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Réponse à une objection.
La difficulté, dira-t-on, n'est qu'éludée. Il importe peu que vous appeliez les agens inférieurs justiciables ou responsables. S'ils peuvent être punis, dans une circonstance quelconque, de leur obéissance, vous les autorisez à juger les mesures du gouvernement avant d'y concourir.
Par cela seul toute son action est entravée. Où trouvera-t-il des agens, si l'obéissance est dangereuse ? Dans quelle impuissance vous placez tous ceux qui sont investis du commandement ? Dans quelle incertitude vous jetez tous ceux qui sont chargés de l'exécution ?
Je réponds d'abord: si vous prescrivez aux agens de l'autorité le devoir absolu d'une obéissance implicite et passive vous lancez sur la société humaine des instruments d'arbitraire et d'oppression, que le pouvoir aveugle ou furieux peut déchaîner à volonté. Lequel des deux maux est le plus grand ?
Mais je crois devoir remonter ici à quelques principes plus généraux sur la nature et la possibilité [p.17] de l’obéissance passive. Depuis la révolution, l’on s’extasie plus gue jamais sur les avantages de ce genre d'obéissance. S'il n'y a pas obéissance passive dans l'armée, dit-on, il n'y aura plus d'armée; s'il n'y a pas dans l'administration obéissance passive, il n'y aura plus d'administration. Je ne serois pas étonné que ces raisonneurs, que les fureurs de la démagogie ont d'autant mieux façonnés au despotisme, ne blâment les commandants et les gouverneurs de provinces, que l'histoire loue, depuis près de trois siècles, de n'avoir, pu obéir à Charles IX; lors du massacre de la Saint Barthélémy.
Il est bizarre que les faits dont nous avons été témoins et victimes n’aient pas découragé les partisans d'un pareil système. Ce n'est pas faute d'obéissance, dans les agens inférieurs de nos diverses tyrannies, que la France a tant souffert de ces tyrannies. Tout le monde au contraire n'a que trop obéi; et si quelques malheureux ont échappé, si quelques injustices ont-été adoucies, si le gouvernent de Robespierre a été renversé, si celui de Bonaparte ne pèse plus sur la France, c'est qu’on s’est quelquefois écarté de la doctrine de l’obéissance.
Mais les dépositaires du pouvoir, convaincus, malgré les exemples, de l’éternelle durée de leur [p.18] autorité ne cherchent que des instruments dociles, qui servent sans examen : ils ne voient dans l’intelligence humaine qu’une cause de résistance qui les importune.
Plus les soldats, en leur qualité d’instruments aveugles, ont fusillé leurs concitoyens; plus on a répété que l'armée devoit être pure ment et passivement obéissante. Plus les agens de l'administration ont déployé de zèle sans examen pour faire incarcérer, détenir et traduire devant des tribunaux de sang leurs administrés; plus on a prétendu que l'examen étoit le fléau, et le zèle implicite le ressort nécessaire de toute administration. On ne réfléchit pas que des instruments trop passifs peuvent être saisis par toutes les mains, et retournés contre les premiers maîtres, et que l'intelligence qui porte l'homme à l'examen, lui sert aussi à distinguer le droit d'avec la force, et celui à qui appartient le commandement de celui qui l'usurpe.
L'obéissance passive, telle qu'on nous la vente et qu'on nous la recommande; est grâce au ciel complètement impossible. Même dans la discipline militaire, cette obéissance passive a des bornes, que la nature des choses lui trace, en dépit de tous les sophismes. On a beau dire que les armées doivent être des machines, et que [p.19] l’intelligence du soldat est dans l’ordre de son caporal. Un soldat devroit-il, sur l’ordre de son caporal ivre, tirer un coup de fusil à son capitaine ? Il doit donc distinguer si son caporal est ivre ou non. Il doit réfléchir que le capitaine est une autorité supérieure au caporal. Voilà de l’intelligence er de l'examen requis dans le soldat. Un capitaine devroit-il, sur l’ordre de son colonel, aller, avec sa compagnie, aussi obéissante que lui, arrêter le Ministre de la guerre ? Voilà donc de l'intelligence et de l'examen requis dans le capitaine. Un colonel devroit-il, sur l’ordre du Ministre de la Guerre, porter une main attentatoire sur la personne sacrée du roi ? Voilà donc de l'intelligence et de l'examen requis dans le colonel. N’a-t-on pas naguère, comblé d’éloges, avec beaucoup de justice, l’officier qui, recevant l’ordre de faire sauter un magasin à poudre au centre de Paris, s’est servi de son jugement et de sa conscience, pour se démontrer que la désobéissance étoit son devoir ?
Il y a donc des circonstances où l’examen reprend ses droits, où il devient une obligation et une nécessité, et où l’instrument passif et aveugle peut être punissable et doit être puni[1].
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Qu'en thèse générale, la discipline soit la base indispensable de toute organisation militaire, que la ponctualité, dans l'exécution des ordres reçus; soit le ressort nécessaire de toute administration civile, nul doute. Mais cette règle a des limites. Ces limites ne se laissent pas décrire, parce qu'il est impossible de prévoir tous les cas qui peuvent se présenter : mais elles se sentent. La [p.21] raison de chacun l'en avertit. Il en est juge et il en est nécessairement le seul juge : il en est le juge à ses risques et périls. S'il se trompe, il en porte la peine. Mais on ne fera jamais que l'homme puisse devenir totalement étranger à l’examen, et se passer de l’intelligence que la nature lui a donnée pour se conduire, et dont [p.22] aucune profession ne peut le dispenser de faire usage.
Je pourrois tirer de ces principes des conséquences générales d'une grande importance, pour l'obéissance que les citoyens doivent aux lois mêmes; mais je ne veux pas m’écarter de mon sujet.
Oui sans doute, la chance d'une punition pour avoir obéi, jettera quelquefois les agens subalternes dans une incertitude pénible. Il seroit plus commode .pour eux d'être des automates zélés ou des dogues intelligents. Mais il y a incertitude dans toutes les choses humaines. Pour se délivrer de toute incertitude, l'homme devroit cesse d'être un être moral. Le raisonnement n’est qu'une comparaison des arguments, des probabilités et des chances. Qui dit comparaison, dit possibilité d'erreur, et par conséquent incertitude. Mais à cette incertitude; il y a, dans une organisation politique bien constituée, un remède qui non seulement répare les méprises du jugement individuel, mais qui met l’homme à l’abri des suites trop funestes de ces méprises lorsqu’elles sont innocentes. Ce remède, dont il faut assurer la jouissance aux gens de l’administration comme à tous les citoyens, c’est le jugement par jurés. Dans toutes les questions qui ont une partie [p.23] morale, et qui sont d’une nature compliquée, le jugement par jurés est indispensable. Jamais la liberté de la presse, par exemple, ne peu exister, sans le jugement par jurés. Des jurés seuls peuvent déterminer si tel livre, dans telle circonstances, est ou n'est pas un délit. La loi écrite ne peut glisser à travers toutes les nuances, pour les atteindre toutes. La raison commune, le bon sens naturel à tous les hommes apprécient ces nuances. Or, les jurés sont les représentants de la raison commune. De même, quand il faut décider si tel agent subordonné à un Ministre, et qui lui a prêté ou refusé son obéissance, a bien ou mal agi, la loi écrite est très-insuffisante. C'est encore la raison commune qui doit prononcer. Il est donc nécessaire de recourir dans ce cas à des jurés, ses seuls interprètes. Eux seuls peuvent évaluer les motifs qui ont dirigé ces agens, et le degré d'innocence, de mérite ou de culpabilité de leur résistance ou de leur concours.
Qu'on ne craigne pas que les instruments de l'autorité, comptant, pour justifier leur désobéissance, sur l’indulgence des jurés, soient trop enclins à désobéir. Leur tendance naturelle, favorisée encore par leur intérêt et leur amour propre, est toujours l'obéissance. Les faveurs de [p.24] l'autorité sont à ce prix. Elle a tant de moyens secrets pour les dédommager des inconvénients de leur zèle ! Si le contrepoids avoit un défaut, ce seroit plutôt d'être inefficace : mais ce n'est au moins pas une raison pour le retrancher. Les jurés eux mêmes ne prendront point avec exagération le parti de l'indépendance dans les agens du pouvoir. Le besoin de l'ordre est inhérent à l'homme; et dans tous ceux qui sont revêtus d'une mission, ce penchant se fortifie du sentiment de l'importance et de la considération dont ils s'entourent, en se montrant scrupuleux et sévères. Le bon sens des jurés concevra facilement qu'en général la subordination est nécessaire, et leurs décisions seront d'ordinaire en faveur de la subordination.
Une réflexion me frappe. L'on dira que je mets l'arbitraire dans les jurés : mais vous le mettez dans les Ministres. Il est impossible, je le répète, de tout régler, de tout écrire, et de faire de la vie et des relations des hommes entre eux un procès-verbal rédigé d'avance, où les noms seuls restent en blanc, et qui dispense à l'avenir les générations qui se succèdent, de tout examen, de toute pensée, de tout recours à l'intelligence. Or, si, quoi qu'on fasse il reste toujours, dans les affaires humaines, quelque chose de discrétionnaire, [p.25] je le demande, ne vaut-il pas mieux que l'exercice du pouvoir que cette portion discrétionnaire exige , soit confié à des hommes qui ne l'exercent que dans une seule circonstance, qui ne se corrompent ni ne s'aveuglent par l'habitude de l'autorité , et qui soient également intéressés à la liberté et au bon ordre, que si vous la confiez à des hommes qui ont pour intérêt permanent leurs prérogatives particulières ?
Encore une fois, vous ne pouvez pas maintenir sans restriction votre principe d'obéissance passive. Il mettroit en danger tout ce que vous voulez conserver; il menaceroit, non-seulement la liberté, mais l'autorité; non-seulement ceux qui doivent obéir, mais ceux qui commandent ; non-seulement le peuple, mais le Monarque. Vous ne pouvez pas non plus indiquer avec précision chaque circonstance, où l'obéissance cesse d'être un devoir et devient un crime. Direz-vous que tout ordre contraire à la constitution établie ne doit pas être exécuté ? Vous êtes malgré vous reporté vers l'examen de ce qui est contraire à la constitution établie. L'examen est pour vous ce palais de Strigiline, où les chevaliers revenoient sans cesse, malgré leurs efforts pour s'en éloigner. Or, qui sera chargé de cet examen ? Ce ne sera pas ; je le pense; l'autorité qui a donné l'ordre que [p.26] vous voulez faire examiner. Il faudra donc toujours que vous organisiez un moyen de prononcer dans chaque circonstance ; et le meilleur de tous les moyens, c'est de confier le droit de prononcer aux hommes les plus impartiaux, les plus identifiés aux intérêts individuels et aux intérêts publics. Ces hommes sont les jurés.
La responsabilité des agens, pour employer .encore ne fois ce mot, dans l'acception fautive qui lui a été donnée, la responsabilité des agens, dis-je, est reconnue en Angleterre, depuis le dernier échelon jusqu'au degré le plus élevé, de manière à ne laisser aucun doute. Un fait très-curieux le prouve, et je le cite d'autant plus volontiers, que l'homme qui se prévaut dans cette circonstance du principe de la responsabilité de tous les agens, ayant eu évidemment tort dans la question particulière, l'hommage rendu au principe général n'en fut que plus manifeste.
Lors de l'élection contestée de M. Wilkes, un des magistrats de Londres, concevant que la Chambre des Communes avoit, dans quelques unes de ses résolutions, excédé ses pouvoirs, déclara que, vu qu’il n’existoit plus de Chambre des Communes légitime en Angleterre, le paiement des taxes désormais en vertu de lois émanées d’une autorité devenue illégale, n’étoit plus [p.27] obligatoire. Il refusa en conséquence le paiement de tous les impôts, laissa saisir ses meubles par le collecteur des taxes et attaqua ensuite ce collecteur pour violation de domicile et saisie arbitraire. La question fut portée devant les tribunaux. L'on ne mit point en doute que le collecteur ne fût punissable: si l'autorité au nom de laquelle il agissoit n'étoit pas une autorité légale :et le Président du Tribunal, lord Mansfield, s'attacha uniquement à prouver aux Jurés que la Chambre des Communes n'avoit pas perdu son caractère de légitimité; d'où il résulte, que si le collecteur avoit été convaincu d'avoir exécuté des ordres illégaux ou émanés d'une source illégitime, il eût été puni, bien qu'il ne fût qu'un instrument soumis au Ministre des finances, et révocable par ce Ministre.