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FREINS ET CONTRE-POIDS
DE LA CONSTITUTION ANGLAISE
Dans un chapitre précédent, j'ai consacré une étude à comparer l'une à l'autre la formé monarchique et la forme non monarchique du gouvernement parlementaire. J'ai démontré qu'au moment où un ministère s'organise et pendant qu'il est en fonctions, un monarque réellement habile pourrait être d'une grande utilité ; j'ai prouvé qu'on se trompe en supposant que, dans ces circonstances, un monarque constitutionnel n'a ni rôle ni devoirs à remplir ; mais j'ai prouvé aussi que le caractère, les dispositions et les facultés nécessaires pour permettre à un monarque constitutionnel d'être utile en ce cas, sont choses fort rares, aussi t'ares au moins que le génie d'un monarque absolu, et que, placé sur un trône constitutionnel, un homme médiocre y peut faire autant de mal que de bien, et peut-être plus de mal encore que de bien.
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Il m'était impossible d'examiner complètement la ligne de conduite qu'un roi doit tenir à la sortie d'une administration. C'est alors, en effet, que peuvent être mises en œuvre des prérogatives accordées au gouvernement par notre constitution, c'est-à-dire le droit de dissoudre la chambre des communes et le droit de créer de nouveaux pairs. Tant qu'on ne connaissait pas dans leur nature la chambre des lords et la chambre des communes, il n'y avait aucun moyen d'établir les prémisses nécessaires pour expliquer l'action du roi sur le parlement. Nous avons maintenant examiné les fonctions es deux chambres, et les effets d'un changement ministériel sur le système administratif ; nous sommes donc en mesure de discuter les fonctions que remplit un roi lorsqu'un ministère se retire.
Peut-être paraîtrai-je un peu méticuleux sur ce chapitre, mais je le suis à dessein. Il me semble que ces deux prorogations dont le pouvoir exécutif est revêtu de dissoudre les communes et d'augmenter le nombre des pairs, constituent deux des parties les plus importantes et les moins appréciées de notre organisation politique, et qu'on a commis des milliers d'erreurs en copiant la constitution anglaise sans en tenir compte.
Hobbes a dit, il y a longtemps, et tout le monde comprend aujourd'hui que, dans un État, il faut nécessairement une autorité suprême ; il faut que, sur chaque question, une autorité quelconque ait le dernier mot.
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C'est l'idée même du gouvernement qui implique cette nécessité, dés qu'on en est bien pénétré. Mais il y a deux systèmes de gouvernement : dans l'un, l'autorité qui décide en dernier ressort est toujours la même ; dans l'autre, cette autorité varie suivant le cas, et appartient tantôt â un membre du corps politique et tantôt à un autre. Les Américains ont cru imiter fidèlement l'Angleterre en établissant leur constitution sur ce dernier principe, en donnant le pouvoir suprême tantôt à l'un des membres du corps politique et tantôt à l'autre, selon les matières. Mais la vérité est que la constitution anglaise est fondée sur le principe opposé, elle ne reconnaît qu'une autorité suprême dans toutes les circonstances. Pour éclairer vivement la différence qui existe entre les deux systèmes, voyons ce que les Américains ont fait.
D'abord, ils ont conservé ce dont ils ne pouvaient guère se passer, la souveraineté des États particuliers. Un article fondamental de la constitution fédérale déclare que les pouvoirs non « délégués » au gouvernement central sont « réservés » aux États respectifs. Et les événements récents, peut-être même tous les événements passés, n'ont pas eu aux États-Unis de cause plus déterminante que celle-là. La souveraineté dans les principales matières d'ordre politique n'a pas appartenu au gouvernement général, mais aux gouvernements subordonnés. Le gouvernement fédéral ne pouvait toucher à l'esclavage ; cette « institution domestique » qui divisait l'Union en deux parties [p.315] dissemblables au point de vue de la morale, de la politique et de la société, et qui, enfin, a mis le Nord elle Sud en conflit. Ce fait politique déterminant ne rentrait pas dans la juridiction du gouvernement le plus élevé, ou l'on doit s'attendre à trouver le plus haut degré de sagesse, du gouvernement central où doit se trouver le plus d'impartialité, mais dans la juridiction propre des gouvernements locaux où les intérêts mesquins devaient être naturellement écoutés, et où des talents médiocres devaient avoir le plus facilement leur entrée. De cette façon, le fait politique le plus important était réservé au jugement des autorités secondaires.
Un autre fait, le seul comparable à l'esclavage sous le rapport de l'influence qu'il a eue aux États Unis, a dû son existence à l'autorité des États particuliers. La démocratie excessive, qu'on signale en Amérique, est un résultat dont la cause ne remonte point à la législation fédérale, mais à la législation particulière des États. D'après la constitution fédérale, un des éléments principaux du mécanisme politique est confié à la discrétion des gouvernements subordonnés. L'une des clauses du pacte fédéral déclare que pour la nomination des membres qui doivent composer la Chambre des représentants dans le gouvernement central, les qualités requises des électeurs seront les mêmes dans chaque État que pour la nomination de la branche la plus nombreuse de sa législature ; or, comme chaque État fixe lui-même les qualités requises [p.316] des électeurs pour la nomination des membres qui composent les chambres de sa législature, il fixe par cela même celles qu'on exige des électeurs appelés à choisir la chambre des représentants fédéraux. Une autre clause de la constitution fédérale accorde aux États le droit de fixer les qualités requises des électeurs pour la nomination du président. Ainsi, l'élément fondamental d'un gouvernement libre, c'est-à-dire le droit de décider dans quelle mesure les citoyens peuvent participer à la direction des affaires, dépend en Amérique, non point du gouvernement central, mais de certains corps politiques locaux subordonnés qui, parfois, comme dans le Sud, lui sont hostiles.
Il est vrai que les auteurs de la constitution n'avaient pas trop à choisir. Les plus sages d'entre eux désiraient accorder au gouvernement central le plus de pouvoir possible, et en laisser le moins possible aux gouvernements locaux. Mais un cri s'éleva pour les accuser de créer ainsi la tyrannie, de détruire la liberté, et grâce à cette opinion les préjugés locaux eurent un facile triomphe. Tout le mécanisme du gouvernement fédéral nous fournit le spectacle d'une organisation politique dans laquelle ce que j'ai nommé « les parties imposantes » du gouvernement ne s'accordent pas complètement avec les parties utiles. Les États particuliers sont les patries anciennes qui attirent et conservent l'affection et la fidélité des citoyens ; le gouvernement fédéral est une chose utile, mais nouvelle et sans attraits.
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Il faut que le gouvernement central fasse des concessions aux gouvernements des États particuliers, car il leur doit son pouvoir moteur ; ce sont les gouvernements auxquels est assurée l'obéissance volontaire du peuple. Dans les pays où les gouvernements locaux n'ont pas su conserver l'affection du peuple, ils sont condamnés à disparaître comme ont disparu les petits potentats d'Italie et d'Allemagne. Alors, la fédération est inutile, un gouvernement central étend partout son autorité unique.
Mais la division de la souveraineté d'après la constitution américaine est bien plus complexe encore. La part d'autorité laissée au gouvernement fédéral est elle-même divisée et subdivisée. Prenons l'exemple le plus frappant de cette vérité. Si le congrès décide de tout en matière de législation, le président est maître absolu en matière administrative. La constitution n'établit entre eux qu'un seul lien pour maintenir l'unité de desseins ; le président peut opposer son véto aux lois dont il n'est pas satisfait. Mais quand les deux tiers des membres de chacune des chambres sont du même avis, comme il est arrivé récemment, le congrès l'emporte sur le président et se passe de son approbation.
Ainsi, voilà trois dépositaires de l'autorité législative suivant le cas : d'abord, le congrès et le président quand ils sont d'accord, ensuite le président quand son véto est respecté ; enfin, les deux tiers des membres de chaque chambre quand le [p.318] congrès passe par-dessus la volonté présidentielle. Il est certain .que le président ne doit pas mettre beaucoup d'empressement à exécuter une loi qu'il n'approuve point. Sans doute, on peut le mettre en accusation s'il se rend coupable de fautes graves, mais entre une négligence criminelle et un empressement zélé il y a beaucoup de degrés. M. Johnson n'accomplit par les prescriptions du bill relatif au bureau des affranchis avec autant d'ardeur qu'en aurait mis à le faire M. Lincoln qui approuvait cette mesure. La constitution américaine a un système particulier pour varier l'autorité suprême en matière législative suivant le cas, et pour en séparer l'autorité administrative dans tous les cas.
Mais l'autorité administrative elle-même ne demeure pas simple et indivise. Une des parties les plus importantes de l'administration, c'est la politique internationale ; en cette matière l'autorité suprême appartient non pas au président, encore moins à la chambre des représentants, mais au Sénat. Le président ne peut faire des traités qu'avec l'assentiment des deux tiers des sénateurs présents. Ainsi, la souveraineté, sous ce rapport, c'est-à-dire en ce qui concerne les plus grandes questions de politique internationale, est confiée à une partie du corps politique complètement distincte de l'administration ordinaire et du pouvoir législatif ; enfin, elle occupe une place à part.
C'est le congrès qui déclare la guerre, mais il lui serait bien difficile, après les lois faites dans ces derniers [p.319] temps, d'obliger le président à signer la paix. Il entrait évidemment dans l'esprit des hommes d'État qui ont établi la constitution fédérale, de donner au congrès le droit de contrôler les actes de l'exécutif comme le parlement le fait chez nous ; et, dans ce but, ils avaient accordé exclusivement à la chambre des représentants la faculté de voter .les subsides. Mais ils comptaient sans « le papier monnaie, revoilà qu'on a attribué au président le droit d'émettre du papier-monnaie sans consulter le congrès. Pendant la première partie de la dernière lutte, M. Lincoln a employé ce moyen pour subvenir aux frais de la guerre, il ne sa servait point d'argent voté par le Congrès, mais d'une prérogative qui lui permettait d'émettre des valeurs fiduciaires. Cela paraît être une plaisanterie, mais rien de plus vrai que ce fait : on a décidé que le président pouvait émettre des « Greenbacks » en sa qualité de commandant en chef, et en vertu de ce qu'on nomme la nécessité militaire. On avait besoin d'argent pendant la dernière guerre, et l'administration en a obtenu par le moyen le plu$ simple ; et la nation, heureuse d'échapper aux taxes, a entièrement approuvé ce système. Il n'en reste pas moins que le président a maintenant, grâce à un précédent et à une décision, un puissant moyen de continuer la guerre sans l'assentiment du congrès et peut-être contre sa volonté. Assurément, si la désapprobation du peuple se faisait entendre d'une manière énergique, un président se trouverait réduit à l'impuissance, il [p.320] n'oserait lui résister, l'esprit du pays et de la nation ne lui permettrait pas de le faire. Mais si, comme on l'a vu récemment, la nation était divisée en deux partis, l'un favorable au président, l'autre au congrès, le droit indiscutable qu'a aujourd'hui le président d'émettre du papier-monnaie lui assurerait les moyens de continuer la guerre, bien que le parlement, comme nous dirions, lui ordonnât d'y mettre fin.
Enfin, la sphère qui renferme les plus graves questions de l'ordre politique est placée aux États-Unis hors de l'orbite gouvernemental, elle dépend d'autorités spéciales. Quand il s'agit de modifier la constitution, les autorités constitutionnelles n'ont aucun droit de le faire, ce sont des autorités extra-constitutionnelles qui ont seules ce droit. Toute modification au pacte fédéral, qu'elle soit urgente ou insignifiante, doit être sanctionnée au moyen d'un mécanisme compliqué où entrent les États et leurs législatures. Il en résulte qu'il n'y a pas de remède prompt, même pour les défauts les plus dangereux de la constitution, qu'il faut avoir recours aux fictions les plus absurdes pour déjouer l'effet de clauses mauvaises, que la lenteur dans les mouvements et la subtilité des discussions déparent la vie politique du peuple le plus franc et le plus actif qui soit sur la terre. Les arguments qu'on produit dans la pratique légale en Amérique rappellent à l'esprit l'image de ces exécuteurs testamentaires qui s'efforcent d'interpréter un codicille mal fait ; leurs intentions sont excellentes, mais elles ne peuvent [p.321] concorder parfaitement, ni s'exprimer simplement, tant elles trouvent d'obstacles dans les termes surannés d'un testament bizarre.
Ces exemples, et d'autres qu'on y pourrait joindre, montrent, comme l'histoire le fait aussi d'ailleurs, quelle était la véritable pensée de ceux qui ont fait la constitution américaine. Ils hésitaient à placer la souveraineté dans une main quelconque, craignant d'engendrer la tyrannie. George III avait été pour eux un tyran, et, à toute aventure, ils ne voulaient pas donner à leur pays un George III. Les théories régnantes leur disaient que la constitution anglaise divisait l'autorité souveraine et, pour imiter l'Angleterre, ils ont fractionné l'autorité souveraine dans leur constitution.
On voit quels en sont les résultats : à un moment critique tel que celui où ils se trouvent, il n'y a, aux États-Unis, aucun pouvoir prêt à marcher et à résoudre promptement les questions. Le Sud, après une grande insurrection, se trouve aux pieds de ses vainqueurs ; ses vainqueurs ont à décider de son sort ; ils ont à déterminer les conditions moyennant lesquelles les séparatistes pourront redevenir citoyens de l'Union, voter, avoir des représentants, et gouverner peut-être comme autrefois. Difficile problème que de convertir des ennemis vaincus en amis libres ! Si les États du Nord veulent assurer le payement de leur grande dette publique et assurer ainsi dans l'avenir leur crédit et leur pouvoir de faire la guerre, il s'agit peut-être [p.322] pour eux de ne pas confier une trop grande part d'autorité à des gens qui ne voient dans cette dette que le prix de leur défaite, et qui doivent avoir une tendance naturelle à la répudier maintenant que leur propre dette, c'est-à-dire le prix de leur défense, a été abolie par les États du Nord. Il y a aussi une population autrefois asservie, qui aujourd'hui est à la merci de personnes pleines de haine et de dédain pour elle ; ceux qui l'ont affranchie sont tenus de lui aplanir les voies dans leur nouvelle carrière. Jadis, l'esclave était protégé par ses fers, il avait une valeur vénale, aujourd'hui qu'il s'appartient à lui-même, personne n'a intérêt à ce qu'il vive ; il est à la merci des petits blancs auxquels il fait concurrence pour le travail, et qui le regardent avec un mépris mêlé de dégoût. C'est le plus grand problème moral et le plus terrible problème politique dont l'histoire fasse mention qui est, en ce moment, posé au peuple américain. Mais il n'y a, de sa part, ni décision, ni même possibilité de décision. Le président veut suivre une ligne de conduite et peut empêcher qu'on suive toute autre ; de son côté le congrès a la sienne avec le même pouvoir. Le fractionnement de la souveraineté équivaut à l'absence totale de l'autorité souveraine.
Les Américains de 1787 croyaient copier la constitution anglaise, mais ils ont fait le contraire. Le gouvernement américain est le type des gouvernements composites, dans lesquels l'autorité suprême est divisée entre plusieurs corps politiques et plusieurs [p.323] fonctionnaires ; le gouvernement anglais est, au contraire, le type des gouvernements simples dans lesquels l'autorité souveraine sur toutes les questions est confiée aux mains des mêmes personnes.
D'après la constitution anglaise, l'autorité suprême appartient à une chambre des communes qui vient d'être renouvelée par l'élection. Que la question à décider soit de l'ordre administratif ou législatif, peu importe ; peu importe aussi qu'il s'agisse de matières qui affectent l'essence de la constitution ou de détails relatifs à la vie ordinaire ; qu'il faille se résoudre à déclarer la guerre ou la continuer, à imposer une taxe ou à émettre du papier-monnaie, que ce soit une question ayant trait aux Indes, à l'Irlande ou à Londres, c'est à une nouvelle chambre des communes qu'appartient, d'une manière absolue, le droit de décider en dernier ressort.
La chambre des communes, comme on l'a expliqué, peut accorder à la chambre des lords un pour voir de révision, et se soumettre, pour les affaires dont elle n'a pas grand souci, au véto suspensif de cette chambre ; mais lorsqu'elle se sent forte de l'assentiment populaire ; lorsqu'elle vient de passer par l'élection, elle a une autorité absolue ; elle a le droit de gouverner comme elle l'entend ; de prendre les décisions qu'elle juge convenable de prendre, et elle a les meilleures garanties que ses décisions ne seront pas vaines ; elle peut assurer l'exécution de ses décrets, car elle nomme l'exécutif ; elle peut punir de la [p.324] façon la plus sévère toute négligence en renversant l'exécutif. Pour accomplir ses volontés, elle n'a qu'à choisir des ministres ayant les mêmes volontés qu'elle-même, elle sera sûre ainsi que sa volonté sera faite. Une majorité déterminée par la constitution peut, en tombant d'accord dans les deux chambres du congrès, mettre à néant l'opposition du président, mais celle des chambres qui, dans notre parlement, représente l'élément populaire, peut donner à un ministre le pouvoir exécutif et le lui arracher.
En un mot, la constitution anglaise a pour but de confier l'autorité souveraine à un seul pouvoir qu'on choisit, et de manière à ce qu'il soit de bonne qualité ; la constitution américaine distribue, au contraire, la souveraineté entre plusieurs pouvoirs, dans l'espérance que le nombre rachètera l'infériorité particulière de chacun d'eux. Les Américains préconisent beaucoup leurs institutions : ils se privent ainsi des éloges qu'ils méritent réellement. Mais il est vrai de dire que s'ils n'avaient pas un véritable esprit politique, une modération dans les actes, qui est fort singulière dans un pays où, à ne considérer que la forme, la parole a tant de violence, s'ils n'avaient pas pour la loi un respect tel que n'en a jamais montré un grand peuple, et qui dépasse de beaucoup le nôtre, la multiplicité des autorités qu'établit la Constitution américaine auraient eu depuis longtemps un résultat désastreux. Des actionnaires qui ont du bon sens, me disait un jour certain procureur fort expert, peuvent [p.325] se tirer d'affaires avec un acte de société quelconque ; je crois que de même, les habitants du Massachusetts s'accommoderaient de n'importe quelle Constitution[1]. Mais la philosophie politique doit appliquer l'analyse à l'histoire ; elle doit distinguer la part des qualités qu'un peuple possède et celle des institutions qui le régissent, il faut qu'elle calcule la portée exacte de chaque élément constitutionnel, au risque de détruire ainsi les idoles de la multitude ; elle arrive de cette manière à découvrir l'endroit secret où résident les forces véritables en un point où peu de personnes s'attendaient à les rencontrer.
Quant à l'importance de l'unité d'action en politique, je pense que nul ne la révoque en doute. Bien qu'on puisse définir séparément chacune des parties qui y collaborent ; la politique est un tout harmonieux. Elle a pour instruments des lois et des administrateurs ; tantôt c'est l'un, tantôt c'est l'autre qu'elle emploie, mais à moins de manier bien facilement ces deux instruments, elle est fort empêchée ; à moins de le savoir absolument à sa disposition, elle ne fait qu'une œuvre imparfaite. La nature complexe des affaires humaines exige que le mouvement soit imprimé avec énergie par une seule main ; si une force spéciale faisait mouvoir chaque partie, on n'aurait qu'un assemblage [p.326] de faits incohérents, en supposant même que chacune de ces forces aurait assez de vitalité pour produire un effet quelconque. C'est le mérite propre que la Constitution britannique d'avoir créé cette unité d'action, d'avoir organisé l'autorité souveraine de telle façon qu'elle fût forte et efficace.
Ce résultat heureux est dût surtout à cet arrangement particulier de la Constitution anglaise qui donne le choix de l'exécutif à la Chambre populaire, mais on n'aurait pu l'atteindre complètement si notre Constitution ne renfermait deux éléments que je me hasarde à nommer, l'un sa « soupape de sûreté », l'autre son « régulateur ».
La soupape de sûreté c'est cette particularité de la Constitution dont j'ai montré longuement l'avantage dans mon étude sur la Chambre des lords. Le chef de l'exécutif peut vaincre la résistance de la Chambre haute en nommant de nouveaux pairs ; s'il n'est pas appuyé par la majorité, il peut se faire une majorité. Cette soupape de sûreté est extrêmement commode. Elle permet à la volonté populaire, que l'exécutif est chargé d'exprimer, puisqu'il est nommé par elle, de porter dans l'enceinte du domaine constitutionnel des aspirations et des visées que l'un des corps politiques refuse d'accepter ; elle offre une libre sortie à des sentiments qui, comprimés, seraient dangereux et pourraient mettre la Constitution en pièces, comme il est arrivé souvent dans d'autres pays où l'explosion de l'esprit populaire a détruit les gouvernements.
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Le régulateur, s'il m'est permis d'employer ce mot, c'est le pouvoir qui est accordé à l'exécutif de dissoudre la Chambre des communes qui, d'ailleurs, et sous cette réserve, est souveraine. Nous avons vu tout au long, dans un chapitre précédent, quels sont les défauts de cette Chambre populaire. On peut les résumer brièvement en trois points :
Premièrement. - Le caprice est le défaut le plus ordinaire et le plus redoutable d'une Chambre qui choisit dès gouvernants. Dans celles de nos colonies où le gouvernement parlementaire n'a pas de succès, ou paraît n'en avoir point, c'est à ce défaut qu'on doit attribuer surtout ce fâcheux résultat. On ne peut obtenir de l'Assemblée qu'elle conserve une administration ; elle jette ses vues successivement sur des ministres divers, et n'a jamais ainsi un gouvernement stable.
Secondement. - L'organisation des partis qui a pour but de remédier au caprice d'une Chambre, entraîne elle-même un autre inconvénient. Il n'y a qu'un moyen d'obtenir que la majorité fasse corps et permette à une administration d'être durable dans un gouvernement parlementaire ; c'est d'organiser les partis. Mais cette organisation tend à en augmenter la violence et l'animosité. En somme, elle soumet la nation entière à la prépondérance d'une fraction choisie à cause de sa spécialité. Le gouvernement parlementaire est, dans son essence, un gouvernement de sectes, il n'est possible que lorsque les sectes y ont de la cohésion.
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Troisièmement. – Un parlement, comme tous les autres souverains, a ses sentiments, ses préjugés, ses intérêts particuliers, il peut en rechercher la satisfaction contre le désir et même contre l'avantage du pays. Il a son égoïsme aussi bien que son caprice et son esprit de parti.
Le jeu du régulateur dans le mécanisme constitutionnel est fort simple. Il n'affaiblit nullement l'autorité spécifique des parlements en général, il porte atteinte seulement au Parlement sur lequel il s'exerce en particulier. Grâce à ce régulateur, une personne étrangère au Parlement peut dire : « Membres du Parlement, vous ne faites pas votre devoir, vous cédez à votre caprice au détriment du pays ; vous obéissez à la voix de votre intérêt au détriment du pays ; je veux savoir si le pays approuve ou n'approuve pas votre conduite ; je ferai appel du Parlement n° 1 au Parlement n° 2 ».
Pour bien apprécier cette particularité de notre Constitution, il n'y a rien de mieux que d'en suivre l'effet, d'examiner, comme nous l'avons fait pour les autres pouvoirs de la royauté, jusqu'à quel point cet effet est indépendant de l'existence d'un roi héréditaire, et dans quelle mesure un premier ministre choisi par le Parlement pourrait lui-même le produire. En étudiant le caractère de la personne à laquelle est confié l’exercice de ce pouvoir on reconnaît clairement la nature de ce pouvoir lui-même.
Et d'abord, en ce qui a trait au caprice dont ce Parlement fait preuve dans le choix des ministres, [p.329] quelle personne peut mieux que toute autre y remédier. Évidemment c'est le premier ministre lui-même. C’est lui qui est le plus intéressé à conserver son administration, par conséquent c'est lui qui est le plus capable d'employer utilement et adroitement les moyens de se conserver. L'intention d'un monarque est, dans ce cas, préjudiciable. Un Parlement capricieux peut toujours nourrir l'espérance que le caprice du roi finira par coïncider avec le sien. Au temps où George III attaquait ses ministres, le premier ministre manquait ordinairement de l'autorité qu'il aurait dû avoir. C'était encourager les intrigues, parce qu'on avait le droit d'espérer que peut-être le ministre détesté par le roi n'obtiendrait pas l'autorisation de faire appel au peuple contre ceux qui intriguaient, et l'on pensait que, dans ce cas, le roi conspirant de son côté, pourrait choisir un des conspirateurs pour le remplacer. Le meilleur moyen de remédier au caprice du Parlement, c'est de donner le pouvoir de dissoudre la Chambre au ministre choisi par elle-même, cela vaut mieux que de réserver ce pouvoir à une autorité étrangère.
Mais si, au contraire, il faut remédier à l'esprit de parti et à l'égoïsme du Parlement, le plus sûr est de confier le pouvoir de dissoudre la Chambre à une autorité qui n'est liée par aucune attache au Parlement, et qui n'en dépend pas, en supposant, bien entendu, que cette autorité extra-parlementaire est, au point de vue moral et intellectuel, digne du pouvoir qu'on [p.330] lui confie. Le premier ministre était nommé par le parti qui compose la majorité, doit évidemment épouser ses préjugés, et, en tous cas, il est obligé de dire qu'il les partage.
Il est vrai que le frottement des affaires est de nature à retirer à un ministre tout préjugé et tout fanatisme, la pratique devant corriger beaucoup d'appréciations fausses qui pourraient troubler son esprit. Parmi les conservateurs qui composent un cabinet tory, il en est plus d'un qui regarde son parti comme fort arriéré intellectuellement, qui ne parle pas la même langue que les tories ou qui du moins ne la parle que par condescendance et avec des a parte, qui respecta leurs préjugés parce qu'il y voit les énergies virtuelles qui le maintiennent au pouvoir, mais qui les dédaigne au fond, bien qu'il leur doive l'existence. Il y a quelques années, M. Disraëli disait du ministère tic sir Robert Peel, le dernier ministère tory qui ait eu une autorité réelle, que c'était la coalition de l'hypocrisie, tant il trouvait que les idées du chef répondaient peu aux idées de ses adhérents ; M. Disraëli comprend probablement aujourd'hui, s'il ne l'a pas toujours su, que l'air de Downing-street donne à ceux qui le respirent des idées particulières, et que les préjugés violents et entiers de l'opposition s'apaisent et se fondent dans le grand courant des affaires. Lord Palmerstone, on le sait, était un de ces types d'hommes d’État qui cherchent plutôt à calmer qu’à exciter, à adoucir plutôt qu'à allier leurs partisans.
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Mais, bien que le contact des difficultés dépouille ordinairement un premier ministre de la livrée grossière du partisan sans modération, un tel ministre n'en garde pas moins certain esprit de parti qui, parfois, peut être violent ; dans ce cas, il n'est pas fait pour corriger son parti. Quand la secte qui a la prépondérance au Parlement se conduit autrement que la nation ne le désire, il faut faire aussitôt appel au peuple, il faut dissoudre le Parlement. Mais un premier ministre fanatique ne consentirait pas à faire cet appel, il suivrait aveuglément ses doctrines, croyant qu'il est utile au pays, quand peut-être il n'aboutit qu'à pousser des maximes étroites. Jusqu'aux limites où elles rencontrent l'impopularité. En cette occurrence, un roi constitutionnel tel qu'était Léopold Ier, et tel qu'aurait pu l'être le prince Albert, a une valeur sans égale ; il peut et il saura en appeler au pays, il peut empêcher le Parlement de nuire au pays et il n'y manquera point.
Quant à l'égoïsme du Parlement, il doit évidemment être réprimé par une autorité étrangère ; une autorité parlementaire ne peut l'arrêter. Un premier ministre nommé par le Parlement est capable de partager les mauvais instincts de ceux qui l'ont choisi ; en tous cas il peut avoir spéculé sur ces mauvais instincts et avoir semblé les partager. Les vues intéressées, les tendances de l'assemblée à l'agiotage, ne seront certainement pour lui que des considérations fort secondaires ; son principal souci sera de maintenir son [p.332] ministère au pouvoir, qu'il soit ou qu'il ne soit pas intéressé à ces pratiques corrompues. Il n'aura pas l'idée de faire un acte impopulaire. Dans l'ordre naturel, une assemblée nouvelle devant être nommée avant longtemps, il ne voudra pas indisposer les électeurs d'où cette assemblée doit émaner. Mais bien que l'intérêt d'un ministre ne puisse s'accommoder d'un agiotage effronté, il tolérera l'agiotage dans une certaine mesure, il temporisera, il essayera de revêtir d'une apparence convenable des faits inconvenants, de permettre assez d'abus pour contenter l'assemblée et pas assez pour mécontenter le pays ; il ne craindra pas de se rendre particeps criminis ; seulement il s'efforcera d'atténuer la culpabilité. C'est alors que l'intervention d'une autorité étrangère impartiale et capable, s'il s'en trouve une ayant ces qualités, sera d'un très-grand secours pour réprimer l'avidité de l'assemblée qui choisit les ministres ; comme elle serait utile pour y éteindre le fanatisme politique.
Mais où trouver cette autorité? A mon sens, on l'a déjà trouvée, avec ces qualités, pour certains Parlements. Les gouverneurs de nos colonies sont de véritables Dei ex machina. Ils ne peuvent manquer d'être intelligents tant leur esprit est aux prises avec des difficultés ; ils ont naturellement de l'impartialité, car venant des extrémités du monde, ils ne sauraient avoir les vues intéressées de quelques colons, attendu qu'avant d'arriver à la réalisation de leurs projets, [p.333] ils seraient déjà revenus dans l'autre hémisphère où, en présence de visages et de caractères nouveaux, ils n'auraient presque plus l'occasion d'apprendre ce qui se passe dans un pays dont ils ne se souviendraient presque plus. Un gouverneur colonial est une autorité supra-parlementaire, animée d'un esprit dont la sagesse a lieu d'être grande, et dont l'expérience est différente de celle que peut avoir le Parlement local, lors même qu'elle ne lui est pas supérieure. Mais l'avantage qu'offre cette autorité étrangère s'achète au prix d'inconvénients qu'il ne faut pas se dissimuler, eu égard à ce qui les contre-balance. Le gouverneur d'une colonie n'a pas d’intérêt permanent dans la colonie qu'il gouverne ; il se peut qu'il ait été obligé de chercher cette colonie sur la carte quand il a été appelé à son poste ; ce n'est qu'après plusieurs années qu’il parvient à se rendre compte des partis qui la divisent et des discussions qui s'y agitent ; bien que n'ayant pas de préjugés lui-même, il peut s'asservir aux préjugés de son entourage local ; inévitablement et peut-être à juste titre, il ne s'efforce pas de gouverner dans l'intérêt de la colonie qu'il lui est impossible d'apprécier, mais dans son propre intérêt dont il a une notion exacte. Son premier désir et de ne point s'attirer de mauvaises affaires, de ne causer aucun embarras dans la métropole à ses supérieurs du Colonial office, car il en résulterait pour lui un rappel prématuré dont sa carrière pourrait se ressentir. En quittant la colonie, il y laissera sûrement de lui cette impression [p.334] qu'il connaissait à peine ses administrés, et n'avait guère souci de leurs affaires. Nous ne sommes pas à même de comprendre ce sentiment généralement répandu dans nos colonies, nous qui nommons leurs chefs ; mais nous le comprendrions aisément si, par suite d'une métamorphose politique, elles étaient chargées de nommer notre souverain. Nous dirions aussitôt : Est-il possible qu'un homme venu de la Nouvelle-Zélande soit au courant de nos affaires ? Est-il possible qu'un homme qui grille de revenir aux antipodes porte le moindre intérêt à l'Angleterre ? Est-il possible de nous confier à un homme dont la position est à la merci d'une autorité éloignée ? Peut-on vouer une obéissance cordiale à un homme qui a est un véritable étranger pour nous, malgré l'identité fortuite du langage ?
Si je fais remarquer ces inconvénients qui diminuent l'utilité d'un gouverneur dans nos colonies, c'est parce que le gouverneur colonial offrant l'exemple le plus heureux d'une autorité supra-parlementaire, nous en conclurons que l'existence de cette autorité pour corriger les vices de notre Parlement ne laisse pas d'être entourée de difficultés réelles. Nous sommes si accoutumés à jouir des bienfaits qu'elle nous procure, que nous ne nous donnons pas la peine de l'étudier. Nous sommes comme ces gens qui, après avoir fréquenté un homme toute leur vie, sont très surpris de remarquer en lui certain trait caractéristique dont un étranger s'est aperçu au premier coup [p.335] d'œil. J'ai connu une personne qui n'avait jamais su de quelle couleur étaient les yeux de sa sœur quoiqu'il l'eût vue chaque jour pendant vingt années. C'est précisément parce qu'il l'avait vue si régulièrement qu'il ne l'avait pas observée. Preuve évidente de la vérité que renferme cette maxime de la philosophie, que nous négligeons l'élément constant de nos pensées, quoiqu'il soit le plus important de tous, pour nous préoccuper seulement des éléments variables, lesquels peuvent avoir une influence bien moindre que les premiers. Mais lorsque, par l'exemple d'un gouverneur colonial, on s'aperçoit de la difficulté qu'il y a pour un monarque constitutionnel à exercer son droit de dissoudre le Parlement, on voit aussitôt combien il est invraisemblable qu'un monarque héréditaire soit doué des qualités requises pour l'exercice de ce droit.
Un roi héréditaire est une personne ordinaire, une personne moyenne tout au plus ; il y a presque une certitude qu'il est peu préparé au maniement des affaires par son éducation ; il n'y a guère à croire qu'il y sera porté par ses goûts ; entouré, dès son enfance, de toutes les séductions, il aura probablement passé toute sa jeunesse dans la mauvaise situation où se trouve un héritier présomptif, lequel ne peut rien faire parce qu'on ne lui assigne aucun emploi et s'expose au reproche d'empiétement s'il entreprend quelque œuvre de son choix. Le plus souvent un monarque constitutionnel est un homme désavantagé [p.336] qui n'est pas poussé par la nécessité à s'occuper des affaires, ainsi que l'est communément un despote, et dont l'activité est diminuée par toutes les tentations dont un despote est entouré. En outre, l'histoire démontre que les familles royales qui occupent un trône héréditairement, finissent, sous l'influence fâcheuse des causes qui les corrompent, par avoir dans le sang un vice caché, une sorte de poison propre à affaiblir leur intelligence, à attrister leur bonheur et à couvrir d'un nuage leurs moments de plaisir. On a dit, sinon avec vérité, du moins avec une certaine vraisemblance, qu'en 1802 tous les monarques héréditaires étaient fous. Eh bien ! Peut-on admettre que des monarques semblables sachent saisir le moment où, malgré l'opposition d'un ministère qui a la majorité, leur devoir est de dissoudre le Parlement. Pour agir ainsi, il faut qu'ils soient capables de reconnaître que le Parlement fait fausse route et que la nation en est mécontente. Or, pour reconnaître qu'un Parlement fait fausse route, il faut être un grand homme d'État, du moins un homme d'État de quelque valeur, de quelque habileté ; il faut être doué d'une grande vigueur d'esprit nécessaire pour comprendre les principes ardus de la politique, il faut avoir une grande activité sans laquelle on sera écrasé par les détails qu'embrassent ces principes dans leur application variée. Un homme que la nature a fait ordinaire, que la vie a gâté, n'aura ni cet esprit, ni cette activité, presque à coup sûr il ne sera ni habile, [p.337] ni actif. Et un monarque qui, retiré au fond de son palais où il a l'oreille charmée par la flatterie, ne se mêle pas au monde extérieur dont il est séparé par son rang, ce monarque ne peut être qu'un pauvre juge de l'opinion publique. Eût-il le désir de connaître l'opinion publique, son genre de vie ne lui permettra jamais de le faire et lui enlèvera même ce désir peu à peu.
Une circonstance encore plus déplorable se présente parfois, et nous en trouvons un exemple dans l'histoire de George III, ce résumé de tous les défauts que peut avoir un roi constitutionnel. Il peut arriver que le Parlement étant plus sensé que le peuple, le roi soit du même avis que ce dernier. Pendant les dernières années de la guerre d'Amérique, le premier ministre, lord North ; auquel incombait le fardeau de la responsabilité, ne voulait pas continuer cette guerre, sachant qu'on ne réussirait pas, et le Parlement partageait son opinion. S'il avait été permis à lord North de se rendre au Parlement, un traité de paix à la main, le Parlement aurait été fort content, et, guidée par ses représentants, la nation, quoique attristée des pertes qu'elle avait faites, aurait probablement accueilli cette nouvelle avec satisfaction. L'opinion publique, à cette époque, ressemblait beaucoup plus, en Angleterre, à l'opinion actuelle des États-Unis qu'à notre propre opinion d'aujourd'hui. Elle se formait bien plus lentement qu'aujourd'hui, elle obéissait plus facilement à l'impulsion soudaine de l'administration [p.338] centrale. Si lord North avait pu employer toute l'énergie et toute l'autorité de l'exécutif à conclure une paix féconde, on aurait épargné beaucoup de sang, on aurait étouffé des sentiments hostiles qui ont laissé des traces en Amérique jusqu'à ce jour. Mais il y avait un pouvoir derrière le premier ministre ; George III s'entêtait follement à continuer la guerre ; et la nation ne voyant pas combien cette lutte était stérile, ne prévoyant pas l'hostilité durable que cette obstination engendrerait, la nation ignorante, lourde et imprudente, persévérait aussi dans cette mauvaise voie. Lors même que lord North eût voulu conclure la paix et eût amené le Parlement à ses idées, tous ses efforts auraient été vains ; un pouvoir supérieur en aurait appelé d'un Parlement sage et pacifique à une nation irritée et belliqueuse. Ainsi, le frein que notre Constitution a trouvé pour réprimer les défauts d'un Parlement fut employé alors à arrêter l'élan de sa prévoyance.
Plus on étudie le gouvernement de Cabinet, plus on se pénètre de cette idée qu'il ne faut pas en exposer le mécanisme délient aux atteintes que pourrait lui porter dans une circonstance vitale, un étranger incapable et peut-être à moitié fou. Il y a beaucoup il croire que, dans une grande occasion, le premier ministre et le Parlement auraient plus de sagesse que le roi. Le premier ministre unit certainement à un talent véritable le désir de prendre les meilleures décisions ; s'il ne réussit pas, il perd sa place, tandis que le [p.339] roi garde la sienne, malgré toutes les bévues qu'il peut commettre ; l'intelligence de l'un, naturellement fort active déjà, est tenue en éveil par le sentiment de la responsabilité, tandis que celle de l'autre que la nature a faite ordinaire, est affranchie de tutelle. Ensuite le Parlement est d'ordinaire composé de gens dont l'esprit est profond, circonspect et pratique. Le raisonnement démontre donc que, dans le cas où il s'agit de démissionner un ministre qui plaît au Parlement ou de dissoudre ce Parlement en faisant appel au peuple, le pouvoir de recourir à ces mesures graves n'est pas de ceux qu'en général un monarque héréditaire, quel qu'il soit, est à même d'exercer avantageusement.
Aussi ce pouvoir, s'il n'a disparu complètement, est presque entièrement sorti des usages constitutionnels. Rien ne paraîtrait plus étonnant au peuple anglais qu'un coup d'État au moyen duquel la reine détruirait soudainement un ministère qui aurait pour lui la confiance et l'appui d'une majorité parlementaire. Ce pouvoir appartient, en théorie, à la reine, cela n'est pas douteux, mais il est tellement tombé dans l'oubli par désuétude, que si la reine voulait l'exercer, on serait aussi effrayé qu'à la nouvelle d'une éruption volcanique dans Primrose Hill. La dernière constance dans laquelle on a un peu exercé cette prérogative n'offre pas un précédent qu'on puisse être tenté de suivre. En 1836, Guillaume IV démissionna une administration qui, toute désorganisée [p.340] qu'elle était par la perte de l'homme d'État qui la représentait principalement à la Chambre des communes, n'en existait pas moins encore comme gouvernement, ayant à la Chambre des lords son premier ministre, et à la Chambre des communes un personnage prêt à remplacer celui qui venait de mourir. Le roi s'imagina que l'opinion publique abandonnait les whigs et passait aux tories, il crut hâler celte transition en renversant le ministère whig. Mais les événements lui démontrèrent son erreur. Au fond il voyait juste ; le peuple anglais commençait à être fatigué des whigs qui n'avaient aucun chef populaire, aucun chef capable de représenter le libéralisme au point d'en faire une passion personnifiée ; de plus, le parti whig ayant été trop longtemps dans l'opposition, commettait des fautes depuis qu'il avait été porté au pouvoir par un mouvement populaire dont il ne comprenait pas beaucoup le sens et dont il approuvait peut-être encore moins l'esprit. Mais s'il voyait juste, le roi agissait mal ; son expédient politique entrava la réaction au lieu de la précipiter. Arrivés prématurément aux affaires, les tories y furent très-malheureux, comme on pouvait le prévoir avec un peu de tact. Le peuple commençait seulement à s'éloigner des whigs sans les avoir abandonnés sérieusement, l'intervention de la couronne leur fut utile tant elle sembla contraire aux libertés publiques. Et tout en ayant raison de croire que l'opinion commençait à tourner, Guillaume IV, par sa conduite, l'empêcha de [p.341] tourner entièrement. On se prit à désirer la continuation de la politique libérale les reproches qu'on s'était mis à adresser aux whigs n'étaient que d'une nature tout à fait personnelle et accidentelle ; ils s'adressaient à l'insuffisance des chefs et à quelques idées particulières entées, pour le moment, sur les principes libéraux ; ils n'atteignaient pas ces principes eux-mêmes. De sorte que la dernière agression que la royauté a tentée sur un ministère, a eu pour résultat de contrarier les bonnes idées au profit des mauvaises et de nuire au parti que le roi voulait favoriser. Après une telle leçon, il est probable que les monarques continueront à suivre tranquillement la ligne de conduite qu'une longue suite de précédents leur a tracée, et quand un ministère aura la confiance du Parlement, ils s'en remettront à la sagesse du Parlement.
En réalité, quand les passions politiques sont plus ardentes à la Chambre des communes que dans le pays, et quand, par ses vues propres, la Chambre des communes s'oppose aux vrais intérêts du pays, ce ne sont pas là des circonstances bien dangereuses chez un peuple qui a l'esprit politique et qui survei1le toujours les actes de ses représentants avec pouvoir de les contrôler. Il n'est guère possible que la Chambre des communes fasse une opposition bien opiniâtre à la volonté du peuple, tant le peuple s'occupe incessamment des affaires politiques, et tant ceux qui le représentent ont lieu de redouter la perte de leurs [p.342] sièges à la Chambre. Il n'y a de péril à redouter sous ces deux rapports que dans les États au berceau où les populations sont disséminées, où ne s'élèvent pas des questions offrant quelque intérêt, où les distances sont grandes, où l’opinion n'est pas toujours prête à frapper de son jugement les excès parlementaires, où peu de gens se soucient de siéger dans l’Assemblée nationale, et où beaucoup de représentants, au contraire, ont un caractère et des antécédents qui ne les rendent pas très-propres à y siéger. Le plus grand inconvénient du système parlementaire dans un État arrivé à maturité, c'est le caprice que peut apporter le Parlement au choix des ministres. Le peuple ne peut guère le surveiller efficacement dans ce cas, et, dans une certaine mesure, il est même peu désirable qu'il soit appelé à réviser les actes de ce genre ; la manière dont un Parlement apprécie une administration dépend en général de choses que le Parlement voit de près et distinctement, tandis que la nation est trop éloignée pour les voir. C’est lorsque les questions de personnes entrent en jeu, que le caprice commence. On comprend aisément qu'il peut y avoir une Chambre des communes mécontente de tous les hommes d'État absolument, divisée en petits partis qui forment de petits noyaux quand ils votent ; cette Chambre ne s'attache fermement à aucun chef, et ne donne à aucun chef la facilité de gouverner, ni espérance de conserver le pouvoir. A de semblables Parlements, il faut nécessairement appliquer un remède, [p.343] il faut les dissoudre ; mais l'emploi de ce remède, on l'a démontré, il vaut mieux le confier à un premier ministre qu'au monarque ; et d'après l'usage admis aujourd'hui, cette prérogative tend à être enlevée au monarque pour se réunir aux droits du premier ministre. Actuellement la reine ne peut guère refuser à un ministre que la majorité abandonne, dans le Parlement, le droit de dissoudre la Chambre des communes ; elle ne le peut pas plus qu'elle ne peut sans le consentement du premier ministre, dissoudre un Parlement où le premier ministre a la majorité.
Nous allons voir qu'il en est de même pour ce qui est relatif à ce que j'ai nommé la soupape de sûreté de notre Constitution. Certainement un monarque héréditaire, s'il avait des vertus et des talents, saurait user de cette ressource beaucoup mieux qu'un premier ministre, mais le premier ministre peut s'en servir convenablement ; et il naîtra une seule fois peut-être en cent ans, un monarque capable de l'emporter sur ces ministres à ce point de vue, tandis qu'on voit continuellement des monarques incapables de le faire.
Il y a deux moyens d'exercer le droit que possède l'exécutif de créer des Pairs, c'est-à-dire d'ajouter des membres à ceux que renferme la Chambre haute, la Chambre de révision. Le premier de ces moyens a une action constante, habituelle, bien que le public ne s'en aperçoive pas suffisamment ; l'autre a une action terrible à laquelle on n'a presque jamais eu le recours [p.344] en fait, mais dont l'influence comminatoire suffit comme un talisman pour prévenir le mal.
En créant des pairs de temps à autre, la couronne modifie peu à peu le sentiment de la Chambre haute. J'ai entendu dire par des personne compétentes que la partie purement anglaise de la Chambre haute où sont représentés les trois royaumes, que cette partie, la seule sur laquelle s'exerce le pouvoir dénommer des pairs nouveaux, est maintenant plutôt whig que tory. Il y a trente ans, c'était le contraire. De singulières circonstances n'ont pas permis aux deux opinions politiques de se succéder d'une façon régulière comme beaucoup de théoriciens l'ont prédit, et comme on est assez habitué à dire que cela se passe.
Le parti whig a conservé le pouvoir pendant soixante-dix années, sauf quelques rares intervalles, depuis la mort de la reine Anne jusqu'à la coalition de lord North et de M. Fox ; ensuite les tories, toujours avec de rares intervalles, ont été au pouvoir pendant près de cinquante années jusqu'en 1832. Depuis ce temps le parti whig a presque toujours été prépondérant. Il suit de là que pendant la longue durée de son autorité chacun de ces partis a pu modifier à son gré la Chambre haute. Les nombreuses créations de pairs faites par les tories pendant là moitié d'un siècle, avaient fait de la Chambre haute une assemblée fanatiquement tory avant le premier acte de réforme, mais aujourd'hui les tories n'y ont pas, à beaucoup près, une domination aussi absolue. Les pairs irlandais [p.345] et les pairs écossais étant nommés par un Corps politique dont les modifications ont presque été nulles, et représentant uniquement la majorité de ces Corps politiques dont la minorité n'a pas un seul représentant, se trouvent appartenir invariablement à l'élément tory. Quant à l'élément susceptible de modifications, il a été modifié. Que la partie anglaise des lords soit ou non tory actuellement, il est certain du moins qu'elle ne l'est pas comme en 1832. Ce qu'on y a ajouté de whig a été pris dans une classe de la société dont les idées se rapprochent beaucoup plus des tories que des radicaux. Il n'y a pas lieu de supposer que ces personnages opulents aient des instincts révolutionnaires. Les pairs nouveaux se sont fort bien accordés avec les anciens pairs, et leur influence en a été d'autant plus grande et plus pénétrante. Si l'on eût imposé à la Chambre, un élément nouveau contrastant avec sa nature, cet élément l'aurait troublée ; mais en y ajoutant délicatement des parties analogues, sinon similaires, on a produit un composé où l'élément primitif est contre-balancé sans avoir eu à subir d'irritation.
Ce moyen de créer des pairs, le moyen ordinaire, se trouve aux mains du premier ministre et a des effets qui portent la marque d'origine. En sa qualité Je chef du parti prédominant, le premier ministre est bien la personne la plus capable de modifier graduellement la Chambre permanente qui pourrait d'abord lui être hostile ; en tous cas, les adjonctions qu'il y [p.346] fait la mettent mieux en harmonie avec l'opinion dont il est le représentant. Il n'existe guère de Constitution qui possède un mécanisme si délicat, si souple et si régulier, pour modifier une Chambre secondaire. Si l'on eût ajouté à cela le droit de nommer des pairs viagers, l'influence salutaire de l'exécutif responsable sur la Chambre des lords, se serait exercée avec toute la perfection qu'on peut désirer en pareil matière.
Quant à la création de pairs par fournées dans le but est de submerger l'opposition de la Chambre haute, c'est une chose tout à fuit différente. Si l'on a un roi capable et impartial, on doit s'en remettre à lui sous ce rapport. C'est là un droit à exercer difficile dans les grandes occasions seulement, quand le but à atteindre est immense, et que les partis sont divisés sans retour. Alors arrive le moment de mettre en œuvre ce pouvoir suprême et décisif qu'il vaut mieux naturellement confier aux mains d'une personne capable et impartiale qu'à celles d'un premier ministre et lequel a toujours quelque peu d'esprit de parti. La prudence, le calme et l'habileté du monarque, à cet instant de crise, sont des qualités qui, si elles se rencontrent alors, ont un prix inestimable. Le monarque peut alors écarter de longs troubles, éviter à son pays les horreurs sanglantes de la guerre civile, se faire un titre à la reconnaissance publique, et empêcher l'explosion des haines dont un parti est animé contre un autre. Mais il faut en revenir â se poser cette [p.347] question : « Se trouvera-t-il alors un tel monarque? Dans quelle mesure peut-on compter sur lui à ce moment ? Comment se conduira le monarque ordinaire que le hasard de l'hérédité avec ses inconvénients reconnus, fera régner en cet instant de crise ? »
A ces questions, on ne saurait répondre d'une manière rassurante, si l'on interroge notre expérience. Ces crises sont rares, et dans notre histoire il n'y a eu que deux circonstances dans lesquelles on ait eu l'occasion de nommer une quantité de pairs suffisante pour produire une sorte de bouleversement, et pour déplacer complètement et soudain la majorité dans la Chambre des lords. La première de ces circonstances eut lieu sous la reine Anne. A cette époque la majorité des pairs était whig, et au moyen de créations nombreuses et rapides, le ministère Harley y fit une majorité tory. L'exercice de cette prérogative produisit un tel effet sur le peuple que, pendant le règne suivant, une des questions qu'on agita le plus vivement, ce fut la proposition faite par les ministres d'enlever à la couronne le droit de nommer des pairs à l'infini, en établissant d'une manière fixe, comme à la Chambre des communes, le chiffre que le nombre des lords ne peut dépasser. Mais qu'importait alors au trône le mécontentement de l'opinion ? La reine Anne est une des personnalités les plus médiocres qui aient jamais été sur un trône. Swift disait d'elle avec autant de raison que d'amertume, qu'elle n'avait pas assez de cœur pour avoir plus d'une [p.348] affection à la fois ; or, toute son affection se concentrait alors sur une de ses filles d'honneur. Cette fille d'honneur la pria de créer des pairs, et elle en créa. Quant à de la pénétration et à des idées politiques elle n'en avait pas plus que madame Marsham. Pour soutenir un mauvais ministère elle employa la mesure la plus extrême et elle ne le fit que par caprice.
La seconde fois qu'il fut question d'une mesure semblable, ce fut sous Guillaume IV, mais les circonstances de l'affaire sont beaucoup moins connues que dans le cas précédent. Nous les connaîtrons bientôt. Lord Orey a promis de publier la correspondance échangée entre ce monarque et son père, pendant qu'il était ministre, et tous les détails relatifs à ce fait s'y trouveront nécessairement. Mais d'après ce que nous savons maintenant, le roi, dans cette circonstance, était livré à toutes les hésitations d'un caractère faible. Son esprit flottait à l'aventure, il consultait son ministre, il consultait la reine, et puis peut-être un secrétaire. « Le duc de Wellington fera-t-il quelque chose ? Peel ne fera-t-il rien ? Faut-il donc que Grey fasse tout ? » Chacun se demandait : Le roi va-t-il créer des pairs ? Mais le roi n'en savait rien lui-même. Il vacillait. La prérogative si importante que la Constitution lui confère, ressemblait, dans es mains, au fusil que tient une femme quand, dans son effroi, elle n'ose ni s'en servir, ni le déposer. D'abord il refusa de créer des pairs et occasionna une crise ; les plus grands personnages conseillaient au pays de refuser [p.349] l'impôt, les associations de Birmingham fanatisaient le peuple, il fut question de suspendre les opérations de la banque d'Angleterre, par expédient politique ; des affiches placardées dans Londres portaient ces mots : « Réclamez le payement en espèces ! » Alors le roi, du moins d'après ce qu'assure lord Brougham, signa un écrit par lequel il s'engageait vis-à-vis des whigs à créer autant de pairs qu'ils le voudraient. « Je suis ébahi de l'insistance que vous avez mise à le décider », dit lord Grey à lord Brougham, « dans l'état d'abattement où il se trouvait ». Une personne fit la remarque que jamais elle n'avait vu une si grosse affaire sur un si petit morceau de papier.
La morale de tout cela, c'est qu'à un moment de révolution, le pouvoir peut se trouver en des mains faibles, mais qu'il n'y reste pas ; il en sort pour passer en des mains plus fermes. Un monarque héréditaire, d'un esprit moyen, un Guillaume IV ou un George IV, ne peut exercer le pouvoir de créer des pairs alors que l'exercice de ce pouvoir devient surtout nécessaire. Un roi à moitié fou, tel que George III, ferait pis encore : on le verrait user de ce droit par pure boutade, quand il ne le faudrait pas, et refuser d'y avoir recours au moment opportun.
Pour mettre un frein au pouvoir du premier ministre, en le privant de ce droit, on s'expose à un danger véritable, on l'empêche de se servir d'un frein qui est fort utile. Il serait aisé de déclarer par une loi que jamais l'exécutif ne pourra créer un nombre [p.350] extraordinaire de pairs, de déclarer par exemple qu'il n'en pourra créer plus de dix par at1 sans y être autorisé par une grande majorité de la Chambre basse, par une majorité des trois quarts si l'on veut. Ce serait suffisant pour garantir que jamais le premier ministre n'abuserait de cette force que la Constitution tient en réserve en l'employant comme une force ordinaire, pour garantir qu'il en ferait usage seulement quand le pays tout entier l'y engagerait : ainsi ce serait un instrument de révolution et non un instrument d'administration, et l'on se trouverait assuré d'avoir, le cas échéant, cet instrument sous la main. L'exemple de la reine Anne et celui de Guillaume IV sont là pour prouver qu'on n'atteint pas ce but en confiant un droit si important, et d'un exercice si délicat, au hasard de l'hérédité qui, d'ordinaire, ne donne que des souverains médiocres.
On me demandera peut-être pourquoi je m'étends si longuement sur une question fort éloignée de la pratique ordinaire et, à certain point de vue, si éloignée de mon sujet. Personne au monde ne veut détrôner la reine Victoria ; si quelque trône est solide, c’est celui qu'occupe la reine ; dans le courant de cet ouvrage j'ai montré que la masse du peuple ne voudrait obéir à aucun autre pouvoir que le sien, que le respect dont elle est entourée est, pour employer un terme scientifique, le foyer virtuel de toutes les autres autorités qui lui empruntent leur puissance. Mais il ne faut pas borner des études politiques à l'heure [p.351] présente ni à notre pays, et si l'on considère l'état et l'avenir du monde, il n'est pas de question qui ait un intérêt plus pratique.
Ce qui caractérise les tendances actuelles du monde, c'est un certain réalisme : à mesure que les siècles marchent, ils vont de plus en plus proclamant le triomphe du fait. Sur toutes les parties du monde il s'élève de nouveaux pays où manquent les traditions, ces sources du respect, où il faut les remplacer artificiellement en établissant des institutions capables d'attirer l'affection loyale des peuples par leur utilité évidente. Ce réalisme qui s'étend même en Europe, est le produit naturel des deux agents principaux de la civilisation à notre époque, c'est-à-dire le commerce et la guerre. Les résultats matériels du commerce frappent tellement nos regards qu'ils nous en font oublier les résultats moraux. Il n'en est pas moins vrai que le commerce imprime à notre intelligence l'amour du fait, l'insouciance des idées, le dédain pour les belles phrases. « Toute peine mérite salaire » ; voilà sa devise. On abandonne l'épée pour le grand livre ; il y a plus, la guerre elle-même se fait beaucoup plus par la tenue des livres que par l'épée. Le militaire, le vrai militaire du jour n'est plus cet être romanesque, plein de vagues espérances, animé de fanatisme, de chimères telles que l'amour de sa dame et de son souverain ; c'est un homme tranquille, grave, plongé dans l'étude des cartes, exact dans ses payements, passé maitre en tactique, s'occupant de détails [p.352] vulgaires, songeant surtout, comme le faisait le duc de Wellington, aux souliers de ses soldats, méprisant tout éclat et toute éloquence, et sachant peut-être, comme le comte de Moltke, « garder le silence en sept langues ». Nous en sommes venus à un moment où le chiffre gouverne, où le défenseur du droit divin, comme on appelait le comte de Bismarck, va tranchant dans le vif des personnes royales, leur appliquant la logique des faits et n'accordant le droit de vivre qu'à condition qu'on fasse quelque chose. Il est certain que depuis cinq cents ans les occupations de ceux qui gouvernent les peuples ont beaucoup changé de nature ; autrefois ils partageaient leur temps entre des exercices violents et un profond repos. Le baron féodal ne connaissait pas de terme moyen entre les fatigues de la guerre ou de la chasse d'une part, et ce qu'on nommait un repos sans gloire. Mais quant à la vie moderne, au contraire, si elle comporte peu d'émotions vives, elle veut qu'on travaille sans cesse. Les habitudes familières du commerce ont déteint sur elle, et comme à la bourse on interroge tout, les hommes, les choses, les institutions, on leur dit : « Eh bien ! qu'avez-vous fait depuis notre dernière entrevue ? »
Les sciences physiques qui sont l'étude principale à laquelle se vouent des milliers d'individus, et qui commencent à avoir sur notre littérature courante une influence dont on ne s'aperçoit peut-être pas assez, ces sciences visent au même but. Leurs deux [p.353] caractères, les plus saillants, sont la familiarité et la curiosité ; l'intérêt qu'elles attachent aux faits les plus grossiers, et le désir continuel qu'elles inspirent de vérifier les faits, d'examiner, au moyen des sens, s'ils ont de la réalité. On a presque renoncé aux surexcitations que la pensée s'imposait autrefois, ou plutôt tout ce travail qui se concentrait en méditations voisines de l'extase se répand paisiblement sur tout le cours de la vie. Un philosophe d'autrefois, Descartes, par exemple, s'imaginait qu'après s'être rendu compte des vérités premières au moyen d'efforts intellectuels, il pouvait par déduction en tirer l'ordre universel. S'examiner soi-même à la lumière de la raison, tel était, suivant lui, le procédé pour découvrir toute chose. D'après l'opinion reçue, l'âme seule et par elle-même était capable d'expliquer tout, pourvu qu'elle demeurât fidèle à son isolement sublime. Le bien suprême que cette philosophie promettait à ses sectateurs, c'était de ne se tromper jamais, de raisonner toujours sans être obligé d'observer les faits. Mais nos philosophes les plus ambitieux ont des procédés bien différents. Voyez comment débute M. Darwin :
« Quand j'étais à bord du vaisseau de S. M. B. le Beagle en qualité de naturaliste, je fus frappé de la distribution des êtres organisés dans l'Amérique du Sud, et des rapports qu'on observe, au moyen de la géologie, entre les races anciennes et les races actuelles de ce continent. Ces faits, comme on le verra dans les chapitres suivants, me parurent jeter quelque lumière [p.354] sur l'origine des espèces, ce mystère des mystères, comme l'a appelé un de nos savants les plus illustres. A mon retour en Angleterre, l'idée me vint, vers 1837, qu'on aiderait peut-être à la solution de ce problème en rassemblant, pour les étudier, tous les faits qui peuvent y être relatifs. Après cinq années de travail, j'ai tiré quelques déductions de ces faits, et je les ai résumées en quelques notes fort courtes ; ces notes je les ai étendues en 1844, j'y ai joint l'esquisse de conclusions qui me paraissaient alors probables. Depuis cette époque jusqu'à ce jour, je me suis attaché soigneusement à cette étude. J'espère qu'on me permettra d'entrer dans ces détails personnels ; je les donne pour montrer que je ne me suis pas trop hâté d'arriver à une décision. »
Pour trouver la solution de son grand problème, M. Darwin compte sur des expériences soigneuses qu'on fera en élevant des pigeons et autres variétés artificielles. Son héros n'est point un philosophe enfermé dans son cabinet et tout entier à sa pensée, c'est cet habile éleveur sir John Sebrigbt, qui avait coutume de dire, en parlant des pigeons, qu'il produirait n'importe quel genre de plumes au bout de trois ans, mais qu'il faudrait six ans pour obtenir une tête et un bec.
Je ne prétends pas que la manière de penser moderne vaut mieux que l'ancienne, ce n'est pas mon sujet : mon but unique est de montrer, comme des exemples peuvent seuls le faire, à quel point de [p.355] réalisme, et, en apparence, à quel point de mesquinerie notre science est parvenue, même au milieu de ses rêves les plus ambitieux.
Dans les États nouveaux que nos habitudes d'émigration créent continuellement, le prosaïsme de cette tournure d'esprit s'accentue encore davantage. En Amérique et dans les colonies, contrairement au vieil esprit de l'Angleterre, l'esprit des populations a contracté des habitudes terre à terre, une sorte de tendance à dire : Voilà les faits, quoi que vous puissiez croire ou imaginer Avant la guerre d'Amérique, on disait, d'ordinaire, que les Américains adoraient la toute-puissance du dollar ; aujourd'hui nous savons qu'ils peuvent prodiguer l'argent presque sans compter quand cela leur plaît. Mais nous avions à moitié raison : ils adorent la valeur visible, le résultat évident, indiscutable, certain. En Australie et dans la Nouvelle-Zélande, même tour d'idées. C'est la lutte avec la nature vierge qui le veut ainsi.
Les difficultés matérielles étreignent en commun tout les pays au berceau, et leur laissent dans l'esprit une empreinte de matérialisme.
Aussi, lorsque des États, dans les pays récemment colonisés, ont à choisir un gouvernement, ils doivent en prendre un dont toutes les institutions aient un caractère évident d'utilité. Les Américains se prennent à rire de notre reine avec le mystère qui l'entoure, de notre prince de Galles avec l'inaction heureuse dans laquelle il est plongé. Leur esprit prosaïque [p.356] ne peut se pénétrer de cette idée que le gouvernement constitutionnel est un gouvernement fondé sur la raison, qu'il convient à l'époque moderne et à un pays nouveau, qu'un État peut l'adopter dès ses débuts. Les petits principicules qui courent le monde avec d'excellentes intentions, mais qui ne peuvent connaître le moindre mot aux affaires, leur servent de témoignage pour démontrer que le système constitutionnel est exclusivement européen et remonte au moyen âge ; que s'il a encore un grand rôle à jouer dans l'ancien monde, il n'a rien à voir chez les peuples nouveaux. Le réalisme impitoyable que des critiques éclairés remarquent dans les œuvres principales de la littérature au XIXe siècle, on le trouve aussi dans la politique. L'ostentation de l'utilitarisme doit caractériser ses créations.
Aussi faut-il attacher le plus grand intérêt au problème dont nous nous occupons dans ce chapitre. Si la royauté héréditaire était un élément indispensable du gouvernement parlementaire, il faudrait désespérer de ce gouvernement ; mais une étude attentive démontre que ce système n'implique pas comme une condition essentielle l'existence de la royauté ; que la royauté en général ne lui est même pas très-utile ; que si un roi très-courageux et très-prudent, un roi ayant toutes les qualités de sa position, est toujours utile et, en de rares circonstances, infiniment précieux, en revanche, un roi ordinaire, un roi tel que les fait habituellement le hasard de la naissance, n'est d'aucune [p.357] utilité aux moments de crise, tandis que, dans la vie commune, n'étant point sollicité d'agir, il ne fait rien et n'a besoin de rien faire. On voit par là qu'un pays nouveau n'est pas tenu de recourir à cette futile distinction des pouvoirs qui caractérise le système présidentiel ; il peut, si les circonstances le permettent, avoir absolument tous les avantages qui découlent de la Constitution anglaise, et, cela, sans la monarchie, sous un gouvernement Parlementaire.