qu'il a besoin d'appui.
Voyez donc maintenant, vous qui lisez ceci, s'il n'a pas fallu qu'une conviction bien profonde et bien imployable surgît de ma conscience pour m'arracher aux idées primitives de ma jeunesse, à tous les instincts de l'éducation et de l'habitude, à toutes les impressions traditionnelles de mes alentours, à mes propres œuvres, à mes propres préjugés, encore sanctifiés par des sentiments de famille dont [p.209] je m'honore, et qui n'en ont point été altérés dans mon âme. Voyez si mon indépendance ne vaut pas celle de vos sophistes, toujours en quête d'un ministère ou d'un tribunat!
Je défends la royauté, parce qu'elle est l'âme et le salut de la France !
Je défends le roi, parce que sans le roi il n'y a plus de gouvernement, et sans gouvernement, il n'y a plus de France !
J'invoque le rétablissement de l'esprit dynastique, parce que sans esprit dynastique, il n'y aurait plus ni royauté, ni roi, ni France !
Et pour prendre cette détermination, croyez-moi, il a fallu plus de dévouement, plus d'abnégation de moi-même que pour tout autre. — Il est doux, il est facile de se faire populaire. L'éloquence tribunitienne est la plus vulgaire, la plus commode; elle est à la portée de tous. Les ovations l'accompagnent, les journaux la célèbrent, les échos du forum la répètent. Sans doute, la postérité aura des charivaris historiques pour cette éloquence dangereuse et fausse, mais les charivaris contemporains ne lui sont pas destinés.
Pour les défenseurs de la royauté, bien au contraire, le soupçon, l'injure, l'ingratitude, leur indépendance niée, leur moralité flétrie, leurs vieux services oubliés. Heureux encore lorsque leur domicile ne sera pas assailli, et leur personne menacée. Parce qu'ils ont combattu les abus de la royauté, on trouvera étrange qu'ils défendent la royauté elle-même, et leur patriotisme sera qualifié d'apostasie. — Oh ! peu de gens savent combien il faut de volonté d'esprit et de fermeté dans l'âme pour lutter seul [p.210] contre tous, pour résister à l'improbation de ses amis, pour supporter sans fléchir ces injustices amères, pour se suffire à soi-même, pour marcher le front haut, et fouler aux pieds l'ironique dédain d'une foule abusée. Il n'y a que la foi complète dans la vérité qui puisse donner à l'homme ce courage méconnu.
Que Dieu nous soit donc en aide, et ne fléchissons pas !
Ceux qui me blâmaient il y a deux ans, quand j'ouvris la lice dans le Journal de Paris; ceux qui m'ont blâmé, il y a un an, en prenant fait et cause pour M. Duvergier de Hauranne contre moi, peuvent comprendre maintenant que j'avais pressenti la véritable nature de la lutte qui devait s'établir entre la révolution et la royauté. — Ils commencent à se joindre à moi dans ce débat, quoiqu'avec ménagement et restrictions atténuantes. — Mais quand la crise sera venue à terme, quand la lutte des deux prérogatives les aura conduits au bord du précipice, alors ils laisseront les restrictions de côté, et s'estimeront heureux qu'à mes périls et risques, je leur aie gardé pour le combat définitif le terrain qu'ils avaient abandonné!
Montferrand, décembre 1838.