Note E.


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NOTE E.

J'ai choisi dans les nombreux articles de M. Fonfrède, et je réunis ici quelques fragments qui me paraissent résumer ses principales idées, celles du moins, auxquelles il tient le plus, et qu'il reproduit le plus souvent. [p.86] Ceux qui regardent ou feignent de regarder cet honorable écrivain comme « un publiciste isolé » trouveront que c'est peine perdue ; mais j'ai dit pourquoi je ne puis partager leur indifférence vraie ou supposée. M. Fon¬frède, à mes yeux, est aujourd'hui l'homme de courage et de talent d'un parti qui ne s'avoue pas encore, mais qui se montre partout. C'est dans ses écrits qu'il faut chercher la pensée véritable de ce parti.

» L'élection de la chambre des députés se fait au scrutin dans une réunion subite d'électeurs divisés par arrondissement, d'électeurs qui ne forment pas corps entre eux, qui sont pris dans une prétendue classe moyenne qui n'est point une classe, qui n'est point un corps, qui n'est point un être collectif quelconque, ayant unité, direction, stabilité. Cette prétendue classe moyenne, confusion, pêle-mêle de vingt, cinquante, cent classes différentes ayant chacune ses intérêts moraux et industriels, souvent dissemblables, quelquefois opposés, n'ayant d'autre mobile décisif que des affections personnelles ou des intrigues de coterie, ne peut porter dans ses choix ni vues d'ensemble, ni vues politiques, ni véritable système gouvernemental. Les plus misérables motifs locaux décident la moitié des élections…

» Voilà votre chambre élective !.... voilà votre triomphe de la classe moyenne!.... admirable quand elle combattait contre la féodalité d'abord, contre l'absolutisme royal ensuite, pour conquérir la liberté, la famille, la propriété, sa place au soleil, dans le monde moral comme dans le monde physique ; petite, impuissante, incapable, désunie, quand, en outre de la liberté qu'elle a et que personne ne lui conteste, elle veut s'emparer exclusivement du gouvernement politique qu'elle ne peut exercer et dont elle ne se sert qu'à son propre détriment ! »

( Courrier de Bordeaux, 10 avril 1838. )

« Car, remarquez-le bien, pour prouver que le gouvernement doit appartenir à la chambre des députés, il ne suffît pas de dire qu'elle est directement représentative, parce qu'elle émane de l'élection. Ce qu'il faut examiner, c'est de quoi elle est représentative, de quelle force elle est l'organe, de quels moyens elle peut se servir pour la mise en action de cette force.

» Or, elle est représentative de ce qu'il y a à la fois de plus superficiel et de plus exigeant; de ce qu'il y a de plus mobile et de plus impérieux ; de ce qu'il y a de plus faible comme direction, et de ce qu'il y a de plus fort comme empêchement.

» Elle est représentative du fractionnement croissant de la société, de [p.87] l'individualisme mis en action, de l'esprit de jalousie et de dénigrement exercé par les positions médiocres contre les positions principales. »

(Courrier de Bordeaux, 17avril 1838.)

« Dans la monarchie constitutionnelle, le roi choisit les ministres chargés de gouverner en son nom. Certains actes de son gouvernement doivent obtenir la sanction des chambres ; je dis certains actes, parce qu'il est des actes gouvernementaux que le roi accomplit seul et qui n'ont besoin d'autre sanction que la sienne.

» Il est donc très-naturel, dans cette sorte de gouvernement, que les chambres discutent, approuvent ou rejettent, selon qu'ils leur paraissent bons ou mauvais, les actes gouvernementaux qui, d'après la charte, ne peuvent avoir d'existence constitutionnelle que par leur sanction.

». Certes, ce droit parlementaire est immense, irrésistible : ainsi, la chambre élective peut arrêter d'un seul mot toute entreprise qui lui paraîtrait porter atteinte au droit du peuple, ou qui donnerait une trop grande extension au pouvoir royal.

» Mais la démocratie parlementaire veut autre chose. Il lui importe peu que le gouvernement agisse bien ; ce qui lui importe, c'est d'être elle-même le gouvernement. Pour cela, il faut devenir ministre ; pour devenir ministre, il faut renverser ceux qui le sont ; pour renverser ceux qui le sont, il faut des questions de cabinet. Nous y voilà, car soyez sûr que cette perversion de tout le régime gouvernemental n'a pas d'autre cause. Une question de cabinet est donc celle qui, à l'occasion d'un acte quelconque, met en discussion, non pas l'utilité ou les dangers de l'acte lui-même, mais l'existence du ministère qui le représente ou le réclame. Ainsi, pour les fonds secrets, par exemple, la coalition ne disait pas : Il ne faut pas de fonds secrets au gouvernement ; elle disait, au contraire : il faut des fonds secrets au gouvernement ; refusons-les pour forcer les ministres à donner leur démission et nous emparer de leurs portefeuilles.

» Voilà la question de cabinet dans toute sa pureté, ou, pour parler d'une manière plus exacte, dans toute son impureté.

» Toute question de cabinet est donc une suppression momentanée de la royauté. La chambre se fait roi, ou, si vous l'aimez mieux, elle se fait reine, et, qui pis est, reine absolue; elle décide dans son omnipotence si elle doit changer le système et les hommes du gouvernement. Le roi est réduit à croiser les bras et à regarder faire.

» Une question de cabinet, en temps ordinaire, est donc un acte inconstitutionnel ; mais on y est tellement accoutumé que personne ne s'en [p.88] émeut. Trois ou quatre fois par an, la chambre élective usurpe ainsi la royauté sans qu'on en prenne souci ; mais à l'époque révolutionnaire où nous vivons, une question de cabinet est plus qu'un acte inconstitutionnel; elle est mi acte antidynastique : parce que si une dynastie, depuis longtemps assise, peut à la rigueur tolérer ces insurrections parlementaires, il n'en est pas de même d'une dynastie naissante. Pour se fonder, pour devenir stable et ferme, il faut que dans ses premières années sa vie politique n'éprouve aucune interruption, aucune suspension ; il faut que le peuple s'accoutume à voir que le gouvernement émane de la couronne : il ne prendrait point foi dans une couronne qui serait à chaque instant mise en interdit par les députés. Le roi ne doit point être maître, dit-on. Soit ; mais je réponds qu'il ne doit pas être esclave. Il doit être chef, et les questions du cabinet ne lui laissent pas même le rôle d'un commis !...

» Le ministère du 11 octobre fut principalement affecté de la maladie des questions de cabinet. C'est en cela qu'il a commencé à prouver qu'il n'entendait pas la monarchie : cette maladie l'a tué ; et, chose étrange, c'est par une recrudescence du même mal qu'il cherche depuis dix-huit mois à ressusciter. Le 11 octobre est en cela un pécheur incorrigible ; jamais on ne fut plus aveugle; l'expérience et le malheur ne lui servent à rien.

» On dit, je le répète sans l'affirmer, que le 11 octobre trouvait étrange que la couronne éprouvât un certain éloignement pour cette abdication incessante de ministres toujours prêts à déposer leurs portefeuilles sur la tribune, pour ne les reprendre que par permission et par ordre de la chambre. Certes, s'il en est ainsi, la couronne avait mille fois raison. Si j'étais roi, et que je visse un de mes ministres demander à la chambre la permission d'agir en cette qualité, je lui en épargnerais la peine; car je le destituerais un quart d'heure après…

» Je le répète, les questions de cabinet sont la destruction de la monarchie constitutionnelle; c'est une négation complète de la royauté! C’est la suppression du pouvoir royal, Que la chambre approuve ou rejette les lois présentées, un ministre du roi doit rester ministre tant que le roi veut le conserver, et tant que le gouvernement lui est possible selon sa conscience. Si les lois rejetées par la chambre sont mauvaises, le ministère doit y renoncer et rester; si les lois rejetées par la chambre sont bonnes, le ministère doit laisser la chambre porter devant la nation la responsabilité du rejet, et il doit rester au pouvoir pour revenir à la charge dans la session suivante. Pourquoi se retirerait-il? Pour que trois mois après le nouveau ministère tombât devant une nouvelle question de cabinet ?.... belle avance!...

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» Non, non : il faut rester ferme au gouvernail de l'état, et quand les intrigants connaîtront bien cette détermination, quand ils la sauront inflexible, invariable, vous n'aurez plus de coalition, vous n'aurez plus de question de cabinet : ils y renonceront, parce qu'ils n'auront plus l'espoir de tuer le ministère pour hériter de ses dépouilles. La chambre fera son métier, qui est d'approuver les bonnes lois et de repousser les mauvaises, et elle laissera le roi faire le sien, qui est de choisir les ministres pour gouverner l'état selon les règles de la Charte. Mais tant que la chambre voudra gouverner, elle restera ce que vous la voyez : omnipotente en droit, impuissante en fait. »

(Courrier de Bordeaux, 17 juin 1838.)

« Mais encore, votre hypothèse quasi-impossible supposerait même une condition que je ne puis admettre; c'est qu'en cas de dissentiment entre la chambre élective et la couronne pour le choix des agents de la puissance executive, ce serait nécessairement la couronne qui aurait tort et le pouvoir électif qui aurait raison!... Or, c'est un contre-sens complet, c'est l'absurdité introduite, immense et flagrante, dans l'essence même de la constitution, dans le texte et dans l'esprit de la charte. — Car, s'il était vrai, en cas de conflit, de dissidence entre la couronne et la chambre pour le choix des agents du pouvoir exécutif, que ce fût la couronne qui eût nécessairement tort, comment se ferait-il que la Charte attribuât à la couronne le pouvoir exécutif et le choix de ses agents? Comment, entre deux autorités constitutionnelles dont l'une serait faillible pour ce choix et l'autre infaillible, serait-ce à l'autorité faillible que la Charte attribuerait le droit constitutionnel dé choisir les ministres ?

» Et comment serait-ce l'autorité infaillible qui, n'étant pas revêtue par la Charte du droit de choisir les agents exécutifs, serait réduite à envahir indirectement ensuite ce droit qu'on aurait dû lui attribuer directement?...

» Direz-vous que la couronne aurait le droit de dissoudre la chambre? Mais cela ne résout rien, puisqu'il lui faudrait obéir à la chambre qui serait ensuite élue, parce que, selon vous, elle représente directement le pays.... Or, voilà l'absurde; car la seconde chambre, la troisième chambre, la quatrième chambre qui seraient élues constitutionnellement, n'auraient pas plus de droits que la chambre qu'on aurait dissoute ; pas plus que la première, elles ne tiendraient ni l'omnipotence législative, ni le pouvoir exécutif !....

(Courrier de Bordeaux, 15 avril 1838.)

[p.90]

« Rentrons dans le vrai : par cela seul que la Charte attribue au roi la nomination des ministres, par cela seul elle établit en principe que la couronne, par son intérêt, par sa position, par sa charge même, est plus capable que la chambre élective de bien choisir les ministres. En cas de conflit, en cas de dissidence sur le personnel du ministère, la présomption légale et constitutionnelle est donc en faveur de la couronne, non en faveur de la chambre ; par conséquent, jamais cette dissidence ne peut établir le droit constitutionnel du refus de concours !...

» Osez donc regarder en face votre système d'anarchie représentative, et pâlissez en le regardant, hommes dogmatiques, égarés par vos passions, et qui prétendez encore vous parer du beau titre de conservateurs !... Souvenez-vous du dernier avis que je vous donne en finissant cet exposé. — C'est que si jamais il était vrai qu'une dissidence profonde, réelle, fût établie entre la couronne et la chambre, ce n'est pas un vote de scrutin qui résoudrait la difficulté ; vous l'avez vu sous Charles X. La dissidence se traduit alors en faits, non en paroles. Une révolution ne s'accomplit pas constitutionnellement ; une constitution ne se maintient pas par des mesures révolutionnaires, ces deux ordres d'idées sont incompatibles. Vous auriez beau organiser une partie d'échecs régulière et mathématique, la nature humaine briserait votre échiquier factice et reviendrait à la réalité.

» Il faut donc calculer le mécanisme gouvernemental pour la marche habituelle et régulière des choses, et non pas organiser le désordre en permanence législative pour éviter un accident éventuel de désordres révolutionnaires, qui, malgré vos combinaisons fictives, s'accompliraient une seconde fois si une dissidence réelle existait entre deux pouvoirs fondamentaux de l'état. — Seulement, je vous en préviens, vous êtes dans une position si fausse, que vous marchez en contre-sens de vos désirs, de sorte que si vous ressuscitiez les 221 contre la couronne, c'est contre eux et pour la couronne que tous les bons citoyens devraient agir. »

(Courrier de Bordeaux, 15 avril 1838.)

« Après cette explication donnée (une explication sur les majorités de coalition), j'ajoute que, selon moi, la chambre élective n'a point le droit de rejeter le budget : elle en a la faculté légale, mais le droit, elle ne l'a pas, parce que, s'il est vrai de dire qu'il n'y a pas de droit contre le droit, à plus forte raison il est vrai de dire que nul ne peut moralement faire de son droit un usage que son devoir lui défend ; et cette fameuse maxime serait bien plus vraie si on la rédigeait ainsi : — Il n'y a pas de [p.91] droit contre le devoir. — Ceci est une haute matière philosophique et politique à la fois, et je prouverai dans un article spécial que la chambre des députés n'a point le droit de rejeter le budget. Ce prétendu droit n'est qu'un préjugé représentatif absurde et impraticable. »

(Courrier de Bordeaux, 11 janvier 1838.)

« Le refus de concours, dirigé contre l'existence personnelle du ministère, est donc, ainsi que je l'ai déjà dit, l'absolutisme le plus complet, l'article 14 retourné au profit de la chambre élective, l'anéantissement de tout libre arbitre de la couronne pour le choix des agents de la puissance élective, par conséquent la destruction de ce dernier et indispensable attribut de la royauté. »

(Courrier de Bordeaux, 15 avril 1838.)

« Il m'importe fort peu que l'on ait soutenu des doctrines contraires avant, pendant, après la révolution ; ces doctrines, à quelque époque, à quelques noms, à quelque événement qu'on les rattache, n'en sont pas moins inconstitutionnelles et fausses ; et si, pour la vingtième fois, vous me citiez les 221, pour la vingtième fois je vous répondrais que leur démarche fut un grand fait révolutionnaire, légitimé par la nécessité de résister à l'action contre-révolutionnaire, mais non pas un acte Constitutionnel du régime représentatif ; je vous répondrais que vous confondez le fait exceptionnel avec le régime normal auquel il déroge ; je vous répondrais que le glaive avec lequel on se défend contre une agression imminente est aussi une défense légitime, et ne devient pas pour cela un des moyens légaux de la législation civile et criminelle ; je vous répondrais enfin qu'un acte révolutionnaire, accompli en cas de légitime défense par les 221 pour arrêter la contre-révolution, ne peut servir de hase, de modèle, de type à la marche régulière et calme d'un pouvoir qui veut fonctionner pacifiquement dans les règles constitutionnelles tracées par la charte même que vous lui avez imposée. »

(Courrier de Bordeaux, 8 février 1838.)