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I.
LE CABINET.
Sur toutes les grandes questions, d'après M. Mill, il reste encore beaucoup à dire. Cela est surtout vrai de la Constitution anglaise. Les écrits dont elle a été l'objet forment des monceaux énormes. Cependant, lorsqu'on l’envisage dans la réa1ité et comme sur le vif, on est surpris du contraste qu'elle présente avec l'image qu'on en trace sur le papier. Nombre de choses que l'usage a consacrées ne sont pas dans les livres ; et l'on ne trouve point dans la pratique rigoureuse certains raffinements du commentaire écrit.
Il était naturel, peut-être inévitable, qu'une semblable végétation d'idées parasites vînt germer autour de la constitution britannique. Le langage est affaire de tradition chez les peuples ; chaque génération décrit ce qu'elle voit, mais elle emploie des termes qui lui sont transmis par le passé. Quand une grande [p.2] entité telle que la Constitution britannique a pu conserver extérieurement une apparence uniforme malgré le travail latent de transformation intime s'est opéré en elle pendant plusieurs siècles, elle lègue à chaque génération une série de mots impropres, de maximes jadis vraies, mais qui cessent ou ont cessé d'exprimer la vérité. Comme la famille d'un homme arrivé à l’âge mûr va répétant machinalement des phrases incorrectes dont l’origine remonte pourtant à des fait qu’il a observé exactement quand il était dans sa première jeunesse, de même, lorsqu'une constitution ayant un passé historique est parvenue à son développement complet et qu'elle est en pleine activité, ceux qui lui sont soumis répètent des formules exactes du temps de leurs pères et inculquées par ceux-ci, mais qui ne sont plus l’expression de la vérité. Ou bien encore, s'il m'est permis de parler ainsi, une constitution ancienne et qui se modifie continuellement ressemble au vieillard qui s’attache avec prédilection à parler des vêtements dont la coupe était à la mode pendant sa jeunesse : ce qu'on voit de lui présente toujours le même aspect ; ce qu'on ne voit pas est complètement changé.
Deux manières d'expliquer la Constitution anglaise ont exercé une influence très-sérieuse, bien qu'elles soient erronées. La première établit comme principe du système politique suivi en Angleterre, que le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire y sont entièrement séparés ; que chacun [p.3] de ces pouvoirs y est confié spécialement à une personne ou à une assemblée de personnes qui ne sauraient, à aucun degré, s'immiscer dans l'exercice de leurs attributions respectives. On a déployé beaucoup d'éloquence pour expliquer comment le rude génie du peuple anglais, même au moyen âge où il était particulièrement grossier, a vivifié et mis en pratique cette division préconçue des pouvoirs que les philosophes avaient élaborée clans leurs écrits, mais qu'ils n'auraient guère espéré réaliser ailleurs.
En second lieu, on se plaît à affirmer que l'excellence propre de la Constitution anglaise est due à l'équilibre de trois pouvoirs uni. On dit que l’élément monarchique, l'élément aristocratique et l'élément démocratique ont chacun leur part dans l'autorité suprême, et que le concours de ces trois puissances est indispensable ; l'exercice de la souveraineté. . La royauté, les lords et les communes, voilà, d'après cette théorie, ce qui caractériserait non pas seulement la forme extérieure, mais l'essence intime et la vitalité de la Constitution, une grande théorie qu'on nomme la théorie des « freins et contrepoids », domine dans la plupart des écrits politiques; comme exemple et à l'appui de cette théorie, on a largement invoqué l'expérience de l'Angleterre. La monarchie, dit-on, a quelques défauts, quelques tendances mauvaises, l'aristocratie en a d'autres, la démocratie également ; mais l'Angleterre a démontré qu'il y a moyen de construire un [p.4] gouvernement dans lequel ces tendances fâcheuses vont parfaitement à l’encontre l’une de l’autre et s’entre-détruisent ; de cette sorte, il résulte un ensemble satisfaisant, non pas seulement en dépit, mais à la faveur même des défauts opposés dont sont entachées les parties constitutives.
De là on conclut que les principales propriétés de la Constitution anglaise sont inapplicables dans les pays où n’existent point de matériaux pour une monarchie ou une aristocratie. Aussi regarde-t-on comme la systématisation la plus complète et la plus judicieuse des éléments politiques légués par le moyen âge à la grande majorité des États de l’Europe moderne. On pense qu’avec ces matériaux aucune constitution ne pourrait être meilleure que la Constitution anglaise ; mais on admet en même temps que les parties essentielles de cette Constitution n’auraient pu s’édifier sans eux. Or, ces éléments ne se rencontrent qu’à une certaine époque de l’histoire et dans une région déterminée. Les États-Unis d’Amérique, par exemple, n’auraient pu devenir un pays monarchique, lors même que la Convention constituante eût décrété cette forme de gouvernement, et que les États l’eussent ratifié. Ce respect mystique, cette soumission religieuse, qui forment l’essence d’une vraie monarchie, proviennent de pensées et de sentiments qu’aucun pouvoir législatif ne pourrait créer chez n’importe quel peuple. Cette affection quasi filiale pour le gouvernement est chose d’héritage absolument [p.5] comme le véritable sentiment filial dans la vie ordinaire. Il ne serait pas plus malaisé d'adopter un père qu'une forme monarchique; notre sentiment pour l'un est aussi peu susceptible d'être développé arbitrairement que notre affection pour l'autre.
Si la partie pratique de la Constitution anglaise n'était que la mise en œuvre des matériaux légué par le moyen âge, elle n'aurait qu'un intérêt purement historique et sa réalisation actuelle serait si peu près impossible. Un ensemble d'institutions tel que la Constitution anglaise, qui a mis plusieurs siècles à se développer et dont l'influence est encore prépondérante dans une portion notable du monde civilisé, ne peut être convenablement exposé qu'il la condition de subir une division préalable en rapport avec la nature même du sujet.
Les constitutions de ce genre présentent toujours deux éléments distincts qu'on ne peut, il est vrai, séparer avec une exactitude rigoureuse; car les grandes conceptions se prêtent peu à l'analyse. Le premier de ces éléments comprend tout ce qui produit et conserve le respect des populations, ce que je nommerai les parties imposantes; le second se compose des parties efficientes qui donnent à l'œuvre le mouvement de la direction. Il est deux grands objets que toute constitution doit atteindre pour réussir, deux objets merveilleusement réalisés par toutes celles qui ont duré et dont la renommée est parvenue jusqu'à nous. Une constitution doit d'abord acquérir de l'autorité, et ensuite [p.6] employer cette autorité ; c'est quand elle s'est assuré la fidélité et la confiance des hommes, qu'elle en doit tirer parti pour l'œuvre gouvernementale.
Certains esprits positifs, il est vrai, ne veulent pas des parties imposantes dans le mécanisme politique. Tout ce que nous demandons, disent-ils, c'est d'obtenir des résultats, de faire œuvre pratique; une constitution est un ensemble de moyens politiques ayant des fins politiques; et si vous admettez qu'une partie quelconque de la constitution n'est point directement pratique ou qu'un rouage plus simple en pourrait aussi bien faire la besogne, c'est reconnaître que cette partie de la constitution, tout imposante ou vénérable qu'elle soit, est en réalité inutile.
D'autres, qui trouvent cette philosophie trop grossière, ont proposé des arguments subtils pour prouver que ces parties imposantes des vieux gouvernements sont les éléments principaux qui en font mouvoir le mécanisme, et comme de grands pivots dont l'utilité est essentielle; dissimulant ainsi les sophismes que leurs adversaires, plus francs, n'ont pas craint de dévoiler.
Mais ces deux écoles sont également dans l'erreur. Ce sont les parties imposantes du gouvernement qui font sa force et lui donne l’impulsion ; les parties efficientes n’ont qu’à employer ses ressources. Par leur charme fascinateur, les premières forment la partie essentielle du gouvernement dont elles garantissent la vitalité. Elles n’ont, il est vrai, qu’une [p.7] importance secondaire dans la pratique, et pourraient sans inconvénients être remplacées par un système plus simple ; mais elles forment en quelque sorte les préliminaires et la condition préalable de l’œuvre. Elles ne gagnent point la bataille, mais ce sont elles qui recrutent l’armée.
Sans doute, si tous les sujets du même gouvernement ne pensaient qu’à ce qui leur est utile, s'ils avaient tous la même idée de l'utile, s'ils pensaient tous obtenir 1a même chose par 1cs mêmes moyens, les éléments efficients d'une constitution leur suffiraient et les parties accessoires destinées à frapper les esprits ne seraient d'aucune nécessité. Mais le monde où nous vivons est organisé bien autrement.
Le fait le plus étrange, quoi que plus certain qu’il y ait dans la nature, c’est l’inégalité de développement de la race humaine. Jetons un regard rétrospectif sur les temps primitifs de l’humanité, tels qu’ils nous apparaissent à travers les brumes d’un passé déjà lointain ; évoquons l’image de ces tribus misérables qui habitaient les villages lacustres ou les rivages désolés, à peines capable de pourvoir aux plus vulgaires exigences de la vie matérielle, abattant les arbres par un travail lent et difficile avec leurs outils de pierre, s’évertuant à repousser les attaques d’animaux féroces à taille gigantesque, n’ayant ni culture, ni loisir, ni poésie, presque aucune pensée, sans aucune notion de morale, sans autre religion [p.8] qu’une sorte de fétichisme ; comparons cette existence, telle que nous l’imaginons, avec la vie actuelle de l’Europe ; nous sommes surpris de ce contraste énorme, nous éprouvons de l’embarras à nous persuader que notre race descend de ces races disparues dans les âges reculés.
Il y avait naguère un préjugé fort en vogue, qui, bien peu apparent de prime abord, était très-enraciné au fond des cœurs et dont l'influence latente a dominé longtemps la philosophie politique: on pensait généralement qu'au bout de peu de temps, en dix années peut-être, les hommes pourraient, sans recourir à des moyens extraordinaires, arriver tous au même niveau. Mais aujourd'hui que nous voyons, par la douloureuse histoire de l'humanité, de quel point nous sommes partis, ce qu'il a fallu de travail prolongé, de circonstances favorables, d'efforts accumulés pour que l'homme en vînt à mériter quelque peu le nom d'être civilisé, .quand nous mesurons la marche laborieuse de l'histoire, la lenteur des résultats, notre intelligence est mieux disposée à concevoir la marche lente et graduelle du progrès. Au sein d'un grand pays, tel que l'Angleterre, nous avons des masses de gens dont la civilisation n'est guère supérieure à celle des individus qui composaient la majorité des hommes deux mille ans avant nous; il en est d'autres, plus nombreux encore, dont l'état intellectuel est analogue et à peine supérieur à celui des esprits cultivés qui vivaient il y a dix siècles. [p.9] Quant aux classes inférieures et aux classes moyennes, si on les compare au type d'éducation que se proposent les quelque dix mille membres de l'aristocratie, elles n'offrent qu'étroitesse d'esprit, inintelligence et indifférence pour l'élude.
Mais pourquoi entasser des réflexions abstraites? Ceux qui révoquent en doute ces vérités n'ont qu'à aller dans leur cuisine. Qu'un homme bien élevé s’efforce d'exposer à sa servante ou à son domestique ce qui lui semble le plus évident, le plus certain, le plus palpable dans l'ordre intellectuel, il s'apercevra que son langage leur paraît inintelligible, confus, erroné; que ses auditeurs le prennent pour un extravagant ou un fou, alors qu'il parle de choses dont la plate banalité lui paraît accessible à l'esprit le plus vulgaire et le moins cultivé.
Les grands États sont comme les grandes montagnes, ils renferment des couches; il y a en eux les couches primitive, secondaire et tertiaire du progrès humain; les traits distinctifs des régions inférieures ont beaucoup plus de rapports avec la vie des temps anciens qu'avec la vie actuelle des régions supérieures. Et une philosophie qui ne garderait pas constamment en mémoire, qui ne signalerait pas continuellement les différences saillantes des rôles que jouent ces éléments divers, n’édifierait qu'une théorie absolument fausse, car elle ne tiendrait pas compte d'un fait capital; une telle philosophie serait décevante au premier chef, car elle ferait croire à des résultats [p.10] imaginaires et empêcherait de prévoir la réalité.
Tout le monde connaît ces vérités, mais il s'en faut qu'on en ait indiqué l'importance politique. Quand un État est constitué comme le nôtre, il n'est pas vrai de dire que les classes inférieures y seront absorbées par les classes utiles; les masses ne veulent pas d'un idéal aussi mesquin. Jamais un orateur n'est parvenu à frapper l’esprit de la multitude en lui montrant du doigt son intérêt matériel, à moins qu'il n'eut occasion d‘alléguer ou de prouver que la misère du peuple était imputable à la tyrannie d'une autre classe. Mais mille fois, au contraire, on a vivement impressionné la foule en la berçant, comme .dans une vague rêverie, d'idées telles que la gloire, la domination, la nationalité. Les gens les •plus grossier ceux qui se trouvent au plus bas échelon du progrès, sacrifieraient volontiers tontes leurs espérances, tous leurs biens et leur vie même pour ce qu'on nomme une idée, pour quelque aspiration qui semble au-dessus de la réalité, qui exalte la nature humaine en lui offrant une visée plus haute, plus profonde et plus large que celle de l’existence ordinaire. Les gens de cet ordre ne s’intéressent point à ce qui, d’après l’évidence la plus tangible, doit être l’objectif d’un gouvernement ; ils n’en apprécient pas l’importance, ils n’en saisissent en aucune façon l’ensemble des moyens qu’il faut employer dans ce but. En conséquence, il est fort naturel que les parties qui ont le plus d’utilité dans la structure gouvernementale ne soient [p.11] nullement celles qui attirent le plus de respect. Les éléments qui attirent le respect avec le plus de facilité sont ceux qui ont un air théâtral, ceux qui agissent sur les sens, qui prétendent personnifier les plus grandes idées de l'homme, qui se vantent parfois d'une origine surhumaine. Tout ce qui affecte une apparence mystique ou une origine occulte, tout ce qui brille aux yeux et ce qui se montre avec un vif éclat pendant un moment pour disparaître ensuite, ce qui n'est visible que d'une façon intermittente, ce qui est de pure apparence et qui pourtant pique la curiosité, ce qui parait tomber sous les sens et qui fait néanmoins profession d'aboutir à des résultats qui leur échappent; voilà, quelles que soient les variétés de la forme, quelle que soit la définition ou la description qu'on en donne, l'objet, le seul objet qui va droit au cœur des masses. Bien loin de moi l'intention de prétendre que les parties imposantes d'une constitution doivent être nécessairement les plus utiles, il est présumable, à en juger par leur inf1uencc au dehors, qu'elles doivent l'être au moindre degré possible. Elles n'ont d'autre but, en réalité, que de frapper l'imagination •des classes inférieures, qui sont les moins aptes à discerner ce qui est vraiment uti1e de ce qui n'est que brillant.
Il existe, en faveur des traditions, un autre argument qui, dans une vieille constitution comme celle de l'Angleterre, n'a guère moins d'importance. Les hommes qui ont le plus d’intelligence se laissent [p.12] eux mêmes autant guider par l'habitude que par le raisonnement. La part de la volonté dans les actions humaine est fort peu large; si la volonté ne reprenait des forces et n'était suppléée par une sorte de sommeil que l'habitude lui permet, elle ne produirait aucun résultat. Nous ne pourrions accomplir, chaque jour, de notre chef, tout ce que nous avons à faire. Nous n'achèverions rien car toute notre énergie se consumerait dans le détail en petits essais de perfectionnement. De plus, un homme sortirait du sentier battu pour aller dans une direction, un autre irait ailleurs; de sorte qu'au moment d'une crise qui exigerait la combinaison de toutes les forces, il n'y aurait pas deux hommes assez voisins l'un de l'autre pour agir utilement ensemble. C'est l'habitude instinctive que la tradition donne à la race humaine qui détermine la plupart des hommes dans leurs actions; voilà le cadre solide dans lequel chaque nouvel artiste doit placer son tableau. Cette partie de la nature humaine qui dépend de la tradition doit, dans la force étymologique du terme, recevoir l'impression et l'action d'autant plus facilement qu'elle vient de plus haut. Toutes choses égales, les institutions d’hier sont celles qui conviennent le mieux au jour actuel; ce sont les plus préparées, celles qui ont le plus d'influence et auxquelles on obéit le plus aisément, celles qui ont le plus de chances de conserver le droit au respect qu'elles ont obtenu par héritage, tandis que toute institution nouvelle doit faire ses preuves pour acquérir le même droit. Les [p.13] institutions humaines qui imposent le plus de respect sont les plus anciennes; et néanmoins, le monde est si changeant, si variable dans ses exigences, les meilleurs instruments dont il dispose sont si susceptibles de perdre leur vigueur interne, tout en gardant l'apparence de la force, qu'il ne faut pas s'attendre à trouver dans les plus vieilles institutions le plus d'efficacité. Tout objet de vénération consacré par son antiquité acquiert sans doute de l'influence, grâce à un caractère de dignité qui lui est inhérent; mais il ne peut employer cette influence aussi bien que les créations novelles, adaptées au monde moderne, imprégnées de son esprit et étroitement liées à son existence.
Définissons brièvement le mérite caractéristique de la Constitution anglaise: Les parties imposantes qu'elle renferme ont beaucoup de complexité et assez de charme; elles sont fort anciennes et passablement vénérables; quant aux parties efficientes, dans le cas au moins où il s'agit de parer à une grande crise, elles ont un jeu très-simple et un cachet plus moderne. Nous avons fait ou plutôt nous avons obtenu du sort une constitution qui, toute pleine qu'elle est de défauts dans ses détails, et bien que pour les hors-d'œuvre elle soit la moins artistement façonnée de toutes les constitutions humaines, n'en possède pas moins deux avantages principaux: d'abord elle a une partie efficiente dont la simplicité est précieuse à l'occasion et qui, s'il le faut, peut agir plus facilement et mieux qu'aucun des instruments [p.14] politiques éprouvés dans le monde jusqu'à ce jour. En outre cette Constitution a des parties historiques, complexes, majestueuses, théâtrales, qu'elle à reçues en héritage du passé, qui fascinent la multitude, qui, en opérant d'une manière insensible mais toute-puissante, parviennent à déterminer les rapports des sujets. Son essence est forte de toute la force que lui donne la simplicité des procédés à l’époque moderne ; son extérieur est majestueux comme l’était le caractère gothique d’une époque plus imposante. Son essence, grâce à cette simplicité, pourrait avec les modifications de rigueur, s’acclimater dans beaucoup de pays divers ; mais quant à cette apparence majestueuse qui, aux yeux de la multitude passe pour être toute la constitution, elle convient uniquement aux nations qui ont avec la notre une certaine analogie d’histoire et de traditions politiques.
L’efficacité secrète de la Constitution anglaise réside, on peut le dire, dans l’étroite union, dans la fusion presque complète du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Suivant la théorie traditionnelle qu’on trouve dans tous les livres, ce qui recommande notre constitution c’est la séparation absolue du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif ; mais en réalité ce qui en fait le mérite, c’est précisément la parenté de ces pouvoirs. Le lien qui les unit se nomme le Cabinet. Par ce terme nouveau nous entendons un comité du corps législatif choisi pour être le corps exécutif. L’assemblée législative renferme plusieurs [p.15] comités, mais ce dernier est le plus important de tous ; pour former ce comité principal, elle choisit les hommes qui lui inspirent le plus confiance. Elle ne les choisit pas directement, il est vrai, mais son choix est presque tout-puissant, bien qu’il soit indirect. La couronne avait encore, il y a cent ans, le droit réel de choisir ses ministres, quoiqu’elle n’eût plus le droit de déterminer la ligne politique à suivre. Pendant sa longue nomination sir R. Walpole fut obligé de se rendre favorable par des manœuvres, non pas seulement le parlement, mais le palais même ; il fut obligé de veiller à ce qu’une intrigue de cour ne parvient à lui enlever sa position. C’était la nation qui dictait alors la politique de l’Angleterre, mais c’était la couronne qui choisissait les ministres anglais. Ceux-ci n’étaient pas seulement de nom comme ils le sont aujourd’hui, mais ils étaient de fait les serviteurs de la couronne. Il subsiste encore des restes et des restes importants de cette grande prérogative.
La faveur arbitraire de guillaume IV a fait de Lord Melbourne le chef du parti whig, alors que ce titre lui était disputé par plusieurs rivaux. A la mort du Lord Palmerston, il est très probable que la reine aurait pu choisir entre deux et même trois hommes d’État, mais en règle générale, c’est le pouvoir législatif qui choisit le personnage chargé d’être nominalement le premier ministre ; et un personnage qui, sous le plus grand nombre de rapports, est réellement premier ministre, c’est le leader de la chambre des [p.16] communes ; et cela pour ainsi dire sans exception.
Il y a presque toujours quelque individualité que désigne pour son chef la voix du parti prédominant dans la Chambre des communes; or, comme cette Chambre prédomine à son tour dans le Parlement, c'est ce chef de parti qui gouverne la nation. L'Angleterre a un premier magistrat qui est aussi véritablement électif que l'est en Amérique l'homme dont les électeurs font le premier magistrat du pays. La reine est seulement à la tête des parties imposantes que renferme la constitution ; le premier ministre est à la tête des parties efficientes. Suivant l'adage connu, la couronne est« la source des honneurs »; mais la trésorerie est la source des affaires.
Cependant notre premier magistrat diffère du premier magistrat américain, en ce sens qu’il n’est pas élu directement par le peuple, mais par les représentants du peuple. C’est là un exemple de double élection. Une assemblée choisie en principe pour faire des lois a, dans la réalité, pour fonction principale de créer et de conserver le pouvoir exécutif.
Après avoir été ainsi choisi, le premier ministre doit choisir à son tour ses collègues, mais son choix est circonscrit dans un cercle fatal. La plupart des membres qui composent le Parlement ont dans leur position des obstacles qui les empêchent d'entrer dans le Cabinet; quelques membres, au contraire, sont appelés par leur position à en faire partie. Entre la liste [p.17] de ceux qu’il doit, presque obligatoirement, prendre pour ses collègues et la liste de ceux qui lui est impossible de s'adjoindre, le premier ministre n’a point, quant à la formation de son cabinet, une indépendance de choix bien grande; cette indépendance s'exerce plutôt dans la répartition des fonctions ministérielles que dans le choix des personnes. Le Parlement et la nation désignent d'une façon assez claire quels hommes doivent entrer dans le Cabinet, mais la désignation n'est pas aussi nette en ce qui concerne la place que doit occuper chacun d'eux.
Cette attribution qui revient au premier ministre, lui confère un pouvoir très-considérable, bien que l'exercice en soit renfermé dans des limites impérieuses et bien que la sphère en soit moindre qu'elle ne parait l'être en théorie ou conservée à distance.
Le Cabinet, en somme, est un bureau de contrôle que la législature choisit parmi des personnes en qui elle a assez de confiance et qu’elle connait assez pour leur donner charge de gouverner la nation. Quant à la façon particulière de choisir les ministres, quant à la fiction d'après laquelle, au sens politique, ceux-ci sont les serviteurs de la reine; quant à la règle limitative qui oblige de choisir les ministres parmi les membres de la législature, ce sont autant de détails qui, au font, ont peu d'influence sur la constitution du Cabinet et sont indépendants de sa nature. Le trait qui le caractérise, c'est qu'il doit être choisi par [p.18] la législature parmi les personnes qui lui agréent et qui ont sa confiance. Naturellement elle porte son choix sur ses propres membres, mais il n'y a point là de principe exclusif.
Un cabinet où entreraient des hommes qui ne seraient pas membres de la législature pourrait fort bien accomplir toute sa tache. Et de fait, les lords qui entrent pour une si large part dans les cabinets modernes, sont les membres d'une assemblée qui, aujourd'hui, n'est qu’au second rang•. La Chambre des lords exerce cependant encore plusieurs fonctions utiles, mais l'influence dirigeante et la faculté de décider sont devenues le lot de ce que, suivant le langage des temps anciens, on nomme encore la Chambre basse, c'est-à-dire d'une assemblée qui, inférieure à la première en tant qu'institution imposante, lui est supérieure comme institution efficiente. Un des avantages principaux que possède la Chambre des lords, c'est précisément d'être•une sorte de réserve pour les ministères. A moins qu'on n'en vînt à modifier la composition de la Chambre des communes, ou bien à se relâcher des règles qui obligent de choisir les ministres parmi les membres de législature, il serait sans doute difficile de trouver, en l'absence des lords, un nombre suffisant de personnages pour les postes principaux de ministère. Mais, tracer les détails relatifs à la composition d’un Cabinet, préciser le système employé pour le choisir, tel n’est pas notre dessein en ce moment. Ce qui nous préoccupe d’abord et surtout, c’est de définir le [p.19] Cabinet. N’allons pas nous égarer dans les accessoires avant de connaître ce qui est essentiel et nécessaire. Un Cabinet est un comité combiné de telle sorte qu'il sert comme un trait d'union ou une boucle, à rattacher la partie législative à 1a partie exécutive du gouvernement. Par son origine il appartient il l'une, et par ses fonction à l'autre.
S’il est un point d'observation curieux relativement au Cabinet, c'est qu'on sache si peu ce qui s'y passe. Ses réunions ne sont pas seulement secrètes en théorie, elles le sont en réalité. Dans l'usage actuel on n’en garde point de minute officielle. Si même une note d'un caractère privé se produisait à cet endroit, elle ne trouverait ni encouragement ni faveur. La Chambre des communes, alors même qu'elle désirerait le plus se renseigner, et dans les circonstances ; les plus agitées, ne permettrait pas de lire une note qui aurait trait aux discussions du cabinet. Aucun ministre ayant quelque respect pour les usages fondamentaux de la pratique gouvernementale n'essaierait de lire une pareille note. Le comité qui unit le pouvoir chargé de faire la loi au pouvoir chargé de l'exécuter, et qui, en vertu de cette combinaison, se trouve être, tant qu’il dure et se maintient, le pouvoir le plus considérable de l'État, ce comité est entièrement secret. Jamais on n'a donné de ses réunions un compte rendu exact et authentique. On dit bien que parfois ces réunions offrent un peu l'aspect des séances que tiennent les conseils de directeurs, que tous y parlent [p.20] et que peu y écoutent; mais on n'en sait rien[1].
Un Cabinet, tout comité qu'il est d'une assemblée législative, se trouve revêtu de pouvoirs que jamais, n'étaient l'influence de la tradition et les résultats heureux de l'expérience, une assemblée n'aurait osé déléguer à un comité. Ce comité peut dissoudre l’assemblée qui l’a nommé, il a un veto suspensif et, quoique nommé par un parlement, il peut faire appel à un autre. Il est vrai que, théoriquement, le pouvoir de dissoudre le parlement est un privilège du souverain ; et l'on doute encore si dans tous les cas le souverain est tenu de dissoudre le Parlement quand le Cabinet le lui demande. Mais à part ces circonstances de détail et d’exception qui font doute, le Cabinet qui a été choisi par une Chambre des communes peut faire appel à la Chambre des communes qui lui succède. Ainsi le comité principal d'une législature peut dissoudre la partie prédominante de cette législature, et, en fait, dans les occasions critiques, la législature elle-même. Le système anglais ne consiste donc point dans l’absorption du pouvoir exécutif par le pouvoir législatif, il consiste en leur fusion. Ou [p.21] bien le Cabinet fait la loi et l'exécute, ou bien il peut dissoudre la Chambre. C'est une créature qui a le pouvoir d'anéantir ses créateurs; c'est un pouvoir exécutif qui peut anéantir la législature tout aussi bien qu’un pouvoir exécutif que la législature a choisi ; et quoique tenant d'elle son origine, il peut exercer sur elle une action destructive.
Cette fusion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif peut sembler à ceux qui n'y ont pas suffisamment réfléchi beaucoup trop simple et trop mesquine pour expliquer le mécanisme latent et l'efficacité secrète de la Constitution britannique; mais on n'en peut apprécier l’importance réelle qu'en observant quelques uns de ses effets principaux et en comparant ce système avec le grand système rival dont la marche semble , si l'on n'y prend garde, destinée à devancer la sienne dans la monde. Ce système rival, c'est le système présidentiel. Le trait caractéristique de ce dernier, c’est que le président y est élu par le peuple d’une certaine manière et la Chambre des représentants d’une autre façon. C'est l'indépendance mutuelle du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif qui est la qualité distinctive du gouvernement présidentiel, tandis qu’au contraire la fusion et la combinaison de ces pouvoirs sert de principe au gouvernement de Cabinet.
Et d’abord, comparons ces deux gouvernements en temps calme. A une époque civilisée, les besoins de l’administration exigent qu'on fasse continuellement [p.22] des lois. Un des objets principaux de la législation c'est l'assiette des impôts. Les dépenses d'un gouvernement civilisé varient sans cesse; elles doivent varier si le gouvernement fait son devoir. Les divers devis estimatifs du budget anglais présentent un grand nombre d'articles qui varient selon les besoins du moment. L'instruction, la discipline des prisons, les arts, les sciences, une foule de détails du service civil nécessitent plus ou moins d'argent chaque année. Les frais de défense, ceux de la marine et de l'armée varient encore plus, selon que le danger d'une attaque paraît plus ou moins imminent, selon que les moyens d'écarter ce danger deviennent plus ou moins coûteux. Si les personnes chargées de prévoir tous ces besoins ne sont pas celles qui font les lois, il y aura antagonisme entre elles et les autres. Ceux qui devront arrêter le montant des taxes seront certainement en conflit avec ceux qui en réclameront l'établissement. Il y aura paralysie clans l'action du pouvoir exécutif faute de lois nécessaires, et erreur dans celle de la législature faute de responsabilité; l'exécutif n'est plus digne de ce nom du moment qu'il ne peut exécuter ce qu'il décide; la législature, de son côté, est démoralisée par son indépendance même, qui lui permet de prendre certaines décisions capables de neutraliser celles du pouvoir rival.
En Amérique, on a si bien reconnu cette difficulté qu'un trait d’union s'est formé entre la législature et le pouvoir exécutif. Quand le secrétaire du trésor du [p.23] gouvernement fédéral a besoin d'une taxe, il consulte à ce sujet le président du Comité financier du Congrès. Il ne peut se rendre lui-même au Congrès et proposer l’établissement de la taxe qui lui est nécessaire, il ne peut qu'écrire une lettre et l'envoyer. Mais il fait en sorte que le président du comité financier soit un partisan de cette taxe ; au moyen de ce président, il essaye d'amener le comité à la recommander; et par l'entremise du comité il s'efforce d'obtenir que la Chambre adopte la taxe qu'il désire. Une semblable chaîne d'intermédiaires est exposée à mainte solution de continuité; elle peut suffire pour une taxe isolée, dans une circonstance heureuse; mais elle résistera difficilement dans le cas d'un budget compliqué. Et sans parler des temps de guerre ou de rébellion, puisque nous comparons maintenant le système du cabinet et le système présidentiel en temps de calme, que sera-ce au moment des crises financières ?
Jamais deux intelligences même d'élite ne sont tombées d'accord sur un budget. Nous en avons la preuve actuellement par la manière dont un Chancelier de l'Échiquier indien traite des finances anglaises à Calcutta, pendant qu'un chancelier de l'Échiquier anglais traite des finances indiennes en Angleterre. Jamais leurs chiffres ne concordent et leurs idées sont rarement les mêmes. Il s'est élevé entre eux une controverse très-aigre qui a amusé le monde, et il y en a probablement d'autres non moins [p.24] intéressantes qui sont enfouies dans le vaste entrepôt de notre correspondance anglo-indienne.
Des rapports de ce genre doivent nécessairement exister entre le chef d'un comité financier choisi par la législature et un ministre des finances choisi par l'exécutif[2]. Ils ne peuvent manquer d'entrer en conflit, et le résultat de ce conflit ne peut certainement profiter à aucun d'eux. Et quand les taxes ne produisent pas autant qu'on en attendait, qui donc en est responsable ? Peut-être le secrétaire du trésor n'a pu gagner le président du comité par la persuasion; peut-être celui-ci n'a pu persuader son comité; peut-être le comité n'a pu persuader l'assemblée. Qui donc faudra-t-il punir, qui donc écarter quand on se trouve à court de finances ? Il n'y a personne à blâmer qu'une législature, réunion nombreuse de personnes diverses qu'il est difficile de punir et qui sont armées elles-mêmes du droit de punir.
La partie financière d'une administration n'est pas la seule qui à une époque civilisée ait besoin d'être constamment aidée et accompagnée d'une législation pour remplir facilement sa tâche. Toutes les parties de l'administration en sont lit. En Angleterre, à un moment grave, le cabinet peut forcer la main à la [p.25] législature par la menace de donner sa démission ou par celle de la dissolution; mais aucun de ces deux moyens n’est praticable dans un gouvernement présidentiel. Là, une législature ne peut être dissoute par l’exécutif, et elle n’a point à appréhender une démission car ce n'est pas elle qui est chargée de trouver un successeur au démissionnaire. Aussi, quand une différence vient à surgir entre eux, le pouvoir législatif est obligé de combattre l'exécutif et l'exécutif de combattre le législatif; et la lutte doit durer au jour où expirent leurs fonctions respectives[3].
Cependant, il y a une circonstance dans laquelle ce tableau quoique encore assez voisin de la vérité, manque néanmoins d'une exactitude absolue; c’est lorsqu'il ne se trouve aucun sujet de conflit possible Avant la rébellion en Amérique, grâce à la distance qui séparait les divers États, grâce aussi à l’heureuse condition économique du pays, il y avait peu matière à conflits importants ; mais si un gouvernement de ce genre avait eu à passer par les épreuves que la législation anglaise a surmontées dans les trente dernières années, l'antagonisme des pouvoirs dont la coopération constante est nécessaire dans le meilleur gouvernement n'aurait point manqué de se déclarer avec beaucoup plus d'éclat.
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Ce n'est point là le pire danger. Les gouvernements de Cabinet sont les éducateurs des peuples ; les gouvernements présidentiels ne le sont pas, et; de plus, ils peuvent les corrompre. On a dit que l'Angleterre avait inventé cette formule : « l'Opposition de Sa Majesté » ; que, le premier entre les États, Elle avait reconnu que le droit de critiquer l'administration, est un droit aussi nécessaire dans l'organisation politique que l'administration elle-même. Cette opposition qui se charge de la critique, accompagne nécessairement le gouvernement de Cabinet. Quel magnifique théâtre pour les débats, quelle merveilleuse école d'instruction populaire et de controverse politique offre à tous une assemblée législative! Un discours qui y est prononcé par un homme d'État éminent, un mouvement de parti que produit une grande combinaison politique, voilà les meilleurs procédés connus jusqu'à ce jour pour éveiller, animer et instruire un peuple. Le système de Cabinet engendre sûrement de tels débats, parce qu'il en fait un moyen pour les hommes d'État de se signaler pour l'avenir ou de fortifier la position qu'ils occupent dans le gouvernement. Ce système excite les hommes de talent à prendre la parole et leur fournit les occasions de parler. Les péripéties qui décident du sort d’un Cabinet se composent de scrutins précédés de belles discussions. Tout ce qui mérite d'être dit, tout ce qu'on doit dire ne manquera pas d'y être exposé. Les hommes de conviction se croient obligés de persuader [p.27] les autres ; les égoïstes aiment à se mettre en avant; le pays entend ainsi forcément exposer les deux parties et, peut-être, toutes les parties de la question qui l’intéresse. Et il y prête volontiers l'oreille, il est avide de s'instruire. Par sa nature, l'homme dédaigne les longs arguments quand ils n'aboutissent à rien, les grands discours qui ne sont suivis d'aucune résolution, les dissertations abstraites qui ne touchent pas aux faits et les laissent dans l'immobilité. Mais on aime les grands résultats, et le changement d'une administration est assurément un grand résultat. Ce résultat a une foule de ramifications, tout le corps social s'en ressent, il y a là matière à espérances pour les uns, à déceptions pour d'autres. C'est un de ces événements graves qui, par leur grandeur dramatique, font sur les esprits une impression parfois même trop forte. Et les débats qui ont un pareil dénouement ou qui peuvent l'avoir, ne sont-ils pas assurés d'attirer l'attention publique et de pénétrer profondément dans l'esprit national ?
Les voyageurs qui, en Amérique, ont parcouru même les États du Nord, c'est à dire le grand pays où se montre par excellence le gouvernement présidentiel y ont observé que la nation n'y a pas un goût prononcé pour la politique, et qu'on n'y trouve pas une opinion publique travaillée avec tout le fini et toute la perfection qu'on remarque en Angleterre.
Beaucoup d'écrivains se sont empressés de mettre ce défaut à la charge de « la race Yankee » ou du [p.28] caractère américain ; mais le peuple anglais lui-même, s'il n'avait un motif sérieux de suivre la politique, ne s'en occuperait certainement pas davantage. C'est dans un but pratique qu'il y porte actuellement son attention, car il participe à la solution des crises soit pour les retarder, soit pour les précipiter. La chute ou la conservation d'un gouvernement se décide par les débats suivis d'un scrutin dans le Parlement, et l'opinion du dehors dont les arrêts y pénètrent d'une manière secrète a sur le scrutin une influence considérable. La nation sent que son avis est important, et elle s'efforce de juger sainement; elle y réussit, parce que les débats et les discussions lui fournissent les faits et les arguments. Mais, sous un gouvernement présidentiel, un peuple n'a qu'au moment des élections sa part d'influence; en tout autre temps, n'ayant pas le moyen de voter, il n'a aucune force jusqu'à ce que le jour du vote le rende maître absolu de nouveau. Rien n'excite un tel peuple à se former une opinion ou une éducation, comme il le ferait sous un gouvernement de Cabinet. Sans doute sa législature est un théâtre pour les débats; mais ces débats sont comme des prologues non suivis de pièces; ils n'amènent aucun dénouement, car on ne peut changer l'administration; le pouvoir n'étant point à la disposition de la législature, nul ne prête attention aux débats législatifs. L'exécutif, ce grand centre du pouvoir et des emplois, demeure inébranlable. On ne peut le changer dans tous les cas. Le [p.29] mode d'enseignement qui par l'éducation de notre esprit public prépare nos résolutions et éclaire nos jugements, n'existe pas sous ce système. Un pays présidentiel n'a pas besoin de se faire chaque jour des opinions étudiées, et n'a aucun moyen de s'en faire.
On pourrait croire que les discussions de la presse suppléent aux défauts de la Constitution ; que, surtout chez un peuple qui lit, on doit surveiller avec soin la conduite du gouvernement et se former de ses actes une opinion aussi exacte, aussi juste, aussi mûrie sous un gouvernement présidentiel que sous un gouvernement de Cabinet. Mais il y a pour l'action de la presse une difficulté non moins accablante que pour celle de la législature ; elle ne peut rien faire. Impossible de déplacer l'administration, car l'exécutif ayant été élu pour un certain nombre d'années doit durer tout le temps. On s'étonne que chez un peuple aussi lettré que celui d'Amérique, où il y a plus de lecteurs que chez n'importe quel peuple, et où il y a tant de journaux, la presse périodique soit de si mauvais aloi. Les journaux de ce pays ne valent pas ceux de l'Angleterre, parce qu'ils n'ont point lieu d’être aussi bons que ces derniers. Au moment de ce qu’on nomme une crise politique, c'est-à-dire quand la destinée d'une administration est en balance, et dépend de quelques votes encore irrésolus sur une question flottante et indécise, des articles sérieux publiés dans les grands journaux ont une importance [p.30] considérable. Le Times a fait plusieurs ministères. Quand il y a, comme il s'en est rencontré naguère, une longue suite de gouvernements dont aucun ne dispose d'une majorité matérielle et qui ont besoin de force morale pour se soutenir, l'appui du journal le plus influent comme organe de l'opinion en Angleterre ne laisse pas d'être décisif. Si à Washington un journal avait pu renverser M. Lincoln, il y aurait eu de beaux articles et de bons arguments dans les journaux de Washington. Mais la presse de Washington ne peut pas plus renverser un président que le Times ne pourrait renverser le lord-maire pendant l'année de ses fonctions. Nul ne se préoccupe des débats du Congrès, parce qu'ils n'aboutissent à rien, et nul ne lit les longs articles, parce qu'ils n'ont aucune influence sur les événements. Les Américains se bornent à jeter les yeux sur les sommaires des nouvelles et à parcourir rapidement les colonnes de leurs journaux. Ils ne se mêlent pas de discussion; l'idée même ne leur en vient pas, car ce serait peine perdue.
Après avoir dit que la division du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif dans les gouvernements présidentiels affaiblit le pouvoir législatif, il peut sembler contradictoire de dire que cette division affaiblit aussi l'exécutif. Mais il n'y a là rien de contradictoire. Cette division ôte au gouvernement toute sa force d’agrégation, toute la force qu’a l’ensemble de la souveraineté ; donc elle en affaiblit les deux [p.31] moitiés. Que l’exécutif en soit affaibli, rien n'est plus évident. En Angleterre, un cabinet solide obtient le concours de la législature dans tous les actes qui ont pour but de faciliter l'action administrative; il est lui-même pour ainsi dire, la législature. Mais un président peut être entravé par le pouvoir législatif, et il l’est presque inévitablement. La tendance naturelle des membres de toute législature est d'imposer leur personnalité. Ils veulent satisfaire une ambition louable ou blâmable, ils veulent favoriser les mesures qu’ils jugent les plus utiles au bien public, ils veulent surtout laisser trace de leur activité propre dans les affaires publiques. Toutes ces causes diverses les engagent dans une opposition contre l'exécutif. Ils ne sont que les instruments de ses idées s'ils lui prêtent leur aide; ils font triompher leurs propres opinions s'ils le terrassent; ils ont le premier rôle s’ils parviennent à le vaincre, ils n'ont que le rôle d’auxiliaires s'ils l'appuient. C'est la faiblesse de l’exécutif en Amérique qui d'ordinaire était le sujet principal de toutes les critiques avant le soulèvement des États confédérés. Le Congrès et les comités du Congrès mettaient obstacle à l'exercice du pouvoir exécutif toutes les fois que la pression du sentiment public ne les tenait pas en arrêt et en respect.
Non seulement le système présidentiel suscite au exécutif l'antagonisme du pouvoir législatif et l’affaiblit d'autant, mais il l'affaiblit encore en diminuant sa valeur intrinsèque. Un Cabinet est choisi [p.32] par une législature, et quand cette législature se compose de personnes capables, ce moyen de choisir l'exécutif est le meilleur de tous. C'est un exemple d'élection au second degré, dans les seules conditions où une élection semblable est préférable à l'élection directe. Ordinairement, dans un pays électoral, j'entends dans un pays dont la vie politique est forte et qui sait se servir des institutions populaires, l'élection de candidats chargés de choisir de nouveaux candidats est une pure comédie. Il en est ainsi du collège électoral en Amérique. En l'établissant on avait voulu laisser aux députés, dont il serait composé, l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, et une véritable indépendance pour choisir le président. Mais les électeurs du premier degré prennent leurs mesures ; ils ne nomment un député que pour lui donner mission d'élire M. Lincoln ou M. Breckenridge; le député se borne à recevoir un billet de vote qu'il met ensuite dans l'urne. Jamais il ne fait réellement un choix, jamais même il n'y songe. Il n'est qu'un messager, un intermédiaire; ceux-là seuls décident du choix à faire qui l'ont choisi lui-même, et qui l'ont choisi parce qu'ils savaient quelle serait sa façon d'agir.
La Chambre des communes se trouve, il est vrai, soumise aux mêmes influences. Ses membres, pour la plupart, sont élus parce qu'ils se proposent de voter pour un certain ministère ; c'est ce qui détermine à les nommer plutôt que d'autres [p.33] considérations d’un ordre purement législatif. Cependant, et voilà une différence capitale, les fonctions de la Chambre de communes sont importantes et continues. Cette Chambre ne fait pas comme le collège électoral aux États-Unis, elle ne se sépare pas après avoir élu l'exécutif. Elle surveille les affaires, fait des lois élève et dépose les ministères, et cela par un travail quotidien. C'est donc un véritable corps électoral. Le Parlement de 1857, lequel, plus que tout autre parlement parmi ceux qui l'ont précédé depuis longtemps avait été nommé pour soutenir un premier ministre connu d'avance, ce parlement qui avait été choisi suivant l'expression américaine, d'après le Palmerston-ticket, n'avait pas encore deux ans d’existence, quand il renversa lord Palmerston. Bien que nommé pour soutenir un ministère particulier, il renversa ce ministère.
Rien de mieux qu'un bon parlement pour faire un bon choix. S'il est capable de créer des lois pour le pays, il faut que sa majorité représente l'intelligence moyenne du pays; les divers membres qui le composent représentent sans doute les divers intérêts de nature spéciale, les opinions et les préjugés qu'on y trouve; un tel parlement doit renfermer un avocat pour chaque doctrine particulière et doit constituer un vaste corps dont la neutralité entre les doctrines présente, dans son homogénéité, l'image du sentiment national lui-même. Un tel corps, quand il remplit ces conditions, est, pour choisir les membres de l'exécutif, [p.34] le meilleur qu'on puisse imaginer. Il est plein d'activité politique, il est intimement mêlé à 1a vie sociale, il comprend la responsabilité des affaires, pour ainsi dire, ambiantes; il réunit toute l'intelligence que le milieu dont il émane se trouve contenir. Voilà ce que Washington et Hamilton ont voulu créer en composant un collège électoral avec l'élite de la nation.
Le meilleur moyen d'apprécier les avantages de chaque système est de le voir à l'œuvre. En principe, la nation elle-même est le vrai corps constituant; or, d'après la théorie et l'expérience, à part de rares circonstances, ce corps exerce mal son pouvoir. M. Lincoln, à sa seconde élection, fut choisi alors que tous les États fédéraux étaient unis de cœur dans un seul but, aussi fut-il l'élu de la volonté nationale exprimée en connaissance de cause par la nation elle-même. Il personnifiait la pensée qui absorbait tous les esprits. Mais c'est peut-être la seule élection présidentielle dont on en peut dire autant. Dans presque tons les cas le choix du président s'opère par l'emploi de coteries et de combinaisons trop compliquées pour qu'on s'en fasse une idée exacte, et trop connues, néanmoins, pour qu'il soit utile d'en tracer le tableau. Il n'est pas l'élu de la nation, il est nommer; par des manœuvriers électoraux. Un vaste corps constituant, dans les temps calmes, est nécessairement et, on peut le dire, légitimement soumis à l'action des mouvements électoraux; un simple électeur ne peut être assuré de donner son vote avec utilité [p.35] s’il ne fait point partie de quelque grande organisation ; et s'il en fait partie, il abdique sa capacité électorale en faveur de ceux qui dirigent l'association. La nation appelée à choisir par elle-même serait, jusqu’à un certain point, inhabile à l'œuvre, mais s’il arrive que, ne choisissant pas directement par elle-même, elle vote au gré d'agitateurs cachés, elle ressemble alors à un homme corpulent et paresseux dont l’esprit est étroit et vicieux; cet homme marche lentement et lourdement, mais sa marche le mène à l'exécution d'un mauvais dessein; son esprit n'a que peu d’idées, mais dans ce peu d'idées il en est de mauvaises.
Outre que la nation est moins apte à faire un choix que le parlement, la matière sur laquelle ce choix peut porter est aussi de qualité inférieure. On a beaucoup blâmé les législateurs américains du siècle dernier, de n'avoir pas permis aux ministres du président d'être membres du Congrès; mais, eu égard à leur point de vue, cette décision marquait de la prévoyance et de la sagesse. Ils voulaient maintenir une séparation absolue entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif; ils croyaient que c'était nécessaire à l'existence d'une bonne constitution; ils pensaient qu’une distinction semblable se trouvait dans la constitution anglaise que les plus habiles d'entre eux regardaient comme la meilleure de toutes les constitutions. Et pour bien maintenir une telle séparation, il faut nécessairement exclure de l'assemblée législative les ministres du président. S'ils n'en sont [p.36] pas exclus, ils deviennent l'exécutif et éclipsent le président lui-même. Une chambre législative est avide et ambitieuse; elle empiète autant qu'elle peut sur les autres pouvoirs et leur fait le moins de cessions qu'il lui est possible. Ce sont les passions de ses membres qui la dirigent; la faculté de faire les lois qui, en matière du gouvernement, est la plus compréhensive de toutes, lui sert d'instrument; elle s’emparera de l'administration s'il lui est possible de le faire. Par conséquent, d'après leur principe, les fondateurs des États-Unis ont eu raison d'interdire aux ministres l'entrée du Congrès.
Mais quoique cette exclusion soit indispensable au système du gouvernement présidentiel, elle n'en est pas moins un grand mal. Elle entraîne la dégradation de la vie publique. Un membre de la législature doit avoir un autre horizon que le plaisir de prononcer quelques discours; à moins d'être excité l'espérance de prendre part à la politique active et à moins de se sentir responsable, un homme de premier ordre ne se souciera guère d'occuper un siège dans l'assemblée, ou bien il y fera peu de chose. Appartenir à une société de débats littéraires qui est tout simplement l'appendice d'un pouvoir exécutif (et c'est à peu près l'image d'un congrès sous la constitution présidentielle), voilà un objet peu fait pour provoquer une noble ambition, voilà une situation propre à encourager la paresse. Les membres d’un parlement, s'ils sont exclus des affaires politiques, ne [p.37] peuvent entrer en ligne de comparaison ni, à plus forte raison, marcher de pair avec les membres d'un parlement quand ceux-ci peuvent être appelés au maniement de l'administration. Par sa nature, le gouvernement présidentiel divise la vie politique en deux moitiés distinctes, l'une purement exécutive, l'autre législative. Cette division fait que ni l'une ni l’autre ne mérite qu'un homme s'y consacre comme à une carrière suivie, et y absorbe, ainsi que dans le gouvernement de Cabinet, son âme tout entière.
Les hommes d'État entre lesquels la nation a le de choisir sous le gouvernement présidentiel, sont d'une qualité bien inférieure à ceux que lui offre le système du cabinet; et le corps électoral chargé de choisir l’administration est aussi beaucoup moins clairvoyant.
Tous ces avantages ont beaucoup plus d'importance aux moments critiques, parce que l'action gouvernementale est alors d'un intérêt plus grave. Une opinion publique bien formée, une législature respectable, habile et disciplinée, un exécutif convenablement choisi, un parlement et une administration qui ne s’embarrassent point mutuellement, mais qui coopèrent ensemble; ce sont là des avantages dont l’importance est plus grande quand on est aux prises avec de grandes affaires que lorsqu'il s'agit d'affaires insignifiantes, plus grande quand on a beaucoup de travail que lorsqu'on a une besogne facile. Mais ajoutons [p.38] qu’un gouvernement parlementaire où un cabinet est constitué, possède en outre un mérite particulièrement utile dans les temps très orageux : il a à sa disposition ce qu’on peut appeler une réserve de pouvoir toute préparée à agir quand des circonstances extrêmes l’exigent.
Le principe du gouvernement populaire, c’est que le pouvoir suprême capable de déterminer le courant politique réside dans le peuple, non pas nécessairement ou ordinairement dans le peuple tout entier, ni dans la majorité numérique, mais dans le peuple choisi, trié et mis à part. Il en est ainsi en Angleterre et dans tous les pays libres. Sans un gouvernement de cabinet, dans une occasion soudaine, ce peuple peut choisir un homme à la hauteur des circonstances. Il est possible et même probable qu’in tel homme ne serait pas appelé au pouvoir avant cette occasion. Ces grandes qualités, la domination de la volonté, l’énergie décisive, la promptitude du coup d’œil, qui conviennent fort aux instants de crise, ne sont pas nécessaires et son même des inconvénients dans les temps ordinaires. Un lord Liverpool vaut mieux pour la politique de tous les jours qu’un Chatham, un Louis-Philippe beaucoup mieux qu’un Napoléon. Le monde est ainsi fait qu’il lui faut, quand survient tout à coup une tempête périlleuse, changer de timonier, remplacer le pilote des temps calmes par le pilote des temps orageux. En Angleterre nous avons eu si peu de catastrophes, depuis que notre [p.39] constitution a atteint sa maturité, que nous apprécions à peine cette excellence latente. Nous n’avons pas eu besoin, pour diriger une révolution, d’un Cavour, s’il m’est permis de citer comme modèle cet homme taillé entre tous à la hauteur des grandes circonstances ; et, par un moyen naturel et légal, nous sommes rentrés dans l’ordre. Mais même en Angleterre, dans l’occurrence qui, dans ces dernières années, nous a le plus rapprochés d’une grande crise, au moment des affaires de Crimée, nous avons eu recours à cette ressource. Nous avons déposé le cabinet Aberdeen, le meilleur peut-être qu’il y ait eu depuis l’acte de réforme, et qui était un cabinet non pas seulement convenable mais éminemment approprié à toutes sortes de situations difficiles, hormis celle qu’il fallait surmonter alors ; un cabinet qui pour la paix était excellent, et auquel il ne manquait qu’un peu de diable au corps ; on porta alors au pouvoir un homme d’État qui avait le genre de mérite nécessaire, un homme qui, s’il se sent fermement appuyé par l’Angleterre, s’il en sent la puissance derrière lui, marche sans hésitation et frappe sans s’arrêter. Comme on l’a dit alors, « nous avons écarté le quaker et pris le pugiliste ».
Sous un gouvernement présidentiel, rien de semblable n’est possible. Le gouvernement américain se vante d’être le gouvernement du peuple souverain ; mais quand arrive une crise soudaine, circonstance dans laquelle l’usage de la souveraineté devient [p.40] surtout nécessaire, on ne sait où trouver le peuple souverain. Il y a un congrès élu pour une période fixe; qui peut être divisée en fractions déterminées, dont on ne peut ni hâter ni retarder la durée ; il y a un président choisi aussi pour un laps de temps fixe, et inamovible pendant tout ce temps-là; tous les arrangements sont prévus d'une manière déterminée. Rien d'élastique dans tout cela; tout, au contraire, est rigoureusement spécifié et daté. Quoi qu'il advienne, on ne peut rien précipiter, rien proroger. C'est un gouvernement commandé d'avance, et, qu'il convienne ou non, qu'il marche bien ou mal, qu'il remplisse ou non les conditions voulues, la loi oblige à le conserver. Dans un pays qui aurait des relations étrangères compliquées avec cette fixité du gouvernement, il arriverait le plus souvent que pendant la première année d'une guerre, c'est-à-dire pendant l'année la plus critique, on aurait un chef de Cabinet nommé pour le temps de paix, et que la première année après l'établissement de la paix verrait au pouvoir un chef de Cabinet choisi pour le temps de guerre. Dans l'un et l'autre cas la période de transition serait dirigée fatalement par un homme choisi non pas pour établir l'ordre de choses qu'il inaugure, mais pour le temps contraire; cet homme d'État aurait été nommé pour suivre la politique dont l'abandon lui est imposé par les événements, et non point pour suivre celle qui prévaut dans son administration.
Toute l'histoire de la guerre civile en Amérique, [p.41] histoire bien propre à éclairer le mécanisme d'un gouvernement présidentiel dans les conjonctures où l’art de gouverner a le plus d'importance, n'est qu'une vaste et longue série de preuves à l'appui de ces réflexions. Sans doute il serait absurde de reprocher en principe au gouvernement présidentiel cette anomalie exceptionnelle qui a procuré l'avènement du vice-président Johnson à la présidence, confiant ainsi à un homme élu pour remplir une sinécure, les fonctions administratives les plus importantes du monde politique. Un tel défaut, bien qu'il révèle en même temps la véritable pensée de ceux qui ont fait la Constitution[4] et le côté faible du mécanisme, n'est qu’un accident propre à cette variété du gouvernement présidentiel, et non point un élément nécessaire du système. Mais la première élection de M. Lincoln n’offrait pas cette particularité; elle a montré d'une manière frappante le jeu naturel du système dans une grande occasion, et cette façon d'opérer peut se résumer en un mot: c'est gouverner par l'inconnu. Presque personne en Amérique n'avait la moindre idée de ce que pouvait bien être M. Lincoln, ni de ce qu’il pourrait bien faire. Sous le gouvernement [p.42] de Cabinet, au contraire, les hommes d'État principaux sont familièrement connus de tous, non pas seulement par leurs noms mais par leurs idées. Ce n'est pas toujours avec une ressemblance fidèle, mais c'est toujours profondément, que le portrait d’hommes tels que M. Gladstone ou lord Palmerston est imprimé dans l'esprit public. Nous n'imaginons même pas qu'on puisse confier l'exercice de la souveraineté à un inconnu. L'idée de désigner des gens inconnus, qui peuvent être médiocres, pour parer à des éventualités inconnues, qui peuvent avoir de la grandeur, nous paraît tout simplement ridicule. M. Lincoln, il est vrai, s'est trouvé être un homme, sinon de grande capacité, du moins de grand bon sens. Il avait un fond de nature puritaine qui était le fruit des épreuves et qui ne manquait pas de charme. Mais le succès à la loterie n'est pas un argument en faveur des jeux de hasard. Quelles étaient les chances pour qu'un homme, ayant les antécédents de Lincoln et élu dans les conditions où il l'a été, fît ses preuves comme il les a faites?
Cependant cet état d'incertitude est le cas ordinaire sous le gouvernement présidentiel. Le président y est nommé par un procédé qui rend impossible l'élection de personnages connus, autrement que dans des circonstances particulières et clans les moments où l’esprit public excité se prononce impérieusement. Par conséquent, s'il survient une crise aussitôt après l'élection présidentielle, on a l'inconnu pour gouvernement, et le soin de conjurer cette crise est remis à ce que notre grand auteur satirique aurait appelé « l’homme d’État X ». Même dans les temps calmes, le gouvernement présidentiel, par les raisons diverses que nous avons énumérées, est inférieur au gouvernement d’un cabinet; mais la difficulté qui peut se présenter alors n’est rien en comparaison de ce qu’elle serait dans les temps agités. Les défauts relatifs d’un gouvernement présidentiel sont bien moindres dans la vie régulière et courante que ne le seraient au moment de troubles soudains, le manque d’élasticité, l’impossibilité de la dictature, l'absence totale d’une réserve révolutionnaire.
Ce contraste explique pourquoi la qualité marquante que possèdent les gouvernements de Cabinet a une importance si prépondérante. Je vais montrer maintenant quelles nations peuvent avoir un gouvernement de ce genre et sous quelle forme ce gouvernement existe en Angleterre.