Chapitre XVII - Du Pouvoir Exécutif, dans ses rapports avec la liberté


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CHAPITRE XVII.

Du Pouvoir Exécutif, dans ses rapports avec la liberté.

Aucune Nation ne s'est montrée plus constamment jalouse de sa liberté que les Anglois, & ce n'est pas en eux une nouvelle passion ; ils ont combattu pour elle, lorsque les autres Nations de l'Europe, ne songeoient pas seulement à la considérer comme un bien; & leurs succès, dans cette noble ambition, sont consacrés par l'histoire. Les efforts, les triomphes du despotisme, leur ont appris à connoître les appuis dont ils avoient besoin, pour conserver, avec sureté, les droits qui leur étoient disputés ; & les révolutions qui ont rempli l'intervalle entre la grande Charte, les Statuts d'Edouard, & la loi d'Habeas Corpus, n'ont servi qu'à les instruire davantage dans la science de la [p.330] liberté. Il leur manquoit encore d'avoir eu l'occasion & la possibilité de considérer, dans un temps calme, & pour ainsi dire, à part eux, les dernières imperfections de leur Gouvernement : cette favorable circonstance leur fut présentée après la fuite de Jaques II. Les Représentans de la Nation, avant d'élever un nouveau Roi Sur le Trône, firent, en quelque manière, le recensement de la Constitution; & le Bill des Droits, cet Acte célèbre de la révolution de 1688, devint le complément de la liberté Angloise. Enfin, comme si ce n'étoit pas encore assez, pour la fortune politique de cette Nation, d'avoir pu appliquer les observations d'une suite de siècles & les leçons de leur propre histoire, à la combinaison harmonieuse de tous les Pouvoirs, une circonstance particulière, vint encore donner aux Anglois un moyen d'examiner, avec réflexion, si rien n'avoit échappé à leur attentive inquiétude; & après douze ans d'expérience, ils firent encore une sorte de révision de leur [p.331] Ouvrage. La Reine Marie étoit morte sans laisser d'enfans, & la Princesse Anne venoit de perdre son dernier fils. Les Anglois s'occupèrent alors de régler les droits de succession à la Couronne, ils profitèrent de cette occasion, pour ajouter à la Convention de 1688, quelques clauses favorables à la liberté Nationale, & l'Acte solemnel en fut passé l'année 1701, époque mémorable dans les Annales Parlementaires. Les Anglois, depuis cette époque, se sont crus heureux de tout le bonheur que la liberté peut procurer, & jamais ils n'ont parlé de leur Gouvernement, sans témoigner, par quelque épithète, le sentiment dont ils sont pénétrés. Our happy Constitution, est leur phrase habituelle, leur expression familière, non-seulement au milieu des Représentans du Peuple, mais au fond des Provinces, aux extrémités du Royaume, dans les Villes & dans les campagnes. C'est cependant à cette Nation, éclairée par tant d'événemens, & dont la vigueur constitutionnelle s'est [p.332] fortifiée, comme les hauts chènes, par le souffle des vents & le battement des tempêtes ; c'est à elle que nos politiques d'un jour, nos froids théoriciens, & nos tumultueux Législateurs, voudroient transmettre, en remplacement de ses vieilles & mûres pensées, leurs hâtives & récentes innovations. Ah ! que le Ciel préserve à jamais cette Nation d'un pareil échange ! ce seroit un crime à mes yeux, d'en concevoir seulement le dessein. Respectez ce berceau de la liberté, vous, les ardens propagateurs de nos nouveautés encore mal éprouvées, respectez ce pays où elle prit naissance, ce pays, destiné peut-être, à rester son unique asile, si jamais vos exagérations l'éloignent du milieu de nous. Et vous, généreuse Nation, vous, notre première institutrice dans la science & l'amour de la liberté, conservez long-temps encore, le bien dont vous êtes en possession ! Qu'elle soit toujours unie, cette liberté, à vos grandes qualités morales; qu'elle soit toujours défendue par votre sagesse, autant que par votre [p.333] courage. Hélas ! l'abus que nous en avons fait, fera peut-être plus dangereux pour elle, que notre longue indifférence. C'est à vous, qu'il appartient de soutenir sa renommée, & de garder religieusement ce feu sacré, devenu dans nos mains des tisons incendiaires.

Cependant, on peut le demander, les Anglois, depuis l'époque du Bill des Droits, & depuis l'Acte Parlementaire de 1701, n'ont-ils pas eu à se repentir, de n'avoir pas resserré davantage les prérogatives du Pouvoir Exécutif, & le Monarque ne s'est-il pas servi de ses moyens d'influence, pour restreindre la liberté Nationale ? Il l'auroit tenté vainement ; car cette liberté est sous la garde des deux Chambres du Parlement, les Pairs & les Représentans du Peuple; aucune loi ne peut être faite sans la réunion de leur volonté & sans le consentement du Monarque ; & s'il étoit possible que ces trois Pouvoirs s'accordassent, pour changer dans quelque point essentiel, la Constitution [p.334] de l'État, ils auroient à combattre le vœu de la Nation entière, & ils n'oseroient jamais l'entreprendre. D'ailleurs, je l'ai déjà dit, la perfection de la Constitution d'Angleterre, ne consiste pas seulement dans cette juste combinaison, qui assure la liberté sans nuire à l'action du Gouvernement; elle a de plus, pour mérite particulier, d'avoir su attacher tous les Pouvoirs & tous les Ordres de l'État, au maintien du Gouvernement établi. Oui, l'une des meilleures garanties de cette Constitution, c'est le bonheur de toutes les parties contractantes, bonheur qui n'est pas en spéculation, qui n'est pas en systême, mais qui a été soumis à l'épreuve du temps, à cette épreuve ardente, où la raison seule acquiert une nouvelle force.

Quelques personnes allégueront, peut-être, que depuis l'année 1701, il s'est fait des changemens aux lois d'Angleterre, dont le motif peut être rapporté à l'influence de la Couronne ; circonstance d'où l'on peut inférer, que cette influence est trop étendue.

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Les deux exemples remarquables dont on se sert, ou dont on peut se servir pour appuyer ce raisonnement, sont d'une part la prolongation des Parlemens de trois à sept ans, & de l'autre la faculté donnée au Roi, de soumettre à la loi martiale les délits militaires ; mais si l'une & l'autre de ces dispositions peuvent s'expliquer par le bien de l'État, & surtout, si elles ne portent aucune atteinte à la liberté, on n'est pas fondé à les présenter, comme une preuve du dangereux ascendant des prérogatives Royales.

Il seroit difficile de déterminer, si le terme le plus raisonnable d'un Parlement, seroit cinq ans, plutôt que six, ou six plutôt que sept ; & j'ai déjà montré, dans un Chapitre précédent, les inconvéniens majeurs de la rénovation trop fréquente des Assemblées Législatives. Ces réflexions trouveroient ici leur parfaite application, mais je dois éviter une répétition si rapprochée. Ce n'est pas, d'ailleurs, la possibilité de maintenir le même Parlement, pendant sept ans, qui offense la [p.336] liberté, ce seroit uniquement l'abus que le Roi pourroit faire de cette prérogative. Mais si la liberté Angloise est suffisamment gardée, par toutes les précautions dont elle est environnée, le droit de prorogation du Parlement, tel qu'il a été accordé au Roi, favorise l'ordre public, sans donner aucun sujet d'inquiétude.

Remarquons, cependant, que la longue durée des Parlemens d'Angleterre, ne pourroit être maintenue, si, pour être admis dans le Corps Législatif, aucune propriété n'étoit nécessaire ; car alors le nombre des aspirans à cette dignité, seroit, comme en France, tellement considérable, que jamais leur impatience ne supporteroit une longue attente ; & ils voudroient voir revenir plus souvent la chance d'être nommés Députés du Peuple. On conçoit donc, comment une Nation vaine & trois fois plus peuplée que l'Angleterre & l'Ecosse réunies, est prête à trouver trop long, l'intervalle de deux ans, établi entre les époques d'élection aux places de [p.337] de Législateur. La patience de l'amour-propre François, est visiblement à bout, lorsque ces deux ans approchent de leur terme. Aussi, parmi les fâcheuses conséquences de la loi Constitutionnelle, qui permet de nommer Députés aux Assemblées Nationales, des hommes sans propriété, il faut compter le renouvellement fréquent des Législatures, fuite forcée de la multitude innombrable des prétentions.

Je reprends la discussion particulière à ce Chapitre.

On ne peut critiquer, au nom de la liberté, la disposition Parlementaire, qui dans l'année 1718, investit le Roi d'Angleterre de l'autorité nécessaire, pour soumettre les délits militaires à la loi martiale ; il n'en est résulté qu'une plus grande subordination dans l'Armée, & ce n'est pas dans le relâchement de la discipline, qu'on doit chercher la liberté ; l'idée seroit trop étrange, puisque cette discipline prévient l'abus de la force ; & en supposant un esprit d'inquiétude [p.338] sur l'existence des Troupes de ligne, dans un pays libre, il vaudroit mieux diminuer leur nombre, qu'affoiblir leur action.

Je viens d'indiquer les deux Bills, qui ont augmenté, d'une manière marquante, la prérogative Royale, postérieurement au Bill des droits, & à l'Acte Parlementaire de 1701. Je dois, maintenant, rappeler, que depuis la même époque, il y a eu des Bills évidemment défavorables à cette prérogative, je rappellerai celui par lequel, toutes les personnes occupant des Offices sous la Couronne, d'une création postérieure à l'année 1705, ont été écartées de la Chambre des Communes, & le Bill, sous le présent règne, par lequel les Agens du fisc, tous à la nomination du Gouvernement, ont été exclus du droit de suffrage aux élections des Membres du Parlement, disposition, qui a restreint manifestement l'influence de la Couronne. Le véritable accroissement de cette influence doit être attribué à l'augmentation progressive des impôts, des dépenses & des Colonies ; circonstance, qui, [p.339] en multipliant les branches de l'Administration, a rendu plus considérable, le nombre des places à la nomination Royale ; mais on n'a pas éprouvé jusques à présent, que la réunion des prérogatives du Monarque, lui donnât le pouvoir d'enfreindre, en aucun point, les franchises Nationales & les lois Constitutionnelles.

Ces lois sont plus favorables à la liberté que les nôtres, & cependant on n'y a point sacrifié l'ordre public. On voit, en Angleterre comme en France, un Corps National, duquel émanent toutes les lois & qui seul en a l'initiative, un Corps National, qui détermine tous les impôts, qui fixe toutes les dépenses, qui examine tous les comptes, & qui rend public, annuellement, l'état des Finances; on y voit les Ministres responsables envers la Nation & soumis aux accusations du Corps Législatif; on y voit la force militaire, tenue immobile jusques au moment où les Magistrats civils la requièrent ; on y voit la liberté de la presse, étendue [p.340] jusques au degré où elle seroit en contradiction absolue avec la morale ; on y voit la liberté personnelle, assurée par la proscription Constitutionnelle de tout emprisonnement par voie d'autorité; on y voit le salutaire établissement des Jurés, appliqué non seulement aux procédures criminelles, mais encore aux discussions civiles ; enfin, on y voit toutes les bases essentielles de la liberté civile & politique, & les mêmes que nous avons prises en grande partie, d'une Nation digne de servir de modèle en ce genre. Mais elle a élevé deux remparts de plus que nous, en faveur de cette liberté, dont elle est si jalouse ; l'un est le Statut Constitutionnel, en vertu duquel la discipline, & en quelque manière, l'existence de l'Armée, ont besoin d'être maintenues par un Acte du Parlement qui se renouvelle tous les ans ; l'autre, vraiment précieux, parce qu'il est d'un service habituel, c'est le droit donné à tout homme arrêté, ou détenu injustement, de poursuivre, en réparation, l'Officier civil qui [p.341] auroit abusé de son autorité. Il n'est point de citoyen François, qui ne voulût échanger, contre ce seul rempart de la liberté Angloise, la moitié des avantages de notre Constitution ; car il est aujourd'hui, dans le Royaume, tant de Pouvoirs investis du droit d'emprisonner, & l'exerçant légèrement, que malgré le doux changement du vieux nom de prison, dans le mot plus nouveau de lieu d'arrestation, les grilles & les verroux restant toujours les mêmes, on est effrayé de la facilité avec laquelle, & les Départemens, & les Diftricts, & les Officiers Municipaux, & les Sections, & les Commissaires de Police, & d'autres encore, s'emparent de la liberté des particuliers, & prolongent leur captivité sans être exposés à aucun danger personnel.

Je suppose, maintenant, qu'après ces diverses réflexions, susceptibles, sans doute, d'une plus grande étendue, on vînt cependant à se demander, s'il est vrai que l'Assemblée Nationale ait inventé, pour les François, une liberté supérieure à celle dont on [p.342] jouit en Angleterre, on seroit forcé de convenir, que cet avantage prétendu, ce triomphe apparent, est entièrement composé des dépouilles du Pouvoir Exécutif, & des débris, pour ainsi dire, de l'ordre public. On oblige à recevoir, comme un degré de liberté de plus, la mobilité des places, les droits d'élection renouvelles sans cesse, & toutes les subdivisions du Pouvoir Exécutif; on oblige à recevoir, comme un degré de liberté de plus, l'empire absolu des dernières classes du Peuple & le déplacement de toutes les autorités ; on oblige à recevoir comme un degré de liberté de plus, l'affranchissement de tous les égards, & le relâchement des liens, les plus nécessaires au maintien des mœurs domestiques; on oblige enfin à recevoir, comme un degré de liberté de plus, toutes les mocqueries faites aux Ministres, & toutes les dispositions Législatives, qui ont dépouillé le Trône de son appareil, ou rabaisse la Majesté Royale ; & cependant de pareils accroissemens de liberté n'ont servi qu'à renverser [p.343] l'équilibre du Gouvernement, équilibre dont la plus importante destination est le maintien de la liberté même.

Mais, on a cherché sans cesse à présenter la défaite du Pouvoir Exécutif, comme une victoire remportée par la liberté, & ce n'est pas, sans aucun motif personnel, qu'on s'est conduit ainsi. Les Anglois ayant su distinguer, & ayant posé, d'une main affermie, toutes les pierres angulaires de la liberté, il a bien fallu, pour les passer en renommée, s'ouvrir un champ de gloire dans les idées vicinales, & l'abaissement, sans mesure, du Pouvoir Exécutif, abaissement si facile à confondre avec l'indépendance, & l'indépendance avec la liberté, s'est présenté comme un moyen d'éclat, absolument nouveau, & laissé, pour ainsi dire, en son entier, à l'Assemblée Nationale, par tous les Législateurs qui l'avoient précédée dans la même carrière. Mais, les hommes sages ne s'y méprendront point, ils verront que les Anglois se sont appliqués à maintenir l'action [p.344] du Gouvernement, & à prévenir ses abus, & que nous, Législateurs sans adresse, & frappant, les yeux fermés, sur tout ce qui étoit devant nous, nous avons détruit le pouvoir de l'Administration, pour nous mettre à l'abri de ses erreurs.

Je ne sais donc pourquoi l'on reproche à l'Assemblée Nationale, d'usurper les fonctions de ce Pouvoir, car il est indispensable que la seule force réelle, établie par la Constitution, soit mise en action, & se porte par tout où il y a danger. Il faut que le Gouvernement marche, il faut que les obstacles se lèvent, il faut que les difficultés s'applanissent ; & comme dans l'Administration, il y a toujours urgence, pour me servir d'un mot rendu Constitutionnel, les affaires publiques, ne peuvent pas attendre que le Pouvoir Exécutif ait acquis de la considération, ait recueilli des moyens; ainsi, l'Assemblée Nationale, lors même qu'elle n'en aurait pas le goût, seroit contrainte de paroître & de donner du secours. Les [p.345] Ministres auroient beau crier avec un portevoix : force à la loi, respect à la loi, hommage à la loi, leurs intonnations, toujours trop foibles, seroient mal entendues, au milieu du bruit des Départemens, des Districts, des Municipalités, des Gardes Nationales & de tout un Peuple en mouvement au nom de l'égalité.

Ce n'est donc pas de l'Assemblée Nationale qu'il faut médire, lorsqu'on la voit agir dans tous les sens ; la faute en est aux Législateurs qui l'ont mise dans la nécessité d'exercer tous les Pouvoirs ; la faute en est à cette incompréhensible Constitution, qui a rangé d'un côté, une Assemblée unique, une Assemblée permanente, une Assemblée dont les Députés nombreux, bornés à deux ans d'existence, ont besoin de la multiplication des travaux du Corps Législatif pour jouer chacun leur rôle, & qui a placé de l'autre, un Pouvoir Exécutif sans prérogatives, sans faculté de faire ni du bien ni du mal à personne, & affoibli jusques dans son [p.346] éclat extérieur, par les altérations de tout genre, apportées à la Majesté du Trône, & à la considération des Ministres du Prince. Un pareil rapprochement devoit produire tous les effets dont nous sommes témoins. Quelle distraction, ou quelle méprise, ont empêché de l'appercevoir !

De même, après avoir conduit l'onde calme & légère d'un ruisseau sans pente & sans profondeur, près d'un torrent impétueux, incertain dans son cours & dépendant des montagnes à flots redoublés, on imagineroit peut-être, qu'à l'aide de quelques paroles magiques, ces différentes eaux se tiendroient toujours séparées.

Il existe, sans doute, deux Pouvoirs bien distincts sur le Livre de la Constitution ; mais le déSaut de proportion, dans leurs forces respectives, devoit nécessairement amener leur confusion ; & ce défaut de proportion étoit inévitable, dès que nos Législateurs, ainsi que je l'ai développé dans les commencemens de cet Ouvrage, avoient oublié si [p.347] long-temps, & le Pouvoir Exécutif, & le rang qu'il devoit occuper dans la combinaison des Articles Constitutionnels.

Cependant, c'est une maxime, devenue presque proverbiale, que la réunion des Pouvoirs, est une atteinte portée aux principes de la liberté; il est vrai, qu'on la prononce souvent sans y avoir réfléchi, & sans pouvoir en rendre raison. Je ne répéterai pas néanmoins, ce que tous les hommes instruits savent également; mais je ferai seulement observer, que le grand reproche, dirigé contre l'ancienne forme de Gouvernement, se rapportoit à la réunion des Pouvoirs entre les mains du Monarque, & cependant, il avoit pour obstacles, dans l'exercice inconsidéré de ces divers Pouvoirs, & l'opinion publique, & l'empire des mœurs, & les oppositions des Parlemens, & les droits des États, & depuis quelque temps, les résistances éclairées des Administrations Provinciales. Sans doute, la puissance immodérée d'une Assemblée, composée des Représentans [p.348] de la Nation, n'est pas aussi redoutable que le despotisme d'un seul homme ; mais elle a des inconvéniens qui lui sont particuliers, & qui doivent surtout être sentis par certains caractères.

Une Assemblée nombreuse, lorsqu'elle exerce le Pouvoir Exécutif, ne peut jamais agir par nuances, & tout ce qui est doux, sensible, ou approprié de quelque manière aux foiblesses des hommes, lui paroit toujours de la mollesse; & si cette Assemblée est composée de Législateurs, le cours de leurs pensées habituelles, les ramène aux partis généraux & prononcés ; & ce qui s'approche le plus en Administration d'un pareil esprit, ce sont les punitions & leur application rigoureuse. Une assemblée collective, obligée encore de renoncer, & à cette surveillance qui prévient les fautes, & à cette pénétration qui en démêle les motifs, & à ce mélange d'indulgence & de fermeté, qui s'applique mieux aux hommes qu'aux principes, & à cette prudence enfin, qui [p.349] lutte habilement contre les difficultés, une telle Assemblée, étrangère, par son état de Législateur, aux tempéramens & aux modifications si souvent nécessaires dans le Gouvernement, est obligée de se montrer toujours armée d'une faulx tranchante; & cependant, la simple réunion de la dureté, à la puissance, sans former encore le despotisme, en présente tellement l'image ou la ressemblance, que les ames élevées ont quelquefois de la peine à en supporter le spectacle.

Il est encore une considération qui oblige une grande Assemblée, à chercher tous les moyens d'action, dans le sentiment de la crainte ; c'est qu'elle ne peut, ni donner de l'espérance, ni promettre de la gratitude, & cependant ces deux mobiles sont les seuls qui influent, avec douceur, sur la conduite des hommes. Une Assemblée Nationale, qui se renouvelle tous les deux ans, ne peut ni suivre les efforts, ni se souvenir du zèle, ni encourager les talens obscurs ; elle a bien des récompenses à [p.350] offrir, mais il faut être arrivé à un but, & même à un but singulier, pour être apperçu d'elle, & pour en obtenir des marques de distinction ; & alors l'opinion publique, qui décerne les plus belles, l'a déjà prévenue. D'ailleurs, si les faveurs éclatantes, celles où un sentiment de respect a pu se mêler, reçoivent un nouveau prix, du concours libre & volontaire des Représentans d'une Nation, il n'en est pas de même des graces d'un autre genre, & surtout des rétributions pécuniaires, les seules, cependant, qui entretiennent le mouvement habituel de l'Administration ; elles annoncent trop nuement, de la part de ceux qui les accordent, une simple supériorité ; & parmi les nombres collectifs, l'on n'aime pas autant les communautés de bienfaiteurs, que les réunions d'admirateurs.

Enfin, n'en doutons point, une Assemblée Législative, soit par l'esprit inhérent à ses fondions, soit par le caractère abstrait que lui donne insensiblement l'examen habituel [p.351] des questions générales, soit par le simple progrès des opinions & des sentimens, au milieu d'une grande réunion d'hommes, une telle Assemblée ne peut jamais conduire, ni avec douceur, ni avec modération, cette partie des affaires publiques, désignées sous le nom de Gouvernement ; & bientôt elle finit, par haïr tous les tempéramens auxquels elle se trouve inhabile ; alors, on lui parle, sans cesse, de sermens à imposer, d'accusateurs publics, de Hautes Cours Nationales, de Ministres responsables, de destitutions, de peines de mort ou de châtimens ignominieux, & de toutes les autres inventions vengeresses. On promène, pour ainsi dire, devant elle, l'attirail entier de la tyrannie, & elle se trouve forcée d'y avoir recours, non par goût pour le despotisme, mais pour se munir des seuls leviers dont elle peut faire usage, lorsqu'elle quitte les fonctions législatives pour se saisir du Gouvernement. Cependant, on n'offense pas moins de cette manière, & les ames douces, [p.352] & les esprits sages ; & trop souvent alors la liberté de sentiment, celle qui doit régner au fond des cœurs, se trouve comme sacrifiée à cette liberté toute en raisonnement, à cette liberté, qui n'ayant point de centre, remplit un espace indéfini, dans les descriptions fantastiques des Orateurs & des Romanciers.

Il n'est point de liberté réelle, il n'en est point, du moins, qui soit certaine, s'il existe, au milieu de l'État, une autorité sans balance. Et quel Pouvoir seroit mis en comparaison, avec le Pouvoir d'une Assemblée, qui réunit au droit Législatif tout l'empire qu'elle veut prendre, toute la domination qu'il lui plait d'exercer, & sur l'Administration intérieure, & sur les Affaires Étrangères, & sur les fonctions Judiciaires ! Quel Pouvoir encore seroit mis en comparaison, avec l'indépendance d'une Assemblée, qui, en évitant seulement le petit nombre de fautes, propres à agiter l'opinion publique, se trouve au dessus de toutes les censures, & qui, occupant [p.353] continuellement l'attention, par de nouveaux objets, ne laisse à l'homme opprimé, que l'intérêt d'un jour, & semble étouffer, par un bruit roulant de tambour, ses plaintes & ses murmures. Enfin, jusques où ne pourroit pas s'étendre la confiance d'une Assemblée qui, renouvellée tous les deux ans, & après avoir rempli, sans contrainte, son règne d'un moment, loin d'être soumise à aucune responsabilité, disparoit tout-à-coup de la scène du monde, & se dissémine, comme le tonnerre, en particules imperceptibles ?

Comment ne seroit-on pas effrayé de l'autorité d'une Assemblée, qui décide, en un moment & sans appel, de l'honneur, de la fortune & de la liberté des citoyens; d'une Assemblée, qui, en proscrivant, avec une petite majorité de suffrages, le développement des avis préjugés contraires au sentiment de cette même majorité, assure, par sa tyrannie sur les opinions, son despotisme envers les personnes ? Comment, ne seroit-on pas effrayé de l'autorité d'une Assemblée, [p.354] qui, sur le rapport d'un de ses Membres, & sans daigner écouter, ni les accusés, ni leurs défenseurs, remplit les prisons de ses victimes ?[1] Comment ne seroit-on pas effrayé de l'autorité d'une Assemblée, toujours prête à fléchir devant les opinions populaires, & qui se sert ensuite de ces mêmes opinions, pour forcer la volonté du Monarque, & pour anéantir ainsi, la foible [p.355] digue opposée, par la Constitution, à la toute-puissance du Corps Législatif ? Enfin, comment ne seroit-on pas effrayé de l'autorité sans bornes d'un être collectif, qui, passant, dans un clin-d'œil, d'une nature vivante à une nature abstraite, n'a besoin, ni de compassion, ni de pitié, & ne redoute, pour lui-même, ni condamnation, ni censure ? Ah ! si l'on appelle libre, un pays, sous le joug absolu d'une telle Puissance ; si l'on appelle libre, un pays où la sureté des personnes, le respect pour les propriétés, le maintien de la tranquillité publique, dépendent du talent d'un Orateur & du moment qu'il a l'art de choisir pour entraîner les suffrages; si l'on appelle libre, un pays, où il n'existe aucune balance d'autorité, où le Pouvoir Exécutif n'est qu'un vain nom, où ses droits ne sont plus qu'une supposition, où l'opinion des sages n'a plus de crédit, où la Religion n'a plus d'empire, où les mœurs mêmes n'imposent aucune loi; si l'on appelle libre, un Gouvernement ainsi composé, il faut [p.356] n'avoir aucune idée des premiers principes de l'organisation sociale.

Encore, si la domination d'une Assemblée, affranchissoit de tous les autres despotismes, l'inconvénient en seroit moins sensible ; mais cette domination sans pareille, n'est pas la seule qui soit favorisée par l'extrême affoiblissement du Pouvoir Exécutif. Les quatre-vingt-trois Départemens, tous nommés par le Peuple, appercevront, chaque jour davantage, deux vérités incontestables ; l'une, qu'ils n'ont rien à craindre, ni à espérer du Gouvernement, & qu'ils seront généreux en restant polis envers lui ; l'autre, qu'une Assemblée nombreuse & sans cesse mouvante, est incapable d'une surveillance suivie ; & qu'ainsi, en gardant seulement de certaines mesures avec elle, ils seront, quand ils le voudront, maîtres absolus dans leur enceinte.

Qu'importe, dira-t-on, ils seront alors semblables à tous les Conseils de République, qui gouvernent aussi bien que d'autres. [p.357] Mais, on ne pense pas que ces Conseils sont placés près du Corps Législatif, & au centre des diverses forces actives & réactives, destinées à former l'organisation complète d'un Gouvernement. On ne pense pas encore, que l'autorité de ces Conseils dans les petits États, est à la fois réglée & modérée, par la surveillance active de toute la Communauté.

La Constitution Françoise n'offre rien de pareil. Les Départemens ne ressemblent à des États séparés, que par leur circonscription, & ils n'ont du Gouvernement Républicain, que les droits d'élection laissés entre leurs mains. Ils ne peuvent avoir, ni des lois faites dans leur propre sein, ni des lois garanties au milieu d'eux, par les diverses autorités & par les diverses censures, qui composent l'ensemble d'une Constitution, & qui rendent, pour ainsi dire, indigènes les principes d'ordre & de liberté; ils ne peuvent avoir non plus, ni des lois accommodées à leurs mœurs & à leurs habitudes, ni des lois propres à leur donner un caractère [p.358] particulier ; & obligés encore, à prendre pour marque distinctive de leur existence politique, le nom d'une rivière, ou d'un rocher, ils n'ont pas seulement l'espèce de lien qu'impose une définition plus vivante, une désignation, qui, s'appliquant aux citoyens mêmes, entretenoit autrefois, dans les Provinces, un sentiment commun d'honneur & de renommée. Bien différens encore des États d'Amérique, qui ont mis uniquement en société leurs intérêts politiques, tout doit leur venir du régulateur universel de l'Empire François, lois, mœurs, opinions, tributs, & les détails comme l'ensemble de leur ordonnance intérieure.

Cependant, on n'est pas exempt d'inquiétude, en réfléchissant, que plusieurs de ces Départemens, ainsi constitués, ainsi régis, sont à deux cents lieues de distance de leur Souverain Législateur ; & l'on concevroit une juste défiance, sur la durée constante de leur subordination, si l'Assemblée Nationale, persistoit à négliger la médiation active du [p.359] Pouvoir Exécutif, & discréditoit elle-même l'autorité, qui doit servir de lien, entre l'obéissance des hommes & l'abstraction de la loi. Qu'on laisse faire au temps, & l'on verra, que sans cette médiation imposante, la domination progressive d'une Assemblée unique, favorisera nécessairement l'empire absolu des Administrateurs de Départemens, ou des Chefs populaires auxquels ces Administrateurs seront eux-mêmes soumis ; car ils se mettront à couvert de toute espèce de censure particulière, en se présentant comme uniquement responsables envers cette grande autorité centrale, dont la surveillance ne les effrayera point, & qui aura toujours à compter avec eux.

Ce n'est pas avec un char à sept cents quarante-cinq roues, que l'on peut faire la ronde autour d'un Royaume pareil à la France ; la marche en est trop lente & trop embarrassée, & l'on ne sauroit se passer d'une action plus rapide, pour maintenir partout l'ordre & la liberté.

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Tous les commencemens de trouble & d'insubordination, échappent aux regards d'une Assemblée nombreuse, placée au centre d'une vaste contrée. Elle ne peut donc, ni s'en occuper à temps, ni connoître, avec certitude, les premiers coupables. Elle prend des informations, lorsque l'intrigue des événemens obscurcit déjà la vérité, & lorsque les passions ont dénaturé tous les faits, ont rendu suspects tous les témoignages. Cependant, elle ne veut pas moins juger & les choses & les hommes ; mais les Commissaires dont elle écoute les rapports, devenant ses seuls guides, elle ne se garantit que par hasard, des plus grandes injustices, ou des plus dangereuses imprudences.

On apperçoit continuellement, que les limites des différens Pouvoirs politiques sont fixés par des lois inhérentes, & à la nature de ces Pouvoirs, & aux premiers principes de la raison & de la morale; on peut, sans doute, les étendre ou les resserrer, d'après l'échelle d'un Gouvernement théorique; on [p.361] le peut en systême, on le peut en rêverie; mais lorsque le mouvement social est donné, & lorsque cette immense rotation doit enfin aller d'elle-même, on apperçoit alors, le mérite des proportions indiquées par une longue suite d'observations ; & l'on regrette, mais trop tard, de n'avoir pas eu plus de respect pour l'expérience, & d'avoir méconnu sa noble origine sous ses vêtemens usés & déchirés par le temps.

Enfin, je le demanderais, & ce sera ma dernière réflexion, je le demanderais aux Législateurs de la France. Par, quel motif, en suivant, sans contrainte, leur systême d'innovation, ont-ils privé les Départemens de l'avantage inappréciable de former séparément, & alors, sans doute, en portions plus grandes, autant d'États distincts, unis seulement, comme ceux d'Amérique, par une fédération politique financière & commerciale, dont le Monarque eût été le Chef héréditaire ? Par quel motif l'Assemblée Constituante, une fois dégagée de toutes sortes [p.362] de liens, a-t-elle privé les diverses Sections de la France, de l'avantage inappréciable de concourir chacune à la confection de leurs lois, dans toute la plénitude de leur volonté, au lieu de soumettre leurs convenances particulières au hasard d'une décision, prise à la majorité des suffrages parmi les Députés de tout le Royaume ? Pourquoi l'Assemblée Nationale a-t-elle encore privé ces mêmes Sections, du droit de déterminer à elles seules leur Constitution Législative, leurs formes d'Administration, leur Ordre Judiciaire, leurs Règlement Ecclésiastiques, & leur systême fiscal? Pourquoi ne leur a-t-on pas permis d'avoir un Corps Législatif particulier, & de réunir, dans leur propre sein, cet équilibre de Pouvoirs, qui garantit l'ordre & la liberté? Pourquoi les a-t-on contraintes à sacrifier jusques aux noms distinctifs, dont leurs habitans se paroient autrefois, & qui leur rappeloient à chaque instant, ou la célébrité de leur terre natale, ou les hauts faits de leurs ancêtres ? Enfin, je le demanderois [p.363] rois aux Législateurs de la France, quel a été le motif de tant de privations imposées, à toutes les anciennes Provinces du Royaume ? On me répondroit, sans doute, qu'on a voulu, en confondant tous les intérêts, & par une fédération plus intime, assurer davantage, & la paix au dedans, & la force au dehors. Mais, lorsqu'on attache avec raison, tant de prix, à ces deux conditions sociales, à ces deux avantages politiques, & lorsque, pour les obtenir, on n'a pas craint de demander à toutes les Sections du Royaume, le sacrifice de leurs intérêts les plus essentiels, comment a-t-on pu se résoudre à rendre ce sacrifice inutile, en affoiblissant le Pouvoir destiné à être le protecteur de l'ordre intérieur, le lien de la force publique & le modérateur de toutes les passions hostiles, au milieu d'une immense société politique, réglée & dirigée par une seule loi ?