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CHAPITRE X.
Des Coalitions. — De l'Intérêt particulier, et de l'Intérêt Général.
Le mécanisme parlementaire, alimenté par l'action électorale, est un des éléments de notre monarchie représentative.
Les assemblées électives ne peuvent point être en France la source directrice et dominatrice du gouvernement de l'État.
Mais elles doivent en être le soutien, l'indispensable appui quand la royauté gouverne constitutionnellement dans l'intérêt du pays; ou bien, elles doivent lui présenter une infranchissable barrière, si elle voulait outre-passer les limites que la charte a posées à ses attributions.
Tout ce qui tend à dénaturer, à fausser le mécanisme parlementaire, dans l'assemblée élective surtout, est donc un grand danger pour la monarchie représentative. Or, les coalitions sont pour les assemblées électives le plus grand de tous les fléaux. Elles les exposent à l'impuissance [p.116] d'abord, a la déconsidération ensuite, au mépris, à l'abandon, à la ruine enfin, si quelqu'heureux épisode ne les arrête au milieu de leur fatale carrière.
Le régime parlementaire dont nous avons emprunté les formes à l'Angleterre sans pouvoir lui emprunter aussi les éléments vitaux qui le constituent, et les traditions respectées qui servent au pays de garanties contre ses écarts, exige, pour fonctionner régulièrement, une majorité gouvernementale sans cesse attaquée par une minorité qui tend à devenir gouvernementale à son tour. La première, développant les principes qui servent au pouvoir de moyen d'action sur la société; la seconde, invoquant les principes qui servent de garanties à la société contre les abus éventuels du pouvoir; de sorte que si le pouvoir accorde ce qui est juste, et n'exige que ce qui lui est nécessaire, l'opposition a le dessous devant l'opinion publique. Lorsqu'au contraire l'opposition ne demande que ce qui est juste, et que la majorité gouvernementale le refuse, la force de l'opinion passe du côté de la minorité qui devient majorité à son tour, et qui remplace dans les conseils du roi l'influence qui y a succombé par ses fautes.
Il faut donc, dans ce système, pour que le mécanisme parlementaire fonctionne à l'appui du gouvernement royal, que le parti qui attaque le ministère soit homogène et compacte dans ses principes, dans ses moyens, dans son but, afin que le jour où il aura renversé le cabinet, il puisse en offrir un nouveau à la royauté.
Voilà la théorie telle que l'ont professée les plus chauds adeptes du gouvernement représentatif dans leurs jours des illusions les plus brillantes. — Or, quand une coalition [p.117] parlementaire, inconsciencieusement formée de quatre ou cinq nuances d'opinions hostiles et incompatibles entr'elles, attaque le ministère, elle peut bien parvenir à le détruire, mais non pas à le remplacer. Les coalisés, unis par une hostilité commune tant que le combat dure, sont désunis par leurs principes et par leurs intérêts le lendemain de leur triomphe, et tombent dans l'impossibilité commune de s'accorder sur un système de gouvernement. Une majorité de coalition n'est donc point une vraie majorité : c'est une mensongère complicité, c'est la ruine du régime parlementaire.
Les artisans de cette combinaison perfide, pour la justifier, remontent jusqu'aux 221, et prétendent marcher sur leurs traces. — Ils s'abusent bien profondément s'ils croient trouver dans de tels souvenirs l'excuse ou la glorification de la détestable intrigue dont la France est aujourd'hui le jouet et la victime.
Il est dans la vie sociale des époques néfastes où l'on est fatalement condamné à subir un mal politique, pour se guérir d'un mal plus dangereux et plus menaçant encore. C'est comme dans la vie humaine : on donne au corps malade une irritation factice, on lui fait des plaies extérieures, on lui oppose le feu du moxa, pour détourner l'irritation intérieure qui détruirait les sources mêmes de l'existence ; mais ce n'est pas un motif raisonnable pour faire du moxa et des sinapismes le régime habituel et normal du corps humain.
La coalition des 221 n'était pas autre chose. C'était un moxa politique. Les écrits, les discours, les votes de cette époque nous étaient bons, parce que nous avions la fièvre. Ils nous paraissaient beaux et constitutionnels, [p.118] parce que nos passions, exaltées par le ressentiment des trames contre-révolutionnaires, dominaient notre intelligence. Nous les admirions, parce que, tout jeunes, tout nouveaux dans la vie parlementaire, nous étions dupes de notre inexpérience même.
La coalition de 1824 à 1830, puissante comme moyen d'empêchement, aurait été impuissante jusqu'au ridicule pour gouverner elle-même. Composée de l'extrême gauche, du centre gauche, d'une partie du centre droit, et même d'une partie de l'extrême droite, quel gouvernement unitaire, rationnel, vital, aurait pu sortir de ce chaos? — Imaginez-vous M. de Lafayette et M. Guizot, M. Mauguin et M. de Chateaubriand, M. Laffitte et M. de Broglie, M. Casimir Périer et M. Hyde de Neuville, M. Delalot et M. Benjamin Constant, représentation assez exacte, ce me semble, de la coalition de cette époque, composant un ministère, et guidant une majorité pour gouverner la France?
La coalition d'alors, comme toutes les coalitions possibles, n'était donc qu'un moyen de destruction, non de gouvernement. — Et que s'agissait-il de détruire?... Il fallait détruire, pour ne pas être détruit soi-même, la contre-révolution qui s'avançait excitée par le fanatisme ultra-montain et féodal. — Ce n'était pas du gouvernement qu'on faisait de part et d'autre, c'était la guerre. Et le résultat inévitable, quel devait-il être?... Une destruction gouvernementale ou de la charte ou de la restauration ; une révolution que n'avaient pas prévue ceux qui l'accéléraient de toutes leurs forces. M. de Chateaubriand, par exemple, que je cite tout le premier, parce qu'il était, à son insu, contre-révolutionnaire et révolutionnaire tout ensemble; de sorte qu'il est devenu, par cette antithèse vivante, le [p.119] type, jusqu'alors inconnu, du plus grand aveuglement politique imposé par l'amour-propre irrité aux lumières de la plus haute intelligence.
Au surplus, l'incapacité gouvernementale, l'impuissance organique des 221 n'est plus un problème à démontrer. Le lendemain de la révolution de juillet, on les a vus à l'œuvre. On les a vus se décomposer, se disjoindre, s'éparpiller. On les a vus livrer la France à la dissolution la plus complète jusqu'au 13 mars 1831. On les a vus former un ministère où se trouvaient à la fois M. Guizot et M. Dupin, M. de Broglie et M. Laffitte, M. Molé et M. Dupont (de l'Eure). On a vu cette confusion intellectuelle réagir sur le pays entier, laisser flotter les rênes politiques, les rênes administratives, permettre à toutes les vanités individuelles de surgir en place du pouvoir social ; alors l'anarchie éclata tout à la fois dans le pays, qui n'était plus gouverné, et dans le ministère, qui portait la désunion dans son sein.
Oui, ce ministère était anarchique et impuissant, parce qu'il était issu de la coalition des 221 ; parce qu'il en résumait les contradictions, les antipathies, les inconséquences. Alors, d'un ministère de coalition on tomba forcément dans un ministère de révolution, et le mal alla sans cesse empirant de jour en jour; conséquence déplorable, mais logique, de l'esprit de coalition qui avait fait la base du système, ou pour mieux dire du néant systématique des 221. Et le mal aurait duré, aurait duré jusqu'à la destruction complète de l'ordre social, si une main courageuse et puissante, guidée par la haute pensée du roi, n'avait arraché violemment le pays à cette atmosphère mortelle, pour le replacer tout à coup dans la voie gouvernementale [p.120] de la charte, d'où l'influence dissolvante de la coalition l'avait arraché.
Ce fut Casimir Périer ! — Casimir Périer, dont on a dit avec tant de bonheur que ses défauts les plus saillants s'étaient transformés en qualités précieuses; qu'il était ignorant et brutal, et que ces deux vertus avaient sauvé la France ! — Et telle est la vérité. Si Casimir Périer eût été un fureteur de vieilles chroniques, s'il eût pâli sur l'histoire au lieu de lire par instinct dans l'humanité contemporaine qui se tordait en convulsions devant lui, s'il eût épuisé toutes les stratégies de la rhétorique et de l'école pour disserter sans conclure, pour parler au lieu d'agir, on l'aurait proclamé philosophe instruit et modéré; mais il aurait perdu le pays et la royauté.
Et comment sauva-t-il l'un et l'autre? En brisant, sans hésiter, l'esprit de coalition; en repoussant les hommes jusqu'alors réputés les plus patriotes, les plus éclairés, les plus ardents promoteurs des 221, lorsqu'ils ne se montraient pas entièrement unis d'esprit et de cœur au gouvernement du roi ; en rompant, à tous risques, avec MM. Lafayette, Lafitte, Odilon-Barrot, Mauguin, et avec tous ceux qui voulaient faire prévaloir les tendances démocratiques de la révolution sur les tendances monarchiques de la charte ; en coupant le parlement en deux, les amis et les auxiliaires d'un côté, les ennemis et les adversaires de l'autre. — Et aujourd'hui, ô miracle d'inconséquence, ceux-là mêmes qui viennent de ressusciter l'esprit de coalition, ceux qui s'appuient sur les votes des fractions parlementaires les plus antipathiques à leurs principes, pour rendre le gouvernement impossible à la royauté; ceux qui font un fastueux et sophistique éloge des coalitions [p.121] en s'appuyant sur l'exemple faussement compris des 221, ceux-là mêmes invoquent le nom de Casimir Périer, et se glorifient d'avoir été ses successeurs, eux qui travaillent à détruire son ouvrage, eux qui viennent d'introniser dans la chambre élective l'esprit de coalition qu'il en avait expulsé, eux qui viennent de brouiller tous les rangs, de confondre tous les partis, qu'il avait séparés et classés pour s'en rendre maître et rétablir l'unité dans le gouvernement.
Je le dis donc avec la ferme et complète conviction d'une conscience désintéressée, introduire dans l'assemblée élective l'esprit de coalition pour créer un obstacle au gouvernement du roi qui se renferme fidèlement dans les limites de la charte, c'est une défection, c'est une apostasie, c'est un crime politique que rien ne saurait justifier. Invoquer à l'appui d'un tel acte l'exemple des 221, c'est à la fois un contre-sens grossier et une haute inconvenance, car la royauté de juillet n'a rien fait qui puisse motiver un tel rapprochement.
Après cela que nous dit-on ? — On nous dit que les pouvoirs parlementaires, loin d'affaiblir la royauté, doivent être pour elle un nouveau moyen de force, de considération, de puissance ? Que pendant le ministère de Casimir Périer, la majorité parlementaire fortifia la royauté? Qu'il en fut de même pendant le ministère du 11 octobre? Que loin de voir une rivalité dangereuse entre les assemblées parlementaires et la couronne, il faut y voir une alliance nationale, puissante pour diriger le pays dans les voies du progrès et de la liberté ! Eh ! Sans doute, tout cela est vrai. Eh ! Sans doute, nous proclamons comme vous ces grands principes de la monarchie [p.122] constitutionnelle. Jamais nous ne les avons attaqués. C'est aux préjugés funestes que vous y avez substitués que nous avons déclaré une guerre inexorable. Mais, pour que ces principes constitutionnels portent leurs fruits salutaires, il faut que la pratique en soit sincère; il ne faut pas vous empresser de les détruire vous-mêmes, quand vous n'êtes plus ministres, pour en faire l'application. Dites un peu, répondez !... La majorité du 13 mars était-elle une majorité de coalition ? La majorité du 11 octobre était-elle une majorité de coalition ? Ces alliances adultères, qui maintenant confondent fraternellement leurs haines et leurs boules noires dans une hostilité commune contre le pouvoir, vous comptaient-elles alors dans leur sein ? Nommiez-vous alors M. Arago, M. Isambert, M. Odilon-Barrot, président, rapporteur, secrétaire de vos commissions ? Votre boule blanche rencontrait-elle dans l'urne celle de M. Garnier-Pagès, pour exalter l'initiative parlementaire au-dessus de la prérogative royale, et pour enjoindre au ministère de venir vous rendre compte à deux genoux de l'exécution d'un projet de conversion, que vous repoussiez de toute la force de votre volonté?... Non, non : alors vous suiviez l'exemple de Casimir Périer; maintenant vous le foulez aux pieds. Alors vous combattiez à outrance l'esprit de coalition; maintenant vous l'invoquez, vous le ressuscitez, vous l'envenimez par d'insidieuses apologies, par des adulations calculées. Plus tard, pendant le ministère du 22 février, lorsque vous supportiez noblement une disgrâce passagère que je m'honorais de défendre avec toute l'énergie d'une amitié fidèle que vous avez depuis méconnue, parce qu'elle n'a pas voulu vous servir de complice, vous souteniez l'unité parlementaire contre cette [p.123] première recrudescence de l'esprit de coalition, déguisé sous le titre menteur de conciliation. — Et maintenant !... maintenant Séides sans chaleur et sans foi d'une conciliation prétendue, cent fois plus fausse que celle du 22 février, vous êtes devenus ultra-conciliateurs vous-mêmes ! Vous qui blâmiez les tendances de M. Molé vers le centre gauche, où il cherchait un auxiliaire à la royauté, vous avez franchi le centre gauche pour vous appuyer sur les votes de l'extrême gauche contre le gouvernement du roi ! — Et puis, vous venez nous parler du parti gouvernemental, quand vous l'avez scindé ; de la bonne cause, quand vous l'avez désertée ; de la consolidation de la royauté par les chambres, quand vous avez coalisé tous les préjugés antipathiques à la royauté, espérant lui forcer ainsi la main, et rentrer victorieux dans un conseil dominateur de la couronne !... Quand enfin jetant vos dépits colériques dans cette voie de perturbation et de haine, vous avez réveillé dans tous les partis qui commençaient à se croire vaincus, l'espérance d'envahir le pouvoir par la large brèche que vous lui avez faite, et que vous vous efforcez d'élargir chaque jour !
Revenons à notre sujet.
Les coalitions ressemblent à une majorité, comme une pierre fausse ressemble à un diamant. Le prétendu système représentatif que nous examinons, demandant aux assemblées purement électives un genre de majorité qu'il leur est absolument impossible de produire et de conserver, les pousse inévitablement dans le système des coalitions. C'est de la fausse monnaie politique en permanence.
L'initiative et la prépondérance décisoire et coërcitive confiées à une assemblée élective, nécessitent tout cet échafaudage [p.124] frauduleux : questions de cabinet, présidence réelle, coalition, refus de concours, tout cela pour arriver à la réalisation de la fameuse maxime : le roi règne et ne gouverne pas.
Et en arrière de tout cela, quel fondement avez-vous ? — Vous n'en avez d'autres que ceux-ci : la souveraineté du peuple et le mandat impératif.
C'est ce que je vais prouver rapidement.
Pour donner à l'usurpation du cabinet sur la royauté, et à l'usurpation de la chambre sur le cabinet, une apparence tolérable, il a fallu concéder à la royauté une sorte de voie d'appel auprès des classes moyennes, représentant idéalement la masse de la nation elle-même. Le roi donc, quand une coalition veut lui forcer la main, peut la dissoudre et tenter des élections générales. — Mais, selon l'école prétendue représentative, ces élections générales produisant une représentation composée spécialement ad hoc pour la question contestée, cette représentation nationale doit être obéie, et le roi doit céder à son arrêt si elle confirme la sentence des premiers juges.
Or, là, sans voile, incontestablement, vous voyez que, selon l'école doctrinaire, les classes moyennes exercent la souveraineté, que la pairie et la royauté sont dépouillées de toute force, de toute qualité, de toute vertu représentatives. Les électeurs nomment leurs députés, et selon le mandat qui résulte de cette élection générale, selon l'ordre des représentés transmis par les représentants élus, le roi et la pairie doivent obéir. — Voilà le système. — Or, ce n'est autre chose que le mandat impératif du peuple souverain un peu plus proprement habillé; et comme la coalition des minorités peut aussi bien se former dans les [p.125] collèges électoraux que dans la chambre, voyez le résultat probable de cette combinaison !...
Avant de raisonner théorie, examinons le point de fait constitutionnel. La charte ne dit rien de semblable. La charte exige le concours libre de la royauté et de la pairie pour faire la loi, tout aussi bien après la seconde élection qu'après la première ; la charte n'a dit nulle part, qu'en cas de dissolution, la chambre élective qui serait ensuite nommée aurait des pouvoirs plus étendus que celle qui a été dissoute. La charte n'a pas dit que cette chambre serait souveraine, trancherait les questions en dernier ressort ; que la royauté et la pairie cesseraient d'être représentatives, cesseraient d'être des pouvoirs représentatifs, et perdraient leur droit politique, parce que les électeurs, assemblés après une dissolution, auraient élu une nouvelle chambre des députés. Vous pourriez la dissoudre vingt fois et la renommer vingt fois, que votre vingtième chambre élective n'aurait pas, d'après la charte, plus de droits que la première. Si la vingtième fois elle méconnaissait les droits constitutionnels de la pairie et de la royauté, elle serait incontestablement usurpatrice et révolutionnaire.
Les trois pouvoirs politiques constituent un gouvernement représentatif, précisément parce qu'ils représentent les trois grands intérêts sociaux. Si vous parvenez, par une coalition usurpatrice, dans l'intérieur d'un de ces pouvoirs, à lui faire méconnaître et opprimer les deux autres, il arrivera qu'au lieu d'avoir un gouvernement représentatif des intérêts sociaux, vous aurez l'absolutisme oppressif d'un de ces intérêts sur les deux autres; et pour que rien ne manque à ce contre-sens anti-représentatif, [p.126] c'est au pouvoir le plus mobile, le plus variable, le moins habitué aux affaires politiques, le plus absorbé dans le soin et la représentation des intérêts particuliers, que vous donnez le droit de trancher despotiquement les plus hautes et les plus difficiles questions d'intérêt général !...
La grande erreur de tout ceci, c'est de confondre toujours l'élection et la représentation — deux choses essentiellement distinctes — distinctes de deux manières fondamentales.
D'abord l'élection, par sa nature, ne représente ni la volonté générale, ni l'intérêt général.
Ensuite, même quant à l'intérêt particulier discutant sa cause devant l'intérêt général représenté par le gouvernement du roi, l'élection même ne le représente que très-imparfaitement, parce que très-souvent elle est falsifiée par mille circonstances épisodiques.
En premier lieu, l'élection ne représente ni la volonté générale[1], ni l'intérêt général; il n'est rien de si facile à prouver.
Les députés sont bien qualifiés députés de la France; mais ce n'est pas la volonté collective de la France qui les nomme ; — c'est la volonté fractionnée en quatre cent cinquante-neuf arrondissements, petites parcelles isolées, où les motifs les plus circonscrits, les plus individualisés, les plus particuliers, décident les choix. Les députés sont en réalité les procureurs fondés de leurs bourgs, tout au plus de leurs départements; ces bourgs ne sont pas pourris, comme en Angleterre, mais ils sont isolés dans une atmosphère [p.127] très-égoïste et très-spéciale. Ce n'est pas que, selon la nature des questions à débattre, il ne se rencontre une certaine analogie entre les intérêts de plusieurs bourgs, qui alors s'unissent pour voter ensemble dans la chambre. Mais qu'importe ! Les intérêts particuliers analogues se classent d'un bord, les intérêts particuliers qui ont une analogie contraire se classent du bord opposé; le scrutin donne la majorité à la réunion la plus forte. Alors l'intérêt particulier le plus nombreux triomphe de l'intérêt particulier le plus faible. — Mais, en définitive, c'est toujours le triomphe d'un intérêt particulier, pas autre chose. L'intérêt particulier le plus nombreux n'est point pour cela l'intérêt général. Eh ! Mon Dieu ! Quelquefois le vainqueur et le vaincu sont presque égaux en nombre : vous aurez, je suppose 220 députés d'un côté, et 215 de l'autre. — Croyez-vous que la décision exprime l'intérêt général du pays ?
L'intérêt général est un tempérament, une transaction opérée entre les intérêts particuliers qui luttent dans le pays. Mais le scrutin de la chambre n'est point un tempérament entre ces intérêts, c'est leur bataille; c'est la défaite du plus faible par le plus fort.
La royauté, au contraire, par cela seul qu'elle ne représente aucun arrondissement électoral en particulier, représente nécessairement l'ensemble général du pays.
Le député est inévitablement cloué à l'intérêt de son département; il manque souvent de connaissances générales pour apprécier les besoins des provinces de France éloignées de la sienne. Il ne se croit point chargé de les défendre. Au contraire, il plaide contre elles le plus souvent. S'il plaidait pour elles contre l'intérêt du département [p.128] qui l'a nommé, il ne serait pas réélu, il serait traité d'apostat, de mandataire infidèle ! Son mandat est si étroit et si particulier, qu'il ne lui est pas possible de parler pour l'intérêt général, si cet intérêt était, même indirectement, contraire à celui de ses électeurs. — Ce qui se voit très-souvent.
La royauté, au contraire, précisément parce qu'elle n'est pas élective, prend dans sa position même une analogie générale avec le pays entier, sans acception de ses divisions locales. La royauté ne représente, ni la Gironde, ni le département du Nord, ou des Bouches-du-Rhône; elle représente l'ensemble général de la France ; c'est une sorte de tempérament éternel, de transaction vivante entre tous les intérêts opposés ; et c'est cette transaction, ce tempérament qui représente le véritable intérêt général, et qui doit constituer la direction morale du gouvernement.
Prenez une des plus hautes questions de notre âge, celle qui préside à la direction du travail, à la production des richesses, par conséquent au but vers lequel marchent ardemment aujourd'hui tous les désirs des populations : — le système prohibitif, d'un côté; la liberté commerciale de l'autre. — C'est peut-être dans cette question que se trouve la solution de toutes les difficultés de notre époque !...
Comment la question sera-t-elle envisagée par la chambre élective ?
Évidemment chaque département, selon l'intérêt que sa position lui a fait, classera ses députés sous une bannière ou sous l'autre. Tous les intérêts prohibitifs se rangeront d'un côté, tous les intérêts maritimes et commerciaux se rangeront de l'autre. Le scrutin prononcera. Ce sera donc [p.129] l'intérêt particulier le plus nombreux qui triomphera et qui fera la loi en sa faveur. — Mais l'intérêt général, que deviendra-t-il dans tout cela?... Et comme la loi, une fois faite en faveur de l'intérêt particulier le plus nombreux, exigera des corollaires et des développements dans le même sens ; comme les intérêts une fois engagés et victorieux éprouveront de nouveaux besoins pour suffire à leur extension, le système deviendra toujours plus favorable pour les uns, toujours plus oppressif pour les autres, et l'intérêt général, le tempérament juste et raisonnable entre les intérêts particuliers, sera chaque jour de plus en plus méconnu, de plus en plus foulé aux pieds.
La royauté, au contraire, le gouvernement du roi ne représente ni l'intérêt prohibitif, ni l'intérêt maritime et commercial ; la royauté n'a pas d'avantage à favoriser l'un au détriment de l'autre. Au contraire, sa gloire, sa force, sa prospérité sont intéressées à les traiter équitablement l'un et l'autre; car les diverses parties du territoire contribuent proportionnellement à tout ce qui consolide les finances, la force armée, la force administrative de la couronne. C'est donc le tempérament équitable, la transaction raisonnable entre ces intérêts, que la royauté cherche inévitablement par sa nature même et pour son propre intérêt. — C'est par cette analogie avec l'intérêt général qu'elle en est la représentation éternelle et nécessaire.
Car ce n'est point l'élection, la délégation matérielle qui constituent la représentation réelle. C'est l'analogie des situations morales. — C'est pour cela qu'il arrive très-souvent dans le cours des choses qu'un intérêt est défendu par un champion qu'il n'a pas élu, mais qui le représente spontanément, parce qu'il y a analogie entre les deux [p.130] causes, entre les deux intérêts, entre les deux positions. N'avez-vous pas vu certains intérêts bien mieux défendus par la chambre des pairs que par la chambre des députés ? Cependant les pairs n'avaient point reçu mandat électif pour les défendre, et les députés l'avaient reçu ! C'est pour cela aussi qu'il arrive très-souvent que les députés nommés pour représenter l'intérêt du pays, ne le représentent pas du tout, et ne représentent que leur intérêt à eux, ou les âpres exigences d'une coterie et d'une localité.
Et voilà que, par l'appel souverain déféré aux classes moyennes, après la dissolution de la chambre élective, vous subordonnez la représentation de l'intérêt général du pays, la royauté, au mandat impératif donné à la représentation des intérêts particuliers en lutte les uns avec les autres ! Le pouvoir représentatif, qui est placé au point de vue de l'intérêt général, ce pouvoir royal, ce grand corps nécessairement impartial au milieu de la lutte, parce que son intérêt même lui commande l'impartialité, vous lui arrachez tous les droits que la charte lui a donnés, vous lui ôtez la décision générale qu'elle lui a confiée, vous lui ravissez le choix de ses agents, vous lui ôtez son libre arbitre, pour faire prononcer une sentence sans appel par cette confusion populaire qui surgit de tous les points isolés de la circonférence, au milieu des passions, des intérêts en lutte et des mille inexpériences électorales de la foule agitée !... Et vous appelez cela un gouvernement représentatif !... J'appelle cela, moi, la destruction de tout principe de gouvernement, de toute espèce de gouvernement.
La conséquence de ce faux système est d'ailleurs de détruire toute majorité véritable dans la chambre élective, [p.131] et d'y substituer la tendance perpétuelle à la coalition des intérêts particuliers. C'est ce que j'ai déjà prouvé; c'est ce que je vais prouver sous un autre point de vue.
En effet, la décision souveraine n'appartenant plus alors aux trois pouvoirs, mais étant ainsi déférée au pouvoir électif nommé par les intérêts particuliers, chacun plaidant pour sa propre cause et cherchant à devenir juge et partie, par cela seul il ne se fait plus, dans l'ensemble électoral, aucune abstraction générale, aucun effort pour concevoir la question gouvernementale dans son ensemble.
Les électeurs d'abord, les députés ensuite, se groupent en vue de l'intérêt particulier qu'ils ont à faire triompher : tout autre motif s'efface. Obtenir la moitié, plus un, des suffrages, c'est leur unique but. Il n'est plus question d'avoir raison, il s'agit d'être les plus nombreux. Pour arriver là, on ne pèse plus les raisons, on compte les suffrages, et tout est dit. Une coalition, fût-elle la plus inconsciencieuse du monde, devient un argument sans réplique ; le gouvernement n'est plus qu'une addition de boules blanches et une soustraction de boules noires.
Or, si la chambre n'était pas déclarée prépondérante, il n'en serait pas ainsi. Elle aurait toujours besoin, pour donner à son verdict législatif sa force exécutoire, d'obtenir l'assentiment des autres pouvoirs : et pour cela, c'est à la raison, à la justice, à l'influence morale qu'elle devrait avoir recours. Ce serait vers ce but noble, grand, généralisé, que convergerait le travail de tous les esprits; il ne suffirait pas d'opposer à la royauté et à la pairie un chiffre de scrutin, car la pairie répondrait par un scrutin contraire, et la royauté par son veto. — Il faudrait que le scrutin de la chambre élective fût appuyé de motifs [p.132] pris dans l'intérêt général, pour amener les autres pouvoirs à la transaction nécessaire. Mais en donnant à la chambre élective le pouvoir souverain de trancher par elle-même la difficulté en dépit des autres pouvoirs, vous l'affranchissez de la nécessité de toute vue morale, de toute généralisation d'intérêts, de tout travail politique. — Coaliser les intérêts particuliers, consacrer l'alliance des hostilités éparses contre tous les pouvoirs généraux de l'État, sera le labeur incessant du pouvoir électif.
Et pourquoi, à mesure que vous donnerez un empire plus souverain à la représentation des intérêts particuliers, la représentation même de ces intérêts particuliers sera-t-elle de plus en plus inexacte et fausse ? — Je vais vous le dire, et vous serez forcés d'en convenir.
C'est que, à mesure que les intrigants verront le pouvoir politique se renverser ainsi de haut en bas, c'est toujours en bas qu'ils s'adresseront : et comme les développements de l'industrie absorberont de plus en plus dans les classes moyennes la partie la plus éclairée, la plus commerçante, la plus envahie par l'esprit de spéculation et de travail, cette portion de la population s'occupera peu de débats politiques et d'intrigues électorales; plus elle aurait besoin de concentrer les élections en elle, plus elle les laissera dériver vers la partie inférieure des collèges électoraux, parce que ses intérêts industriels ne lui laisseront plus la libre disposition de ses loisirs. Vous avez confondu dans vos calculs l'animation extraordinaire des moments de crise avec l'état habituel et normal de la société. Vos classes électorales feront absolument comme vos gardes nationales. Dans les moments de troubles, de luttes, les légions sont complètes et ralliées au premier [p.133] rappel; quand le calme est rétabli, quand la société reprend son assiette, chacun reste à ses affaires, et personne ne veut plus seulement monter la garde : de même pour votre mécanisme électoral, dont tout le monde s'éloignera d'autant plus que la société sera plus occupée à ses affaires industrielles. De sorte que l'élection deviendra chaque jour moins gouvernementale, parce qu'elle sera abandonnée de plus en plus aux influences secondaires. — Ce qui ne serait point arrivé, si vous aviez réfléchi que vous ne deviez point sacrifier les mœurs monarchiques du pays aux opinions démocratiques qui nagent à la surface du sol. Et c'est dans cette disposition des esprits que, par le refus de concours, vous voulez rétablir l'empire du mandat impératif confié aux représentants, non pas même des classes moyennes, mais des minorités les moins éclairées et les moins morales de cette partie de la société ! — C'est à ce verdict, partial et fractionné, que vous voulez subordonner toutes les grandes influences gouvernementales du pays !
L'histoire humaine est-elle donc destinée à rester l'image d'un grand, d'un éternel mensonge?
Quand le pouvoir royal, fruit de la conquête et du privilège, représentait l'intérêt particulier du monarque, les peuples lui avaient laissé la libre disposition des intérêts généraux; depuis qu'une garantie inviolable est accordée aux peuples contre les abus éventuels et fort improbables de l'autorité royale, on conteste l'autorité royale elle-même, on lui ôte la direction des intérêts généraux, on lui ravit les moyens de remplir sa charge, et on lui reproche ensuite de ne pas l'accomplir dignement. — Voilà les annales [p.134] du monde depuis le chaos physique d'où il est sorti, jusqu'au chaos moral où il est tombé !
Et nous, modernes enfants de ce monde caduc, c'est du chaos moral que nous cherchons à nous dégager. Mais comme notre esprit en est lui-même troublé, c'est au chaos moral, à l'anarchie morale du nombre, à la multitude éparse encore imprégnée de sa réaction insurrectionnelle contre le pouvoir, que nous demandons la règle et la loi qui doivent rétablir l'unité, la direction, la liberté sociale, — en d'autres termes — le gouvernement!
Aussi pouvons-nous remarquer en France, depuis la révolution de juillet surtout, deux tendances opposées qui nous empêchent de reculer vers l'état de révolution, et qui ne nous permettent pas d'avancer jusqu'à l'état de gouvernement; deux tendances qui nous poussent tout à la fois, l'une à vouloir être gouvernés, l'autre à rendre le gouvernement impossible; deux tendances simultanées qui tiennent le vaisseau en panne, livré aux interminables débats des deux parties de l'équipage qui, toutes les deux, prédisent la tempête, mais qui la voient venir des deux bouts opposés de l'horizon.
Voici les termes réels de cet effrayant problème. — C'est que, tous les jours, l'art industriel s'accroît et se ramifie sans limite et sans mesure; c'est qu'il en résulte, dans les intérêts matériels, un développement, une énergie, un fractionnement individuel toujours croissant. C'est un enfantement toujours incessant de travail, d'activité, d'importance, qui s'attache à l'individualisme moral et physique, qui le rend orgueilleux et inguérissable, qui absorbe la vie entière de l'individu dans le travail de sa profession industrielle, pour arriver à la fortune, et qui [p.135] le rend avide d'exercer le pouvoir gouvernemental, pour lequel il ne lui reste ni loisir, ni étude, ni expérience, ni capacité.
Donc, plus les intérêts particuliers, multiples, ardents, complexes, opposés, quelquefois mutuellement hostiles, exigeraient une direction centrale, certaine, stable, au cœur et à la tête de la société, plus, au contraire, les forces individuelles deviennent excentriques, et attirent le pouvoir politique de la tête du corps social vers les extrémités : en un mot, plus les institutions républicaines deviennent impossibles et seraient fatales, plus les opinions deviennent démocratiques. Et voilà que les doctrinaires eux-mêmes, ces hommes qu'on croyait les derniers apôtres de la foi monarchique, la démolissent au grand jour, en détruisant l'essence même de la royauté ! Plus les intérêts individuels auraient besoin de la tutelle puissante d'une royauté, non pas absolue, mais complète, non pas souveraine, mais directrice, plus ces intérêts individuels, armés des préjugés représentatifs, se dressent orgueilleux de leur nombre et de leur force, pour neutraliser et rendre vaines les attributions morales de la royauté. Ils veulent bien lui permettre d'exister, mais non pas d'agir; ou bien d'agir, mais non pas de vouloir; ou bien de vouloir, pourvu que, d'avance, ils lui aient dicté ses volontés; en un mot, ils lui permettent d'être, à condition qu'elle soit comme si elle n'était pas !.... Et puis, ils se plaignent de n'être pas gouvernés, ils se scandalisent de l'impuissance du pouvoir royal, ils lui reprochent de se faire petit!...
De se faire petit, accusateurs insensés !... Mais avec quoi voulez-vous donc qu'il se fasse grand, quand vous lui ôtez [p.136] tout libre arbitre, toute latitude, toute action spontanée ?... Comment voulez-vous qu'il dirige la société quand vous lui ordonnez impérieusement d'attendre de vous une direction que vous ne lui donnez pas?... Mais puisque, selon vous, le roi ne doit pas gouverner, puisque le gouvernement doit émaner de la chambre élective, être exercé par des ministres imposés au pouvoir royal par la majorité, à qui donc la faute, je vous prie, si le gouvernement est petit? Tâchez d'abord d'avoir une grande chambre, une grande majorité, une grande fabrique de grands ministres, et vous aurez ensuite un grand gouvernement. — Grand édifice bâti par des nains!