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LES CHANGEMENTS DE MINISTÈRE.
Il y a une fausse appréciation à laquelle la Constitution anglaise donne lieu périodiquement. Des circonstances se présentent souvent dont le retour bien qu'irrégulier est naturel ; toutes les fois qu'elles arrivent, elles ne manquent jamais d'engendrer cette appréciation. Comme on le sait, ce sont les rapports du Parlement et surtout de la Chambre des communes avec l'exécutif qui caractérisent surtout notre système politique ; or, ils entraînent fréquemment un fait qui embarrasse beaucoup le jugement de certaines personnes.
Ce fait, c'est un changement de ministère. Tous nos administrateurs partent ensemble ; le pouvoir exécutif change tout entier, ou, du moins, tous les chefs des divers départements qui le composent donnent ensemble leur démission, et à chaque changement il se trouve des théoriciens pour déclarer que c'est là une coutume ridicule. « Admettons, disent-ils, que M. Gladstone et lord Russell se sont trompés au sujet de la réforme ; admettons que [p.257] M. Gladstone n'ait pas réussi à la Chambre des communes ; mais, l'un ou l'autre de ces deux cas échéant, pourquoi donc tous les chefs des départements doivent-ils se retirer en même temps ? Est-il rien de plus absurde que ce qui est advenu en 1858 ? Lord Palmerston, pour la première fois de sa vie, avait commis une étourderie : il avait répondu brusquement à de sottes questions ; il s'était permis de mettre dans le Cabinet un personnage qui avait un vilain procès à propos d'une femme ; il avait eu le tort, ou bien son secrétaire des affaires étrangères avait eu le tort de ne pas répondre par une dépêche à une dépêche française ; notre ambassadeur avait simplement reçu pour instruction d'y faire une réponse orale. Et voilà que pour ces bagatelles, pour des choses qu'en somme on ne pouvait regarder que comme des erreurs isolées et sans caractère administratif, tous les départements de notre administration ont perdu leurs chefs ! Le bureau de l'assistance légale a eu un nouveau chef, le ministère de l'intérieur un nouveau chef, le ministère des travaux publics un nouveau chef. N'était-ce pas réellement. Absurde ? »
Cette objection est-elle bonne, est-elle mauvaise ? Le changement total du ministère est-il en général un acte de sage politique ?
De cet usage il résulte trois inconvénients : d'abord cet usage peut placer tout d'un coup à la tête de nos [p.258] affaires des hommes nouveaux et sans expérience. Il y a quelque temps, lord Cranborne ne songeait pas plus à devenir secrétaire de l'Inde qu'à se faire agioteur. Jamais il ne s'était occupé de la question indienne. Assurément il parviendra à s'en tirer, parce qu'il est habile et que son éducation lui permet de se rendre compte de tout ; mais enfin la question Indienne n'était ni sa spécialité, ni l'objet favori de ses études et de ses pensées intimes. Comme il se trouve que lord Russell et M. Gladstone sont en désaccord avec la Chambre des communes, voilà lord Cranborne secrétaire des Indes, et voilà qu'un homme tout il fait inexpérimenté en ce qui concerne les affaires Indiennes est appelé à gouverner l'empire indien.
Du moment que tous les chefs des ministères quittent à la fois leurs différents postes, le même cas doit se présenter fréquemment. Si vingt emplois deviennent vacants ensemble, il n'y a presque jamais sous la main, pour les occuper, vingt personnes éprouvées, compétentes et habiles. La composition d'un gouvernement offre des difficultés analogues à celles du jeu de patience chinois ; les places ne conviennent pas à ce qu'on y veut mettre. Et l'embarras qu'on rencontre pour établir un ministère est plus grand encore, parce que les ministres peuvent refuser les positions, tandis que les pièces du jeu de patience sont inertes. Il suffit d'un refus pour faire échouer la combinaison. En 1847, lord Grey ne voulant pas entrer dans l'administration que projetait lord Russell, [p.259] si lord Palmerston devait être ministre des affaires étrangères, et lord Palmerston s'obstinant à vouloir être ministre des affaires étrangères, on ne put parvenir à former le gouvernement projeté. Il est rare qu'un refus isolé empêche la formation d'un gouvernement, et il faut encore qu'il s'y joigne des circonstances particulières. Mais il arrive très-souvent que des refus paralysent ou dénaturent un gouvernement. Presque jamais le ministre qui s'est chargé de composer une administration ne peut distribuer les situations comme il l'entend ; presque toujours les personnages sur lesquels il jette les yeux sont trop fiers, trop exigeants ou trop entêtés pour accepter précisément les postes qui leur conviennent.
Ce système a un autre inconvénient que de confier des postes à des ministres qui ignorent ce qu'ils devraient savoir quand ils entrent en fonctions ; il maintient dans l'apathie les ministres qui sont au pouvoir. Un homme d'État peut-il porter beaucoup d'intérêt à son œuvre, quand il sait que des événements dont il n'est pas le maitre, des erreurs auxquelles il n'a aucune part, des métamorphoses d'opinion ; qui ne dépendent pas de lui, peuvent l'arrêter au milieu de ses travaux sans qu'il ait l'assurance de revenir jamais à son poste ? Le ministre nouveau devrait avoir un motif excellent d'étudier à fond les affaires de son département, mais, en Angleterre, il n'est nullement stimulé par l'état des choses. Le dernier courant de la politique l'a apporté au pouvoir [p.260] avec son parti, une vague peut l'en éloigner bientôt. Sans doute, malgré ces raisons, l'homme d'État jeune et ardent prend quelquefois un vif intérêt à sa tâche, mais la plupart des personnages politiques, surtout ceux qui sont vieux, n'en font pas autant. Quand il ne se sent pas sûr de sa place en présence des événements dont les vicissitudes donnent et enlèvent le pouvoir, un ministre consacre beaucoup plus ses préoccupations à l'étude de ces événements qu'aux détails de ses fonctions.
Enfin un changement soudain de ministres peut souvent entraîner de graves dangers en bouleversant la politique. Dans beaucoup d'affaires et même dans la plupart, sans doute, mieux vaut l'esprit de suite avec la médiocrité, que le tohu-bohu avec de grands talents. Par exemple, aujourd'hui que le progrès des sciences opère une révolution dans les engins de guerre, il est coûteux et nuisible de changer fréquemment les personnes qui surveillent l'armement des troupes et de la flotte. Si l'on confiait à une seule personne le soin de faire un choix entre les inventions nouvelles, cette personne, pourvu qu'elle fût compétente, arriverait, après une expérience de quelques années, à un résultat tolérable. Avec de la persévérance, de la régularité, de l'observation, on diminue, quand on ne parvient pas à vaincre les difficultés. Mais quand les chefs qui dirigent les affaires se succèdent rapidement, on éprouve beaucoup plus d'embarras. L'expérience ne se transmet pas [p.261] de l'un à l'autre parmi les chefs ; a-t-on jamais vu, dans un collège, que dans une classe le premier élève d'une année transmît son expérience au premier élève de l'année suivante ? Le résultat le plus précieux d'une observation, c'est de donner à l'esprit les moyens d'éviter instinctivement diverses erreurs ; mais l'esprit qui s'est ainsi mûri par l'expérience n'est pas chose transmissible, et un ministre qui se retire ne peut pas plus en faire don à son successeur qu'un frère aîné à son frère cadet. On comprend quel manque de suite et de base pour les calculs peut accompagner le rapide changement des ministres.
Ce sont là de graves arguments ; mais on peut, je crois, y répondre complètement ou en partie par quatre considérations. Un peu de réflexion démontrera que ce changement de ministres est indispensable au gouvernement parlementaire ; que tout gouvernement électif entraîne quelque chose d'analogue et que c'est bien pis encore sous le gouvernement présidentiel ; que ce changement ne nuit pas nécessairement à la bonne administration des affaires, et qu'au contraire c'est en quelque sorte la condition d'une bonne administration ; que les vices de l'administration anglaise ne proviennent pas du gouvernement parlementaire, mais de certains défauts assez marquants dont nous avons à souffrir d'autre part sous le rapport politique et social, en un mot, qu'ils proviennent non pas de ce qui est, mais de ce qui n'est pas.
Premier point. Ceux qui voudraient ôter au Parlement [p.262] le droit de choisir les ministres n'ont pas bien compris ce que c'est qu'un Parlement. Un Parlement n'est pas autre chose qu'un grand meeting composé de gens ayant plus ou moins de loisir. Plus vous lui donnerez de pouvoir, plus il sera porté à s'informer de tout, à tout réglementer, à se mêler de tout. Sous le despotisme, l'activité du despote est restreinte par ses capacités physiques et par les distractions du plaisir ; le despote n'est qu'un homme, il n'a que douze heures dans sa journée, et il n'est disposé à en consacrer qu'une partie à des affaires sérieuses ; le reste est pour la cour, le harem ou la société. Autour de lui, comme autour d'un centre, tous les plaisirs du monde se donnent rendez-vous. Le plus souvent il ne cherche à comprendre qu'une partie des affaires politiques, sachant bien, avec cet instinct dont la nature a doué ses pareils, qu'il doit renoncer à en comprendre un grand nombre. Mais un Parlement est composé de beaucoup de gens qui ne sont pas si entourés de plaisirs ; en établissant un Parlement, on confie l'autorité à un despote qui peut disposer de tout son temps, qui a une vanité tans bornes, qui a ou croit avoir une intelligence sans limites, qui prend son plaisir à travailler et dont l'activité fait la vie. La curiosité du Parlement s'étend sur toutes choses. Sir Robert Peel voulut un jour avoir la liste de toutes les questions qu'on lui avait posées dans une seule séance du soir. Elles avaient rapport à cinquante sujets environ, et il n'y avait aucune raison [p.263] pour qu'on n'y eût ajouté mille autres sujets. Après le questionneur A vient le questionneur B ; les uns adressent des questions par un véritable amour de la vérité, ou par un désir réel de s'instruire ; d'autres pour voir leurs noms dans les journaux ; d'autres tiennent à montrer ainsi leur vigilance au collège électoral qui les surveille ; d'autres pour faire leur trouée dans les régions gouvernementales ; d'autres obéissent à une foule de motifs dont ils ne peuvent pas se rendre compte ou parce qu'il est entré dans leurs habitudes de faire des interpellations. Et il faut répondre à tous d'une manière convenable. On a dit que c'était Darby Griffith qui avait renversé la première administration de lord Palmerston, et il est de fait que le ton impertinent avec lequel ce ministre répondait à des hommes sérieux, tant il se croyait sûr du triomphe, n'a pas peu contribué à lui nuire auprès du Parlement. Il a quelqu'un que personne ne consent à voir traiter légèrement, c'est soi-même ; de même, il y a une chose que jamais assemblée souveraine ne laissera entamer ni ridiculiser, c'est son propre pouvoir. Aussi le Parlement impose comme un devoir au ministre du jour de s'expliquer sur tous les points de l'administration, de donner le motif des mesures prises, et de dire pourquoi on ne prend pas telles autres mesures.
Ce n'est pas le hasard des interpellations qu'un ministre a le plus lieu de craindre. Il se peut qu’une cinquantaine de membres désirent que [p.264] l'administration agisse d'une certaine manière, tandis que cinquante autres ont une autre façon de voir ce qui enlève au ministère l'unité d'action, et, tout en le détournant de ses propres entreprises, l'empêche de suivre avec constance les opérations qu'on lui commande. Rien de plus simple ! Il n'est pas un département de l'administration qui ne soit quelquefois sur les épines ; une faute en apparence et quelquefois une vraie faute vient frapper les yeux du public. Aussitôt les membres du Parlement qui, dans des sens opposés, veulent influencer le ministère, se hâtent de saisir l'occasion. Les voilà qui font des discours, réclament la production de documents et entassent des monceaux de statistique. Ils déclarent que « dans aucun autre pays on ne permettrait de suivre une ligne politique telle que la suit le département en question ; que c'est de la politique surannée, qu'elle coûte beaucoup d'argent, beaucoup de sang, que l'Amérique agit tout autrement, que la Prusse fait tout le contraire ». Et les journaux de répéter ces déclamations, chacun selon sa couleur. Ces petits scandales de la vie administrative amusent le public. Les articles qu'on fait là-dessus sont faciles à écrire, faciles à lire, ils fournissent ample matière au caquetage et caressent la vanité humaine. En les lisant, chacun se dit : « Dieu merci, je ne suis pas comme cet homme ; ce n'est pas moi qui ai envoyé du café vert en Crimée ; ce n'est pas moi qui ai expédié des cartouches du nouveau modèle pour les canons [p.265] ordinaires, et des cartouches ordinaires pour les canons perfectionnés. Moi, je gagne de l'argent, ce pauvre fonctionnaire ne sait qu'en dépenser. » Quant à la défense du ministre, personne ne s'en occupe, on ne lit pas un mot de ce qui y a rapport. D'ailleurs, il est naturel qu'à première vue cette défense ne paraisse pas solide. L'opposition n'étant pas gênée pour choisir son point d'attaque, n'entame la lutte que dans des circonstances où il est rare que du moins à la surface le ministère semble avait raison. A première vue, il semblera toujours qu'on a mal agi ; que, par exemple, on a laissé mourir des soldats, que certains canons ne partiront pas, que certains navires sont incapables de prendre la mer. Tout ce qu'on lit plaide contre le ministère, et tout ce qu'on dit en sa faveur ne fait qu'ennuyer.
Rien d'égal à l'embarras du ministère qu'on attaque, s'il n'a dans le sein du Parlement un défenseur officiel. Les guêpes de la Chambre s'attachent aux membres de l'administration, elles savent qu'elles peuvent les piquer sans crainte de représailles. Le germe primitif du mécontentement fructifie avec abondance. On tombe sur le ministère du jour ; c'est lui qui est à la tête de l'administration, c'est à lui de relever les erreurs, s'il y en a. Le chef de l'opposition s'exprime de cette manière : « Je m'adresse au très-honorable premier lord de la Trésorerie ; il connaît les affaires. Sans doute, je ne partage pas ses vues politiques, mais H est, à peu près, maître absolu de [p.266] ses déterminations et de sa conduite. Il a le pouvoir de faire tout ce qui lui plaît. Eh bien, je fais appel à son bon sens, je lui demande si l'on doit tolérer dans un service public des erreurs si gratuites et une incapacité si notoire ? Peut-être le très-honorable ministre m'accordera-t-il son attention, quand en m'appuyant sur les documents officiels de ce département je montrerai, etc., etc. »
Que doit faire le ministre? Il n'a jamais entendu parler de l'affaire et il ne s'en soucie point. Plusieurs amis du ministère font de l'opposition au département qui est mis en cause ; un homme sérieux, dont la sagesse inspire de la confiance, murmure tout bas : « Vraiment, c'est trop fort ! » Le secrétaire du Trésor, de son côté, exprime son opinion : « La Chambre, dit-il, est inquiète. Plusieurs membres vacillent. A déclarait hier que, depuis quatre séances, il était dégoûté. Je ne suis pas loin de croire que le département attaqué a eu quelques torts. Peut-être qu'une enquête, etc., etc. ». Là-dessus le premier ministre se lève et dit que le gouvernement de Sa Majesté, après avoir sérieusement étudié cette affaire importante, ne croit pas être à même d'affirmer que, dans une matière aussi compliquée, le département a su éviter toutes les erreurs. Il n'accepte pas, néanmoins, toutes les critiques qu'on a faites et dont quelques-unes sont évidemment contradictoires. S'il est prouvé que A est mort le mardi pour avoir pris du café vert, il est certain que ledit A n'a pas eu à [p.267] souffrir de la négligence des médecins dans la journée du jeudi suivant. Cependant, en une affaire si complexe et avec laquelle on est si peu familiarisé d'ordinaire, le Gouvernement ne donnera pas son avis. Et dans ce cas où l'honorable membre voudrait soumettre la question à un comité de la Chambre le Gouvernement y consentirait volontiers. »
Il arrive parfois que le département qui se trouve ainsi à l'écart, ne se fiant point au reste du ministère, se précautionne d'un ami ; mais c'est un rare bonheur que de rencontrer dans ce cas un ami judicieux. Les personnes qui sont disposées à accepter ce rôle ne le font habituellement que par complaisance. Elles peuvent avoir d'excellentes intentions, être fort graves et fort respectables, mais elles fatiguent. Leurs discours peuvent être excellents, mais ils pêchent en un point. Ces orateurs ont beau s'exprimer en très-bons termes, le décorum qui enveloppe leurs paroles met tout l'auditoire en fuite. Un orateur de ce genre est incapable de lutter contre deux sommités de la Chambre, qui mettent ses arguments en lambeaux. Si ses adversaires démontrent ou prétendent qu'il se trompe sur les faits, il se lève avec fracas pour s'expliquer ; dans sa précipitation, il perd la tête, il ne retrouve pas ses notes, le sang ; lui monte au visage, il s'embrouille, devient incompréhensible et s'assied. Le voilà qui sort de la Chambre avec la conviction que la cause du département dont il s'est fait le défenseur est perdue, et [p.268] c'est ce que le Times annonce au monde avant son lever.
Quelques publicistes ont émis l'opinion que, pour parer à cet embarras, les chefs des départements ministériels devraient avoir le droit de prendre la parole dans la Chambre. Mais on a essayé ce système sans succès. M. Guizot, qui en a fait l'expérience, affirme qu'il n'a aucun avantage. Toute grande assemblée populaire a un certain esprit de corps ; elle a ses privilèges, ses préjugés, ses idées particulières. Une de ces idées, c'est qu'elle doit accorder, avant tout, sa confiance à ses propres membres, aux personnes qu'elle voit tous les jours, dont elle connaît les qualités, et qui font leurs preuves devant elles. Un fonctionnaire qui viendrait du dehors pour lui adresser la parole ne serait pas de son goût : ce serait un étranger dont on se méfierait et dont le langage n'aurait aucun prestige. Souvent même il aurait le rôle d'une victime ; tous les bavards de la Chambre se jetteraient sur lui pour le soumettre à un examen en règle. Ce serait une sorte d'interrogatoire auquel il lui faudrait répondre. On l'accablerait de chiffres et de détails. Tout l'effet de ses paroles disparaîtrait sous le fatras des menues questions et irait se perdre dans l'épaisse poussière des petites discussions.
Ensuite, cette personne aurait bien rarement un talent oratoire. Elle parlerait en bureaucrate. Habituée au silence du cabinet, à la routine qui y suit son cours paisible et au respect des subalternes, [p.269] cette personne aurait de la peine à affronter le vacarme d'une assemblée publique ; elle divaguerait, parlerait autrement qu'elle ne le devrait faire, céderait à l'emportement et se croirait sur le banc des accusés. Après avoir été caressée par les flatteries d’employés respectueux, elle serait étonnée de se trouver en butte à l'importunité des criailleries et des invectives. Elle prendrait en haine toute la Chambre qui le lui rendrait bien ; on aurait alors le spectacle d'un orateur parlant sans autorité devant un auditoire hostile.
Ce qui augmente les difficultés de cette situation, c'est qu'un administrateur venu du dehors ne peut se rendre le Parlement favorable qu'à force de bons arguments. Aucune voix ne lui est acquise d'avance pour leur servir d'appui. Et même, il a contre lui l'hostilité systématique et active de quelques membres toujours prêts à l'attaquer. Toute mesure qui améliore un département ministériel sur des points importants ou nouveaux doit naturellement être suggérée par une influence extérieure ; mais il faut qu'il se tienne en garde contre le plus grand danger qu’il puisse courir, c'est-à-dire contre des choses spécieuses que l'évidence semble conseiller, et qu'il doit repousser au nom de certaines considérations dont l'évidence n'est pourtant pas aussi grande. Or, les mauvaises idées, tout aussi bien que les bonnes, ne manquent pas de trouver des défenseurs d'abord dans la presse, puis au Parlement. Si un fonctionnaire [p.270] permanent veut s'opposer aux mauvaises, il ne peut compter que sur la puissance de son argumentation. Le ministre qui est à la tête du gouvernement ne lui prêtera guère son concours. « Les individus qui ont des fonctions permanentes, » se dira le premier ministre « s'arrangeront comme ils le pourront, Pour ma part, je ne peux pas me donner du tracas. Je n'ai qu'une majorité de neuf voix, et encore elle ait bien hésitante. Pourquoi irai-je me faire des ennemis pour des gens que je n'ai pas nommés. Ils n'ont rien fait pour moi, je ne peux rien faire pour eux. » Et si le fonctionnaire permanent vient solliciter son aide, il lui répond avec emphase : « Si votre administration parvient à démontrer au Parlement qu'elle a toujours suivi la ligne de conduite la plus conforme aux intérêts publics, personne plus que moi n'en sera satisfait. Je ne sais pas s'il me sera possible de me trouver à la séance de lundi, mais, si j'ai ce bonheur, j'écouterai votre exposé officiel avec la plus grande attention. » C'est ainsi qu'il laissera le fonctionnaire permanent en proie aux railleries des plaisants, aux interpellations des bavards et aux attaques dangereuses des novateurs parlementaires.
A la tyrannie que le Parlement exerce incessamment sur les fonctionnaires publics, il y a un remède et un seul remède ; c'est de donner aux différentes branches de l'administration un chef parlementaire, et que des liens étroits unissent au ministère du jour et au parti qui, dans le Parlement, a la majorité. Ce [p.271] chef parlementaire joue alors le rôle d'un préservatif. Avec ses amis il forme un rempart à son département contre les obsessions dont les assaillent les mouches du coche que renferment et la Chambre et le pays. Tant qu'une administration est exposée au hasard des votes qui peuvent modifier sa conduite, elle n'a ni sécurité, ni esprit de suite. Il est possible que notre artillerie et notre flotte ne soient pas aujourd'hui dans un état de perfection. Mais leur état serait encore pire si trente ou quarante partisans de tel ou tel système nouveau se trouvaient toujours en mesure de proposer une motion au Parlement et de faire adopter leur système en dépit de l'administration. La « Compagnie des canons à culasse noire » et la « Compagnie des vaisseaux adamantins » auraient bien vite des avocats au Parlement s'il suffisait de trente ou quarante membres pour assurer à leurs produits la clientèle nationale. C'est à ce danger que pare aujourd'hui la présence, dans le Parlement, d'un chef pour chaque branche d'administration. Dès que l'opposition commence ses attaques, ce chef prépare ses moyens de défense. Il étudie le sujet, rassemble ses arguments, empile des petits lots de statistique dont il espère tirer un bon effet. Sa réputation étant en jeu, il désire montrer qu'il est digne de sa place et qu'il mérite de l'avancement. La Chambre le connaît bien, J'aime peut-être, en tout cas elle lui accorde son attention et le range parmi les orateurs ordinaires dont elle écoute la parole et dont elle prend les avis [p.272] en considération. Sûr de se faire entendre, il saura présenter sa défense dans les meilleures conditions. Après avoir esquissé son discours, il s'achemine vers le secrétaire du Trésor et lui dit tranquillement : « Vous savez, on porte une motion contre moi pour mardi. Je pense que vos hommes y seront. Il y a quelques individus qui vont me tarabuster, et, bien qu'ils ne s'entendent pas le moins du monde entre eux, ils ont tous contre mon administration ; ils voteront tous pour l'enquête. Et le secrétaire lui répond : « Mardi, dites-vous ; oh! » ajoute-t-il en jetant les yeux sur un papier, « je ne pense pas que ce soit pour mardi. Higgins doit parler sur l'éducation ; il en aura pour longtemps. N'importe, tout ira bien. » Puis il va glisser un mot par-ci par-là, et, le jour où la motion se présente, on voit derrière le banc de la Trésorerie une longue file de personnages aussi dévoués que sérieux ; il se peut même qu'un orateur indépendant qui est en dehors de cette bande se lève pour défendre le ministre ; l'administration l'emporte de trente-trois voix, et les affaires reprennent leur cours.
Ce contraste que nous venons de retracer n'est pas imaginaire. Souvent on a essayé de laisser l'administration aux mains d'un chef que ne protégeait aucune autorité dans le Parlement. L'expérience n'a jamais réussi. Le Parlement, à force de tatillonner, rendait tout service impossible. L'exécution primitive de la Loi des Pauvres en offre l'exemple le plus remarquable. Bien qu'aujourd'hui encore cette partie [p.273] de l'administration ne soit guère bonne, on peut dire que ce qu'elle a de bon, elle le doit à la présence d'un défenseur officiel qu'elle a dans la Chambre des communes. Sans cela, nous aurions vu commettre de nouveau les fautes commises sous J'ancienne loi, tout en ayant à déplorer la mesquinerie qui préside à l'application inhabile de la loi actuelle dans nos grandes villes. On s'en serait complètement remis aux soins des administrateurs locaux. Le Parlement aurait tant tracassé le Bureau central qu'il en aurait paralysé les services ; les autorités locales seraient devenues despotiques. Autrefois on avait confié l'administration de la Loi des Pauvres à des « Commissaires » qu'on avait surnommés les trois rois de Somerset House. Certainement on n'avait pas choisi des gens incompétents. Au moment de la crise, M. Chadwick, l'un des administrateurs les plus actifs et les meilleurs d'Angleterre, était le secrétaire et comme le moteur central du système ; pour commissaire principal, on avait sir George Lewis, le premier administrateur de notre temps, peut-être. Mais la Chambre des communes ne voulait pas laisser la commission agir comme elle1'entendait. Longtemps la commission trouva des défenseurs parce que les whigs, qui l'avaient créée, avaient un intérêt de parti à la protéger. Il y eut d'abord assez d'entrain dans cette administration tant que son existence rachitique eut, pour se soutenir, une force artificielle. Mais ensuite on livra les commissaires à leur propre faiblesse. Tandis que toutes les localités étaient représentées [p.274] au sein du Parlement, ils n'y avaient aucun avocat ; tandis que les intérêts les plus insignifiants où les plus méprisables y trouvaient des défenseurs, la commission n'y était point défendue. Dans les campagnes, les administrateurs communaux cherchaient à augmenter leurs honoraires au moyen de contributions ; dans les villes, on n'aimait pas le contrôle de la commission et l'on évitait les dépenses. Il fallut en venir à dissoudre la commission et à trouver un chef parlementaire pour protéger les opérations de la Loi des Pauvres ; on n'est pas arrivé à la perfection, néanmoins c'est un progrès énorme sur l'ancien état de choses. Si le système n'a pas bien fonctionné, c'est parce que l'autorité centrale a trop peu d'influence, mais, dans l'ancien système, l'autorité centrale perdait tous les jours son influence, et main tenant elle n'en aurait plus du tout. Quand sir George Lewis et M. Chadwick ne sont pas parvenus à soutenir leur administration contre le Parlement où elle n'était pas représentée, peut-on supposer que des commissaires moins adroits et moins actifs auraient pu atteindre ce résultat ?
On voit par lit combien, dans un bon gouvernement parlementaire, il importe que chaque branche de l'administration ait au Parlement un chef qui change en même temps que le ministère ; heureusement, la nature des choses se charge de procurer de tels chefs m moyen de l'organisation des partis. En Amérique, où la périodicité des élections présidentielles et la [p.275] fréquence des autres élections a donné aux partis une organisation plus forte que partout ailleurs, l'effet en est terrible pour les fonctions publiques. Il s'opère un changement de titulaire pour toutes les fonctions à chaque élection présidentielle, quand, du moins, un nouveau parti arrive au pouvoir. Ce ne sont pas seulement, comme en Angleterre, les postes élevés, mais bien les postes inférieurs qui changent de titulaires. Les proportions du mouvement financier se sont accrues à un tel point au département du Trésor fédéral, que là au moins, il faudra dans l'avenir conserver d'une façon permanente un élément considérable. Un budget de 90 000 000 liv. st. comporte des recettes et des dépenses dont on ne peut pas charger un corps de fonctionnaires passagers et qui se renouvelle sans cesse. Cependant, jusqu'à ce jour, les Américains se sont efforcés de marcher non-seulement avec des chefs qui pour chaque administration changent souvent, mais même sans avoir recours à l'existence d'une bureaucratie stable. Ils ont du reste, sur ce point, des facilités que n'ont pas les autres peuples. Tous les Américains savent administre ; c'est merveille de voir combien d'entre eux peuvent être successivement jurisconsultes, financiers ou intendants militaires ; ils n'ont pas, comme en Europe, à redouter l'effet que peuvent produire les changements de fonctionnaires, car ils trouvent plus facilement qu'en Europe les hommes capables de les remplacer ; ils n'ont pas à craindre non plus, comme en [p.276] Angleterre, que la perte de son emploi ne laisse un homme salis moyens d'existence au milieu de sa carrière, sans espérance pour l'avenir et sans rémunération pour le passé : car, en Amérique, par des raisons que nous n'avons pas à étudier, il y a une foule d'occasions pour un homme de se relever, et tel qui, cri Angleterre, serait ruiné par un faux pas, trouve bientôt là-bas des facilités pour remonter sur sa bête. Il est probable que les Américains abandonneront, dans une certaine mesure, leur système actuel de bouleversements administratifs, mais le fait que ces bouleversements ont lieu dans le pays qui peut seul comparer au nôtre son gouvernement libre doit nous servir à supporter patiemment les petites crises du gouvernement parlementaire.
Voilà, je crois, des arguments qui paraîtront concluants à presque tout le monde. Mais on nous fera peut-être ici l'objection suivante : « Vous venez de prouver, nous dira-t-on, ce qu'on ne nie point, à savoir que ce système de changements périodiques est une nécessité du gouvernement parlementaire ; mais vous n'avez pas prouvé ce que nous nions formellement, que ce changement soit une bonne chose. Le gouvernement parlementaire peut avoir cette conséquence entre autres, c'est bien possible, mais nous affirmons que c'est là un vice du système. » Pour répondre à cela, je crois qu'on peut démontrer non pas que les mêmes changements doivent nécessairement se produire dans un système d'administration [p.277] qui serait parfait, mais enfin qu'un système d'administration pour se perfectionner doit subit quelque changement analogue.
On a en Angleterre, actuellement, un certain penchant pour la bureaucratie, au moins dans le monde des publicistes et des salons où l'on cause ; on s'est pris d'un bel amour pour ce système. Si le peuple anglais ne consent pas facilement â se dépouiller de ses idées enracinées, il a en revanche beaucoup d'idées volantes. Tout événement important qui se passe en Europe tourne momentanément les esprits vers l'une ou l'autre de ces dernières idées. Or, le triomphe des Prussiens, qu'on regarde comme le peuple bureaucratique par excellence, a provoqué chez nous, pour la bureaucratie, un élan d'admiration qui aurait été jugé impossible il y a quelques années. Je n'ai pas la prétention de critiquer par moi-même la bureaucratie prussienne, dont le contact n'est certainement pas agréable pour les étrangers, ce qui, du reste, n'est qu'un détail ; mais il est certain que, malgré l'admiration momentanée que nous avons pour elle à distance, cette bureaucratie n'est pas un objet d'entière satisfaction pour les Prussiens intelligents et libéraux qui la voient fonctionner chez eux. Quelles sont les deux choses que réclame principalement le Fortschrittpartei, le parti du progrès, comme l'appelle .M. Grant Duff, celui de nos publicistes qui l'a étudié avec le plus de soin et de sens philosophique ?
C'est d'abord « un système libéral embrassant tous [p.278] les détails de l'administration, pour éviter le scandale si fréquent que présente un corps de fonctionnaires entêtés et routiniers, lequel parvient à neutraliser l'initiative libérale du gouvernement par des moyens détournés ».
C'est, en second lieu, « une méthode facile pour faire justice des fonctionnaires coupables qui, en Prusse comme en France, lorsqu'ils sont en lutte avec de simples particuliers, ressemblent à des guerriers armés de pied en cap luttant contre des gens sans défense. »
Un système auquel les libéraux les plus intelligents du pays peuvent, même avec une simple apparence de raison, adresser des critiques si graves, n'est pas de ceux que l'étranger doive prendre sans crainte pour modèles.
Les inconvénients de la bureaucratie, personne ne les ignore. C'est là une forme de gouvernement qu'on a assez souvent essayée dans le monde, et il est facile de montrer, étant connues les tendances de la nature humaine, quels abus la bureaucratie doit entraîner à la longue.
Un des vices inévitables de ce système, c'est que les bureaucrates songent beaucoup plus à suivre la routine qu'à obtenir de bons résultats, ou, comme dit Burke, « qu'ils regardent le fond comme ayant une importance fort peu supérieure à celle de la forme ». A cela ils sont portés et par l'éducation et par l'habitude. Placés dès leur jeunesse dans cette [p.279] partie du service public à laquelle ils sont attachés, ils en étudient les formalités pendant des années et finissent par appliquer ces formalités aux matières les plus insignifiantes. Pour employer le mot d'un ancien auteur, « ils ne sont que les tailleurs des affaires ; ils s'occupent des vêtements au point de vue de la coupe sans s'inquiéter du corps lui-même ». Des gens ainsi élevés doivent en venir à regarder la routine comme un but et non pas seulement comme un moyen, à s'imaginer que le mécanisme perfectionné auquel ils doivent leur dignité est un grand et bel objectif et non point un instrument de travail qui peut être modifié. Or, dans un monde où .tout varie, les défauts qu'il s'agit de redresser sont tantôt d'une nature et tantôt d'une autre. Les moyens qui étaient hier les meilleurs à employer sont précisément ceux qui offrent aujourd'hui le plus d'inconvénients ; il peut se faire qu'on veuille entreprendre demain une œuvre nouvelle, et que tous les matériaux accumulés pour l'œuvre d'hier ne constituent qu'un monceau d'obstacles pour ce qu'on veut faire. Le système militaire de la Prusse qu'on admire tant en ce moment, a fourni, il y a soixante ans, un argument contre l'abus de la forme. Tout le monde connaît cette phrase : « C'est Frédéric le Grand qui a perdu la bataille d'Iéna. » Le système que Frédéric avait établi se trouvait excellent pour les besoins de son temps, mais suivi aveuglément, et appliqué à une autre époque, contre de nouveaux compétiteurs, ce système [p.280] a été désastreux pour la Prusse. Cette tactique formaliste présenta alors un contraste avec la tactique française qui devait la vitalité dont elle était pleine à une explosion soudaine de la démocratie. Quant au système prussien d'aujourd'hui, c'est le résultat d'une réaction, et l'histoire du système antérieur doit servir d'enseignement pour ce qui peut aussi arriver au nouveau. Le système actuel n'est pas plus vanté aujourd'hui que celui de Frédéric ne l'a été dans son temps, et on sait que la bureaucratie étant disposée à s'enivrer d'un succès et à s'extasier sur son propre mérite, est, parmi les moyens de gouvernement, un de ceux qui perfectionnent et fécondent le moins.
La bureaucratie n'a pas pour défaut unique de déprécier la qualité du gouvernement, elle en aggrave les charges par la quantité. Un vrai fonctionnaire n'aime pas beaucoup le public qui est peu au courant de ses idées fixes ; il regarde les particuliers comme stupides, ignorants et bornés, comme incapables de discerner leur intérêt, comme obligés de passer par les bureaux avant de faire quoi que ce soit : la protection entre comme partie fondamentale dans le symbole de tout fonctionnaire ; le libre échange est une idée étrangère à sa manière de voir et presque incompatible avec les habitudes de sa vie ; et il faut voir comment un excellent critique, exercé à une vie libre et active, a pu décrire les abus du fonctionnarisme.
« Tous les intérêts sociaux qui existent ou qu'on peut imaginer, dit M. Laing, la religion, l'éducation, [p.281] la jurisprudence, la police, toutes les variétés du service public ou privé, la liberté d'aller et de venir, même d'une paroisse à une autre comprise dans la même juridiction, la liberté de choisir une branche de commerce ou d'industrie, soit grande soit petite, bref, toutes les façons qu'il y a d'utiliser des forces physiques ou intellectuelles, ou d'employer le capital dans une société civilisée, tout cela est devenu matière à employer et à entretenir des fonctionnaires, tout cela a été centralisé dans un bureau, tout cela est devenu objet de surveillance, de patentes, d'inspection, de rapports et d'intervention, pour une armée de fonctionnaires répandus sur toute la surface du pays et nourris aux dépens du public, sans qu'on puisse reconnaître la moindre utilité à ce qu'ils font. Cependant, ce ne sont point des oisifs qui jouissent d'un traitement et ne sont astreints à aucune obligation. Ils obéissent à une discipline à moitié militaire. En Bavière, par exemple, le fonctionnaire civil supérieur peut condamner aux arrêts son inférieur pour négligence dans l'accomplissement de ses devoirs, ou pour infraction à la discipline. Dans le Wurtemberg, un fonctionnaire ne peut se marier sans la permission de son supérieur. Voltaire a dit quelque part que l'art de gouverner consiste à faire payer aux deux tiers d'une nation tout ce qu'il est possible d'en tirer au profit de l'autre tiers. On arrive à cet idéal, en Allemagne, au moyen du fonctionnarisme. Les fonctionnaires dans ce pays ne sont pas faits pour le [p.282] peuple, c'est le peuple qui est fait pour les fonctionnaires. Toute cette machine du fonctionnarisme, avec ses rangs si nombreux et ses degrés dans chaque district, avec cette horde d'employés et de surnuméraires qui attendent des places, des nominations ou des promotions, tout cela était établi pour soutenir le trône dans le nouvel état social du continent ; c'était une classe qui, liée au peuple par ses rapports avec lui dans l'accomplissement des devoirs officiels qui le mêlent à toutes les affaires publiques et privées, était attachée par l'intérêt au pouvoir royal. La classe des fonctionnaires ou Beamptenstand devait remplacer l'ancienne noblesse, la bourgeoisie, les capitalistes et les grands propriétaires ; par -le nombre, elle devait suppléer à ce qui lui manquait de poids et d'influence individuellement. En France, quand Louis-Philippe fut renversé, le nombre des fonctionnaires civils s'élevait à 807,030. Cette armée civile comptait deux fois plus d'individus qu'il n'y avait de soldats. En Allemagne, la classe des fonctionnaires doit être relativement plus nombreuse, le système de la landwehr imposant beaucoup plus de limites que la conscription à la libre activité du peuple ; il faut beaucoup plus de gens pour surveiller les détails de la réglementation ; en outre, les juridictions à moitié féodales et les formes légales nécessitent beaucoup plus d'écritures et de formalités que la procédure suivie devant les tribunaux sous l'empire du Code Napoléon. »
Une bureaucratie doit inévitablement regarder [p.283] comme son devoir d'augmenter l'autorité officielle, ainsi que l'ensemble des affaires officielles, et des personnages officiels, et non pas de laisser au public la liberté de ses allures ; elle surcharge donc l'élément gouvernemental par la quantité, comme elle le déprécie sous le rapport de la qualité.
La vérité, c'est qu'une bureaucratie expérimentée, dont les membres ont été exercés dès leur jeunesse dans leur spécialité, a beau se targuer d'un apparat scientifique, elle n'en est pas moins incompatible avec les vrais principes de l'art administratif. Cet art n'a pas encore été réduit en préceptes ; mais d'expériences nombreuses qui ont été faites, il résulte comme une vapeur de connaissances qui enveloppe la société. Un des principes les plus sûrs qu'on en peut tirer, c'est que le succès dépend d'un heureux mélange d'intelligences spécialistes et non spécialistes, d'esprits dont les uns se préoccupent des moyens et les autres du but. Le succès qu'ont eu à Londres les banques par actions, celles des entreprises récentes qui ont le mieux réussi, ce succès est là pour prouver l'utilité d'un tel mélange. Chacune de ces banques est dirigée par un conseil de personnes dont la plupart ne sont pas exercées aux affaires, mais auxquelles, par supplément, on joint un corps de spécialistes, qui pendant toute leur vie ont pratiqué les affaires de banque. Ces banques mixtes l'ont emporté complètement sur les anciennes banques composées exclusivement de banquiers ; on a reconnu que le Conseil des directeurs [p.284] a une connaissance plus grande et plus souple, une perception plus vive des besoins qu'éprouve une société commerciale, et des occasions où il faut prêter ou refuser, que les anciens banquiers, lesquels n'ont jamais observé le spectacle de la vie que par les fenêtres de leurs banques. Il en est de même pour les compagnies de chemins de fer les plus prospères de l'Europe ; ces compagnies ont été dirigées non par des ingénieurs ou par des entrepreneurs de transports, mais par des capitalistes, par des hommes ayant une certaine connaissance des affaires. Ces capitalistes s'assurent moyennant finance les services d'administrateurs habiles, comme le procureur ignorant s'assure ceux de l'avocat instruit, et ils parviennent ainsi à diriger leurs affaires beaucoup mieux que ne le feraient les spécialistes divers qui sont sous leurs ordres. Ils combinent différentes spécialités, examinent à quel point finit le domaine de l'un et commence le domaine d'un autre, et à cela ils ajoutent une vaste connaissance des grandes affaires, qu'aucun spécialiste ne peut avoir, car on ne l'acquiert que par la pratique d'affaires variées.
Mais, cet avantage qu'offre l'emploi d'intelligences habituées à généraliser, et à mettre en œuvre des matériaux divers, cet avantage dépend entièrement de la position qu'occupent ces intelligences. Il ne faut pas qu'elles soient au bas de l'échelle, ni même au milieu, elles doivent être au sommet. Le commis d'un négociant serait trop novice [p.285] dans un comptoir de banquier, mais le négociant lui-même pourrait très-bien donner des avis excellents, pleins de lumière ct d'utilité dans un conseil de banque. Le commis du négociant serait tout à fait noyé dans un bureau de chemins de fer, mais le négociant lui-même pourrait donner très-probablement des avis excellents dans un conseil de directeurs. Les sommets des différentes affaires, s'il m'est permis d'en parler ainsi, sont comme les sommets des montagnes, ils se ressemblent beaucoup plus entre eux que les parties inférieures ; les principes sont à peu près les mêmes partout dans ce qu'ils ont d'absolu ; seuls, les détails des régions inférieures contrastent entre elles par leurs bigarrures. Mais il faut avoir voyagé pour savoir que les sommets se ressemblent ; ceux qui vivent sur une montagne s'imaginent que leur montagne ne ressemble à aucune autre.
L'application de ce principe au gouvernement parlementaire est chose très-facile ; on reconnaîtra ainsi que l'entrée dans une administration d'un chef venu du dehors n'est d'aucun inconvénient, qu'au contraire elle sert à perfectionner cette administration. Laissée à elle-même, cette administration deviendrait formaliste, absorbante et envahissante pour son propre compte ; elle perdrait probablement de vue le but qu'elle doit poursuivre pour ne voir que les moyens, elle se perdrait par étroitesse d'esprit, elle déploierait en apparence beaucoup d'activité, mais pour ne rien faire en réalité. Un chef venu du dehors [p.286] corrigera bien ces défauts. Il peut dire au chef permanent qui est rompu aux formes et aux traditions de son bureau : « Voudriez-vous, monsieur, m’expliquer comment cette règle conduit à ce but qu'on veut atteindre ? Dans l'ordre naturel, la personne qui demande telle chose devrait exprimer son désir par un seul écrit adressé à un seul employé ; vous l'obligez à dire la même chose à cinq employés dans cinq écrits. » Ou bien encore : « Ne vous semble-t-il pas, monsieur, que la raison de cette formalité est périmée ? Quand on construisait des navires en bois, on faisait bien de prendre ces précautions contre le feu ; mais aujourd'hui qu'on les construit en fer, etc., etc. » Si un jeune employé posait ces questions, on n'en tiendrait pas compte. C'est seulement le chef de l'administration qui peut obtenir une réponse. C'est lui, et lui seul, qui peut examiner les vieilleries des bureaux à la loupe du bon sens.
On a surtout besoin d'intelligences fraîches pour renouveler l'administration dans les pays où les affaires se renouvellent souvent. Un pays agricole qui a peu de vie et d'activité peut être gouverné pendant de longues années par un bureau inamovible, sans qu'il en résulte aucun mal. Si, dès l'origine, on a installé sagement ce bureau, il peut bien marcher pendant un long espace de temps. Mais, si le pays progresse, s'il est actif et changeant, le bureau deviendra un obstacle aux perfectionnements, ou il sera détruit lui-même.
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Cette façon de considérer l'utilité d'un chef parlementaire d'administration indique combien on a tort de le regarder, ainsi qu'on est porté à le faire, comme le principal administrateur de son département. Feu sir George Lewis aimait beaucoup à éclairer le public là-dessus ; et il avait les moyens de s'y connaître, car, élevé d'abord dans le service civil permanent, il a été ensuite avec succès chancelier de l'Échiquier, secrétaire de l'intérieur, et il est mort ministre de la guerre. Il avait l'habitude de dire : « Ce n'est pas à un ministre du Cabinet que revient le soin de diriger son département ; son affaire est de veiller à ce qu'on le dirige bien. S'il se mêle trop des détails, il peut faire beaucoup de mal. Les fonctionnaires de son administration peuvent faire beaucoup mieux que lui ce qu'il désire, et, s'ils ne le peuvent pas, il faut s'en séparer. Simple oiseau de passage, il ne saurait rivaliser avec ceux qui ont passé leur vie dans les bureaux. » Sir George Lewis était un excellent chef parlementaire pour l'administration, en tant qu'un chef de ce genre doit exercer sur ses fonctionnaires une critique lumineuse et propre à corriger les défauts.
Mais sir George Lewis n'était pas parfait. Sous un autre rapport, il n'avait même pas la moyenne des qualités que doit posséder un bon chef. Ce n'est pas seulement à corriger les défauts que doit servir l'entrée d'une intelligence nouvelle dans un bureau officiel, il faut encore qu'elle anime ce bureau. Un département [p.288] peut très-bien sommeiller de ne pas savoir saisir les circonstances qui se présentent et agir en conséquence. L'esprit public, malgré le vague de sa pensée, verra distinctement quel est le devoir formel de l'administration avant que l'administration elle-même s'en soit aperçue dans l'ensemble de ses préoccupations, et bien qu'elle soit tenue d'y songer. C'est un des services que le duc de Newcastle a rendus pendant la guerre de Crimée. Il avait éveillé son administration ; mais malheureusement elle n'était pas capable d'agir. Un ministre parlementaire, pour être parfait, devrait unir au pouvoir qu'avait le duc de Newcastle d'animer son département, l'expérience accumulée, l'instinct sûr et l'habitude du laissez faire qui caractérisaient sir George Lewis.
Dès qu'on connaît bien ce que doit être un ministère parlementaire, on s'aperçoit qu'en réalité, loin d'offrir un inconvénient, la fréquence des changements en ce qui concerne le chef d'un département présente au contraire un avantage. Si le but auquel on vise est de mettre en contact avec le monde officiel permanent un représentant du sentiment extérieur et de la vie extérieure, il est bon de changer souvent ce chef. Aucun homme ne peut représenter parfaitement le sentiment public. « Il y a quelqu'un, dit-on en France, qui a plus d'esprit que Talleyrand et plus de génie que Napoléon : c'est tout le monde. » Cet esprit si divers du public ne se personnifie pas dans un seul individu qui serait un microcosme. [p.289] Encore moins est-il possible qu'un seul et même homme puisse réunir les fonctions de critique et d'inspirateur que doit exercer un ministre parlementaire. Le pouvoir nécessaire pour donner l'impulsion et la sagesse utile pour modérer les écarts, sont deux choses fort opposées et qui ne se rencontrent que bien rarement ensemble. En supposant même qu'un ministre parlementaire fût parfait, le contact prolongé avec son administration le dépouillerait de ses qualités. Il finirait par accepter les usages de ses bureaux, penser comme ses fonctionnaires et vivre de leur vie. « La main du teinturier se ressent de son travail. » Si le vrai rôle d'un ministre parlementaire consiste à être le représentant du dehors pour son administration, il ne faut pas prendre, pour le remplir, un homme qui, par habitude, par esprit et par manière de vie, s'est comme acclimaté dans les bureaux.
Il y a tout lieu d'espérer qu'un homme d'État appartenant au Parlement possédera assez d'intelligence, assez de variété dans les connaissances, assez d'expérience générale pour représenter utilement le sentiment public par opposition avec l'esprit bureaucratique. La plupart des ministres de cabinet qu'on charge de départements importants sont des hommes d'un talent supérieur. J'ai entendu dire à un personnage éminent, dont l'expérience est grande, et qui est encore vivant aujourd'hui, que, pendant toute sa vie, il n'avait observé qu'un seul exemple du contraire. Du reste, il y a toutes sortes de bonnes garanties [p.290] pour qu'un ministre ait du talent. Un ministre de cabinet est obligé de défendre son département à la face du monde ; et, quoique ceux qui l’examinent à distance puissent essayer, aussi bien que des publicistes malins, de rabaisser son mérite, ce n'est pas là chose facile. Un sot, s'il lui faut expliquer de grandes affaires, répondre publiquement à des questions insidieuses, et argumenter contre des adversaires habiles et spirituels, ne tardera pas à se montrer tel qu'il est. Par sa nature même, le gouvernement parlementaire assure la prompte révélation de l'incapacité réelle.
En tous cas, aucune des formes de gouvernement qui rivalisent avec le nôtre n'a un aussi bon moyen à sa disposition pour mettre un ministre exempt de préjugés administratifs à la tête d'une administration qu'il doit corriger et animer. Il y a seulement dans l'état actuel du monde quatre formes de gouvernement qu'on peut regarder comme importantes : la forme parlementaire, la formé présidentielle, la forme héréditaire, et, enfin, la forme dictatoriale ou révolutionnaire. J'ai démontré que la forme présidentielle, avec les usages du moment en Amérique, est incompatible avec une bureaucratie habile. Quand tout le monde officiel change à l'avènement d'un parti au pouvoir ou â sa chute, il est impossible de compter sur un bon système de fonctions publiques. Lors même qu'un plus grand nombre de fonctionnaires deviendrait un jour permanent en Amérique, [p.291] on en changerait toujours beaucoup. Tout dépend d'une seule élection, tout dépend du choix qu'on fait d'un président ; la lutte des partis décide de tout. Les meneurs qui dirigent leurs troupes dans cette lutte ont les plus grandes facilités pour user de ce qu'on peut appeler la corruption du patronage. Tout le monde sait que le président a le droit de donner des emplois à qui bon lui semble, et quand ses amis viennent dire à AB : « Si nous remportons la victoire, CD perdra le bureau de poste d'Utica, et vous serez nommé à sa place, » AB ajoute foi à leur parole, et est bien fondé à le faire. Mais il n'y a aucun membre du parlement qui puisse promettre utilement des places ; il ne lui est pas possible de les accorder. L'avènement même de son parti au pouvoir ne lui assure pas ce droit. Aux États-Unis, ce qui augmente la violence des partis, c'est l'importance suprême qu'on concentre sur une seule lutte, et l'utilité que peuvent avoir les promesses de places comme moyen de corruption en est augmentée d'autant, parce que le vainqueur peut donner tout ce qu'il veut à qui lui plaît.
Ce n'est point là le seul vice du système présidentiel en ce qui concerne le choix des fonctionnaires. Ce système renferme la principale anomalie du système parlementaire, sans en avoir le correctif. A chaque évènement d'un parti au pouvoir, le président distribue, comme ici, les fonctions les plus considérables ses partisans les plus distingués. Mais là [p.292] se présente pour lui une occasion singulière de faire du favoritisme. Le ministre américain demeure caché dans ses bureaux, il n'a besoin de rien faire en public ; il se passe des années sans qu'il soit obligé de montrer s'il est incapable ou habile. Chez nous, le public juge un ministre par la manière dont il fait ses preuves au parlement ; mais en Amérique, ce n'est que par des rapports personnels avec le ministre, ou par une position particulière, qu'on est mis à même de dire quelque chose de certain au sujet d'un ministre présidentiel.
Dans un gouvernement à forme héréditaire, on a moins de garanties encore pour assurer les capacités des ministres. Un roi héréditaire peut être faible, se laisser gouverner par des femmes, choisir un ministre par des motifs puérils, en destituer un autre par pure lubie. Il n'y a aucune raison plausible de croire qu'un roi héréditaire saura choisir un bon premier ministre, et l'on a vu beaucoup de rois choisir de mauvais ministres.
Je nomme dictatoriale ou révolutionnaire cette forme de gouvernement où le souverain, qui est absolu, est élevé au pouvoir par l'insurrection. Cette forme est très-importante. En théorie, on aurait pu espérer qu'à notre époque, ce moyen d'élection, qui est fort grossier, se trouverait réduit à un rôle secondaire. Cependant la plus grande nation du continent (et peut-être qu'après les exploits de Bismarck, je devrais dire l'une des deux plus grandes nations du [p.293] continent) oscille entre le gouvernement révolutionnaire et le gouvernement parlementaire ; en ce moment, elle est sous la forme révolutionnaire. La France choisit son chef dans les rues de Paris. Aux flatteurs de prétendre que l'empire démocratique deviendra héréditaire ; l'observateur attentif sait bien que la chose est impossible. L'idée sur laquelle repose le gouvernement actuel, c'est que l'Empereur représente le peuple dans ses capacités, dans son jugement, dans son instinct. Mais il n'y a pas de famille qui, pendant plusieurs générations, puisse avoir l'intelligence ou la moitié même de l'intelligence suffisante pour remplir ce rôle. C'est au sort des armes de décider quel souverain représentera le peuple : ainsi ont été nommés Napoléon Ier et Napoléon III. Un gouvernement de ce genre, quels que soient ses autres défauts, doit probablement avoir une administration bien meilleure et bien plus capable que tout autre gouvernement. Il faut que le chef de ce gouvernement soit un homme d'une habileté consommée. Sans cela, il lui est impossible de conserver sa place, et à peine possible de conserver la vie. Il ne peut manquer d'être actif, parce qu'il sait que sa négligence pourrait entraîner la perte de son autorité, de son existence même. Toutes les forces de son gouvernement s'emploient à comprimer la révolution. Il s'agit de résoudre le plus difficile de tous les problèmes politiques : il s'agit tout à la fois de contenir le peuple et de le satisfaire entièrement. Le pouvoir exécutif, en cette situation, doit [p.294] être comme une cote de mailles du moyen âge, extrêmement dure et extrêmement flexible. Il faut qu'il accepte les nouveautés attrayantes quand elles ne lui portent pas ombrage, et qu'il leur résiste quand elles sont dangereuses ; qu'il conserve du passé ce qu'il a de bon et de convenable, et qu'il en détruise ce qui gêne ou qui contrarie. Le dictateur, lors même qu'il le voudrait, n'oserait pas choisir un mauvais ministre. J'admets qu'un tel souverain choisit mieux des administrateurs qu'un parlement, et sait mieux qu'un parlement opérer le mélange des intelligences nouvelles avec les esprits expérimentés ; qu'il a de plus fortes raisons que lui de bien combiner ce mélange, qu'enfin, il est le plus capable de faire un bon choix et le plus intéressé à le faire. Mais il est inutile de prouver en Angleterre que ce moyen révolutionnaire de choisir les gouvernants n'arrive à donner de bons résultats, en ce qui concerne l'administration, qu'au prix de sacrifices, lesquels dépassent la valeur de cet avantage ; qu'un pareil moyen ébranle le crédit par des catastrophes, que par intervalles il laisse sans protection la propriété et la vie des particuliers ; qu'il entretient un germe de crainte au sein de la prospérité ; qu'on peut attendre des années avant de trouver le dictateur vraiment capable ; que les interrègnes remplis par des médiocrités sont pleins de misères, que le dictateur capable peut mourir aussitôt qu'on l'a trouvé, que la bonne administration et tout le reste ne tient qu'à un fil, à la vie du dictateur !
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Cependant, si, à l'exception de ce terrible gouvernement issu de la révolution, un gouvernement parlementaire l'emporte en principe sur les formes politiques rivales, quant à la valeur administrative, comment se fait-il que le nôtre qui, sans comparaison, est le meilleur des gouvernements parlementaires, n'enlève pas sous ce rapport l'admiration du monde ? On le vante pour beaucoup de choses ; pourquoi, loin de le vanter au point de vue administratif, le regarde-t-on vulgairement comme le contraire d'un modèle à suivre ?
Un des motifs qui ont principalement contribué à répandre cette impression fâcheuse, c'est que le gouvernement anglais a un champ d'activité énorme. Notre système militaire est la partie de notre administration qu'on attaque le plus. On nous reproche de faire plus de dépenses pour notre armée, et avec moins de résultats, que les grandes monarchies militaires. Mais il faut dire que notre tâche est infiniment plus difficile que la leur. Les monarchies du continent n'ont à défendre que des territoires situés en Europe et massés ensemble ; elles ont de nombreux soldats qu'on oblige de servir sous les drapeaux ; le gouvernement anglais, sans astreindre personne au service, et n'ayant que des moyens de persuasion pour recruter son armée, est chargé de défendre des territoires qui dépassent de beaucoup l'Europe en étendue, et qui se trouvent disséminés dans toutes les parties habitables du globe. L'organisation de nos [p.296] Horse Guards et du War office peut n'être point parfaite : je crois en effet qu'elle ne l'est point ; mais si l'on imposait à des recrues l'obligation de répondre à l'appel en nombre suffisant, si notre administration militaire avait le droit de disposer absolument de tous les sujets pendant un certain nombre d'années, comme en Prusse, et de les appeler ensuite sous les armes quand il lui plairait, on serait surpris de la facilité et de la rapidité qu'elle saurait mettre dans l'accomplissement de son œuvre. En outre, il n'est pas douteux pour moi qu'un militaire expérimenté du continent jugerait impossible de faire ce que nous parvenons à exécuter sans être entraînés autrement que par une sorte de mode. Il n'entreprendrait pas de défendre un empire très-vaste et dont les possessions éparses embrassent beaucoup d'îles, de longues frontières sur les divers continents, et un centre qui est un morceau fort propre à tenter, s'il n'avait à sa disposition que des recrues volontaires dont la plupart ne sont pas ce qu'il y a de mieux dans le pays, et que le duc de Wellington nommait l'écume de la terre. Ces gens-là s'enrôlent chaque année en nombre inégal ; un accident politique peut empêcher qu'ils se présentent en nombre suffisant, et même qu'il en vienne un seul, au moment où il est le plus nécessaire de compter sur l’armée. Notre administration militaire est tenue d'accomplir ce dont à l'étranger les ministres de la guerre ne voudraient pas se charger, et peut-être avec raison ; et, cependant, ceux-ci ont des [p.297] ressources puissantes que n'a point l'administration anglaise, malgré la difficulté plus grande de l'œuvre qui lui est confiée.
Voyons l'administration de la marine : elle est obligée de défendre une ligne de côtes et un ensemble de colonies qui dépasse de beaucoup ce que possèdent les autres États de l'Europe. Et aujourd'hui, l'immensité de nos opérations est singulièrement gênante ; elle nous force à entretenir un matériel considérable, en vaisseaux et en armes, pendant que, d'un autre côté, des motifs très-importants nous engagent à ne pas nous mettre trop de matériel sur les bras. L'art des constructions navales et l'art militaire sont tous les deux dans un état de transition ; l'invention d'aujourd'hui peut être reléguée demain au rang des vieilleries par la découverte de procédés nouveaux. Sur une énorme quantité de vaisseaux et d'armes, il y en a inévitablement une bonne partie qu'on doit mettre à l'écart pour cause d'inutilité, d'insuffisance et de vieillesse prématurée, quand arrive le moment de s'en servir. On fait à l'amirauté deux reproches contradictoires ; les uns lui disent : « Nous n'avons pas de vaisseaux, ou, du moins, pas de vaisseaux sur lesquels on puisse compter, pas de flotte digne de ce nom. » D'autres s'écrient : « Tous nos vaisseaux sont mauvais, notre artillerie est mauvaise, nous n'avons qu'un mauvais matériel ; avec sa triste manie de constructions, l'amirauté s'est surchargée de matériel, quand elle aurait dû attendre ; elle a réuni [p.298] un véritable musée d'inventions qui sont démodées, sans nous rendre en définitive le moindre service. » Ces reproches opposés s'élèvent parallèlement contre l'exécutif ; bien qu'ils aient pour but de le dénigrer, ils sont, en définitive, par leur opposition même sa défense la meilleure.
Examinons maintenant le département de l'intérieur en Angleterre, et nous verrons qu'il lutte contre des embarras dont les administrations étrangères se sont affranchies depuis longtemps. Nous aimons à avoir des autorités locales indépendantes, de petits centres d'autorité dispersés au dehors. Quand le pouvoir exécutif de la capitale veut agir, ses mesures sont entravées par ces petites corporations qui hésitent, délibèrent et parfois même désobéissent. Mais l'indépendance locale n'est pas une condition indispensable du gouvernement parlementaire. Le degré de liberté locale qu'un pays peut désirer varie suivant différentes circonstances sans cesser de rendre possible l'existence d'un gouvernement de ce genre. On aurait certainement tort d'incriminer le gouvernement parlementaire, considéré comme forme politique et d'application générale, en lui attribuant les erreurs particulières que commettent les administrateurs de la taxe des pauvres ; et cependant on ne s'en fait pas faute taus les jours.
Avec cet embarras spécial de notre gouvernement contraste un avantage dont les administrations jouissent à l'étranger. Là un fonctionnaire est regardé comme un être supérieur au reste du monde ; il est [p.299] envié presque généralement. C'est ce qui donne au gouvernement la facilité de choisir ses agents dans l'élite de la nation. Tous les esprits habiles se plaisent à servir sous les ordres du gouvernement, et n'aiment guère d'autres emplois. Mais en Angleterre, on ne reconnait pas de supériorité sociale aux fonctionnaires, c'est un sentiment qui nous est inconnu. Un employé du timbre ou de la régie n'a point de part à notre respect. Un riche épicier se croit au dessus de l'un et de l'autre. Notre gouvernement ne peut pas acheter, au moyen de distinctions honorifiques, les services des gens les plus capables, pour leur confier des emplois secondaires, et avec de la monnaie sonnante un gouvernement quelconque ne parvient jamais à réunir beaucoup de ces esprits distingués. Notre commerce, par sa prospérité, séduit beaucoup plus les ambitieux qui ont de l'intelligence. Dans les bureaux des administrations étrangères, on trouve l'élite des capacités ; chez nous ; il est rare que les gens de talent consacrent leur vie à l'administration.
Mais ce ne sont pas là les motifs uniques, ni même les motifs principaux qui empêchent notre administration d'être aussi bonne qu'elle devrait l'être pour répondre aux effets d'un gouvernement parlementaire envisagé en principe et d'une manière absolue. Cette situation a deux causes dont les conséquences embrassent une foule de détail, mais dont on peut néanmoins résumer les traits essentiels en peu de mot. La première de ces causes, c’est notre ignorance. Aucune forme [p.300] politique ne peut tirer d'une nation plus que ce qu'elle renferme. Un gouvernement libre agit avant tout par la persuasion, et n'obtient que des résultats proportionnés en même temps aux efforts de ceux qui persuadent et aux facultés de ceux qui les écoutent. A beaucoup d'égards, notre administration se ressent évidemment de notre ignorance extrême. Depuis longtemps, d'après une opinion admise, la politique étrangère du gouvernement anglais manque de logique, de succès et de prévoyance ; elle n'a pas un objectif préconçu, elle ne se fonde pas fermement sur des principes fixes. Il faudrait trop s'étendre pour étudier avec soin dans quelle mesure on doit accepter ce jugement. Cependant, j'accorde parfaitement que dans ces derniers temps, notre politique étrangère a donné lieu à des critiques fort graves et très-sérieuses. Mais ne serait-ce pas un miracle que le peuple anglais dirigeant lui-même sa politique ait pu lui donner une bonne impulsion dans l'état où il se trouve ? L'Angleterre, plus que tout autre pays, n'est-elle pas séparée du monde ; isolée par sa situation géographique comme par ses mœurs, ne doit-elle pas éprouver les effets de cet isolement, aussi bien les mauvais que les bons ? N'est-elle pas en dehors du courant européen ? Notre peuple n'a-t-il pas pour les autres une sorte de dédain ? A-t-il étudié le monde moderne, et ne méprise-t-il trop pas souvent cette étude ? Dès lors, comment espérer qu'un tel peuple comprenne les événements nouveaux ou singuliers qui se [p.301] produisent à l'étranger ? Loin d'être étonné que le parlement anglais se soit montré quelquefois si insuffisant dans sa politique étrangère, on devrait regarder au contraire comme une merveille et comme une preuve de l'instinct naturel dont notre peuple est doué, que notre politique ait été en définitive aussi bonne qu'elle l'a été.
Ce qui caractérise la constitution anglaise, ce qui distingue notre forme politique de la forme purement parlementaire, c'est qu'elle renferme des parties « prestigieuses », des parties conservées non pas à cause de leur valeur intrinsèque, mais pour la séduction qu'elles opèrent sur l'esprit des populations naïves et sans lumières. L'existence de ces éléments tend à diminuer l'efficacité propre du système. Ces éléments sont comme les rouages de pure ornementation qu'on introduisait par surcroît dans les horloges du moyen âge pour indiquer les phases de la lune ou le nom d'une constellation, pour faire entrer et sortir des bonshommes ou de petits oiseaux comme sur une scène de théâtre. Tout ce travail accessoire nécessite des frottements et cause des erreurs, et empêche le mécanisme principal d'indiquer l'heure exactement ; chaque roue nouvelle est une nouvelle cause d'imperfection. De même, si pour confier l'autorité à une personne on lui demande non pas l'aptitude au travail, mais des qualités qui frappent l'imagination, elle ne pourra qu'être un élément d'embarras dans l'organisme administratif. S'il est vrai que par son prestige [p.302] elle soit capable d'avoir une influence qui vaut mieux encore que si elle accomplissait bien sa part de besogne, il n'en reste pas moins qu'elle nuit par sa présence à la marche régulière de l'œuvre dans les détails. Voilà ce que fait bien souvent l'aristocratie anglaise. Son influence sur le peuple est encore fort précieuse, elle l'était infiniment autrefois. Mais il ne faut pas compter sur les cadets de familles nobles pour en tirer de bons administrateurs ; par leur éducation, ils n'ont ni la connaissance ni la pratique ni l'habitude des affaires ; bref, sous ce rapport, ils ont une infériorité particulière qu'ils ne rachètent par aucun avantage spécial.
La classe moyenne est, elle-même, peu propre à fournir les administrateurs qu'il nous faut. Il ne m'est pas permis d'examiner ici ce qu'il y a de fondé dans les reproches qu'on adresse à notre éducation ; un excellent juge a dit qu'elle était « prétentieuse, insuffisante et faible ». Je me bornerai à dire qu'elle ne prépare pas convenablement aux affaires. Il n'y a pas longtemps encore que les connaissances et les habitudes nécessaires pour être simple employé dans une maison de banque, étaient assez peu répandues ; le genre d'éducation qui rend un homme capable d'occuper les postes élevés du monde des affaires est encore très-rare ; on n'est pas même bien d'accord sur l'ensemble des conditions auxquelles cette éducation doit satisfaire. Nos fonctionnaires publics ne vaudront ceux des peuples étrangers [p.303] que lorsqu'ils leur seront égaux par l'éducation.
Quelque grande que soit l'influence délétère de notre ignorance sur notre administration, il est une autre cause qui lui nuit encore davantage. Deux administrations étrangères seulement sont préférables à la nôtre, et cela par suite de circonstances dont nous n'avons pas fait la rencontre. Chacune de ces deux administrations a été organisée par un homme de génie, après une étude consciencieuse et sur un plan arrêté d'avance. Napoléon a élevé la sienne sur un terrain que la révolution française lui avait légué tout déblayé. Quant à l'originalité qu'on attribuait à son œuvre, c'était un mérite usurpé. MM. Tocqueville et Lavergne ont démontré que Napoléon a construit son bel édifice un modèle que cachaient aux yeux les complexités de l'ancien régime. Mais ce n'est pas l'originalité, c'était l'utilité de cette œuvre qui nous préoccupe en ce moment. Napoléon a établi l'administration française d'après un système qui lui assurait l'efficacité, la consistance et.la durée ; les gouvernements suivants n'ont eu qu'à servir de la machine administrative dont ils avaient hérité. Frédéric le Grand en a fait tout autant pour la monarchie prussienne au berceau. La France et la Prusse ont deux machines nouvelles, organisées à une époque de civilisation pour accomplir un travail déterminé.
Quant aux branches diverses de l'administration anglaise, depuis leur origine elles n'ont jamais été arrangées dans un but d'harmonie ou plutôt elles [p.304] n'ont pas été cultivées, elles ont grandi d'elles-mêmes chacune de son côté. Rien de plus curieux à observer que cette façon de libre-échange qui, au moyen âge, s'était établie entre les institutions anglaises. Nos trois cours de justice, la cour du Banc de la reine, celle des Plaids communs et celle de l'Échiquier, pour augmenter leurs honoraires, avaient peu à peu étendu leur domaine, de manière à embrasser tout le terrain judiciaire. Boni judicis est ampliare jurisdictionem, c'était un vieux dicton donnant à entendre qu'un bon juge doit augmenter les honoraires de sa cour, ses propres revenus, et ceux de ses subordonnés. L'administration centrale du Trésor ne faisait jamais rendre compte à ces cours, de l'argent qu'elles recevaient ainsi ; pourvu qu'on ne lui demandât rien, elle se tenait pour satisfaite. N'avons-nous pas vu l'an dernier même, un débris de ces vieux abus se montrer aux yeux du public ébahi ? Un employé du Patent-office avait détourné quelques honoraires et, tout naturellement, avec nos idées du XIXe siècle, on dut penser que la responsabilité en reviendrait au chancelier de l'Échiquier par analogie avec ce qui se passerait en France dans ce cas. Mais la loi anglaise voit la chose d'autre façon. Le Patent-office dépend du lord chancelier, et la cour de chancellerie est une de ces nombreuses institutions qui doivent leur existence à cette avidité qu'on mettait autrefois à se disputer les honoraires ; de sorte qu'il appartenait au lord chancelier de surveiller les émoluments de sa [p.305] cour, ce que tout naturellement sa qualité de juge fort occupé ne lui permettait point de faire. On découvrit, cependant, qu'un acte du Parlement avait déclaré que l'argent venant du Patent-office serait déposé à l'Échiquier, et l'on en revint à penser de nouveau que l'Échiquier était par ce seul fait responsable de l'affaire ; erreur ! D'après notre système, le chancelier de l'Échiquier est l'adversaire né de l'Échiquier ; on a toute une série de règlements destinés à protéger l'Échiquier contre son chef. Il y a quelques mois à peine qu'existait encore une sinécure lucrative nommée la charge de contrôleur de l'Échiquier et ayant pour mission de défendre l'Échiquier contre son chancelier ; le dernier titulaire de cette charge, lord Monteagle, avait coutume de dire qu'il se trouvait être le pivot de la constitution anglaise. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer ce qu'il entendait par là, peu importe du reste ; le principal est de savoir que par suite de diverses circonstances qui s'étaient succédé à la longue, un employé, après s'être rendu coupable de péculat dans une administration non judiciaire, se trouvait dépendre en fin de compte non point du ministre des finances, son chef naturel, mais d'un juge étranger qui n'avait jamais entendu parler de lui.
L'ensemble des attributions du lord chancelier est composé d'anomalies. C'est un juge, et évidemment tous les principes semblent s'opposer à ce qu'on charge un juge de fonctions administratives : il est [p.306] fort important d'écarter des fonctions judiciaires tout sujet de tentation. Néanmoins, le lord chancelier, notre juge principal, siège dans le cabinet, et prononce des discours à la chambre des lords où il soutient les doctrines d'un parti ; lord Lyndhurst était un tory déclaré, cependant il n'en a pas moins présidé dans le procès d'O'Connell ; lord Westbury a toujours eu maille à partir avec les évêques, cependant c'est lui qui a porté l'arrêt dans l'affaire des « Essays and Reviews ». Si le lord chancelier est devenu ministre du cabinet, c'est parce qu'il se trouvait près du souverain, qu'il jouissait de grandes préséances à la cour ; ce n'est nullement pour obéir à une théorie politique vraie ou fausse.
Un de mes amis m'a raconté qu'interrogé un jour par un Italien fort intelligent au sujet des principaux fonctionnaires anglais, il avait été très-embarrassé pour le renseigner sur leurs devoirs et surtout pour expliquer les rapports de leurs fonctions réelles avec leurs titres. Je ne me souviens pas de tout ce qu'il m'a dit, mais je n'ai pas oublié que l'Italien ne pouvait parvenir à comprendre comment il se faisait que le premier lord de la trésorerie n'eût en définitive rien à démêler avec le trésor, et que l'administration des bois et forêts fût chargée des égouts dans les villes. Cette conversation avait été tenue longtemps avant la peste bovine, mais j'aimerais assez à connaître les raisons qu'on pourrait alléguer pour remettre au conseil privé le soin de conjurer cette [p.307] épidémie. Certainement, on ne peut donner une raison historique, mais c'est une raison administrative que je demande, une raison capable d'expliquer non pas comment il se fait que le conseil privé se trouve chargé de ce soin, mais pourquoi il doit continuer à en être chargé à l'avenir ?
L’absence de tout esprit de système et de tout calcul régulier dans l'organisation de nos bureaux administratifs, étonne beaucoup moins encore que la diversité de leur organisation sur le seul point qui leur soit commun. Comme ils se trouvent tous sous la direction d'un chef parlementaire, ils devraient tous avoir un moyen particulier et un moyen excellent de mettre sous les yeux de ce fonctionnaire élevé l'ensemble des affaires les plus importantes dont ils s'occupent. Puisque ce fonctionnaire gouverne en apportant à top administration propre le concours d'une intelligence nouvelle, il faudrait avant tout mettre cette intelligence au courant des affaires. Or, la plupart des affaires ayant un caractère semblable dans leur généralité, le rouage employé pour en donner connaissance au chef qui vient du dehors devrait être à peu prêt le même dans chaque administration ; en tout cas, lorsque ces rouages sont différents, ils devraient l'être pour un motif quelconque, et, quand ils sont semblables, cette ressemblance devait aussi avoir sa raison d'être. Cependant, il n'y a peut-être pas deux branches d'administration parfaitement semblables en ce qui a trait aux rapports [p.308] du fonctionnaire permanent avec le chef parlementaire. Examinons les faits : l'armée et la marine sont évidemment les deux choses qui ont le plus d'analogie entre elles ; cependant, pour l'armée, il y a un bureau permanent qu'on nomme Horse guards, qui n'a pas d'équivalent dans la marine. Et dans la marine : il y a, par une étrange anomalie, un bureau d'amirauté, dont les membres changent avec chaque cabinet, et qui a pour mission de renseigner le premier lord sur ce qu'il a besoin de connaitre. On n'a pas toujours pu se rendre compte bien nettement des rapports du premier lord avec le bureau de l'amirauté, et, quant aux rapports du bureau de la guerre avec les Horse Guards, ils sont entièrement confus.
Le parlement a reçu communication d'un document présenté à la chambre des communes, et dans lequel on peut remarquer cette singularité que l’une des pièces principales sur lesquelles s'appuie le travail a une origine inconnue ; on sait seulement que sir George Lewis l'a eu en sa possession quand il était secrétaire de la guerre il y a trois ans ; les détails de cette administration offrent des embarras inextricables, qu'explique très-bien la rivalité de deux bureaux juxtaposés. Quant à ce qu'on nomme le Board of trade, conseil ou bureau du commerce, c'est une figure de langage qui ne s'applique à rien, le bureau ayant cessé d'exister depuis longtemps. Le président et le vice-président eux-mêmes ne se réunissent pas régulièrement pour s'occuper des affaires. C'est seulement [p.309] en l'absence du président que le second, en vertu de son titre, s'occupe des affaires ; et, dans le cas où l'un et l'autre ne sont pas très-liés ensemble, si le président veut agir par lui-même et tout seul, le vice-président ne lit jamais de documents et n'a absolument rien à faire. A la Trésorerie, il y a l'ombre d'un bureau ; mais les membres de ce bureau n'ont aucune autorité : ce sont des fonctionnaires dont tout le travail consiste, suivant Canning, à faire une Chambre, à la conserver en nombre et à applaudir les ministres. L'India office, ou bureau des Indes, a un conseil régulier et fixe ; mais le Colonial office, ou bureau des colonies, qui doit veiller à nos possessions coloniales et autres, n'a point en ce moment, et n'a jamais eu, le moindre conseil. En somme, chacune de ces administrations diverses peut avoir une bonne organisation en elle-même, mais l'ensemble n'est pas assez uniforme pour être satisfaisant.
La nécessité de créer un bureau permanent avec un chef permanent n'a jamais été soumise aux discussions qu'une seule fois en Angleterre, et encore il s'agissait d'un cas particulier, d'une anomalie, elle débat n'a abouti qu'à un résultat fort incertain. Quand la compagnie des Indes-Orientales fut abolie, il fallut créer un nouveau bureau pour les affaires indiennes. Feu M. James Wilson, qui était fort expert en matière administrative, soutint alors qu'on ne devait pas créer un conseil en titre, que le vrai conseil d'un ministre, c'est un certain nombre de secrétaires bien payés, [p.310] fort occupés et re6ponsables, que le ministre puisse consulter ensemble ou séparément à son gré, et quand bon lui semble. Ces secrétaires, d'après M. Wilson, offrent des garanties de capacité ; car un ministre n'ira pas s'embarrasser et compromettre sa réputation en nommant un homme incapable à un poste si voisin du sien, et où il pourrait faire beaucoup de mal. Il se peut que dans un bureau se trouve quelque membre insuffisant ; si les autres membres et le président ont du talent, on ne s'apercevra pas de l'incapacité d'un membre ou de deux membres qui se borneront à toucher leurs appointements sans rien faire. Mais un sous-secrétaire permanent, ayant un contrôle réel sur des affaires importantes, doit nécessairement être capable, sinon il attire le blâme sur son supérieur et lui fait de mauvaises affaires au Parlement.
Il n'est ni dans mes intentions, ni de ma compétence d'exposer le meilleur système qu'il y aurait à suivre pour organiser les bureaux d'administration et régler leurs rapports avec un chef parlementaire. Ce n'est qu'après un examen attentif des détails qu'une personne sans expérience particulière du sujet pourrait se permettre de hasarder une opinion. Mais rien n'empêche que je fasse une remarque ; c'est que le plan de M. Wilson est suivi dans cette partie de notre administration qui a le plus de succès, et qui est chargée des « voies et moyens ». Quand le chancelier de l'Échiquier prépare un budget, il demande [p.311] aux fonctionnaires responsables qui administrent les revenus publics de faire un devis estimatif des revenus probables, en partant de cette hypothèse préalable, qu'on ne fera aucun changement et qu'on continuera de lever les taxes comme l'année précédente ; si, ensuite, il juge à propos d'opérer des modifications, il se fait remettre un rapport supplémentaire. S'agit-il de renouveler les billets de l'Échiquier, ou de faire quelque opération financière dans la Cité, il prend l'avis oral ou écrit du fonctionnaire le plus capable et le plus responsable qui se trouve dans les bureaux de la dette nationale et de même à la Trésorerie. M. Gladstone, qui est assurément le meilleur chancelier de l'Échiquier de notre temps et l'un des meilleurs qui aient jamais été, a souvent l'occasion d'exprime sa gratitude pour tout ce dont il était redevable à ces habiles conseillers. Plus un homme se connaît lui-même et plus il est rompu à la pratique des affaires, plus il est porté à prendre et à apprécier les avis qui émanent de personnes capables et expérimentées. Cette précaution a de bons résultats, on le voit ; car nous avons sans contredit le budget le mieux fait qui soit au monde. Pourquoi les autres parties de l'administration n'arriveraient-elles pus au même degré de perfection, si on leur appliquait la même méthode ?