Chapitre IV - Composition du Pouvoir Législatif


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CHAPITRE IV.

Composition du Pouvoir Législatif.

On ne peut arrêter aujourd'hui ses regards sur l'état politique de la France & de l'Angleterre, sans être frappé d'une grande vérité, c'est que, dans l'un des deux pays, avec la plus parfaite liberté civile & politique, on a su, d'une main habile, entretenir l'harmonie sociale, protéger l'ordre public & assurer l'action du Gouvernement, & que dans l'autre, indiscrètement, on a mis en péril tous ces biens, on les a tous livrés au hasard.

Cette proposition mérite d'être considérée sous différens rapports, & pour la développer, j'examinerai plusieurs parties du systême civil & politique des deux Royaumes, je montrerai leur connexion avec la constitution du Pouvoir Exécutif, & je ferai [p.59] connoître en même temps les relations de ce Pouvoir avec l'ordre & la liberté, avec l'ordre & l'égalité. Je me resserrerai dans les vues principales, & laissant aux hommes d'esprit la place dûe à leurs réflexions, je m'attacherai, surtout, à cette méthode qui sert à former un lien entre les opinions incertaines.

Je fixerai d'abord l'attention sur la composition du Pouvoir Législatif, ce commencement de l'ordonnance sociale.

Chacun sait qu'en Angleterre le Corps Législatif, sous le nom de Parlement, est formé de deux Chambres ; la réunion de leurs vœux constitue la loi, & cette loi reçoit son complément par l'adhésion du Monarque.

Chacun sait aussi, que l'une de ces deux sections du Corps Législatif, sous la dénomination de Chambre des Communes, est composée de Députés élus par la Nation, & que l'autre sous la dénomination de Chambre Haute, est composée des Pairs du Royaume, dignité héréditaire & d'investiture Royale, On apperçoit d'un coup-d'oeil la majesté [p.6o] d'un Corps Législatif, constitué de cette manière, & l'ascendant qu'il doit avoir sur l'opinion publique, sur cette opinion, non pas telle qu'on veut la faire, à l'aide des idées factices ou des sentimens contraints, mais sur cette opinion, comme elle existe, & comme elle doit exister dans nos pays de l'Europe, & au milieu des circonstance immuables qui nous régissent.

La Chambre des Communes, de même que toutes les Assemblées électives, représente ou figure du moins le vœu général, vœu mobile par sa généralité même, & par les élémens passionnés dont cette généralité se compose. Une telle section du Corps Législatif, la plus puissante en nombre, en crédit, en énergie, se trouve donc placée sagement près d'une autre section, qui, moins nombreuse, mais stable dans son état & dans ses fonctions, représente ainsi plus particulièrement l'intérêt confiant du Royaume.

Il y a donc un caractère d'harmonie, & quelque chose encore de compacte & [p.61] d’affermi dans la réunion de ces deux Chambres, & l'on voit, comment elles se prêtent une mutuelle assistance pour obtenir la considération, dont un Corps Législatif ne sauroit se passer ; & comment elles acquièrent ensemble la force nécessaire, pour défendre la raison contre les entreprises des esprits inquiets & les incursions des mauvais génies.

Il n'en est pas de même d'un Corps Législatif, composé, comme en France, d'une Chambre unique, elle devient bientôt l'objet & le point de mire de toutes les passions ; chacun étant averti qu'il suffit d'une seule majorité d'opinions pour décider des plus grands intérêts de l'Empire, les combinaisons extérieures se forment, les sociétés particulières, les clubs politiques en préparent le succès, & ils ne tardent pas à s'instruire dans l'art de diriger une Assemblée délibérante, dans l'art de la mettre en mouvement, & par des intrigues, & par de faux bruits, & par des écrits alarmans, & par tous les autres [p.62] genres de domination. Toutes ces manœuvres seroient déjouées si le suffrage de deux Chambres étoit nécessaire pour la confection des lois; l'esprit de faction cesseroit alors d'être encouragé, & les causes d'une infinité de désordres n'existeroient plus. La morale gagneroit encore, d'une autre manière, à ce changement, car son autorité est entièrement perdue, lorsqu'une grande partie de la Nation est détournée d'une vie domestique & laborieuse, pour se livrer, sans mesure, aux passions politiques & aux divers complots dont ces passions donnent l'idée.

L'Assemblée Nationale croit régner seule lorsqu'elle est seule Législatrice, mais connoît-elle la part qu'elle est obligée de faire à ses associés inconstitutionnels ? Cette part est incalculable, car il n'est pas rare aux hommes qui, parlent de peur, ou qui agissent d'imitation, d'aller au-delà des opinions de leurs dominateurs, afin de se donner, par cette exagération, un caractère de volonté libre. La Chambre des Communes [p.63] d'Angleterre aimeroit mieux avoir à se concilier avec deux Chambres Hautes, que d'exister sous le joug où l'Assemblée de France se trouve placée. Il est terrible le joug qui ne vous laisse pas seulement l'indépendance de vos opinions & la franchise de vos pensées, & je ne sais quelle autorité peut être désirable à de pareilles conditions, je ne fais quelle dignité civile peut être honorable à ce prix.

N'en doutons point, il existe en France deux sections Législatives, mais deux sections organisées de la manière la plus monstrueuse ; l'une est l'Assemblée Nationale ; l'autre, cette réunion de sociétés politiques avec lesquelles on l'oblige de se raccorder; & l'on se tromperait si l'on imaginoit qu'en détruisant ces sociétés le mal seroit réparé, car elles constituent la force du Corps Législatif, & suppléent à l'inconsidération qui seroit l'effet inévitable de sa composition. Le respect, aujourd'hui, ne peut plus être imposé que par la puissance du nombre, c'est une conséquence du systême d'égalité parfaite [p.64] quand il est établi dans un vaste Royaume, réflexion majeure, & que je développerai plus particulièrement dans un autre endroit de cet ouvrage.

Nous venons de fixer l'attention sur les avantages de la division régulière du Corps Législatif en deux Chambres, mais nous n'avons encore considéré cette question que dans ses rapports avec les mouvemens populaires, avec l'esprit de faction ou de turbulence ; nous devons maintenant faire observer qu'une pareille Constitution auroit la plus heureuse influence sur les délibérations même du Corps Législatif.

Il n'est pas possible de soumettre les opinions d'un Corps Législatif à aucune espèce de censure régulière, puisque, de cette manière, l'idée si nécessaire de sa supériorité n'existeroit plus; cependant, pour être un Corps Législatif, on n'est pas moins une Assemblée soumise à toutes les erreurs, à toutes les indiscrétions, & à toutes les foiblesses qui forment l'appanage de l'humanité.

C'étoit [p.65] C'étoit donc une belle idée, & une idée vraiment ingénieuse, que d'avoir établi cette censure, au sein même du Corps Législatif, en le composant de deux Chambres. L'une & l'autre sont alors obligées de se former un modèle de sagesse, & de l'avoir présent à l'esprit, puisque, dans les circonstances ordinaires, cette sagesse devient le point de réunion le plus assuré. Il n'en est pas de même d'une Chambre unique, c'est par des idées extrêmes qu'elle doit chercher à se signaler, ces idées étant les seules qui soient entendues du nombreux & mobile parterre, dont elle recherche le suffrage & les applaudissemens. La rejection de l'idée des deux Chambres, pour la composition du Corps Législatif, & la formation de ce Corps dans une seule Assemblée délibérante, est presque une préférence donnée à l'empire des passions sur l'autorité de la sagesse. Qui ne fait avec quelle facilité l'on peut enlever les opinions, ou par l'adresse du raisonnement, ou par le mouvement du langage, surtout lorsqu'on [p.66] saisit certaines circonstances pour agir sur les esprits ? On a bien mis pour condition, dans la Constitution Françoise, que les Projets de loi devroient être lus trois fois, à huit jours de distance, mais en même temps, on a permis de s'écarter de cette règle dans les cas d'urgence, & cette urgence, décrétée à chaque instant, est devenue une Ample formule. Enfin, comme les altercations & les querelles sont plus fréquentes à la table des gros joueurs, qu'à toute autre, de même, lorsqu'une Assemblée décide à elle seule des destins de l'Empire, les divisions, les haines, les jalousies doivent y régner avec plus de force, que si elle représentoit seulement une des portions du Pouvoir Législatif.

Aucune de ces observations n'est applicable à la Constitution d'Angleterre, & son affermissement, sa consistance, le calme qu'elle répand, la sage combinaison des lois, leur exacte observation, & l'action régulière du Pouvoir Exécutif, toutes ces heureuses circonstances se rapportent en grande partie [p.67] à la division du Corps Législatif en deux Chambres, dont les opinions réunies fixent tous les sentimens, captivent le respect & entraînent à l'obéissance.

La composition de la première de ces Chambres, concourt encore au même but, mais sous un aspect différent. La majesté du Trône, si nécessaire au maintien de l'ordre public & au paisible exercice de l'administration, cette majesté imposante est essentiellement conservée au Roi d'Angleterre, par l'existence & la médiation des Pairs du Royaume ; ils servent d'accompagnement & de soutien à la dignité du Monarque, & d'échelon nécessaire aux idées & aux sentimens de respect pour le rang suprême. L'opinion des hommes a besoin de ces gradations &, j'oserois dire, de ces préparatifs, pour le former à la conception d'une supériorité sans égale. Une trop grande distance entre le peuple & le Prince égareroit l'imagination, une distance trop rapprochée introduiroit tous les dangers de l'habitude & de la [p.68] familiarité. C'est une idée extraordinaire que celle d'un Roi, il faut, tant qu'on la trouve bonne, l'environner de l'opinion publique, de cette opinion qui lui sert d'appui, & qui elle-même a besoin d'un grand ménagement & d'une soigneuse culture.

C'est pour être fidèle au système d'égalité parfaite, ou pour en maintenir la forfanterie, que l'Assemblée Nationale a rejeté l'institution des deux Chambres, dont l'Angleterre & l'Amérique nous ont donné l'exemple ; mais lorsqu'on adopte deux exceptions à ce système, aussi grandes que l'institution d'un Monarque à l'une des extrémités de l'ordonnance sociale, & à l'autre, l'exclusion absolue de tout état politique, prononcée contre ceux qui ne payent pas une certaine mesure d'imposition, on a peine à comprendre par quel motif, le nivellement le plus rigoureux étoit nécessaire entre ces deux termes.

On s'est mépris, de plus d'une manière, dans le systême de vanité jalouse, auquel on s'est abandonné, après l'avoir revêtu, comme [p.69] il contenoit, d'un beau vernis philosophique. On n'a voulu qu'une seule Chambre & qu'un seul rang, mais en isolant ainsi l'Assemblée Législative de tous les appuis que présentoient nos anciennes mœurs, & en se fiant trop rapidement à leur métamorphose, il n'est pas sûr que l'inconsidération de ces Assemblées ne précède le changement complet des opinions. On eut adopté, sans doute, une marche plus sure, si, dans un Gouvernement Monarchique, on avoit accru le relief de la Chambre des Députés du peuple, en l'unifiant à une autre, composée des hommes les plus considérables de la Nation, par leur rang & l'étendue de leurs propriétés territoriales, & en réservant, toutefois, à la Chambre des Députés une grande puissance, & l'initiative de droit sur toutes les matières de contribution & de finances.

L'Assemblée Constituante n'a montré aucune connoissance des effets de l'imagination sur un grand peuple ; elle a présumé qu'elle créeroit la majesté du Trône & la majesté [p.70] du Corps Législatif, sans le secours d'aucune idée accessoire à l'empire de la loi; le temps lui prouve déjà qu'elle s'est trompée, & le lui prouvera bien davantage, lorsqu'un premier entousiasme ne soutiendra plus les opinions nouvelles, & qu'il les laissera sous la seule protection du raisonnement.

Les Anglois, qui ont médité plus longtemps que nous sur les constitutions politiques, cesseroient de croire à la longue durée de leur Gouvernement Monarchique, si, par une révolution inattendue, la Chambre des Communes composoit jamais à elle seule le Corps Législatif. Les hommes sont tous entraînés par un mouvement en avant, c'est l'effet inévitable de l'agitation de leurs facultés morales, & de la direction particulière de leur imagination; ainsi les Communes ne tarderoient pas à serrer de trop prés le Monarque, si les Pairs ne recevoient plus leur première pression ; elles auroient bientôt froissé cette opinion qui environne le Trône, & qui constitue sa grandeur [p.71] conventionnelle ; & après avoir altéré la considération du Monarque, elles le rendroient, sans y penser, inutile à l'État, & l'équilibre du Gouvernement seroit entièrement détruit.

Cependant, si l'on peut raisonner ainsi, dans un pays où la Chambre des Représentans de la Nation est toute composée d'hommes distingués par leur éducation, & liés à l'intérêt de l'État, par une grande propriété territoriale[1], avec quelle force de plus, n’a-t-on pas droit d'appliquer les mêmes réflexions à une Assemblée Législative, où l'on est appelé, où l'on prend séance, sans avoir fait preuve d'aucune fortune ?

Cette différence remarquable, entre les deux pays, a des conséquences infinies & des rapports immédiats avec le Pouvoir Exécutif, puisque la tâche de ce Pouvoir est [p.72] diminuée à mesure que le respect pour les lois est augmenté. Or, jusques à ce que les opinions les plus anciennes & les plus naturelles soient absolument changées, les citoyens attachés au bien de l'État, par les liens de la propriété, & à qui la fortune a donné le moyen d'acquérir les divers genres de supériorités attachés à l'éducation, de tels hommes donneront toujours aux lois, qui seront leur ouvrage, un caractère plus imposant. Ne perdons jamais de vue, que l'obéissance du grand nombre aux délibérations de quelques-uns, est un résultat singulier dans l'ordre moral ; c'est donc courir un grand hasard, que de négliger aucun des moyens propres à agir sur l'opinion des hommes. On peut quelque temps, à l'aide des punitions multipliées, émanées de la force, se passer du respect; mais ce sentiment est essentiellement nécessaire au mouvement doux, régulier & durable, d'une organisation politique.

L'idée, sans doute, qui se présente la première, [p.73] lorsqu'on donne tête baissée dans les principes généraux, c'est qu'en nos propres affaires, le choix le plus libre est de droit naturel ; mais ces premiers élans philosophiques n'atteignent pas toujours aux vérités usuelles ; l'erreur se trouve ici dans le mot de choix, dans ce mot, qui annonce une impulsion réfléchie vers ce qui nous convient le mieux. L'application de cette définition ne souffre aucune difficulté, lorsqu'on se représente un homme, au milieu du petit cercle de ses intérêts particuliers, dirigé par des lumières suffisantes, vers ce qui lui est le plus avantageux, & exprimant ses vœux d'une manière distincte ; mais aucune de ces circonstances n'est applicable aux actes, destinés à désigner les Députés du peuple aux Assemblées Nationales. Les nomme-t-il lui-même, c'est le plus souvent sur l'opinion d'autrui qu'il se décide : les nomme-t-il, par la médiation d'un Corps d’Électeurs, au choix desquels il a concouru, il court les hasards attachés, tantôt à leurs passions, tantôt à [p.74] leur aveugle prédilection: enfin, la majorité des suffrages, entraînant le consentement de la minorité, c'est quelquefois un petit nombre de voix qui détermine les préférences. Ce n'est donc pas une violation des droits du peuple, que de lui donner pour guide son véritable intérêt, lorsque cet intérêt peut être interprêté par des Législateurs, dans la sagesse desquels il a mis sa confiance ; car cet intérêt est bien plus le gage de son opinion, que son opinion n'est le gage de son intérêt.

Si donc l'Assemblée Nationale avoit pensé comme les Anglois, comme les Américains, comme toutes les nations, qu'une propriété, & une propriété importante, garantissoit l'attachement des citoyens à l'ordre public, & aux intérêts de l'Etat, elle eut servi le peuple, elle eut servi la Nation, en faisant de cette propriété une condition de l'avancement au rang de Législateur.[2]

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Un homme qui n'est pas propriétaire, n'est pas un citoyen complet, puisqu'il est sans intérêt au plus grand nombre des affaires publiques, & je n'entends pas comment des Députés aux Assemblées Nationales, n'ayant pour toute possession qu'un riche fonds de paroles, se permettent d'influer, par toutes sortes de moyens, sur la décision des controverses, dont le résultat leur est personnellement indifférent, ou ne les atteint tout au plus que par des affinités philosophiques. Ainsi des hommes, bien sûrs de ne prendre part aux hasards de la guerre, que par des exclamations & par des bravos, bien sûrs encore de n'avoir à gémir, ni sur leurs champs ravagés, ni sur leurs maisons incendiées, ne sont pas moins les ardens promoteurs des rixes politiques. Que des milliers d'hommes passent, en un jour, de la vie à la mort, à travers les cris de la douleur & du désespoir, [p.76] cela ne leur fait rien, ils n'ont pris à eux que la partie de l'apothéose. Que d'autres ayent leur fortune bouleversée par le désordre des finances, la fuite ordinaire des troubles politiques, cela ne leur fait rien encore, ils savent que la leur est placée dans l'asile impénétrable du néant. En vérité, c'est avoir une bien haute idée du titre que donne le lieu de la naissance, ou du premier ondoyement, pour imaginer, qu'avec un simple extrait baptistaire, signé par un Curé de village, on a le droit de venir prêcher la ruine d'une Nation & les sacrifices de tout genre auxquels on ne sera point associé. Rien ne paroit plus bisarre qu'une telle prétention, surtout, quand on rapproche sa petite origine de la grandeur de ses conséquences.

On demandera, si la Constitution n'a pas servi le Pouvoir Exécutif, en dispensant les Députés au Corps Législatif, de faire aucune preuve de propriété, puisque, de cette manière, il y a plus de chances pour agir sur eux, par des moyens secrets.

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Une telle question obligeroit à se rendre compte du rang politique qu'il faut assigner à la corruption. Elle peut suppléer, dans certains Gouvernemens, à un défaut de proportion entre les différens Pouvoirs établis ; mais, lorsqu'on organise ces mêmes Pouvoirs, ou lorsqu'on se place par la pensée avant l'œuvre de la Constitution, on n'imaginera jamais de favoriser la corruption, pour en faire un des élémens destinés à composer l'autorité du Gouvernement; car, laissant à part un moment l'immoralité d'un pareil système, il est évident que toute force, dont le degré de pression est incertain, ne peut être admise dans les combinaisons des Législateurs. C'est par le prudent accord de toutes les parties de la constitution sociale, qu'il faut prévenir les abus de pouvoir, & ce n'est jamais par ces abus que l'on doit assurer l'harmonie politique.

L'Assemblée, prise en masse, a souvent montré sa défiance sur les moyens de corruption ; mais quand on a mis en question, [p.78] de temps à autre, si elle ne devoit pas se contenter d'une plus petite rétribution, ou, si elle ne devoit pas en sacrifier momentanément une partie, pour des actes de bienfaisance, il s'est toujours trouvé des Orateurs qui ont éloigné les esprits de cette mesure, en insistant sur la nécessité d'assurer aux Députés Législateurs, un salaire suffisant pour les tenir à l'abri des suggestions de l'intérêt personnel ; mais la certitude de dix-huit francs par jour, pendant deux ans, n'est pas une puissante sauve-garde, & du moment que, pour retenir en entier ce pécule, on mettoit en avant des principes de moralité, il est surprenant qu'on n'ait pas regardé comme un moyen d'indépendance, plus naturel & plus vraisemblable, la nécessité d'une propriété, pour être admis à régler le destin de la France.

Mais une plus grande idée se présente à moi, en réflechissant sur cet important sujet. Ce qu'on vante le plus dans le Gouvernement d'Angleterre, c'est l'équilibre établi [p.79] entre les différens Pouvoirs, & l'on attribue à cette sage combinaison, la stabilité d'une Constitution si renommée. Les uns s'expriment ainsi, guidés par une réflexion éclairée, & les autres, par imitation, répètent les mêmes paroles avec plus de force, je ne contesterai point cette opinion, mais il en est une particulière, que je me permettrai de présenter. Je crois que la consistance du Gouvernement Anglois, n'est pas uniquement due à la balance des autorités, mais qu'il faut l'attribuer encore essentiellement aux justes & sages rapports, aux rapports nuancés, s'il est permis de s'exprimer ainsi, établis entre l'État & la considération des personnes qui doivent exercer ces différens Pouvoirs. Je vois en Angleterre une Chambre des Communes, composée des Représentans de la Nation, une Chambre des Pairs & un Monarque dépositaire du Pouvoir Exécutif : or, je dis que l'union de ces trois Pouvoirs tient, en grande partie, à la transition douce & mesurée, qui existe [p.8o] dans l'opinion entre la majesté du Prince, la haute dignité des Pairs du Royaume & la confédération personnelle des Députés des Communes, à titre de propriétaires, à titre d'hommes distingués par leur éducation; & j'ajouterai que l'harmonie de la Constitution cesseroit peut-être également, & si les Pairs ne servoient pas d'intermédiaires entre le Monarque & les Représentans des Communes, & si la considération personnelle du plus grand nombre de ces Représentans, ne les élevoit pas à une petite distance de l'éminence sociale où les Pairs se trouvent placés. Je soumets ces pensé[e]s à la révision des hommes, capables d'étendre au loin leurs regards, mais je m'abuserois fort si elles ne renfermoient pas une vérité, & une vérité très-importante.

On ne peut établir une harmonie politique entre les divers Pouvoirs, par le seul effet d'une surveillance ombrageuse & d'une défiance mutuelle ; c'est tout au plus ainsi que des pays voisins se tiennent en respect à [p.81] à l'aide de leurs citadelles, de leurs remparts & de leurs troupes réglées; mais les Pouvoirs dont un Gouvernement est composé, ces Pouvoirs entremêlés de tant de manières & dont l'exercice est remis à des hommes ou foibles ou passionnés, comment feroient-ils en accord, comment resteroient-ils à leur place sans des rapports artistement gradués ? on auroit besoin, pour renoncer à ces principes d'union, & pour y suppléer par les lois d'équilibre, de poser, si je puis m'exprimer ainsi, une sentinelle aux confins de toutes les vanités, de tous les amours propres, de toutes les ambitions. Ce font donc les liens, plus que les contrepoids, les proportions, plus que les distances, les convenances, plus que la vigilance, qui contribuent à l'harmonie des Gouvernemens ; & si l'on arrête continuellement l'attention des Législateurs sur la nécessité de balancer une force par une autre, & non sur l'avantage de les réunir avec sagesse & par des moyens naturels, [p.82] c'est que, dans les idées morales, comme dans les objets physiques, les nuances nous échappent, tandis que les contraires attirent & fixent toujours nos regards.

L'Assemblée Nationale croit avoir détruit la nécessité des proportions dans l'ordre politique, en abattant tout & en établissant, par des moyens de force, le niveau le plus absolu ; mais il reste un Monarque, & il faut des échelons qui descendent de son Trône jusques aux vastes plaines de l'égalité ; mais il reste un grand Peuple, & il faut que, sans le secours habituel des punitions & des vengeances, il respecte ses camarades Législateurs, & qu'il obéisse à leurs décrets. Voilà bien des problêmes, on pouvoit ne les pas résoudre, mais on devoit au moins les examiner.

On ne doit pas perdre de vue, que la première Assemblée Nationale a eu des moyens de relief que n'auront pas les autres ; car non-seulement, elle a été composée en partie d'hommes marquans dans les anciens [p.83] Ordres de la Noblesse & du Clergé, mais de plus, la grandeur de sa tâche, son esprit entreprenant, ses combats, ses succès, en lui procurant beaucoup d'ennemis, lui ont donné beaucoup d'éclat. Je ne puis apprécier encore le degré de lustre que recevra la seconde Assemblée, de son affiliation à tant d'événemens mémorables & de la gravité des circonstances où elle se trouve placée ; mais à l'avenir, c'est d'eux-mêmes, c'est de leurs propres personnes que les Législateurs auront à tirer leur principale considération, & je finis par une réflexion très-hardie, mais qui n'est pas sans liaison avec l'un des caractères distinctifs de la Nation Françoise. Jamais plus vaste édifice n'a été entrepris que celui de sa nouvelle Constitution politique, les combinaisons, les travaux de sept à huit cent architectes, y ont été consacrés, & deux fois la terre avoit tourné autour du soleil que cette immense tâche n'étoit pas achevée ; l'on a cumulé pierres sur pierres, l'on a entassé matériaux sur [p.84] matériaux, l'on a élevé machines sur machines, & l'on est effrayé, à l'aspect de ce prodigieux amoncellement, qui semble braver la main du temps. Eh bien, je doute que la solidité de cette œuvre imposante, de cette œuvre de tant de jours, put résister à l'impression que seroit une seule fois sur les esprits la composition ignoble ou ridicule d'une Assemblée Nationale. Il faut se garder d'un semblable accident plus que d'une armée étrangère, car, malgré les métamorphoses dont nous sommes les témoins, aucun Peuple, je le crois, ne recevra jamais autant d'impression que la Nation Françoise de la disconvenance des tons, & des manières : cette sensation, la plus subtile de toutes, survivroit encore, je le crois, à l'aménité de ses mœurs, ou se soumettroit du moins la dernière à la main terrible des réformateurs ; on peut, en signe du plus haut civisme, couper ses cheveux par derrière, ou se les faire tomber sur le front à larges bandes, mais on ne travestit pas de même son génie & son naturel, & il est beaucoup [p.85] plus aisé de se donner un ridicule, que de se faire insensible à celui d'autrui.

Qu'on prenne garde, cependant, à ce mépris des formes, introduit par nos garçons philosophes, à ce mépris dont ils se parent pour toutes les idées qui ne dérivent pas, en droite ligne, du petit nombre d'abstractions que leur cerveau peut contenir. L'expérience apprendra que les proportions de pouvoir, ce grand ouvrage des Législateurs, ne sauroient se soutenir sans l'assistance de l'opinion, & cette opinion, continuellement agitée par les nombreux élémens dont elle est composée, s'attachera toujours aux personnes, comme à un centre de repos.

Ces dernières réflexions n'auront pas une application frappante, tant que l'ardeur actuelle subsistera ; car cette ardeur & ses motifs relèvent, dans notre imagination, & les hommes & les caractères ; mais tout s'affoiblit avec le temps, & c'est pour les jours de calme & de tempérance, c'est pour ces longs périodes de la vie politique que les lois perpétuelles doivent être faites.