Chapitre XVIII - Si l'égalité absolue est une condition nécessaire de la liberté.


Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

[p.364]

CHAPITRE XVIII.

Si l'égalité absolue, est une condition nécessaire de la liberté.

Le mot de ralliement, en France, dans ce moment, c'est l'égalité, & sur la foi d'un petit nombre de doctrinaires, & de leurs commentateurs, on regarde aujourd'hui, comme un principe avéré, que, sans l'égalité absolue, il n'y a point de liberté, & que cette égalité est l'idée savante, l'idée mère, de la Constitution Françoise. Les compositeurs de cette Constitution, disent de plus, à qui veut les croire, que le principe sur l'égalité, a guidé leurs pas, dirigé leurs travaux, & que jamais ils ne l'ont perdu de vue. Il faut donc, pour être de pair avec eux dans cette discussion, commencer par détruire les avantages qu'ils voudraient tirer de leur confiance dans la même opinion, [p.365] & de l'accord de leurs premiers apperçus avec toutes leurs pensées Législatives.

On connoît la date de cette opinion sur l'égalité absolue, on connoît l'époque de sa venue au milieu de nous, & c'est, par une sorte d'artifice, qu'on a cherché à la rattacher aux paroles de la Déclaration des Droits : à ces mots : les hommes naissent & demeurent égaux en droits. On pourroit se servir de la même phrase pour ordonner le nivellement de toutes les propriétés. Aussi, lorsque le premier article de la Déclaration philosophique des Droits de l'Homme, fut adoptée par l'Assemblée Nationale, & qu'on s'en entretint publiquement, les uns, pour critiquer cet article, prétendoient que le Peuple y verroit le principe d'une égalité absolue, & les autres répondoient, qu'une interprétation si absurde, ne devoit pas être présumée.

Le principe rigoureux de l'égalité absolue, n'a pris naissance qu'à l'époque du 19 Juin 1790, & à la réussite du Décret sur [p.366] les noms & les titres. L'attachement de l'Assemblée à cette innovation, étoit alors si foible & si chancelant, qu'elle auroit vraisemblablement modifié son Décret, si le Roi avoit adopté le Mémoire d'observations dont je fis lecture au Conseil; & je pourrois citer, à l'appui de mon opinion, le sentiment bien connu de plusieurs Membres de l'Assemblée Nationale, ardens amis de la Constitution & de la liberté. L'on n'aura pas non plus oublié, qu'après la publicité du Mémoire, dont je viens de parler, l'Assemblée Nationale nomma des Commissaires pour revoir le Décret du 19 Juin; mais l'opinion, en faveur de cette loi, ayant fait graduellement des progrès, les Commissaires ne s'occupèrent point de la mission qui leur avoit été donnée, ou du moins, ils n'en ont jamais rendu compte & l'Assemblée ne leur en rappela point le souvenir.

Examinons maintenant, si, antérieurement à cette époque, le principe de l'égalité absolue, présenté comme l'idée mère, de la [p.367] Constitution Françoise, avoit jamais été supposé, avoit jamais été mis en délibération. Aucun débat de l'Assemblée Nationale ne l'annonce, aucun n'en donne l'idée. La véritable occasion, sans doute, de mettre en avant un principe, sans lequel on affirme aujourd'hui qu'il n'y auroit point de liberté, cette occasion naturelle étoit le moment, où l'on rédigea les Articles Constitutifs, Articles généralement connus & présentés au Roi en même temps que la Déclaration des Droits.

Je citerois encore une autre époque mémorable, où la profession ouverte du principe de l'égalité absolue, devenoit un devoir imposé par l'honneur, aux Députés des Communes, si ce principe eût été réellement leur première pensée & l'idée fondamentale de leurs combinaisons Législatives. Cette époque est la célèbre nuit du quatre Août, où l'on fut si content des sacrifices, proposés par la Noblesse & le Clergé, où l'on y répondit par les plus vifs [p.368] sentimens de satisfaction, où des acclamations universelles se faisoient entendre, où l'enthousiasme & l'expansion la plus touchante, croissant de moment en moment, l'on finit par décréter, unanimement, que le souvenir d'une si heureuse journée, seroit consacré par un Te-Deum, & rendu perpétuel par une médaille. Or, je le demande, si l'on avoit eu alors le dessein de niveller tous les rangs, n'eût-il pas été déloyal aux Communes, de se montrer pénétrées des sentimens les plus doux & les plus reconnoissans, & leur langage alors ne devoit-il pas être : voilà ce que vous offrez, nous voulons bien davantage ?

Combien de discoure, prononcés par les Orateurs les plus distingués de cette Assemblée, viendroient encore à l'appui de la vérité que je soutiens! mais j'aime mieux citer les termes mêmes d'un Décret. Il est du onze Août, ainsi postérieur à l'époque, désignée comme l'Ère de la révolution : on y lit ces mots, Article XI.

[p.369]

« Tous les Citoyens pourront être admis à tous les Emplois & dignités Ecclésiastiques, Civiles & Militaires, & nulle profession utile n'emportera dérogeance ».

Ces dernières expressions supposent évidemment l'existence & le maintien de la Noblesse.

Il seroit aisé de prouver encore, par une multitude de petites circonstances, que l'égalité absolue, cette prétendue idée mère, de la Constitution Françoise, doit être mise au nombre des principes qui sont arrivés à l'Assemblée Nationale, pendant le cours de ses délibérations, & qui lui ont été apportés, comme tant d'autres, par le flot des opinions populaires.

Maintenant, n'importe sa date, n'importe son origine, examinons le principe en lui-même, & voyons si cette égalité absolue, est une condition nécessaire de la liberté politique, comme tant de gens le répètent aujourd'hui, sans y avoir jamais réfléchi.

C'est toujours, en résistant aux leçons de [p.370] l'expérience, que l'on avance une pareille proposition, car l'exemple de l'Angleterre prouve diamétralement le contraire, & il seroit bien plus aisé de montrer, que, dans un grand Royaume, il ne peut y avoir ni ordre public, ni liberté générale, avec un nivellement absolu de tous les rangs.

Expliquons nous cependant, sur le genre de gradations qui doit être considéré comme nécessaire dans une Monarchie, lorsque cette Monarchie est réunie à une Constitution libre. Ce n'est pas la séparation de la Nation en deux Ordres, les Nobles & les Roturiers, qui est d'aucune utilité, dans un pareil Gouvernement ; c'est encore moins la possibilité d'acquérir, comme autrefois, la Noblesse à prix d'argent. Aussi, ne voit-on rien de semblable en Angleterre. La seule gradation de rang, nécessaire dans une Constitution libre & Monarchique, est celle dont ce Royaume donne le modèle. Cette gradation exige uniquement l'existence d'un Corps, dont la dignité soit assurée, par son union [p.371] au Corps politique, dont l'éclat serve d'accompagnement à la Royauté, & dont le rang soit une sorte de transition, de l'immensité du Peuple à l'unité sans pareille d'un Trône & d'une Couronne. L'effet d'une médiation, d'une interposition de ce genre, semble tenir uniquement à l'opinion, & même, si l'on veut, à l'imagination; cependant, il n'est pas moins la condition absolue de notre respect pour le rang suprême, respect sans lequel les Rois deviendroient inutiles, & l'esprit de la Monarchie n'existeroit plus.

On conçoit comment, autrefois, & chez les Nations guerrières, qui existoient, pour ainsi dire, en entier au milieu des Camps, la gradation des rangs n'étoit pas nécessaire à la considération du Chef de l'Etat ; la discipline militaire y suffisoit à son autorité, puisque cette discipline est elle-même, la plus forte & la plus expressive de toutes les hiérarchies. On conçoit de même, comment les Caliphes de l'Orient, pourroient [p.372] entretenir, dans les esprits, une idée imposante de leur grandeur, sans le secours d'aucune gradation de rang : enfermés au fond de leur Palais, & n'ayant jamais de communication qu'avec leur Visir ou leurs esclaves, cette mystérieuse retraite les présente aux yeux du Peuple, comme une puissance inconnue, que l'oeil ne peut circonscrire, & dont une imagination vague aggrandit toutes les dimensions ; & pourvu qu'une pompe triomphale les environne, dans les cérémonies où ils se montrent en public, & que, de temps à autre, leur autorité s'annonce, comme le tonnerre, par des actes éclatans de vengeance, les esprits sont continuellement entretenus, ou dans l'étonnement ou dans le respect.

Les exemples, que je viens d'indiquer, n'ont aucun rapport avec les Monarchies tempérées de l'Europe ; ce n'est ni au milieu des Camps, ni dans l'obscurité d'un Sérail, que les Chefs de ces Gouvernemens sont appelés à vivre. L'Administration civile compose [p.373] la partie essentielle de leurs devoirs, & ils ne peuvent régner, ni par le fer des soldats, ni par un aveugle enthousiasme. Il faut donc, que parmi nous, on assure d'une autre manière, cette force & cette magie d'opinion, si nécessaires à celui qui doit faire exécuter les lois dans un vaste Empire ; il faut que le fondateur d'un ordre social prépare, avec sagesse, ce mélange de droits réels & de caractères apparens de grandeur, qui doivent constituer l'autorité suprême, & la mettre en état de nous rendre les services importans que l'on attend d'elle.

Alors, on auroit à considérer, s'il est possible que la Majesté du Trône subsiste, lorsqu'aucune gradation de rang ne prépare les esprits à l'auguste prééminence du Chef de la Nation, lorsqu'on le montre seul, & comme isolé, au milieu d'une foule innombrable d'hommes, placés sur une même ligne, & faisant bruit, faisant faste de leur parfaite égalité.

Le respect est une disposition de l'esprit [p.374] qui a besoin d'éducation, & les liens de l'habitude lui sont encore nécessaires. Il en est de ce sentiment, comme des autres rapports, & les égards que nous rendons à un supérieur, ont une connexion secrète avec les égards que nous attendons des hommes, placés au-dessous de nous dans l'ordre social. Ainsi, lorsque, par la destruction absolue de tous les rangs, le respect pour la dignité Royale, ne seroit plus soutenu, ni par aucun intérêt personnel, ni par aucune opinion d'un usage habituel, il n'auroit plus de force, il n'auroit plus d'entretien, & il ne tarderoit pas à paroître comme étranger à nos moeurs nouvelles. Un Monarque, un Trône, une Couronne, nous étonneroient sans nous en imposer, si nous n'étions ramenés à l'idée d'une pareille suprématie, ni par aucune gradation, ni par aucune pensée intermédiaire. N'en doutons point, nos perspectives feront changées, si jamais cet applanissement sans exemple, désigné sous le nom d'égalité, s'établit, se maintient, & [p.375] metamorphose en entier, le sol moral de la France.

Il n'existe qu'un seul être dans l'Univers, dont nous puissions constamment adorer la Majesté Suprême, sans le secours d'aucune idée médiatrice entre sa puissance & notre foiblesse, entre sa grandeur & notre néant; mais son infinité même & sa plénitude universelle, touchent à tous les points de notre sentiment & de notre esprit, & nous offrent, de cette manière, une multitude innombrable d'échelons pour nous élever à lui, par la pensée; & telle est la nature de cette communication toute spirituelle, que notre respect: s'accroît à chaque pas que nous faisons, pour approcher de plus près du Souverain maître du monde.

Que si nous cherchions, sous un autre aspect, une preuve nouvelle de l'importance des gradations & des applications diverses de cette vérité, nous la trouverions dans la philosophie religieuse du paganisme ; cette philosophie ayant dépouillé le premier auteur [p.376] de la nature, de son essence spirituelle, & l'ayant montré continuellement, sous une forme corporelle, elle apperçut, en même temps, la nécessité de captiver le respect des hommes, par une hiérarchie de Divinités célestes, qui, descendant depuis le Souverain du Ciel, jusques aux Puissances mystérieuses de la Terre, aggrandissoit, aux yeux des mortels, le Dieu qu'une Religion fabuleuse n'avoit pas craint d'assimiler à leur nature.

Qu'on me pardonne ces digressions ; je ne les crois point indifférentes ; c'est un caractère distinctif des grandes vérités, que d'exister partout sous diverses formes, & cette auguste empreinte a toujours captivé mon attention, dans toutes les recherches morales ou philosophiques, vers lesquelles la méditation m'a conduit.

Me rapprochant néanmoins de mon sujet, d'une manière plus directe, & continuant à préjuger les effets de la destruction des rangs, sur la Majesté du Trône, je vois le Peuple entier, se désaccoutumant chaque jour, [p.377] de tous les genres de supériorités, de nier insensiblement la seule qu'on ait conservée ; je vois un Peuple entier, porté par les flots de l'égalité, s'approcher de si près du Monarque, que le Trône, ce dernier prestige, ne lui en imposera plus ; & bientôt, peut-être, il le considérera comme une irrégularité dans le plan général de nivellement, dont il s'est fait l'admirateur. Je vois encore une Nation, toujours extrême dans ses sentimens, exiger du Roi des François, les formes & les manières d'un particulier, & d'égalités en égalités, lui demander, en témoignage de son patriotisme, ou de son esprit Constitutionnel, l'abandon de sa dignité extérieure & jusques à l'oubli de sa grandeur. Qu'il le

garde bien de céder à ces goûts éphémères, il sacrifieroit à une popularité d'un moment, cet empire sur l'imagination des hommes, qui fait une partie de sa puissance & de ses moyens d'autorité. Eh ! quoi, dira-t-on, Louis IX, n'étoit-il pas respecté, lorsqu'il rendoit la justice aux pieds d'un chêne ? [p.378] Henri IV ne l'étoit-il pas, lorsque, dans un Acte de l'Hôtel-de-Ville, il se donna le titre de premier Bourgeois de Paris, ou lorsqu'il prenoit sa part d'un repas rustique à la table d'un paysan ? Oui, sans doute, ils l'étoient l'un & l'autre, mais il est aisé de sentir, que leur toute-puissance, par un brillant contraste, répandoit le plus grand éclat sur la simplicité de leur action. L'on ne s'étonne point non plus, que Catinat, un jour de bataille, vint se mêler aux jeux de ses soldats; il le fit après la victoire. Mais lorsque, par un changement de Constitution, un Monarque a perdu ses plus grandes prérogatives, & lorsque les droits de la Nation se sont étendus dans tous les sens, il est de l'intérêt général, qu'aucune popularité familière, ne mette jamais au hasard, le respect que l'on doit rendre à son rang & à sa personne. Ah ! combien d'idées sont unies à ce respect, & combien de réalités en dépendent ! Il faut, ou renoncer à la Monarchie, ou revêtir le Monarque de tous les caractères [p.379] imposans, qui constituent sa dignité ; & cette condition ne peut être remplie, lorsque tous les rangs sont détruits d'une manière absolue. Disons-le donc, pour me résumer, il n'y a point de liberté sans ordre public, il n'y a point d'ordre public sans Pouvoir Exécutif, il n'y a point de Pouvoir Exécutif, dans un grand Royaume, sans le maintien de la Majesté Royale, & cette Majesté ne peut subsister, sans un rang médiateur entre le Trône & le Peuple. Ainsi, le systême de l'égalité, porté à son dernier période, loin d'être favorable à la liberté, dans un Gouvernement Monarchique, lui est absolument contraire.

Maintenant, & après de si hauts apperçus, faut-il descendre à dire, que l'existence de deux ou trois cents, de trois ou quatre cents Pairs du Royaume, dans un pays tel que la France, seroit une supériorité si restreinte, qu'elle incommoderoit bien peu, ce me semble, la vanité de vingt-six millions d'hommes ? Seroit-on obligé de négocier avec [p.380] un sentiment si petit & si ridicule, quand on a prouvé, qu'il faut un accompagnement à l'idée d'un Roi, qu'il faut au moins un échelon des vastes plaines de l'égalité jusques à son rang suprême ; lorsqu'on a prouvé que ces considérations, de simples spiritualités en apparence, ont une telle substance, qu'elles forment l'essence d'une Monarchie ; & lorsqu'on prouvera de même, que ce genre de Gouvernement est nécessaire à une grande contrée, soumise à une seule loi & à une seule Administration ? Cependant, & puisque la vanité dans tout son excès, la vanité dans toute sa fermentation, doit être considérée comme l'origine de nos malheurs, puisqu'on la voit, cette vanité, puisqu'on la reconnoît par mille interstices, à travers le masque héroïque dont elle se couvre, représentons-lui doucement, & s'il le faut avec humilité, que le sentiment de supériorité, entretenu par les dignités politiques, est d'une toute autre nature, que l'orgueil inspiré par les dignités Chapitrales ; celles-ci ont besoin de [p.381] soutenir, par toutes sortes de prestiges, le respect que la philosophie leur refuse ; les autres ont une circonscription positive, & n'ont besoin d'emprunter aucun secours de l'illusion. La ligne de démarcation des supériorités politiques, est fixée par l'intérêt National, & la Patrie est de part, dans les hommages qu'on rend à des dignités, qui sont son ouvrage, ou qui ont été inventées pour le bien de l'État & pour son service. Les Pairs du Royaume, en Angleterre, doivent bien leur investiture au Monarque, mais ils savent que la réalité de leur rang, dépend du maintien des lois Constitutionnelles, établies dans leur pays ; ils ne courent point, avec inquiétude, après une opinion fantastique, mais ils cultivent, avec calme, une opinion, qui fait partie de la contexture entière du Gouvernement.

Tout est moral dans les dignités politiques, tout est en accord avec l'utilité générale ; & l'on ne peut pas les confondre avec ces distinctions, qui prennent sur les autres sans leur rien rendre.

[p.382]

Est-il possible, cependant, que, près des grandes considérations, auxquelles toutes ces réflexions sont unies, ce soit encore au trébuchet de nos vanités qu'il faille les peser ?

Je ne me permettrai plus qu'une observation, dans le même sens ; on s'est élevé, avec raison, contre la multitude de titres qui existoient autrefois en France ; mais cette irritation, qu'on a tout-à-coup éprouvée, à l'ouïe des mots de Comtes ou de Chevaliers, ne tient pas uniquement à des dénominations dont personne n'étoit obligé de se servir ; elle se rapporte bien davantage aux idées de supériorité, qu'entretiennent les distinctions de naissance ; mais, malgré nos efforts, ces idées reparoîtront, sous une infinité de déguisemens ; & le ton, les formes, les manières, serviront de supplément aux régistres publics. L'Assemblée eût donc mieux réussi dans son dessein, elle eût atteint de plus près à son but, si, à l'imitation des Anglois instituant une Chambre des Pairs, elle eût élevé ces grands chênes qui étouffent [p.383] tous les arbrisseaux, au lieu de chercher à extirper, par le fer & par la violence, des plantes dont la nature, est de renaître sans celle.

Je dois encore, en traitant ici des intérêts de la vanité, rappeler une observation, présentée dans mon dernier Ouvrage ; c'est que l'institution d'une Chambre des Pairs, releveroit, aux yeux de l'Europe, la qualité de citoyen François; la considération morale, soumise aux mêmes lois que le relief, dans les objets physiques, ne s'accordera jamais avec une immense uniformité. C'étoit donc une idée ingénieuse, dans les calculs de la vanité, que d'associer les nombreux Représentans d'un grand Peuple, à une classe d'hommes, rendus resplendissans par leur dignité ; & l'on ne supplée pas à ce genre d'effet sur l'imagination, en se guindant de toutes les manières, en s'adressant des uns aux autres la recommandation, de prendre une attitude fière, une attitude imposante, & en se servant encore d'autres phrases pleines [p.384] de bouffissure, & qui indiquent bien mieux les efforts de la vanité, que sa réussite. Je me souviens d'avoir ouï-dire à un homme d'esprit : Je méprise le public ; d'abord parce que j'en suis.... Ce mot est d'un grand sens dans l'application qu'on peut en faire ici ; il nous avertit que nous aurons toujours besoin d'aide, pour respecter la multitude & ses nombreux Représentans, & qu'il faut rompre, en quelque manière, sa monotonie, si l'on veut établir, au milieu d'une immense société politique, un systême d'égards auquel l'imagination puisse se prendre & rester constamment fidelle.

Ces habiles dispositions sont inutiles dans les petits États ; ce n'est pas, cependant, que l'égalité parfaite y soit établie, mais les gradations démérite suffisent, dans les espaces assez circonscrits pour rendre ces gradations perceptibles ; & comme, dans les petits espaces encore, toutes les actions publiques, peuvent être facilement rapprochées des lois de la raison, le Gouvernement emprunte [p.385] de cette auguste autorité, tout l'ascendant dont il a besoin. Aucune de ces circonstances n'existe dans les grands États ; il faut donc nécessairement les organiser d'une autre manière. Mais les hommes, avant les leçons de l'expérience, ou lorsqu'ils dédaignent ces leçons, ne présentent que foiblement, les disparités qui sont le résultat des différences d'étendue & des différences du nombre; ils prennent ces différences pour de simples nuances, tandis que, dans le systême social, elles composent, si je puis m'exprimer ainsi, des substances absolument opposées.

Disons-le donc clairement, & après avoir examiné cette question, sous différents rapports, le principe d'une égalité absolue, ne peut s'adapter à une vaste contrée, soumise à une seule loi & à une seule autorité. L'on verra que, nécessairement, ou ce principe détruira le Gouvernement Monarchique, ou le Gouvernement Monarchique ramènera des gradations de rang. Il falloit [p.386] donc, en consacrant ce genre de Gouvernement, absolument nécessaire à la France, établir, en même temps, un Corps intermédiaire entre le Trône & le Peuple, & l'unir habilement, comme l'ont fait les Anglois, à la Constitution politique de l'État.

Je voudrois bien encore qu'on nous expliquât, comment on entend concilier l'hérédité du Trône, avec la destruction de toutes sortes de rangs intermédiaires entre le Monarque & le Peuple, avec l'anéantissement ou l'affoiblissement extrême, de toutes les prérogatives qui composent la Majesté Royale. Cette hérédité, qui soumet aux hasards de la nature, les qualités du Prince, ne sauroit subsister sans la perpétuité des sentimens de respect, inhérens à son rang suprême ; la transmission non interrompue de ces sentimens, forme la véritable succession dans un État politique. Ainsi, l'hérédité de la Couronne, dans une même famille, par droit de primogéniture, cette disposition si importante à la tranquillité publique, ne peut être séparée des conditions [p.387] nécessaires pour assurer à l'autorité Royale, un éclat indépendant de la considération personnelle du Monarque.

Les hommes, capables de réflexion, pouvoient aisément entendre les différentes vérités que je viens de présenter ; mais dès que des Législateurs, appelés à les enseigner, ont mieux aimé servir sous toutes les passions & chercher leur fortune dans les applaudissemens d'un jour, ils étoient bien sûrs, qu'en faisant de l'égalité parfaite, une maxime de politique, une maxime de morale, une maxime de philosophie, ils trouveraient de nombreux Sectateurs ; car il n'est personne, qui, dans l'habitude de la vie civile, ne regarde un supérieur, comme un être incommode ; ainsi, dès qu'on avoit la permission d'appliquer ce petit sentiment, aux grandes idées de Gouvernement, la multitude des hommes devoit écouter, avec transport, ces nouvelles leçons. Ce n'est pas la foule qui peut analyser une vérité compliquée, & son lot, dans le vaste [p.388] département de l'esprit humain, est de s'associer, par sentiment, aux opinions qu'on lui donne. Aussi, tous ceux qui se destinent à conduire la multitude, se bornent-ils à lui présenter une ou deux idées, & ils flattent bassement sa présomption, en lui disant que toute la science du Gouvernement est contenue dans un axiome. C'est ainsi, qu'au nom de l'égalité, on est venu à bout de lui persuader, que le plus libre, le plus heureux des Gouvernemens, le Gouvernement Anglois étoit tyrannique ; c'est ainsi, qu'au nom de l'égalité, on a réussi à lui faire peur, de la division du Corps Législatif en deux Chambres, d'une institution adoptée de nos jours, par une République même, les États-Unis de l'Amérique. C'est ainsi, qu'au nom de l'égalité, on a su inspirer un éloignement irréfléchi, pour une médiation de rang, philosophiquement indispensable au maintien de la Majesté Royale. C'est ainsi, qu'au nom de l'égalité, on commandera, quand on voudra, le partage des [p.389] terres, & que d'applanissemens en applanissemens, on établira, par l'uniformité, l'anarchie la plus complète. Regardez l'Univers, & vous verrez si son savant Architecte a rejette les gradations & négligé les distances ; c'est par elles, au contraire, c'est par un systême général de subordination, que tout a pris sa place, & que l'harmonie du Monde s'est opérée.

Qu'on écoute les paroles d'un célèbre Écrivain de l'antiquité.

« L'Être Suprême sépara les élémens pour les mettre en paix : le feu, le plus léger de tous, alla briller dans les régions du Ciel ; l'air eut la seconde place, & la terre vint ensuite suspendue au milieu des ondes, par sa propre pesanteur ; l'eau n'eut que la quatrième place, & cependant, elle assigna les limites du monde & ne lui permit plus de s'en écarter ; c'est ainsi, qu'en marquant aux élémens des places différentes, l'Auteur [p.390] de la Nature organisa l'Univers. »[1]

Ah ! qu'il est heureux pour la race humaine, que nos Don Quichotes politiques ne puissent pas aller délier les élémens & les mettre de pair ! ils feroient renaître le cahos, avant la fin de l'année ; & pour comble d'infortune, pour dernière catastrophe, le souvenir de leur génie périroit avec eux & avec nous.