Cinquième Partie - Achèvement de l'œuvre constitutionnelle


Loi constitutionnelle du 16 juillet, Lois organiques du 2 août et du 30 novembre 1875

Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

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CINQUIÈME PARTIE

ACHÈVEMENT DE L'ŒUVRE CONSTITUTIONNELLE

LOI CONSTITUTIONNELLE DU 16 JUILLET, LOIS ORGANIQUES DU 2 AOÛT ET DU 30 NOVEMBRE 1875

I

ENTRE UN RÉGIME QUI MEURT ET UN RÉGIME QUI NAÎT

En droit « statu quo », en fait évolution. — Les deux lois constitutionnelles fondamentales votées les 24 et 25 février étaient incomplètes, et ne pouvaient s'appliquer sans être complétées. Elles laissèrent donc en droit les pouvoirs publics sous l'empire des lois antérieures du 31 août 1871, du 13 mars 1875 et du 20 novembre 1875. Mais la proclamation de la République est acquise, elle devient le régime de droit et les pouvoirs publics sont désormais les organes de la République, leur condition morale sinon juridique s'en trouve profondément changée. Il en résulte pour eux et pour le pays une situation trouble, dans laquelle deux régimes, l'un qui meurt, l'autre qui vient à la vie, se combattent et se mélangent. La marche des pouvoirs et des partis s'en trouve sérieusement affectée. Suivons-la.

Rapport Savary sur l'élection de la Nièvre et l'organisation occulte bonapartiste. — Le jour même où elle votait la loi sur les pouvoirs publics, l'Assemblée entendit le rapport de Savary sur l'organisation et les agissements du parti bonapartiste. Au [p.374] moment de l'élection du baron Bourgoing dans la Nièvre, 24 mai 1874, un document trouvé par hasard avait révélé qu'une organisation centrale du parti avec des organisations locales, formées surtout d'officiers en retraite et de fonctionnaires, entretenait une propagande active dans le pays, annonçant le prochain avènement de l'Empire et soutenant des candidatures bonapartistes selon les méthodes de l'Empire. Une commission alors nommée avait poursuivi une vaste enquête et le rapport de Savary constituait contre l'organisation du parti et les procédés employés par lui un sévère réquisitoire. Il concluait à l'existence d'une « association politique présentant tous les caractères d'un gouvernement occulte », ressuscitant en quelque sorte « la candidature officielle », attirant à elle « les ambitions peu scrupuleuses », « intimidant ses adversaires », « se préparant à l'assaut du pouvoir en faisant croire à la complicité de ses représentants », de manière à détourner de leurs devoirs les obscurs agents de l'État et « corrompant le Corps électoral par l'annonce d'un prochain coup d'État et du retour de l'Empire ».

Le rapport ajoutait que les procureurs généraux, dans leurs enquêtes, avaient constaté ces faits, mais conclu que, si graves fussent-ils, ils ne constituaient pas des délits et ne pouvaient être poursuivis. La commission ayant demandé, sans succès, communication de leurs dossiers, engageait l'Assemblée à la réclamer.

La lecture de ce rapport provoqua dans l'Assemblée une vive émotion, des controverses, des altercations entre les partis. La discussion n'en fut pourtant pas renvoyée à une date déterminée.

Laborieux enfantement du Ministère Buffet. — Le premier acte qui s'imposait au maréchal était le remplacement du ministère de Cissey. Deux fois démissionnaire, le 8 juillet 1874 (interpellation Lucien Brun à propos de l'Union) et le 6 janvier (priorité donnée à la loi sur les pouvoirs publics), sans action au cours des débats constitutionnels, discrédité, le ministère fantôme donna à nouveau sa démission après le vote, le 25 février, de celles-ci. Elle ne pouvait être qu'acceptée.

Le lendemain l'Officiel annonçait que le Président avait chargé Buffet de former un ministère. C'était la désignation attendue. Parlementaire de vieille roche, député sous plusieurs régimes, il avait dirigé avec impartialité et autorité les laborieux débats constitutionnels. Plus attaché aux idées conservatrices qu'à une forme déterminée de Gouvernement, il semblait bien l'homme de la situation [p.375] pour associer les conservateurs du centre gauche aux conservateurs du centre droit et de la droite modérée sous l'égide d'une Constitution républicaine mais conservatrice. Un peu comme Thiers en 1871 il pouvait passer pour « l'homme nécessaire ».

Aussi, malgré son absence, à raison des obsèques de sa mère dans les Vosges, sa désignation parut-elle, sans qu'il en eût été même informé.

La formation du ministère n'en fut pourtant pas moins longue et difficile, et cela pour plusieurs causes : caractère même de Buffet, caractère de Dufaure auquel on devait faire appel et surtout ambiguïté de la situation politique.

Il est extrêmement instructif de suivre les vicissitudes de cette crise ministérielle, la première du régime, jour par jour dans la presse; on y voit l'influence toute-puissante des circonstances sur la formation des pratiques constitutionnelles.

Buffet commence par protester contre sa désignation par l'Officiel en son absence, sans son consentement. Il songe à faire un ministère, dont il ne ferait pas partie. Mais les Débats (numéro du 1er mars) se refusent à penser qu'il puisse décliner « l'œuvre qui lui a été confiée par le Président », « que les circonstances lui imposent et que le chef de l'État lui confie ». « Il est l'homme de la situation, parler de lui c'est parler de la situation même. » Le 2, à son retour, il accepte pourtant et les Débats du 2 signalent comme ministres probables Dufaure et Wallon; ce serait le rapprochement du centre gauche, qui, après le vote de la République, peut s'allier aux conservateurs de droite, et de Meaux[1] rapporte que Buffet entama tout de suite des négociations avec Dufaure et Léon Say, tous deux anciens ministres de Thiers. Les Débats du 3 rapportent aussi que le maréchal insisterait pour l'entrée dans le ministère de de Kerdrel, président de la réunion des Réservoirs, ce qui étendrait fort la combinaison vers la droite, et que des démarches étaient faites auprès de Bocher, président du centre droit.

Le lendemain, 4 mars, les Débats répondent à des critiques que l'intervention du Président a soulevées, car depuis le vote de la loi constitutionnelle, on ne l'admet plus comme jadis. Le journal déclare que Buffet reste maître de la combinaison, qu'il est trop pénétré des usages parlementaires pour ne pas revendiquer sa liberté; et l'on voit ainsi l'influence du vote des lois constitutionnelles.

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Dans leur numéro du 6, les Débats montrent que l'élaboration de la combinaison ministérielle est laborieuse. On envisagerait en cas d'échec un ministère extraparlementaire, ce serait un déplorable avortement. L'obstacle viendrait de la thèse des républicains prétendant que les hommes qui ont lutté contre la République ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir en son nom. Le lendemain, le journal rapporte que Buffet a défendu contre Dufaure le droit des conservateurs à une large place dans le ministère, à raison de leur nombre et parce que, s'ils ont combattu la République, votée ils l'acceptent loyalement. Le journal ajoute que faute d'entente sur ce point capital, aussi sur une loi concernant les maires et sur des changements dans le personnel administratif, Buffet avait renoncé à sa mission.

Le lendemain (numéro du 7), parlant de la reprise des négociations par Buffet, les Débats défendent le centre gauche, ils ont admis qu'un membre même de la minorité du 24 et 25 février entrât dans le ministère, que l'Intérieur fût donné à Audiffret-Pasquier, et celui-ci se récusant, à Bocher. Le retard de la solution serait donc imputable au centre droit, non au centre gauche.

Les Débats du 8 rapportent que les négociations continuent, Dufaure consulte ses amis, Bocher refuse l'Intérieur, Buffet poursuit sa tâche.

Le même journal (numéro du 9) montre la persistance des difficultés. Audiffret-Pasquier et Bocher, malgré le maréchal, qui agit à nouveau, se sont dérobés et ont provoqué l'abandon de Buffet, qui pourtant est revenu sur sa décision sur les instances de Lambert de Sainte-Croix et de d'Haussonville.

Les Débats du 10 rapportent l'intervention du maréchal auprès de Léon Say et de Dufaure, la publication d'une liste de ministres sur laquelle Audiffret-Pasquier était porté pour l'Instruction publique, ce qui a provoqué sa démission, suivie d'une grande agitation des groupes et d'une démarche auprès de Buffet qui a décliné sa mission et qui est resté inflexible malgré les démarches faites auprès de lui.

Le lendemain, le journal annonce que le ministère, par un coup de théâtre, s'est constitué le 10, le maréchal ayant insisté auprès de Buffet, puis auprès de Bocher, qui a lui-même agi sur Buffet au cours d'une réunion du centre droit, appuyé par Audiffret-Pasquier. En même temps il y a eu des réunions des bureaux de la gauche et aussi du groupe Wallon qui ont accueilli les suggestions de Bocher. [p.377] A la suite de quoi celui-ci a fini par obtenir la reprise de Buffet pour la formation du ministère, qui après une entente avec Dufaure, a abouti à la constitution de celui-ci et à sa présentation au Président de la République.

Telle fut donc la genèse pénible, angoissante même à certains moments, du premier ministère suivant le vote des lois constitutionnelles. Leur influence — et c'est la première remarque à faire — se fit très fortement sentir. Sans qu'elles fussent en vigueur, elles s'imposaient à la vie politique. Si elles n'étaient pas encore le droit, elles constituaient un fait et cela suffisait.

On doit remarquer ensuite — et c'en est comme la conséquence — que le rôle du Président de la République dans la formation du ministère, sans être nulle, est moindre que dans les crises antérieures, la loi du 25 février a précisé les responsabilités dans le Gouvernement, la sienne n'est plus que d'ordre pénal et pour le seul crime de haute trahison, dans l'ordre politique; il est par le fait même comme éloigné de l'action politique.

On remarquera enfin la prétention qu'affichent les républicains d'accaparer le Gouvernement. Parce que le régime est républicain les républicains seuls auraient le droit à constituer le Gouvernement. Cela deviendra un jour leur thèse, en vertu de laquelle ils proclameront qu'un ministère, non seulement ne doit compter que des républicains, mais même qu'il n'est responsable que devant les républicains, qu'un ministère qui serait soutenu par une majorité comprenant des membres non républicains ne serait pas légitime : théorie manifestement contraire à la souveraineté nationale, qui reconnaît un droit égal à tous les citoyens, qui les associe tous à l'exercice de la souveraineté, théorie partisane, qui ne veut reconnaître de droits qu'aux membres d'un parti parce qu'il est le partisan du régime établi, comme si celui-ci était de droit divin, sacro-saint et incommutable. Sans doute, au moment où se forme le premier ministère du régime on n'en est pas encore là. La majorité appartenant encore, malgré leurs divisions, aux conservateurs, cela aurait été impossible, mais les prétentions des républicains, qui plus tard iront jusque-là, s'affichent déjà. La proclamation de la République leur en fournit l'argument.

Notons encore que dans la constitution de ce ministère, Buffet ne s'était pas révélé comme une autorité, comme un chef. Il n'avait pas mené le jeu personnellement, exclusivement; deux fois il avait abandonné la partie ; il avait fallu d'autres influences que la sienne [p.378] pour aboutir. Président de l'Assemblée, il s'était montré homme d'ordre, de règlement; désigné pour la formation du ministère, il ne s'était pas révélé comme une personnalité supérieure qui s'impose.

Composition du Ministère du 10 mars. L'opinion. — La combinaison à laquelle on avait abouti était la suivante : Buffet à la présidence et à l'Intérieur, Decazes aux Affaires étrangères, Dufaure à la Justice, Léon Say aux Finances, Wallon à l'Instruction publique, de Cissey à la Guerre, de Montaignac à la Marine, de Meaux à l'Agriculture et au Commerce, Caillaux aux Travaux publics.

Quatre des ces ministres appartenaient au ministère précédent; les cinq autres étaient : de Meaux, qui avait fait partie de la minorité le 25 février, Dufaure, qui appartenait au centre gauche, Léon Say, de la gauche modérée, Buffet et Wallon, l'un centre droit, l'autre centre gauche, qui avaient fait partie de la majorité du 25 et s'étaient imposés par le rôle qu'ils avaient joué en dirigeant à deux titres différents les débats. Dans l'ensemble, le ministère représentait une majorité élargie allant de la droite modérée à la gauche modérée.

L'accueil de l'opinion fut aussi modéré. Le Journal des Débats, par exemple disait : « La morale à tirer de cette crise ministérielle est qu'il ne faut jamais trop désespérer, ni jamais trop espérer. Nous sommes venus à bout aujourd'hui des difficultés d'hier, nous aurons demain des difficultés nouvelles. Si les mêmes hommes qui nous ont aidés aujourd'hui nous aident demain, nous surmonterons ces difficultés sans plus de peine. » Ce n'était pas là un chant de triomphe.

La République française se réjouissait parce que, malgré ses membres monarchistes, le ministère était parlementaire, acceptait la Constitution et défendait la République : « Il n'y a plus rien de semblable à cette trêve des partis... l'unité est faite. Il faut que tous s'inclinent devant le même principe et servent la République ou fassent semblant de la servir »; désormais « ceux qui s'y opposent ne sont plus que des factieux ». Ainsi commençait à s'indiquer ce que l'on peut appeler l'exploitation du régime au profit d'un parti en traitant de révolutionnaires les adversaires de la Révolution, les hommes de la conservation sociale qui ne seraient pas les hommes de la conservation politique.

Déclaration ministérielle du 13 mars. — Buffet rédigea et soumit à ses collègues e t au Président de la République dans le [p.379] Conseil des ministres la déclaration du nouveau ministère. De Meaux rapporte que le maréchal se montra « soulagé et comme épanoui ». « Il se voyait assisté d'un Gouvernement propre à rassurer les conservateurs[2]. » Les rassurer, ce fut l'effort unique de la déclaration.

Elle ne contenait pas un mot sur la fin du provisoire, sur la Constitution votée et à compléter, sur notre politique extérieure, notre organisation militaire, sur la situation financière ou sur un programme législatif. « Le premier devoir du Gouvernement est de vous faire connaître sa politique. Très nettement conservatrice, elle sera dénuée de tout caractère de provocation comme de faiblesse. » Le vote des lois constitutionnelles a jeté des inquiétudes dans le pays; « il faut avant tout détruire l'équivoque ». « La population honnête, paisible, laborieuse, attachée à l'ordre par ses sentiments et ses intérêts, aura le Gouvernement de son côté, elle peut compter sur nous pour la défendre contre les attaques et les passions subversives. »

Voilà le programme. C'est le programme conservateur.

Pour l'appliquer, le Gouvernement conservera l'administration qui a fait ses preuves, elle « peut compter sur notre appui ». La gauche, elle, l'attaquait sans cesse, parce qu'elle était hostile à la République. Le ministère la prend sous sa protection.

Pour le soutenir, Buffet sonne le ralliement. La question constitutionnelle « a divisé des hommes parfaitement d'accord sur la direction à donner au Gouvernement, la division qu'elle avait créée doit disparaître... ». Quant aux partisans du nouveau régime, ils « voudront prouver que l'ordre de choses actuel (le mot république est évité) n'est point incompatible avec la sécurité publique ». « C'est donc avec confiance que nous renouvelons l'appel patriotique adressé par M. le Président de la République aux hommes modérés de tous les partis. »

Quant au nouveau régime, Buffet dit seulement : « Nous avons le devoir d'assurer aux lois constitutionnelles, que l'Assemblée a adoptées, le respect et l'obéissance de tous. Nous avons la volonté de les défendre contre toutes les volontés factieuses. » D'ailleurs, « serviteurs de la loi, nous ne serons jamais les serviteurs d'aucune rancune », manifestement des républicains contre les partisans des régimes déchus.

Comme projets prochains, le Gouvernement indique une [p.380] réforme de la loi sur la presse et son dessein de choisir les maires dans les conseils municipaux.

L'Officiel constate que la lecture de la déclaration provoqua une émotion qui suspendit la séance pendant vingt minutes.

De Meaux constate : « Elle commença à nous rallier la droite à la suite du centre droit, mais ne fut pas sans déconcerter la gauche[3]. »

Louis Blanc peint le mécontentement des républicains de gauche et d'extrême gauche. « On avait cru entrer dans un régime républicain et le nom de République n'était même pas prononcé. » « M. de Broglie avait dit que sa politique serait résolument conservatrice, M. Buffet disait que la sienne serait très nettement conservatrice. N'y allait-il donc y avoir qu'un adverbe de changé? Que signifiait cette expression « passion subversive » ? « Singulière victoire de la République que celle qui s'annonçait par une loi contre la presse, par la prolongation de l'état de siège et par l'asservissement des communes[4]. »

Le fait est que tout l'effort de Buffet avait été de rallier les conservateurs, comptant que la proclamation de la République devait satisfaire le centre gauche et le faire rentrer dans la majorité. Mais pour les républicains la République était autre chose qu'un nom, elle était tout un programme de réformes et de libertés qui inquiétaient les conservateurs, pour qui c'était la porte ouverte à la révolution sociale, aussi Buffet ne s'était-il pas engagé dans cette voie et, s'affichant comme uniquement conservateur, il creusa le fossé entre lui et les républicains enflammés par leur victoire et désireux de l'exploiter.

Allocution d'Audiffret-Pasquier, élu président de l'Assemblée, et autres manifestations oratoires. — Le 15 mars, Audiffret-Pasquier fut élu par 418 voix à la présidence de l'Assemblée en remplacement de Buffet. Ce fut pour lui l'occasion de prononcer une allocution sensationnelle quand il prit possession de son siège. A la différence de Buffet, il ne craignit pas de vanter le nouveau régime, né du vote de l'Assemblée. « C'est à ce Gouvernement du pays par lui-même, dit-il, à ce régime parlementaire si souvent calomnié que, dans le passé, la France a dû des jours prospères et glorieux succédant à de cruels désastres (Vive et générale adhésion) ; c'est grâce [p.381] à lui que depuis quatre années elle a surmonté les plus graves désastres qu'un pays puisse subir; c'est à lui que, par vos récentes décisions, vous avez confié l'avenir. Vous n'avez pas oublié ce que peut coûter à un pays l'abandon de ses libertés (Applaudissements à gauche et au centre), ce sera l'honneur de cette Assemblée de les avoir rétablies et respectées. (Très bien! Très bien!)

» Vous voudrez, Messieurs, par votre modération, les rendre chaque jour plus chères au pays. Prouvons-lui que la plus sûre garantie de l'ordre et de la sécurité, dont il a tant besoin, c'est la liberté. (Bravos, applaudissements à gauche et au centre gauche). Là sont mes plus chers souvenirs et mes convictions. Ne doutez pas de mon dévouement pour en assurer la défense. » (Applaudissements prolongés.)

Déclaration, allocution, deux harangues, deux esprits, l'une sage, mais froide, boudeuse, tournée vers l'autoritarisme et la conservation, l'autre pleine d'entrain, de foi en la liberté, de confiance dans les nouvelles institutions. Sans doute Buffet se sentait chargé de responsabilités qu'Audiffret-Pasquier ne portait pas; il aurait dû tout de même comprendre comme lui qu'un nouveau régime demandait un esprit nouveau, démocratique et libéral.

Au même moment d'autres paroles significatives furent prononcées. Laboulaye, président du centre gauche, célébra l'union des centres, mais sans rompre les alliances de gauche de son groupe. « Nous sommes heureux et fiers de nos nouveaux alliés, mais nous n'oublions pas, nous ne pouvons pas oublier nos compagnons de route. »

Gambetta, le 25 mars, aux funérailles d'Edgard Quinet, indiquait au parti républicain l'esprit de discipline, de patience, nécessaire à son parti qui devrait assumer les charges du Gouvernement. « Sachons répudier, disait-il, les conseils de la force, les conseils de l'exaltation. »

Le vote des lois constitutionnelles créait donc une situation nouvelle en face de laquelle les chefs des divers côtés prenaient position.

La presse s'en saisit et apprécia fort diversement la déclaration ministérielle, la plus importante de beaucoup de ces manifestations.

La République française (17 mars) la jugeait très sévèrement. Pour les républicains, en effet, le vote de la République commandait une orientation toute nouvelle, républicaine, du Gouvernement. « La maladroite déclaration lue par M. Buffet, écrivait-elle, a [p.382] pu laisser croire que rien n'était changé en France et que la même politique allait être suivie... On ne prend pas impunément le contre-pied de l'opinion. La majorité du 25 février avait un devoir à remplir. Il était nécessaire qu'elle fît connaître sa résolution de changer la direction de la politique, au moins en ce qui concerne les partis factieux, qui s'attribuent la licence d'attaquer les institutions nouvelles. » Pour la République française le vote de la République impliquait un Gouvernement de défense républicaine, pour qui l'ennemi ne devait plus être à gauche mais à droite.

Au contraire, pour la presse d'extrême droite, le vote de la République faisait disparaître la cause d'une division qui avait brisé l'union des conservateurs et l'Union applaudissait la déclaration, la politique conservatrice annoncée par la déclaration qui en était la résurrection. Elle remarquait que « le nom même de la République n'avait pas été prononcé ». « Au moment que le nouveau ministère prenait pour la première fois la parole, annonçait une politique nettement conservatrice, la coalition qui a été son berceau devait recevoir un ébranlement soudain. » Elle ajoutait : « La droite n'a pas besoin qu'on lui rappelle ses devoirs envers la société, et envers la France, elle ne se chargera pas de défendre ce qu'elle a condamné, mais personne plus qu'elle ne sera fidèle aux principes sociaux qui se lient à toutes ses doctrines et à toutes ses croyances. »

En même temps le journal légitimiste critiquait vivement l'allocution d'Audiffret-Pasquier et rappelait un discours prononcé par lui en réponse à Gambetta, le 14 décembre 1872, dans lequel il déclarait qu'il ne se consolerait jamais d'avoir été le complice de ses doctrines et dénonçait une fois de plus « la coalition du centre droit et de la République sous la raison sociale : Bocher et Gambetta », qui nous ramenait droit à la politique de 1830 avec le même dessein de plier soit la monarchie, soit la République à leurs convoitises personnelles ».

En définitive, le vote des lois constitutionnelles n'avait pas produit l'apaisement qu'on aurait pu en attendre. A la question du régime se substituait la question de la politique, la politique républicaine réclamée par les uns se heurtait à la résistance des autres, comme précédemment le régime républicain.

Prorogation de l'Assemblée, proposition Malartre. Élections partielles. — Le vote des lois constitutionnelles soulevait d'autres questions que celle de l'orientation de la politique [p.383] gouvernementale. Il en posait quant à la dissolution de l'Assemblée, à l'achèvement de sa tâche et au renouvellement d'ici-là de ses membres.

Il lui restait des tâches importantes à accomplir. Les deux lois constitutionnelles, très incomplètes, exigeaient le vote d'une troisième loi constitutionnelle comblant leurs principales lacunes, et des lois organiques électorales pour les deux Chambres, leur régime électoral ayant été en principe détaché de la Constitution pour faciliter le vote de celle-ci et faciliter les réformes électorales à venir, qui échapperaient ainsi aux règles spéciales des révisions constitutionnelles. Puis l'Assemblée estimait ne pouvoir se séparer sans voter une loi sur la presse, permettant la levée de l'état de siège, et une loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, à laquelle la majorité conservatrice attachait une très grande importance. Naturellement les républicains, pressés de voir fonctionner le régime de leur choix, souhaitaient l'achèvement le plus rapide possible de ce programme, la dissolution de l'Assemblée et la formation des futures Chambres, tandis que les désirs des conservateurs étaient tout opposés.

Cet antagonisme se manifesta particulièrement à l'occasion de deux propositions présentées à l'Assemblée.

Le 15 mars, un député, Malartre, proposa la prorogation de l'Assemblée du 20 mars au 20 mai; les sessions des conseils généraux et des conseils municipaux justifiaient une prorogation, mais son étendue jusqu'au 20 mai pouvait paraître excessif. Malartre la justifiait par la nécessité de donner au Gouvernement le temps et la liberté nécessaires pour élaborer les projets importants qui s'imposaient. L'urgence demandée rencontra une certaine hostilité, la Commission conclut à la nécessité de la prorogation, mais à sa réduction que le Gouvernement accepta et après un débat dans lequel les sentiments des partis contre et pour le nouveau régime se firent jour, la date du 11 mai contre celle du 3 réclamée par la gauche, comme terme de la prorogation, fut adoptée par 402 voix contre 254. Ce fut un succès pour la droite, le débat étant devenu une affaire politique.

L'autre proposition qui provoqua une lutte semblable fut celle de la suspension, ou de la continuation des élections partielles jusqu’à la dissolution de l'Assemblée. Leur suppression avait été proposée trois ans plus tôt par de Melun, puis plus tard par Courcelle, de Meaux et d'autres; cette seconde proposition, adoptée en Commission, avait été rapportée favorablement par A. Giraud en [p.384] décembre1873; après avoir sommeillé longtemps elle fut reprise. La discussion à laquelle elle donna lieu permit aux partis de montrer une fois de plus leurs tendances opposées. Brisson, hostile en principe à une proposition qui aboutissait à fermer la bouche au pays, la jugeait acceptable s'il s'agissait « de presser le jour où le suffrage universel exprimerait sa volonté dans l'ensemble de la France », inadmissible s'il s'agissait « de prolonger l'existence de l'Assemblée en tarissant la source qui l'alimente ».

Le rapporteur la justifia par des considérations théoriques; avec le scrutin de liste les élections pour un siège vacant en faussaient l'esprit, une liste permettait d'associer des hommes connus dans les diverses parties d'un département et représentant diverses nuances d'une opinion; le vote dans tout un département pour un seul candidat n'avait plus le même sens et les mêmes avantages, d'où, disait le rapporteur, le nombre beaucoup plus grand des abstentions dans les élections partielles départementales que dans les élections générales. Mais était-ce de théorie qu'il s'agissait? Si ces raisons étaient bonnes, pourquoi ne les avait-on pas fait valoir avant que la fin de l'Assemblée se présentât ?

Raoul Duval répondit en réclamant des élections générales aussi rapprochées que possible et d'ici-là des élections partielles, dans les dix ou douze départements intéressés, permettant « à la voix de la France de se faire entendre ». Gambetta insista pour demander qu'au préalable « une voix autorisée dit à la tribune dans quel délai on entendait consulter le pays d'une manière générale ». Quant à Madier de Montjau, il déclara que pour aucune cause l'Assemblée ne pouvait arrêter les élections partielles : le suffrage ne lui appartenant pas, elle ne pouvait en disposer.

En réalité, c'était l'intérêt politique qui inspirait aux partis leur attitude sur cette question d'intérêt secondaire qui ne fut pas tranchée, le rapport n'ayant pas été déposé au 20 mars, quand l'Assemblée se sépara. L'intérêt qu'elle présente est de prouver qu'après le vote de la République, les partis luttent pour hâter ou retarder l'avènement du nouveau régime. Le Gouvernement et l'ancienne majorité gardent leur attitude de résistance. L'habileté aurait consisté à adopter la République, pour y jouer son rôle au lieu de la bouder vainement et de s'en faire exclure comme son ennemi.

Discours de Gambetta à Belleville, 26 avril 1875. Prise de possession de la Constitution et de la République. — Combien [p.385] plus politique et plus habile est l'attitude que prend Gambetta, grand chef des républicains. Il va s'emparer de la Constitution et de la République qu'elle consacre en s'en faisant l'apologiste et l'immédiat défenseur.

Et c'est à Belleville, dans son fief électoral, terre d'élection du radicalisme, qu'il va, le 26 avril, prononcer, en une réunion privée mais qui compte plus de 2.000 auditeurs, avec le plus retentissant de ses discours, l'éloge enthousiaste de la Constitution ébauchée.

Il ne craint pas de rappeler ses déclarations et ses engagements de 1869 vis-à-vis de ses électeurs. Il déclara que « le contrat tient toujours ». On lui conseille de rompre avec Belleville, « de couper sa queue ». Il en repousse l'idée.

Il rappelle la marche des événements. « La tentative audacieuse, effrontée de la restauration de la monarchie dite légitime », balayée par la répulsion de l'opinion publique dont personne ne voulait, pas même l'armée « dont les chassepots seraient partis tout seuls ». L'échec d'une « autre monarchie » à laquelle le régime bizarre appelé le septennat devait servir de « paravent » et qui a assez duré pour, dans l'inquiétude du pays, « ramener les hommes et le parti » qui constituent le plus honteux comme le plus sinistre péril qui puisse menacer la France !

D'où danger immense. Eh! bien, « c'est pour refouler les coupe-jarrets du despotisme que l'on fit appel à la République ». On constitua donc « une majorité d'honnêtes gens, de citoyens dévoués » qui se sont fait des sacrifices d'opinion, des concessions de positions, des ajournements d'espérances. Et, « par horreur du césarisme, cette hideuse lèpre qui menaçait de nouveau d'envahir la France, on se décida enfin à écouter la voix du suffrage universel ».

Tout ce début était destiné à faire accepter la Constitution comme ayant été imposée par la nécessité pour éviter une catastrophe nationale.

N'ignorant pas les critiques du radicalisme à son endroit, il y répondait : les sociétés « ne vont pas d'un seul bond à la perfection »; le « progrès est une œuvre de temps et de patience »; il avait fallu obtenir même de dissidents « un pacte avec la République », organiser hâtivement des pouvoirs sans examen ni coordination très minutieux, « l'œuvre valait peut-être mieux qu'on ne croyait; elle offrait des instruments nouveaux d'affranchissement à la démocratie républicaine ». Et, ces préliminaires posés, Gambetta présentait [p.386] les deux institutions qui pouvaient susciter le plus d'objections, le Président de la République et le Sénat.

Il attribuait au Président une « bonne origine » parce qu'il « n'émanait plus de la nation » et ne pourrait se présenter « comme supérieur et antérieur aux représentants du pays ». « Électif à temps, obligé à enregistrer les volontés des Assemblées et à promulguer les lois qu'elles feront, responsables devant elles... il est un président, il n'est ni un monarque en expectative, ni un prince qui s'apprête à revêtir la pourpre césarienne. »

Quant au Sénat, « préoccupation générale de l'opinion », il ne ressemble ni au Sénat romain, ni à la Chambre des pairs d'Angleterre, ni aux Sénats des deux Empires. Et Gambetta, montrant de quel corps électoral il sort, s'écrie : « Quel admirable instrument d'ordre, de paix, de progrès démocratique cette intervention de l'esprit communal dans le règlement des affaires politiques peut procurer à la France. » Il déclare que le Sénat représente ce qu'il y a de plus démocratique en France, ce qui constitue les entrailles mêmes de la démocratie : l'esprit communal, c'est-à-dire les trente-six mille communes de France. »

Et dans son enthousiasme, Gambetta, jadis l'adversaire comme tout son parti des deux Chambres, qui a voté l' « élection du Sénat au suffrage universel direct », qui sous l'Empire opposait la province esclave à Paris la Ville Lumière, se lance dans un éloge sans mesure des paysans et des communes. Jusqu'ici tenues en tutelle, elles n'étaient qu'une poussière; on en a fait de véritables personnes morales, on les a agrégées, cimentées. Le choix des délégués les éveillera à la vie politique, tous les délégués réunis au chef-lieu échangeront leurs idées, il se fera « un travail d'éducation amicale et mutuelle » qui « contribuera à répandre partout la lumière, à élargir les idées de tout le monde ». « Quel meilleur moyen d'éducation, de propagande, de prosélytisme à l'usage du suffrage universel ! » « Oui, je le dis avec joie, les paysans de France tiennent leurs destinées entre leurs mains. Ils sont les premiers artistes des destinées de la nation. » Et Gambetta, dans un accès de lyrisme dont l'expérience fait sourire aujourd'hui, de s'écrier : « Voyez ces communes éveillées à la vie politique, se groupant, se réunissant, s'informant, délibérant, déléguant leurs hommes; ceux-ci s'assemblant au chef-lieu du département, faisant prévaloir leurs volontés, lesquelles seront le jour de l'élection ce qu'elles auront été la veille. Après l'élection que va-t-il sortir des urnes? Un sénat? Non, citoyens, il en sortira le [p.387] grand conseil des Communes françaises ! Oui le grand conseil des Communes françaises, tel est le nom qu'il convient d'adopter... non ce n'est pas un sénat à l'usage des monarchistes, un sénat à l'ancienne mode. » Et sur le même ton de prophète Gambetta montrait les délégués revenant dans leurs communes et y apportant « le grand secret de la politique démocratique », à savoir la compréhension de la valeur du bulletin de vote, qui permet « de changer, sans révolution,... par la simple manifestation de sa volonté, le cours des choses ».

Gambetta concluait à l'excellence du Sénat, mais pour cela il fallait « de l'activité, encore de l'activité, toujours de l'activité ». Il fallait qu'un siège de sénateur ne fût pas « comme une espèce de récompense, que l'on donne à la fin d'une carrière honorablement parcourue ». Il fallait lutter contre la réaction, qui enverrait au Sénat, sa « dernière place d'armes », « ses têtes de colonne ».

Pour cette lutte, Gambetta prêchait la sagesse à la démocratie. « Il faut à notre démocratie désormais toute-puissante, du travail, de l'étude, de la patience. Il lui faut surtout de la prudence politique... notre démocratie doit apprendre à se gouverner elle-même... à ne vouloir rien obtenir que du temps et des progrès de la raison. » Pour cela, Gambetta faisait appel au paysan, grand espoir de l'avenir. Quand le « paysan sera arrivé à la véritable conception de la souveraineté, ce jour-là là République sera indestructiblement fondée ». Il n'oublie d'ailleurs pas l'ouvrier de la ville, ni le petit propriétaire, ni le bourgeois, il veut « la fraternelle alliance du prolétariat et de la bourgeoisie ».

Ce sera la base des institutions nouvelles. D'ailleurs la Constitution est perfectible, elle est révisable, il ne l'aurait pas votée sans cela. Sans doute les monarchistes espèrent en profiter, mais ils ont été impuissants pour faire la monarchie même quand ils avaient les cinq sixièmes de la majorité, et déjà un bon nombre se sont ralliés au drapeau de la République. S'ils se rallient sincèrement, il faudra leur faire une place dans la composition du Sénat, « le Sénat en sera meilleur ».

Et Gambetta accentue encore sa note de modération et de libération par un couplet sur la laïcité : « Les affaires religieuses sont affaires de conscience et par conséquent de liberté... Nous ne sommes pas des théologiens, nous sommes des citoyens, des républicains, des politiques, des hommes civils, nous voulons que l'État nous ressemble et que la France soit la nation laïque par excellence... Je le [p.388] dis et je le répète, ce que nous voulons c'est la liberté partout et en premier lieu la liberté de conscience assurée pour tous. »

En finissant, Gambetta en revient à l'éloge de la Constitution. Il ne faut pas « médire de la Constitution » ni « railler le Sénat ». « Je vous engage à saluer avec moi l'aurore de la République, qu'il nous appartiendra, je l'espère, de faire aussi grande et glorieuse que nous l'avons toujours souhaitée. »

Accueilli par des salves répétées d'applaudissements aux cris de « Vive la République! », ce discours montre toute l'évolution et toute l'habileté politique de Gambetta. L'homme du programme de 1869, qu'il rappelle, l'homme de Tours et de Bordeaux, si dominé par l'esprit de parti, le ministre insurgé contre le Gouvernement de la Défense nationale, le « fou furieux » de Thiers, ne se reconnaissent plus dans l'opportuniste, qui vante la Constitution élaborée par une Assemblée conservatrice, si opposée aux principes traditionnels du parti républicain.

Cette nouvelle attitude, Gambetta l'a prise parce qu'il a fort bien compris que, pour être le maître dans le régime qui s'inaugure, il faut s'en faire le champion, se présenter en conservateur de l'ordre nouveau, qui est la République, de manière que ses adversaires politiques apparaissent comme des révolutionnaires, et la lutte contre eux comme la défense légitime de ce qui est et représente le droit.

Le discours de Belleville et l'opinion. — Ce discours ne pouvait pas manquer d'avoir un très grand retentissement. Toute la presse lui accorda la plus grande importance et en comprit le sens.

Le Rappel, évoquant l'intransigeance de Gambetta en face de l'Empire, approuve sa politique de transaction « vis-à-vis d'une autorité légitime »; « d'ailleurs la politique n'est généralement qu'une suite ininterrompue de transactions plus ou moins heureuses ». « Un Sénat peut être un obstacle à la démocratie, mais il peut aussi devenir son auxiliaire. » Merveilleuse conversion du journal radical.

Le Siècle ne loue pas moins « l'orateur républicain qui a mis en relief les avantages que la démocratie est appelée à retirer des lois constitutionnelles ».

Le Temps voit dans l'accueil que Belleville a fait au discours la preuve que l'œuvre d'apaisement s'y accentue comme dans le milieu parlementaire.

Pour les Débats de même, l'adhésion des républicains les plus [p.388] avancés à la Constitution telle qu'elle est, est un fait aussi important que nouveau.

Le Moniteur universel comprend que Gambetta a voulu familiariser les conservateurs avec son parti. « Le discours de Belleville est d'un homme véritablement politique. »

L'Ordre lui-même loue Gambetta d'avoir prêché aux indisciplinés eux-mêmes « son nouvel évangile, qui consiste à imposer à la démocratie la patience et l'abnégation ».

L'Union voit dans ce discours la suite « de l'œuvre savante, diplomatique et féconde du 25 février », « de la pleine dissolution des partis ». « Gambetta s'est levé, laissant là les puritains de la République radicale, et il s'en est venu planter son drapeau de républicain parlementaire aux abords du Gouvernement actuel, comme maître d'y entrer à son heure. »

Ainsi les journaux de toutes nuances signalaient bien la grande portée du discours et de l'évolution de son auteur, sans mesurer pourtant peut-être encore suffisamment la force que donnerait aux partis de gauche l'attitude de défenseurs de la Constitution, de défenseurs de la République.

Tergiversations de l'Assemblée. Nouvelle commission des Trente. Alternatives. — Toutes les fins de régimes ou d'assemblées sont des plus pénibles. Mettre fin soi-même à ses pouvoirs sans savoir si on les retrouvera suppose de l'abnégation. La Constituante, la Convention, les Conseils du Directoire, l'Assemblée constituante de 1848 avaient déjà donné l'exemple de fins peu glorieuses, l'Assemblée nationale de 1871 le renouvela.

Ses membres reprirent leurs séances le 11 mai, rapportant pourtant de la province la certitude que la mise en marche des institutions nouvelles s'imposait. Le président de l'Assemblée, pour hâter ses travaux, avait fait dresser le tableau des dernières lois à voter. Le 11, Girard déposa une motion en faveur du vote rapide de la loi électorale pour la Chambre des députés et de la fixation des élections au dernier dimanche d'octobre.

Le 12, Clapier déposa le rapport sur la proposition Courcelle pour la suppression des élections partielles, à raison de « la perspective d'élections générales à brève échéance ». Wolowsky proposa un amendement pour qu'elles aient lieu au mois d'août, si à cette date celle des élections générales n'était pas fixée. Mais l'Assemblée vota purement et simplement leur suppression « jusqu'aux élections générales », [p.390] ce qui constitua un des derniers succès de la majorité conservatrice, qui se soustrayait ainsi aux désaveux du suffrage universel. C'était d'ailleurs une très fâcheuse résolution. La majorité manifestait ainsi sa méfiance vis-à-vis de lui, l'indisposait contre elle et fournissait une nouvelle arme à ses adversaires.

L'Assemblée fut ensuite saisie d'une proposition Calmon en faveur du vote dans la session des lois constitutionnelles complémentaires, de l'élection des soixante-quinze sénateurs inamovibles et de la fixation des dates des élections de la Chambre et du Sénat. Elle fut repoussée. Mais le 5 juillet les chefs des groupes décident qu'avant le 15 août les lois constitutionnelles complémentaires, dont Dufaure a déposé le projet le 18 mai, seront votées, que les inamovibles seront élus dans les premiers jours d'octobre, que la dissolution et les élections législatives auront lieu avant le 1er janvier.

Le 28 mai furent élus les membres d'une nouvelle Commission pour l'étude des projets Dufaure, l'ancienne s'était discréditée par ses lenteurs, son opposition au régime républicain, son insuffisance dans les débats constitutionnels. Pour cette élection le groupe Lavergne, dissident du centre droit, s'unit aux groupes de gauche, si bien que vingt-six membres furent d'abord élus parmi ces groupes. Quatre membres furent ensuite pris dans l'ancienne majorité. Ce qui donna : un membre de l'Union républicaine, six de la gauche républicaine, douze du centre gauche, sept du groupe Lavergne, trois du centre droit, un de la droite modérée. C'était un renversement absolu par rapport à l'ancienne Commission des Trente. La désunion, le défaut d'entente et de tactique de la droite et du centre droit avaient conduit à cet humiliant résultat; leurs quatre élus songèrent même à donner leur démission, tant la situation était pénible pour eux.

L'ancienne majorité eut pourtant encore l'occasion de se regrouper et de l'emporter. Ce fut d'abord pour le vote de la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, qui fut âprement discutée en troisième lecture du 5 au 17 juillet, Jules Ferry et Gambetta étant ses principaux adversaires, Chesnelong et Mgr Dupanloup ses plus énergiques défenseurs. Elle fut votée par 316 voix contre 266. Ce fut ensuite dans les débats concernant l'élection de la Nièvre, affaire restée en suspens. Buffet posa la question de confiance et obtint 444 voix contre 2, la gauche s'abstenant. Quand la question du régime ne la divisait pas, la majorité conservatrice gardait donc jusqu'au bout toute sa force.

[p.391]

II

LOI CONSTITUTIONNELLE DU 16 JUILLET 1875 SUR LES RAPPORTS DES POUVOIRS PUBLICS

La première œuvre qui s'imposait à l'Assemblée avant de se séparer était de compléter les deux lois constitutionnelles des 24 et 25 février par une nouvelle loi constitutionnelle et par des lois électorales pour la Chambre et le Sénat.

La loi du 25 février particulièrement, avec ses seuls neuf articles, était tout à fait insuffisante. Elle laissait de côté de très graves questions. Pour aboutir à faire quelque chose on s'était résigné, vu la difficulté des circonstances, à faire peu de chose.

Pour compléter ces embryons de Constitution on avait remis à plus tard le travail complémentaire nécessaire, comptant sur l'apaisement des esprits et la résignation des vaincus. C'est ce qui explique que le ministère ne déposa que le 18 mai le projet de la troisième loi constitutionnelle. L'apaisement des esprits était encore très relatif, les discussions au sujet de la Commission, qui devait en connaître, le prouvaient surabondamment. Les divisions des partis dominèrent donc l'élaboration de la loi. De là la réduction encore au minimum de ses dispositions et de sa délibération.

Analyse sommaire de la nouvelle loi, brièveté, lacunes, désordre. — La loi nouvelle pour compléter les neuf articles de celle du 25 février n'en compta elle-même que quatorze dont voici le bref aperçu :

Les articles 1 et 2 règlent les sessions, réunions et convocations des Chambres.

L'article 3 prévoit l'élection d'un nouveau Président à l'expiration normale du mandat, ou à la suite du décès, ou de la démission du Président en exercice.

L'article 4 déclare illicite, sauf exceptions prévues, les réunions d'une Chambre siégeant seule.

L'article 5 prévoit la publicité des séances des deux Chambres.

L'article 6 vise les messages du Président aux Assemblées, l'entrée dans celles-ci des ministres et leur droit d'y parler.

L'article 7 réglemente la promulgation des lois par le Président et consacre son droit de demander une nouvelle délibération.

[p.392]

L'article 8 définit les droits du Président et des Chambres en matière de traités.

L'article 9 définit leurs droits concernant les déclarations de guerre.

L'article 10 rend les Chambres juges de l'éligibilité et de la régularité des élections de leurs membres, dont elles seules peuvent recevoir la démission.

L'article 11 attribue aux Chambres l'élection de leurs bureaux, celui du Sénat formant, le cas échéant, celui de l'Assemblée nationale.

L'article 12 prévoit la mise en accusation devant le Sénat du Président et des ministres, et sa compétence pour juger les attentats contre la sûreté de l'État.

L'article 13 proclame l'immunité des sénateurs et des députés à raison de la profession de leurs opinions et de leurs votes.

L'article 14 enfin soumet leur arrestation et les poursuites contre eux en cours de session à l'autorisation de leur Assemblée.

Les lacunes de cette loi sautent aux yeux. A ne prendre que le pouvoir exécutif, elle ne dit rien du rôle respectif du Président et des ministres, du choix et de la nomination des ministres, de leurs réunions et délibérations, du rôle du Président du Conseil même pas nommé, de la mise en œuvre de la responsabilité parlementaire, interpellations, questions, enquêtes. Tout ce qui concerne en somme le jeu du parlementarisme, fondement de l'ordre politique adopté, est laissé à l'usage.

On relèverait d'aussi graves lacunes touchant la révision de la Constitution, ou la Haute Cour de Justice, ou les pouvoirs respectifs des deux Chambres quant au budget.

Le désordre de la nouvelle loi est aussi manifeste que ses lacunes. Après les deux articles sur les réunions des Chambres, l'article 3 vise l'élection du Président, et l'article 4 interdisant les réunions des Assemblées hors des sessions semble se rattacher aux deux premiers, puis les articles 5, 10, 11, 13 et 14 visent les Assemblées, sans ordre d'ailleurs, alors que les articles 6, 7, 8, 9 et 12 s'occupent, à leur traverse, du Président et des ministres.

Œuvre incomplète, œuvre désordonnée, à ne la juger que de l'extérieur, telle apparaît la loi du 16 juillet 1875. Comme sa devancière, celle du 25 février, elle avait pourtant été préparée par un juriste réputé. Ces caractères, ces défauts proviennent sans doute des conditions dans lesquelles toutes deux ont été préparées et délibérées, [p.393] des divisions, des hésitations, des contradictions qui régnaient alors dans les esprits et dans les partis.

Élaboration de la loi du 16 juillet 1875. — Les conditions dans lesquelles cette loi fut élaborée font comprendre son désordre et ses lacunes.

Quand le projet est déposé par Dufaure, le 18 mai, il est accompagné naturellement d'un « exposé des motifs ». D'un homme comme lui on pouvait attendre un exposé méthodique, faisant comprendre l'ensemble de la loi, ses principes, leurs conséquences, et donnant de sérieux arguments en faveur de ses dispositions.

A sa lecture, on éprouve au contraire une profonde déception. Une introduction rappelle seulement ce qui a été établi en février et ce qu'il reste à faire, mais on n'y trouve ni vue d'ensemble, ni principes. Après quoi sept paragraphes abordent les différentes matières réglées par la loi et l'auteur explique : «Chacune des dispositions que nous proposons a ses antécédents dans quelques-unes des dispositions si variées qui depuis près d'un siècle ont régi notre pays. Nous avons donc très peu de chose à dire pour vous les expliquer ». Il y aurait pourtant à dire pourquoi on a pris plutôt celles-ci que d'autres et comment ces institutions provenant d'origines variables peuvent faire un tout assez cohérent pour ne pas se contredire ou se combattre.

Prenons un de ces paragraphes, le premier : « Durée des sessions, convocation, prorogation des Chambres ». Dufaure déclare que le problème est celui de la permanence ou de la non-permanence des Assemblées, qu'on a adopté le second système, que le premier ne se justifie que dans des circonstances exceptionnelles, anormales, révolutionnaires; que « l'exemple de tous les pays constitutionnels » dispense de tout examen. Il en conclut qu'une session ordinaire de cinq mois suffit « pour donner aux représentants du pays le temps d'apprécier sa situation politique et d'apporter à sa législation les améliorations qu'elle réclame », puis il donne quelques détails sur la date d'ouverture et sur la clôture de la session, rien sur le droit d'ajournement du Président, quelques mots sur la simultanéité des sessions des Chambres, et c'est tout. Autant dire que rien n'est exposé ni justifié.

Et c'est ainsi pour les sept paragraphes de l'exposé des motifs, quand ce n'est pas moins encore. Par exemple sous le titre « Dispositions diverses » il vise les articles 9, 11, 13 et 14 et se borne à dire : [p.394] « Les articles suivants reproduisent des règles déjà consacrées dans la plupart des Constitutions », il en signale l'objet et s'arrête là.

Quant à tout ce que la loi a laissé de côté, on n'en explique pas le silence et comment il pourra être comblé.

On peut dire que cet « exposé des motifs » n'exposait rien. Et cela prouve que le travail des auteurs de la loi, de Dufaure tout le premier, a été bâclé. « En finir! » Cela seul importait et on aurait pu ajouter « et n'importe comment! »

Rapport de Laboulaye. — Si l'analyse de la loi et de l'exposé des motifs qui en accompagnait le projet nous a montré la précipitation et l'insuffisance du Gouvernement dans la préparation de la nouvelle loi constitutionnelle, nous pouvons, surtout par la lecture du rapport de Laboulaye, au nom de la Commission élue les 25 et 26 mai pour l'étudier, porter le même jugement sur le travail de la Commission et celui de son rapporteur. Que son rapport eût été présenté dès le 7 juin, c'est tout d'abord la preuve que la Commission et lui-même ont rempli leurs tâches avec une excessive précipitation. Douze jours seulement, du 26 mai au 7 juin, pour étudier une loi d'ordre constitutionnel, touchant, dans ses quatorze articles, à de si grosses et si difficiles questions et pour présenter en un rapport les délibérations et les résolutions de la Commission, c'est manifestement insuffisant, c'est la preuve d'un travail superficiel et hâtif.

Laboulaye a voulu expliquer et justifier cette rapidité choquante. « Dans la Commission, a-t-il écrit, la loi ne pouvait prêter à de longues discussions », parce que « la plupart des articles que nous vous proposons de voter sont empruntés à nos Constitutions antérieures. Ce sont des règles qui depuis longtemps nous sont connues et qui forment en quelque sorte le droit commun de tous les peuples libres ». Mais ces règles empruntées à des régimes divers présentaient un ensemble nouveau, qu'il fallait apprécier, l'expérience des unes ou des autres était loin d'être concluante, certaines étaient en régime républicain au moins de véritables innovations. Ces paroles de Laboulaye étaient plutôt un aveu qu'une justification de la hâte de la Commission.

Pour certaines des règles adoptées, Laboulaye en reconnaît d'ailleurs la nouveauté, du moins en régime républicain. Par exemple, celles qui consacrent le droit pour le Président de convoquer, de proroger et d'ajourner le Parlement, sont « des usages, dit-il, de la monarchie constitutionnelle », en République les Assemblées, [p.395] déléguées de la souveraineté, étant permanentes « de droit ». Et il rapporte que dans la Commission on s'est demandé, à ce sujet, « si on ne poussait pas trop loin l'imitation du régime monarchique... s'il n'y avait pas quelque danger à laisser la France pendant sept mois (entre deux sessions ordinaires) entre les mains d'un Président délégué des Assemblées et détenteur passager du pouvoir exécutif ». Mais il nous révèle pourquoi la Commission ne s'est pas arrêtée à ces objections et pourquoi elle a adopté ces règles : c'est parce que a désireuse de s'entendre avec le Gouvernement elle est convaincue qu'en ce moment la France nous demande d'éviter toute querelle et de terminer au plus tôt notre œuvre constitutionnelle ».

En finir! C'est le mot d'ordre suprême. Donc plus d'études, de débats. Pourtant Laboulaye juge nécessaire de donner de la non-permanence du Parlement une raison plus sérieuse que la nécessité de ne pas discuter. Il dit donc qu'il n'est pas « nécessaire de tenir une nation toujours en haleine », que « l'opinion finit par se lasser des discussions et des rivalités parlementaires », « qu'on se fait regretter quand on n'est pas là ». Il semble qu'il considère les sessions parlementaires comme des saisons théâtrales destinées à distraire ou à occuper l'opinion publique. Il y avait mieux à dire, et que Laboulaye se soit borné à cela c'est la preuve de la légèreté de son travail.

Il n'est d'ailleurs guère plus profond quand il justifie l'amendement de la Commission consacrant le droit pour un tiers des membres des Assemblées d'en provoquer la convocation au cours de leur prorogation.

Même superficialité, par exemple, au sujet de la réunion du Sénat au cas d'une élection présidentielle se présentant après la dissolution de la Chambre des députés rendant impossible la réunion immédiate du Congrès. « Il est entendu, dit Laboulaye, que le Sénat n'a qu'un pouvoir d'intérim et qu'il ne peut faire aucun acte législatif. » Mais quel « intérim » fait-il donc? Laboulaye n'a donné qu'une formule vide, qui n'est pas une réponse.

Le droit du Président de demander, après le vote d'une loi, une nouvelle délibération, ne pouvait pas ne pas retenir spécialement son attention. Ce droit était emprunté à la Constitution américaine, dont il était le commentateur attitré. Mais aux États-Unis la loi doit être votée à la majorité des deux tiers, quand elle repasse ainsi devant les Chambres, et c'est cette exigence qui donne au droit du Président toute son efficacité et le projet ne contenait pas cette exigence du vote par les deux tiers. Il fallait le justifier. On est étonné de voir [p.396] Laboulaye le faire en présentant notre Président comme beaucoup plus armé « contre les envahissements du pouvoir législatif » que celui des États-Unis parce qu'il dispose des droits d'ajournement, de prorogation et de dissolution. Oubliait-il que le Président américain est le chef effectif du Gouvernement, qu'il s'impose à ses ministres et que ceux-ci ne sont pas responsables devant les Chambres? N'est-ce pas là une nouvelle preuve de la légèreté et sans doute de la rapidité excessive avec laquelle il a rédigé son rapport?

On peut donc conclure que la loi du 16 juillet, établie hâtivement par le Gouvernement, n'a pour ainsi dire pas été étudiée par la Commission et que le rapport présenté au nom de celle-ci a été rédigé avec la même rapidité et la même insuffisance. Ce n'est certes pas là qu'il faut chercher de sérieux éclaircissements en face des textes incomplets ou obscurs de la loi.

Les trois délibérations de la loi du 16 juillet 1875. — Dans ses trois délibérations l'Assemblée n'apporta pas à l'étude de la loi plus de soin ni d'attention. «En finir, et le plus vite possible! » fut le seul sentiment qu'elle manifesta sérieusement. Jamais l'esprit général de la loi, la coordination de ses dispositions, leurs lacunes, ni leurs avantages ou leurs inconvénients ne furent présentés ni discutés.

PREMIÈRE DÉLIBÉRATION. — C'est le 21 juin que s'engagea la première délibération, délibération générale sur l'ensemble de la loi, sa portée générale.

Louis Blanc prit le premier la parole. Il s'attaqua presque exclusivement au caractère monarchique de la Constitution, aux pouvoirs du Président contraires aux principes républicains. « La nation dans une République étant la souveraine, la loi étant l'expression de sa volonté, les législateurs étant ses mandataires, toute atteinte portée au pouvoir législatif est une atteinte portée à la souveraineté même de la nation. » « Est-il dans la nature des choses que le pouvoir exécutif dans l'État domine le pouvoir législatif? Autant vaudrait dire qu'il est dans la nature des choses que dans le corps humain le bras domine la tête. » C'est le dogme de la suprématie du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif. Aussi Louis Blanc condamne-t-il tous les droits reconnus au Président vis-à-vis des Chambres : convocation en sessions extraordinaires, prononciation de la clôture des sessions, ajournement au cours de celles-ci, dissolution, affranchissement du contrôle parlementaire du Gouvernement pendant sept [p.397] mois. Il critique particulièrement l'exigence d'une demande de la majorité des membres des Assemblées pour leur convocation dans l'intervalle des sessions. Réunir cette majorité quand les membres sont séparés lui parait chose impossible.

Et Louis Blanc en revient à sa thèse : « Nous avons un roi moins l'hérédité, différence qui n'est pas, pratiquement parlant, très notable dans un pays où il n'y a pas eu depuis un siècle un empereur ou un roi qui ait laissé le trône à son fils. »

« On dit, ajoute Louis Blanc, gardez-vous de la logique à outrance; et moi je dis : gardez-vous de l'illogisme à outrance. »

Toutes les révolutions d'ailleurs sont venues de la lutte de l'exécutif et du législatif, les pays calmes comme l'Angleterre sont ceux où la subordination de l'exécutif au législatif est le fait acquis. Quant aux États-Unis, Louis Blanc affirme que les pouvoirs du Président y sont beaucoup moins considérables. « C'est l'esprit monarchique qui gouverne la France à l'heure actuelle », s'écriait-il, s'appuyant sur l'administration qui est celle du 24 mai, sur la nomination des maires par le Gouvernement, sur le maintien de l'état de siège, sur la suppression des élections partielles, sur la loi concernant l'enseignement supérieur. Et il s'élevait contre l'idée qu'il fallait faire œuvre de transaction. « Sacrifier à je ne sais quelle combinaison éphémère de couloir l'intérêt permanent, l'intérêt suprême de la paix publique, dans l'avenir, n'est-ce pas faire passer la petite sagesse avant la grande? »

Cette critique n'était-elle pas trop générale et peu démonstrative et ne visait-elle pas plus la Constitution dans son ensemble que la loi présentée à l'Assemblée?

Semblable fut le discours de Madier de Monjau. « Ce que vous nous proposez, disait-il, ce n'est pas la République, c'en est la négation, c'est la monarchie déguisée. » Il voyait dans le droit pour le Président de demander une nouvelle délibération un veto absolu, prétendant qu'il pourrait renouveler cette demande indéfiniment, ce qui montrait une bien faible compréhension de la loi.

Il s'élevait contre la réduction à cinq mois de l'activité du Parlement, ce qui révélait bien de la faiblesse dans la prévision de l'avenir.

Il érigeait le Parlement en pouvoir suprême : « Vous êtes la tête, le grand pouvoir, disons même la puissance unique puisque toute autre dérive d'elle. » Il ne faisait du pouvoir exécutif que « le mandataire, le délégué de l'Assemblée », son « subordonné », et s'élevait [p.398] contre l'idée d'en faire un « pouvoir fort ». « Ce que nous voulons, nous, c'est la souveraineté du peuple, ce que vous voulez, ce n'est pas la démocratie. »

Et reprenant l'histoire de la Constitution, il protestait parce qu'elle s'était faite par morceaux, le vote d'une partie rendant obligatoire le vote de la suite sans qu'on l'ait prévue et il s'écriait : « Montrez-nous tout de suite le fond de votre sac. »

On annonçait la dissolution, les élections, mais dans quelles conditions se feraient-elles? Elles n'étaient pas sûres dans cette incertitude.

C'était donc encore sur la question du régime que ce second discours comme le premier, avait porté, et non, à proprement parler, sur la loi en discussion. Il ne faisait que présenter une fois de plus la conception radicale de la République.

Le vice-président du Conseil et le rapporteur se crurent obligés à répondre à ces dissertations.

Buffet reconnut que les « objections de Louis Blanc, de son point de vue, étaient irréfutables », que les lois constitutionnelles étaient « la négation de ses principes constitutionnels ».

Mais ce n'était pas en partant d'un principe abstrait qu'on avait établi les attributs du pouvoir exécutif. « Nous nous sommes demandé quels étaient pour le pouvoir exécutif en France à l'époque actuelle les attributs qui lui étaient indispensables pour accomplir efficacement sa mission. »

Il montrait le grand rôle que le Gouvernement avait en France de par nos institutions, nos mœurs, les nécessités et les besoins du pays et concluait : qu'il fallait « entre l'étendue de ce pouvoir, immense en France, et ses attributions constitutionnelles, une certaine harmonie ». C'est ce qu'on avait cherché à établir. « Nous n'avons demandé, ajoutait-il, pour le Président de la République que le minimum des attributions qui lui sont nécessaires. »

Laboulaye à son tour répondait : « On nous reproche de ne pas faire la République », mais, » il y a autant de formes de République qu'il y a de formes de Monarchie. La nôtre n'est pas celle de M. Madier de Monjau. » « Si sa République à lui pouvait triompher, il n'aurait peut-être pas ce que notre République lui donnera : le droit de vieillir et de mourir en paix dans sa patrie. »

Sophisme d'autre part que de dire : « Les députés sont les représentants de la nation, ils sont la nation. Ils le sont dans la fonction législative, les juges le sont quant au pouvoir de rendre la justice, [p.399] le pouvoir exécutif peut être également le représentant du pays. Ce qui menace la souveraineté c'est un pouvoir unique à qui elle est déléguée.

D'ailleurs la Constitution est une œuvre de compromis et Laboulaye énumère les concessions qu'il a faites pour la voter : « Nous nous sommes résignés parce que nous voulons rendre à la France sa souveraineté. » Puis : « Une Constitution n'est qu'un outil entre les mains d'une nation. Si la France est républicaine cette Constitution nous donnera la République. »

De la Constitution des États-Unis les uns ont dit qu'elle était trop monarchique, les autres qu'elle était trop démocratique, on l'a adoptée parce qu'il fallait aboutir et depuis... Ainsi « les grandes choses ont de petits commencements ». « Le peuple s'attachera à cette République. C'est sa chose. C'est la représentation vivante de la patrie et un jour viendra, je l'espère, où vous-mêmes vous le reconnaîtrez. »

C'était la voix de la raison que ces deux orateurs avaient fait entendre. Leurs discours, comme les précédents, se référaient d'ailleurs aussi peu que les premiers au projet de loi, dont on poursuivait la première délibération. Celle-ci n'avait occupé du reste qu'une partie des séances des 21 et 22 juin.

DEUXIÈME DÉLIBÉRATION DE LA LOI DU 16 JUILLET 1875. — Le 7 juillet s'ouvrit et se termina la deuxième délibération concernant la loi du 16 juillet. Et encore n'occupa-t-elle pas toute la séance! C'était pourtant la délibération sérieuse, celle qui devait porter sur ses quatorze articles, posant des règles de la plus grande importance. On peut donc a priori dire que cette loi ne fut pas, même superficiellement, discutée.

L'effort de ses adversaires porta naturellement sur la non-permanence du Parlement et les droits du Président touchant son fonctionnement.

Sur les articles 1 et 2 Marcou présenta un amendement déclarant les deux Chambres permanentes, s'ajournant elles-mêmes à terme fixé par elles. Une Commission formée de leurs bureaux, de douze députés et de douze sénateurs élus au scrutin secret, ayant pendant leurs vacances, ainsi que le Président de la République, le droit de les convoquer. C'était la pure thèse de la permanence du Parlement comme conséquence de la souveraineté nationale.

Marcou prononça pour la défendre un discours qui est l'expression [p.400] la plus complète de la pure orthodoxie radicale d'alors. En voici le résumé aussi bref mais aussi exact que possible.

Contre la permanence on n'a pas présenté d'objections valables.

Veut-on une République démocratique ou monarchique?

Si la République doit conduire à la Monarchie, on est dans la logique.

Le mal vient de ce qu'elle est née « d'un accord passager entre des républicains de la veille, des républicains de raison et des républicains, ou plutôt des monarchistes qui se sont subitement convertis pour un jour à cette forme de Gouvernement ».

Veut-on progresser vers la République ou rétrograder vers la Monarchie?

Quels pouvoirs n'a-t-on pas donnés au Président? « Il gouvernera la France; il agira et ne répondra pas de ses actes; il sera placé au-dessus de toute critique, de toute attaque. Il planera comme le roi de son Olympe ministériel. Il aura des ministres soumis, dociles, qui seront chargés de porter le poids de la responsabilité ministérielle. » « Est-ce que c'est un Président de droit divin? Est-ce qu'il n'émane pas de cette Assemblée? »

C'est donc lui qui mettra fin à l'activité des Assemblées. Pendant sept mois le pays sera gouverné comme le voudra le Président de la République.

Que dire de son droit d'ajournement? « Vous serez comme des serviteurs cassés aux gages pendant un mois. » « Fermer cette tribune pendant un mois, nous enlever la parole, n'est-ce pas la destruction de la souveraineté? » « La permanence est inhérente à la souveraineté; elle est au corps social ce que l'âme est au corps de l'individu. Vous ne pouvez pas suspendre l'activité de l'âme pendant une minute, sans la nier, sans la détruire; de même pour la souveraineté populaire. »

Marcou admettait pourtant que les Assemblées se missent en vacances, mais ce n'était pas, on l'a vu, sans garanties.

Marcou confirmait sa thèse en montrant l'incertitude de l'avenir. On ne savait pas ce que donnerait le Sénat. On allait se trouver en face de deux civilisations, celle des villes et celle des campagnes. « En présence d'un tel Sénat et d'un Président armé de tels pouvoirs, l'Assemblée sera dans une situation secondaire et précaire. » « Le pouvoir exécutif est trop fort en France, il faut l'amoindrir. »

Telle fut la thèse de l'orateur du radicalisme. Ses prévisions sur le rôle futur du Président, présenté en dictateur de l'avenir, sur la [p.401] brièveté de l'activité des Chambres, sur l'effacement de la Chambre des députés, montrent le peu de bon sens, de sens politique, tout au moins, des théoriciens de ce dogmatisme radical, nourri d'abstractions, sans contact avec les réalités et la vie.

L'échec de l'amendement Marcou, étant données les dispositions du Gouvernement et de l'Assemblée, était plus que certain. Buffet se donna le luxe de le combattre, au risque, en réfutant la thèse radicale, de blesser les républicains modérés qui le soutenaient.

Contre la permanence des Chambres il répondit que, logique avec une Chambre unique investie non seulement du pouvoir législatif mais du pouvoir exécutif et l'exerçant par un délégué, elle ne répondait pas aux conceptions de la loi du 25 février, qui admettait même la dissolution de la Chambre par le Président, loi que Marcou et ses amis avaient votée.

Au danger de coup d'État favorisé par la vacance des Chambres, il répondait qu'il en faisait abstraction, aucune disposition constitutionnelle ne pouvant à coup sûr l'écarter, comme le prouvait l'histoire de la Constitution de 1848, pleine de garanties demeurées vaines.

A la thèse fondamentale du radicalisme de la suprématie absolue du pouvoir législatif il répondait que le pays voulait se sentir gouverné, qu'il réclamait un Gouvernement fort et qu'au bout de quelque temps d'anarchie gouvernementale il serait « disposé à se jeter dans les bras du premier venu ».

A la perspective du pays restant chaque année pendant sept mois sans représentant, il répondait que le Parlement siégerait bien plus de cinq mois, sa tâche le rendant nécessaire, que la session de trois mois de l'Empire avait quelquefois dépassé huit mois.

Après ce discours, mais non sans doute à cause de lui, l'amendement Marcou fut repoussé par 588 voix contre 24.

Beaucoup plus modeste, un amendement Charpin fixait au 20 novembre au lieu du second mardi de janvier l'ouverture de la session ordinaire; c'était afin de rendre plus facile pour les agriculteurs la participation aux travaux des Chambres, l'hiver les libérant de leurs travaux agricoles, la belle saison exigeant leur présence sur leurs terres, idée juste, mais qui n'empêcha pas l'amendement d'être repoussé sans discussion.

Il n'en fut pas de même de l'amendement présenté par de Belcastel : « Le dimanche qui suivra la rentrée, des prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour [p.402] appeler son secours sur les travaux des Assemblées. » Il invoquait la pratique même de l'Assemblée nationale, qui en faisait dire chaque année à la reprise de ses travaux, protestait de son désintéressement puisqu'il travaillait ainsi en faveur d'un régime qu'il n'approuvait pas, et représentait la religion comme la seule puissance qui puisse s'opposer aux révolutions.

Laboulaye, tout en rendant hommage au sentiment qui l'inspirait et en déclarant que « sans la religion il n'y a pas de liberté possible », combattit cet amendement; on ne devait pas lier les Assemblées futures, qui auraient toujours la possibilité de faire dire des prières publiques, si elles le voulaient.

L'amendement fut néanmoins voté par 328 voix contre 246.

Sur l'article 2 le Gouvernement et la Commission, quant au nombre des membres des Assemblées nécessaire pour provoquer la réunion extraordinaire de celles-ci en cours de vacances, se trouvaient en désaccord, la première exigeant la moitié, la seconde se contentant du tiers. La question, le conflit étaient vraiment de bien maigre importance et il y avait certes dans la loi bien des points infiniment plus graves à débattre. Ce fut pourtant l'occasion d'une discussion entre Dufaure et Laboulaye. Celui-ci, d'ailleurs, abandonna la partie, déclarant que la Commission « ne voulait pas en faire une affaire ». Il répondait ainsi au mot d'ordre : « En finir! »

A l'article 3, prévoyant l'élection d'un nouveau président se présentant alors que la Chambre des députés se trouverait dissoute et disant que le Sénat se réunirait « afin de prendre les mesures nécessaires pour assurer la convocation des collèges électoraux », un député, Amat, proposa cet amendement : « Dans ce cas les collèges électoraux seraient aussitôt convoqués et le Sénat se réunirait de plein droit. » Il faisait valoir que le Sénat n'étant pas « une autorité exécutive », il ne lui appartenait pas de convoquer les électeurs. C'était un bel hommage rendu aux purs principes constitutionnels; l'Assemblée vota l'amendement.

Les trois articles suivants, 4, 5 et 6, caractère illicite des séances tenues hors session, publicité des séances des Chambres, message du Président, présence et intervention des ministres dans les Chambres, furent ensuite votés sans débat.

Sur l'article 7 visant le vote d'une loi en nouvelle délibération sur requête du Président, Lefèvre-Pontalis proposa un amendement exigeant le vote à la majorité des deux tiers; mais, après avoir invoqué l'exemple des États-Unis, il le retira. « Puisque, dit-il, un heureux [p.403] accord s'est établi entre le Gouvernement et la Commission sur l'article 2, je me reprocherais de paraître vouloir le troubler sur l'article 7. »

Étrange attitude! Il ne s'agissait plus de la valeur des institutions, mais de l'entente du Gouvernement et de la Commission à ménager, évidemment pour en finir le plus tôt possible.

Après l'article 8 relatif à la conclusion des traités internationaux, sur l'article 9 concernant les déclarations de guerre et exigeant « l'assentiment préalable des deux Chambres », le duc de Larochefoucauld-Bisaccia proposa cet amendement : « Le maréchal de Mac-Mahon, pendant la durée de ses pouvoirs, a seul le droit de déclarer la guerre. » Il faisait valoir la nécessité possible de devancer un ennemi procédant à de dangereux préparatifs et les retards que l'exigence de l'assentiment des Chambres, peut-être hors sessions, pourrait causer. Mais ces raisons étaient valables quel que fût le Président et Laboulaye combattit l'amendement spécialement comme disposition anormale parce que pour un homme. Il fut repoussé par 425 voix contre 163.

Les cinq derniers articles suivants restaient à discuter et à voter à une heure à laquelle l'Assemblée avait coutume d'arrêter ses séances. On décida de les aborder tout de suite et, sur simple lecture, sans commentaire et sans débats, ils furent votés. Il y avait là pourtant des dispositions de la plus haute importance, comme tout ce qui touchait les bureaux des Chambres, la mise en accusation du Président et des ministres devant le Sénat, sa constitution en Haute Cour de Justice pour juger les auteurs d'attentats contre la sûreté de l'État, l'irresponsabilité et l'inviolabilité parlementaires. Toutes ces graves mesures, qui soulevaient les plus sérieuses questions, doctrinales ou d'ordre pratique, aux si grandes conséquences, furent ainsi votées en fin de séance, comme aujourd'hui de simples lois d'intérêt local ou des réformes sociales sur lesquelles tout le monde est d'accord, au pied levé.

On peut dire que d'un bout à l'autre la seconde délibération de la troisième de nos lois constitutionnelles, qui ne dura pas même une séance, ne fut qu'un simulacre de délibération. La consigne « En finir! » fut bien observée.

Le passage à la troisième délibération après une protestation d'Audren de Kerdrel fut voté par 526 voix contre 93.

TROISIÈME DÉLIBÉRATION DE LA LOI DU 16 JUILLET 1875. Encore plus que la deuxième, la troisième délibération de la loi du 16 juillet [p.404] ne fut une délibération que pour la forme. Elle n'occupa qu'une partie minime de la séance du 16 et son compte rendu à l'Officiel tient en moins de trois pages.

Aucune de ses lacunes ne fut signalée, aucune de ses dispositions ne fut combattue. Deux amendements seulement furent présentés et votés.

Le premier, de Lefèvre-Pontalis, sur l'article 2, visant la demande de convocation des Chambres par leurs membres, consistait à ajouter après : « Il (le Président) devra les convoquer... » ces mots : « dans l'intervalle des sessions ». Le but était d'enlever aux Chambres ce droit de se faire convoquer à la suite d'un ajournement. Sans eux, en effet, le Président, après les avoir ajournées, pouvait se voir obligé de les convoquer, ce qui était la suppression de son droit. Laboulaye combattit cet amendement sous prétexte que si la majorité était pour la convocation, elle aurait pu provoquer la chute du ministère. Dufaure le soutint parce que cela confirmait le droit du Président et l'amendement fut voté.

Le second amendement, de Seignobos, se référait à l'élection, au terme normal des pouvoirs d'un Président, de son successeur. Le moment de cette élection n'était pas prévu. Il proposa qu'elle eût lieu, sur convocation du Congrès par le Président, un mois d'avance, ou quinze jours avant l'expiration des pouvoirs du Président. S'il négligeait de convoquer le Congrès, celui-ci se réunissait alors de plein droit. La Commission acceptant l'amendement, il fut voté sans débat également.

La loi du 25 février n'était qu'un rudiment de Constitution; celle du 10 juillet aurait dû être beaucoup plus complète et elle aurait exigé de très sérieuses délibérations; sa brièveté, l'absence totale de discussion approfondie tinrent à la difficulté de maintenir une majorité très précaire et à la hâte d'en finir.

L'opinion publique, la presse vis-à-vis de la loi du 16 juillet. — Pas plus que l'Assemblée, l'opinion publique et la presse n'ont porté grand intérêt à la troisième loi constitutionnelle complémentaire de celle du 25 février.

La lecture des journaux est à ce point de vue déconcertante. Aucun d'eux ne se donne la peine d'exposer, même en gros, l'ensemble de ses dispositions, son sens, sa portée, sa valeur ou ses défauts et ses dangers, et pas davantage de faire connaître la marche des délibérations de l'Assemblée.

[p.405]

Le Temps, le plus doctrinaire de nos journaux, qui se pique d'informer le mieux le public, ne contient aucun exposé ni aucune élude critique de la loi et n'accorde à sa discussion qu'un minimum d'attention.

Le 8 juillet, par exemple, il se borne à signaler l'ouverture de la seconde délibération, qui sera courte parce que le Gouvernement et la Commission sont d'accord, sauf sur un point secondaire. On ne peut craindre pour prolonger le débat qu'un « intransigeant », ou un « prétendant à l'éloquence », « l'opinion de chacun est faite ». Rendant compte de la séance, le journal relève que le discours de Marcou n'était que le manifeste d'un très petit parti, et qu'au bout de cinq minutes la curiosité de l'auditoire était satisfaite. Il blâme Buffet de s'être levé pour répondre à si peu de chose. Il signale par la suite l'amendement Belcastel, soucieux de « vouer la France aux autels »; le discours de Dufaure sur la convocation des Chambres au cours des vacances, la question du droit de déclarer la guerre, qui a fourni au duc de Bisaccia l'occasion de lire un manifeste du parti légitimiste contre l'œuvre du 25 février et en faveur de la monarchie. Après le vote de l'ensemble par 526 voix contre 93, il donne la composition de la minorité : douze extrême gauche, vingt-trois bonapartistes, cinquante-huit légitimistes.

Après la troisième délibération du 16 juillet, le Temps se borne à dire : « Les lois vont vite. Hier on a adopté en troisième délibération et sans discussion la loi des pouvoirs publics par 520 voix contre 84. » Il n'est même pas fait mention de la discussion et des votes dans la « Lettre de Versailles ».

La vérité est que les journaux et la presse ne s'intéressaient qu'à la forme du Gouvernement et aux luttes des partis. Dans le numéro du 18 juillet, si avare de renseignements au sujet de la loi du 16, on trouve de copieux détails sur la discussion qui a eu lieu au sujet de l'élection de la Nièvre, sur les manœuvres bonapartistes, sur les discours de Raoul Duval, de Buffet à ce sujet, sur le vote de l'ordre du jour pur et simple par 444 voix contre 2, la gauche s'abstenant. C'était de la politique, le journal s'y intéresse; il reproche à Buffet d'avoir « abandonné la majorité réelle et éprouvée du 25 février pour la majorité fictive et éphémère du 15 juillet ». Il s'appuiera sur deux majorités alternatives, de gauche pour ce qui concerne la Constitution, de droite pour ses mesures réactionnaires, mais la gauche, qui le ménageait, n'hésitera plus, le cas échéant, à le renverser. Voilà ce [p.406] qui paraît beaucoup plus intéressant que les institutions que l'Assemblée donne à la France avec la loi du 16 juillet.

L'attitude du journal des Débats, doctrinaire lui aussi, est la même. Dans le numéro du 22 juin il déclare qu'il faut s'abstenir de « toute apologie théorique, de toute critique générale du nouveau projet »; aussi critique-t-il vivement les discours de Louis Blanc et de Madier de Monjau. La gauche les a écoutés en silence; elle aurait voulu « déblayer en une seule séance toute cette rhétorique oiseuse ». Le lendemain il blâme aussi le discours de Buffet et loue Laboulaye, qui a montré qu'il y a « République et république ». Mais de la loi, de ses dispositions, de sa valeur et de ses défauts, le journal ne dit rien. Le 8 juillet, lors de la deuxième délibération, le journal ne fait allusion à aucune disposition de la loi. Il rapporte la proposition de proclamer l'urgence de la loi pour supprimer la troisième délibération, heureusement écartée, parce qu'on y aurait vu un escamotage de la loi. Mais l'escamotage ne se pratiquait-il pas à l'Assemblée d'abord et dans la presse encore plus complètement?

Lors de la troisième délibération, les Débats conservent la même attitude, le 17 ils écrivent : « L'Assemblée nationale a réparé en par¬tie la perte de temps de ces derniers jours. Elle a voté sans discussion en première lecture la loi sur l'élection des sénateurs. Puis, après une discussion très courte, la loi sur les rapports des pouvoirs publics. » De la loi elle-même pas un mot dans le journal. Pas de discussion, ou une discussion très courte, dont on ne dit rien d'ailleurs, voilà l'idéal.

Comme le Temps, les Débats du 17 juillet s'étendent sur l'interpellation au sujet de l'élection de la Nièvre. La politique, la lutte des partis dépassent évidemment en intérêt les institutions que la France se donne.

A gauche, dans la République française, par exemple, l'attitude est la même. Qu'on parcoure tous ses numéros jusqu'au 18 juillet, on verra, avec beaucoup d'étonnement, qu'elle ne parle pas de la loi. Ce jour-là, après s'être étendue sur la fameuse interpellation et après avoir signalé que la première délibération de la loi sur l'élection des sénateurs n'a pas donné lieu à discussion, elle ajoute: « Immédiatement on a passé à la troisième délibération de la loi sur les rapports des pouvoirs publics. Les quatorze articles du projet ont été successivement adoptés avec une modification à l'article 2 et un paragraphe additionnel au même article... L'ensemble de la loi a été définitivement adopté par 550 voix contre 82. » Et au sujet de [p.407] cette loi, qui contient des règles constitutionnelles de première importance, c'est tout, il n'en est plus question.

La lecture des autres journaux ne fait que confirmer l'impression qui se dégage de ces citations. L'opinion s'est désintéressée de notre troisième loi constitutionnelle, quand ce n'était plus du régime mais des institutions qu'il s'agissait. La presse, qui ne fait que répondre à son attente, n'a jugé bon ni de lui expliquer la loi, ni de la critiquer, ni de la suivre dans sa discussion. « En finir » pour tous, journalistes, public, comme députés, a été le seul mot d'ordre. Singulière manière de comprendre l'importance de l'organisation, après son instauration, du nouveau régime que la France recevait de ses représentants après plus de quatre ans d'attente!

SECTION III

LOI ORGANIQUE DU 2 AOÛT 1875 SUR LES ÉLECTIONS DES SÉNATEURS

Comme la loi du 25 février 1875, celle du 24 sur l'organisation du Sénat ne contenait qu'un minimum de dispositions. Pour elle aussi une loi complémentaire était donc indispensable. Elle aussi se fit attendre et ce fut le 18 mai que Dufaure en déposa le projet en même temps que celui qui devint la loi du 16 juillet. Le 21, l'Assemblée en vota le renvoi à une Commission spéciale de trente membres qui furent élus ce jour-là et le lendemain. Elle travailla assez vite, si bien que, malgré son importance (29 articles), A. Christophle put déposer son rapport le 23 juin. La première délibération fictive, car il n'y eut pas de discours, eut lieu le 16 juillet, la deuxième se poursuivit les 23, 24, 26 et 27 juillet, la troisième eut lieu le 2 août.

Tout se passa donc pour elle comme pour la loi du 16 juillet, les mêmes causes, dans les mêmes conditions, produisant les mêmes effets.

Analyse de la loi. — Avec ses deux catégories de membres, son corps électoral composite, l'élection première des délégués sénatoriaux, l'organisation des élections sénatoriales était une matière complexe, exigeant une loi étendue.

Analyser ses vingt-neuf articles s'impose, si aride que cela soit.

ARTICLE PREMIER. — Un décret six semaines au moins avant [p.408] l'élection sénatoriale en fixe la date, et celle de l'élection des délégués sénatoriaux au moins un mois avant celle-ci.

ART. 2. — Chaque conseil municipal nomme un délégué sans débat, au scrutin secret à la majorité absolue, sauf au troisième tour. Il nomme en même temps et de même un suppléant éventuel, l'eut être élu tout électeur de la commune, qui n'est ni député, ni conseiller général, ni conseiller d'arrondissement.

ART. 3. — Dans une commune pour laquelle une commission municipale a été nommée, c'est l'ancien conseil municipal qui élit le délégué et le suppléant.

ART. 4. — Le délégué élu et non présent, reçoit du maire, dans les vingt-quatre heures, notification de son élection. Dans les cinq jours il doit donner au préfet avis de son acceptation. En cas de refus, ou de silence, il est remplacé par le suppléant.

ART. 5. — Le procès-verbal de l'élection avec mention de l'acceptation ou du refus, et des protestations, s'il y en a, de la part des membres du conseil, est adressé tout de suite au préfet et affiché à la porte de la mairie.

ART. 6. — Le préfet, dans la huitaine, dresse le tableau des délégués et des suppléants.

ART. 7. — Tout électeur de la commune peut dans les trois jours protester contre la régularité de l'élection auprès du préfet, qui a le droit d'en demander l'annulation.

ART. 8. — Les protestations sont portées devant le conseil de préfecture avec recours au Conseil d'État; si l'élection d'un délégué est annulée il est remplacé par le suppléant, si l'élection du délégué et du suppléant est annulée une nouvelle élection a lieu.

ART. 9. — La liste des électeurs sénatoriaux du département est dressée par le préfet huit jours avant l'élection sénatoriale; elle peut être communiquée à tout requérant et copiée par lui.

ART. 10. — Les députés, conseillers généraux ou d'arrondissement, proclamés élus mais non encore vérifiés, sont portés sur la liste et peuvent voter.

ART. 11. — Règles spéciales pour les départements d'Algérie.

ART. 12. — Présidence du collège électoral par le président du tribunal civil du chef-lieu du département, à son défaut par le vice-président, ou le juge le plus ancien, assisté du plus âgé et du plus jeunes des électeurs présents à l'ouverture de la séance.

ART. 13. — Répartition des électeurs par le bureau en sections [p.409] de vote par ordre alphabétique et par cent électeurs. Solution par le bureau des difficultés et des contestations qui peuvent s'élever.

ART. 14 ET 15. — Organisation de trois tours de scrutin; exigence de la majorité absolue aux deux premiers.

ART. 16. — Règles concernant les réunions électorales licites du jour de l'élection des délégués au jour du vote, précédées d'une déclaration la veille de leur tenue, ouvertes aux seuls électeurs sénatoriaux et aux candidats, avec contrôle.

ART. 17. — Indemnité de déplacement pour les délégués ou suppléants participant au vote.

ART. 18. — Amende de 50 francs contre les défaillants sans excuse.

ART. 19. — Peines en cas de tentatives de corruption vis-à-vis des électeurs.

ART. 20. — Incompatibilités entre certaines fonctions publiques et le mandat sénatorial.

ART. 21. — Cas d'inéligibilité pour certains fonctionnaires.

ART. 22. — Au cas d'élections multiples pour un élu, déclaration d'option ou tirage au sort entre les départements qui l'ont élu.

ART. 23. — Élection complémentaire au cas de décès ou de démission d'un sénateur, si la représentation sénatoriale du département est réduite de moitié, dans les trois mois, sauf dans les douze mois qui précèdent le renouvellement triennal. A ce moment remplacement pour toutes les vacances.

ART. 24 ET 25. — Élection des sénateurs inamovibles par le Sénat en séance publique, au scrutin de liste, à la majorité absolue.

ART. 26. — Indemnité des sénateurs égale à celle des députés.

ART. 27. — Application aux sénateurs des règles de la loi électorale concernant l'indignité, l'incapacité, les délits, poursuites et pénalités et les formalités électorales non contraires aux règles de la présente loi.

ART. 28 ET 29. — Dispositions transitoires pour la première élection sénatoriale.

Cette sommaire quoique longue et fastidieuse analyse de la loi du 2 août montre la complexité de ses dispositions et leur importance. Elles avaient sur la formation du Sénat, ce grand corps si nouveau, une influence considérable. Cette loi était vraiment d'ordre constitutionnel, quoiqu'on n'en fît qu'une loi organique pour qu'elle pût être modifiée sans qu'on eût à recourir à la procédure [p.410] de la révision. Or, on va le voir, elle fut rédigée en projet, étudiée en commission et discutée dans l'Assemblée avec la même hâte, la même préoccupation dominante d'en finir que la loi du 16 juillet.

Exposé des motifs de Dufaure et rapport de A. Christophle. — Dans son exposé des motifs, Dufaure se montra aussi avare d'explications et de justifications. Il s'attacha en premier lieu à établir que le Sénat serait l'enfant du suffrage universel par un vote indirect, au second ou au troisième degré; que l'on avait pour cela abandonné le projet de de Broglie, et il montra que c'était pour cette raison qu'un maire, ne faisant pas partie du conseil municipal, présiderait bien le vote mais ne voterait pas et que, de même, la commission municipale nommée après la dissolution d'un conseil municipal, n'élirait pas le délégué et le suppléant, le conseil municipal dissous devant le faire.

Dufaure insista ensuite sur le principe que le Sénat était le représentant des communes, de là la représentation égale de toutes les communes dans le corps électoral sénatorial, de là le vote obligatoire du délégué ou du suppléant, de là l'indemnité de déplacement, et le vote en une seule journée destinés à leur faciliter l'accomplissement de leur mission.

Dufaure, justifiait enfin l'indemnité accordée aux sénateurs comme facilitant l'accès du Sénat à d'anciens fonctionnaires, n'ayant pas fait fortune au service de l'État, mais y ayant acquis de précieuses connaissances.

Certes c'étaient là de judicieuses observations, mais on ne pouvait pas dire qu'elles constituassent un commentaire ni bien profond ni bien étendu d'une loi d'une telle importance et d'une pareille complexité.

Le rapport d'A. Christophle, beaucoup plus développé que cet exposé des motifs, montre et l'importance de la loi et le nombre des questions sur lesquelles la commission se trouva en désaccord avec le Gouvernement ou fut elle-même divisée.

Quant à l'élection des délégués, on a critiqué la présidence par le maire, nommé hors de son sein et qui ne peut voter, du conseil municipal pour y procéder; on l'a conservée parce que le conseil demeure libre et parce que enlever la présidence à ce maire ainsi nommé serait porter atteinte à la loi municipale.

Quant à la présidence de l'Assemblée électorale sénatoriale, on a protesté contre la désignation du président du tribunal civil mêlant [p.411] justice et politique, menaçant l'indépendance des électeurs; on a proposé de faire élire par l'Assemblée son président ou de prendre comme président celui du Conseil général. La Commission a gardé la présidence du président du tribunal, compétent et impartial, étranger à la politique du département, sans influence politique.

Pour les réunions électorales, au contraire, la Commission s'est séparée du Gouvernement, qui voulait leur appliquer les règles de la loi de 1868 : déclaration de sept personnes domiciliées dans la commune, cinq jours avant le scrutin au minimum. Ces règles, édictées pour des élections au suffrage universel direct, ne se justifiaient plus pour des élections avec un corps électoral très restreint, aux membres sélectionnés, qui ne se trouveraient réunis que la veille ou le jour même de l'élection.

D'accord avec le Gouvernement, au contraire, la Commission admettait l'indemnité aux délégués, nécessitée par le vote au chef-lieu et le danger que les candidats remboursassent eux-mêmes leurs frais aux délégués, malgré l'objection qui lui avait été présentée qu'on allait rendre nécessaire l'extension de l'indemnité à toutes les fonctions électives. La Commission avait seulement hésité pour savoir qui paierait l'indemnité, l'État, le département ou la commune, tous trois intéressés en l'affaire.

Accord aussi du Gouvernement et de la Commission quant à l'indemnité pour les sénateurs comme pour les députés. L'accès de tous aux fonctions électives, corollaire du suffrage universel, l'exigeant ainsi que l'égalité entre les deux Chambres, la dignité et l'indépendance des sénateurs.

Au contraire la Commission était en conflit avec le Gouvernement quant aux incompatibilités pour le Sénat. Le Gouvernement s'était montré très disposé à ouvrir le Sénat aux fonctionnaires qui devaient fortifier son esprit modérateur. La Commission, craignant leur dépendance, les écartait au contraire, en principe, les acceptait seulement à titre exceptionnel et admettait de plus que les sénateurs fussent chargés par le Gouvernement de fonctions temporaires.

Par contre, en ce qui concernait les inéligibilités entre le Gouvernement et la Commission il y avait eu accord.

Il en avait été de même pour la compétence du conseil de préfecture en ce qui concernait les protestations relatives aux élections de délégués et de suppléants, quoiqu'on eût proposé à la Commission celle du tribunal civil ou du juge de paix.

[p.412]

Le rapport signalait encore le désaccord entre la Commission et le Gouvernement quant à l'élection des inamovibles par l'Assemblée, puis par le Sénat. Le Gouvernement proposait que ces assemblées ne procédassent à leur élection, librement d'ailleurs, qu'après présentation d'une liste de candidats établie par une commission formée de deux membres élus par chacun de ses bureaux. Il pressentait que l'élection sans préparation, au scrutin de liste, dans une Assemblée nombreuse, et pour commencer de soixante-quinze membres, serait très laborieuse, prêterait à des intrigues, à des combinaisons dangereuses; la Commission s'opposait à la présentation par la commission prévue parce que, avec les membres élus dans les bureaux, celle-ci comprendrait des hommes de la droite qui influenceraient le choix des candidats à présenter.

Cet aperçu du rapport montre combien l'exposé des motifs était pauvre en explications et combien de questions délicates soulevaient les nombreux articles du projet de loi. Il méritait certes de sérieuses délibérations de la part de l'Assemblée. Qu'en fut-il?

Première délibération de la loi sur les élections des sénateurs. — On sait déjà que la première délibération eut lieu le 16 juillet, le jour même de la troisième délibération de la troisième loi constitutionnelle. Cela seul prouverait la hâte avec laquelle on en abordait l'élaboration, mais le comble fut que personne ne prit la parole pour présenter à son sujet des considérations générales sur son opportunité, sur l'esprit qui l'inspirait, sur ses lacunes ou ses défauts. Et pourtant la brève loi du 24 février était loin d'avoir résolu tous les problèmes fondamentaux concernant le Sénat et le projet présenté, on l'a vu, en soulevait de sérieux. Ce silence ne pouvait s'interpréter que par le parti pris, si souvent signalé déjà, d'en finir vite.

Deuxième délibération. — La deuxième délibération ne se fit pas attendre. Elle s'ouvrit le 23 juillet. Elle se poursuivit au cours de quatre séances et fut donc relativement assez sérieuse. On ne relèvera que les questions qui provoquèrent des amendements et des discussions intéressantes.

Sur l'article 2, le député Arfeuillères proposa un amendement exigeant l'âge de vingt-cinq ans pour être élu délégué sénatorial ou suppléant. Comment le conseil pourrait-il être représenté par quelqu’un qui ne pourrait pas siéger dans son sein ? Le rapporteur répondit [p.413] que cette exigence irait contre l'article 4 de la loi du 25 février qui déclarait qu'ils pourraient être élus parmi les électeurs de la commune sans minimum spécial d'âge. A quoi on objecta que le projet déclarait non éligibles les députés, conseillers généraux et d'arrondissement qui pouvaient être électeurs dans la commune. Mais on pouvait répliquer qu'électeurs de droit, ils étaient inéligibles comme électeurs élus, et l'amendement fut repoussé.

Plus discutée fut la question de l'élection des délégué et suppléant, quand il y avait dans une commune une commission municipale nommée pour remplacer un conseil dissout. La Commission proposait l'élection préalable d'un nouveau conseil. Lefèvre-Pontalis proposa que l'on prît comme délégué d'office le conseiller du conseil dissout qui avait été élu avec le plus de voix. Il s'élevait contre la proposition de la Commission parce que l'élection préalable d'un conseil déchaînerait les passions politiques, dominée qu'elle serait par l'élection du délégué qui la suivrait, parce que cela ferait de l'élection des sénateurs une élection semblable à une élection à deux degrés, dans laquelle on élit des électeurs en vue d'une élection, ce que dans la conception du Sénat on avait toujours voulu écarter, et parce que toutes les communes voudraient qu'en vue de l'élection des délégués elles renouvelassent leurs conseils municipaux.

Paris objecta que cette proposition était contraire à la loi du 24 février qui exigeait que les délégués fussent élus comme tels et il proposa leur élection non par la Commission, qui ne représentait pas la commune, mais par l'ancien conseil municipal, qu'on ressusciterait pour cela seulement. La Commission se rangea à cette solution et l'amendement ainsi conçu fut voté par 391 voix contre 211.

Ce ne fut ensuite que sur l'article 7 qu'un amendement fut présenté, concernant les réclamations pour irrégularité dans les élec¬tions des délégués et suppléants. Baragnon proposait de ne les autoriser que de la part des conseillers municipaux qui, en étaient les seuls électeurs, ce qui était de droit pour les élections législatives. Le projet admettait, au contraire, les réclamations de la part de « tout électeur de la commune ». Le rapporteur, pour le défendre, montra que ces électeurs étaient les électeurs au premier degré des délégués, non des étrangers à leurs élections, puis que si tous les membres du conseil étaient du même parti il n'y aurait jamais de protestation de la part de ses membres contre les élections à laquelle ils auraient seuls participé et l'amendement fut repoussé.

Après ce débat on vota sans discussion les articles 8 à 15, qui [p.414] réglementaient l'organisation, le fonctionnement de l'Assemblée électorale sénatoriale et qui contenaient des dispositions si particulières, si neuves, si importantes. L'Assemblée ne faisait qu'enregistrer sans étudier, sans discuter.

L'article 16 pourtant, qui visait les réunions électorales en vue des élections sénatoriales, l'arrêta. On sait que le Gouvernement voulait leur appliquer la réglementation de la loi de 1868, déclaration préalable par sept citoyens domiciliés dans la commune, admission des seuls électeurs, les candidats non électeurs étant exclus, interdiction dans les cinq derniers jours précédant l'élection.

La pensée du Gouvernement était que le Sénat devait se recruter parmi les hommes de notoriété sociale, de valeur personnelle et non parmi les politiciens, les orateurs politiques de réunions publiques, qui, dans des réunions publiques, par leur habitude de la parole en public et des réunions tumultueuses, leur art d'exciter les passions populaires, étaient assurés du succès si les élections donnaient lieu à des débats publics passionnés. Buffet défendit le projet du Gouvernement. Il dit notamment : « L'idée même que l'on se faisait du Sénat porterait en général à choisir les hommes les plus notables, les plus connus dans le département et les hommes connus par leur vie publique comme par les services qu'ils auront rendus n'ont pas grand besoin de donner sur eux-mêmes beaucoup d'explications. Quelques-uns, parmi les plus illustres, pourraient même se trouver dans une situation inégale vis-à-vis de candidats n'ayant ni leur mérite, ni leurs services, mais à qui l'exercice de certaines professions a pu donner une facilité de parole qui ferait défaut aux premiers. »

Le rapporteur répondit que les restrictions de la loi de 1808, déclaration préalable de sept citoyens domiciliés, suppression des réunions dans les cinq derniers jours, ne cadraient pas avec les conditions des élections sénatoriales et étaient superflues à raison de la composition de leur assistance; que l'exclusion des candidats en tant que tels, des non-électeurs, était inadmissible, les réunions électorales ayant pour raison d'être de permettre aux candidats de se faire connaître. Il admettait que la sincérité de la qualité de candidat dût être attestée par la déclaration d'un certain nombre d'électeurs.

Cette question embarrassa assez l'Assemblée pour quelle renvoyât à plus tard sa décision.

L'article 17 consacrait l'institution de l'indemnité de déplacement pour les délégués. Il suscita des amendements. L'un d'eux voulait [p.415] le mettre à la charge de l'État; les élections ayant pour but de lui fournir un de ses corps politiques essentiels, le paiement par les départements entraînant des inégalités entre eux, par suite du nombre variable des délégués et de l'importance variable des indemnités selon l'emplacement du chef-lieu dans le département.

Le plus important, de Lefèvre-Pontalis, supprimait l'indemnité. Elle créerait un précédent pour la rémunération de toutes les fonctions électives, des conseillers généraux ou d'arrondissement, ou municipaux; la gratuité était un article du credo révolutionnaire.

L'indemnité contribuerait à enlever à la loi une de ses garanties conservatrices, comme un certain nombre des dispositions déjà votées qu'il énumérait. « Elle deviendrait la loi la plus anticonservatrice qui se puisse concevoir », disait-il non sans une forte exagération. Ce qu'il fallait, c'est que « le choix des conseils municipaux se porte sur des hommes qui aient assez d'indépendance, assez de discernement, assez d'intérêt à la chose publique pour être capables de faire de bonnes élections ». La fortune, tout en n'étant pas la garantie absolue de ces qualités, offrait pourtant plus de chance de les rencontrer et le manque de ressources serait une faible gêne pour se rendre à ses frais, une fois peut-être au cours d'un mandat municipal, au chef-lieu pour une élection sénatoriale.

Le rapporteur combattit l'amendement. Le défaut d'indemnité pourrait arrêter certains délégués élus, les candidats pourraient payer leurs frais aux délégués non officiellement indemnisés, ce serait une atteinte à leur dignité! Enfin, surtout l'amendement s'inspirait d'une préoccupation politique. « Vous croyez qu'en supprimant l'indemnité on nommera particulièrement vos amis... vous vous imaginez qu'on choisira les délégués dans certaines conditions sociales auxquelles vous appartenez. » «Vous croyez que ces conditions sociales présentent plus de garanties conservatrices. Vous demandez en ce moment la gratuité de la délégation et le même M. Lefèvre-Pontalis demande la gratuité du mandat sénatorial. Il a raison, en se plaçant à votre point de vue; il n'en est plus de même en se plaçant au point de vue libéral et démocratique. »

Et l'amendement Lefèvre-Pontalis fut repoussé à la suite de ces observations.

Puis les articles 18, 19 et 22 furent votés sans débat, les articles 20 et 21 étant réservés pour entente à chercher entre le Gouvernement et la Commission.

Sur l'article 23, au contraire, relatif au remplacement des sénateurs [p.416] en cas de décès ou de démission, il y eut conflit entre le Gouvernement et la Commission, le premier n'admettant pas que lors d'un renouvellement triennal on procédât au remplacement des sénateurs défaillants dans tous les départements; la Commission le proposant au contraire. Le Gouvernement s'inspirait de l'idée que la composition du Sénat devait être aussi stable que possible et que les élections complémentaires devaient être le plus possible évitées. Ce fut la Commission qui l'emporta; l'article 22 tel qu'elle l'avait présenté fut voté.

Sur l'article 24, Paris, pour l'élection des inamovibles par l'Assemblée puis par le Sénat, proposa d'exiger pour l'élection la majorité absolue et ce fut voté.

Sur la question de l'indemnité pour les sénateurs, il y eut un débat sérieux. De Saint-Pierre et Lefèvre-Pontalis présentèrent sur l'article 26 un amendement qui la supprimait. Lefèvre-Pontalis le soutint, faisant depuis la Grèce et Rome l'historique de la gratuité des mandats électifs, disant que l'indemnité créerait en France « au lieu d'hommes libres, une multitude de parasites du budget ». « Prenez garde, s'écriait-il, de faire de la jeune et fragile République du 25 février une vaste carrière ouverte à toutes les ambitions, aux basses convoitises, aux cupidités sans frein. » Le danger n'était pas chimérique, la politique est bien devenue une carrière et qui doit nourrir son homme et qu'on embrasse parce qu'elle le nourrit. Le politicien de carrière n'est certes pas l'idéal de l'homme politique. Mais les arguments contre la gratuité du mandat sénatorial ne manquaient pas : elle exclurait du Sénat la portion la plus considérable de la nation; elle allait contre nos principes de justice et d'égalité; elle était contraire à la pratique presque générale des autres pays. Hervé de Saisy présenta cette thèse et rappela l'adage « il n'y a rien qui coûte plus cher que ce qui est gratuit ». L'amendement fut repoussé par 364 voix contre 232.

Les articles 27, 28 et 29, les derniers, furent votés sans discussion et fut repoussé de même un article additionnel proposé par le comte de Douhet selon lequel cinquante d'entre les inamovibles soustraits à l'élection seraient de droit les membres les plus âgés de l'Assemblée, les vingt-cinq autres devant être élus en dehors de ses membres. Le motif en était que les fonctions publiques à vie devaient résider sur les mêmes têtes le moins longtemps possible. Son auteur n'eut qu'un succès de rire, le seul sans doute qu'il pût ambitionner.

[p.417]

On revint ensuite aux articles réservés. Pour l'article 16 relatif aux réunions électorales, le Gouvernement avait modifié son projet primitif et soumis à la Commission le texte actuel qui tempérait beaucoup la loi de 1868. Un amendement Raudot, qui excluait de ces réunions les candidats, fut rejeté et après un incident qui mit aux prises Buffet et Christophle, qui avait rappelé au ministre que sous l'Empire il était le partisan de la liberté des réunions électorales, le texte du Gouvernement, approuvé par la Commission, fut voté.

Avec l'article 20 réservé ce fut la question des incompatibilités entre le mandat sénatorial et les fonctions publiques, qui mit en opposition le Gouvernement, qui n'admettait l'incompatibilité qu'à titre exceptionnel et la Commission, qui en faisait la règle générale, sauf exception. L'exemple du régime de 1830, dans lequel à la Chambre des députés et à la Chambre des pairs les fonctionnaires avaient été si nombreux, fut invoqué par l'un et par l'autre. L'un faisait valoir les qualités de savoir, d'expérience, de modération des fonctionnaires, l'autre leur défaut d'indépendance. La thèse du Gouvernement l'emporta par 360 voix contre 256.

Troisième délibération. — Le 2 août, la loi organique sur les élections des sénateurs revint devant l'Assemblée en troisième délibération. Ce ne fut que pour la forme; après quelques échanges de vues sans intérêt la loi fut votée à la majorité de 559 voix contre 73.

Tout manifestait jusqu'au bout la hâte d'en finir.

On entendit la protestation habituelle du parti légitimiste. De Franclieu déclara que ce n'était pas le comte de Chambord, qui avait empêché la restauration. « Bientôt, s'écria-t-il, on admirera, on bénira ce prince magnanime. » Il annonça par ailleurs toutes les catastrophes que provoquerait la République « Vous allez déchaîner la tempête et livrer encore une fois votre patrie à l'étranger et à la Révolution. » Il la prévoyait « sous ses deux formes les plus destructives : la démagogie et le césarisme autoritaire ». Ceux qui n'avaient pas su tirer du passé les leçons nécessaires se montraient bien peu perspicaces pour prévoir l'avenir au moins pour de longues années.

La loi organique du 2 août. La presse et l'opinion. — Si l'Assemblée n'avait pas donné à la loi organique sur les élections sénatoriales l'attention, le travail qu'elle méritait, la presse et l'opinion s'en désintéressèrent plus encore. En aucun journal on ne trouve à son sujet d'articles sérieux, qui exposent la loi dans son [p.418] ensemble, en dégagent l'esprit, en apprécient les dispositions et qui rendent compte vraiment des débats auxquels elle donne lieu. La presse ne se souciait guère d'éclairer le public sur cette loi qui devait jouer un si grand rôle dans la formation de la Haute Assemblée, ce corps politique à la fois si important et d'une originalité si marquée, au sujet duquel, lors de la discussion de la loi du 21 février, les partis s'étaient livrés à une lutte si ardente.

Pour montrer cette attitude d'indifférence et de passivité de la presse au sujet de cette loi, nous nous bornerons à suivre presque au jour le jour l'un de nos journaux les plus doctrinaires, les Débats. Ce que nous en dirons est encore beaucoup plus marqué pour les autres.

Le numéro du 17 juillet se borne à dire que la première délibération de la loi est venue à l'ordre du jour de la séance (du 16), que « l'Assemblée a décidé qu'elle passera à une deuxième délibération » et en conclut que l'Assemblée juge le projet secondaire et n'a pas l'intention de se livrer à son sujet à de longs débats. Le journal, qui n'a rien dit de la loi, ne blâme pas l'Assemblée de son attitude. Il s'occupe d'ailleurs ce jour-là copieusement de l'élection de la Nièvre et des discours de Buffet et de Dufaure à son sujet. Cela du moins est de la politique. Tout au contraire il l'en loue. « L'Assemblée, dit-il, a réparé en partie le temps qu'elle a perdu ces derniers jours; elle a voté en première lecture la loi sur les élections des sénateurs. Sera-t-il possible de terminer assez tôt ce travail, pour que la Chambre puisse se dissoudre en automne? » Aller vite, en finir! Comme pour la loi du 16 juillet il n'y a que cela qui vaille.

Le 23, quand la seconde délibération commence, le journal, qui n'a consacré aucun article encore à la loi, n'en parle même pas, quoiqu'il s'étende sur la Constitution espagnole et les troubles de l'Herzégovine.

Le numéro du 21 ne fait que relater le vote des articles sans même en faire connaître les objets. Savoir à quel article on en est arrivé suffit.

Le numéro du 25 consacre pourtant son premier article au débat relatif à l'élection des délégués dans les communes où on a institué une commission municipale; il signale les diverses solutions proposées et aussi le peu d'importance de la question puisque sur 37.000 communes, il n'y en a guère plus de vingt-cinq dans ce cas. Alors pourquoi s'en occuper si exceptionnellement? On lit dans ce même numéro : « On a repris la loi du Sénat où on l'avait laissée ; jusqu'à [p.419] l'article 14 tout à marché sans encombre. » Des treize articles votés, rien Ce « sans encombre » est d'ailleurs plein de saveur; toute discussion serait donc une inutile complication, un fâcheux retard. Le journal signale pourtant que l'article 14 vise les réunions électorales, qui donnent lieu à débat, et la proposition Lefèvre-Pontalis pour la suppression de l'indemnité des délégués, et formule une exceptionnelle critique.

Le numéro du 27 commence son article relatif à la loi de Sénat par ces mots : « Toujours la loi organique », comme s'il trouvait la discussion trop longue alors qu'on n'en est qu'au troisième jour. Il signale le désaccord du Gouvernement et de la Commission sur les articles 14 et 15 et le vote sans débat des deux articles suivants, ainsi que les débats au sujet des élections de remplacement à la suite des décès ou démissions de sénateurs, puis l'échec du Gouvernement au sujet des élections des inamovibles pour lesquelles il proposait des présentations de candidats par une commission spéciale.

Pourquoi cette attention particulière donnée par le journal à ces questions? On ne sait, à moins que ce ne soit les conflits auxquels elles donnent lieu qui l'intéressent. Le journal signale encore l'amendement de Saint-Pierre-Lefèvre-Pontalis contre l'indemnité en faveur des sénateurs, et l'article additionnel de de Douhet, qui ne méritait pas, celui-ci du moins, tant d'honneur.

Le numéro du 28 parle de la reprise de la discussion sur les réunions électorales et l'incident Christophle-Buffet et de la « grande bataille qui a eu lieu sur les incompatibilités ». Il n'y a que les luttes en effet qui arrêtent l'attention du journal. Aucune vue d'ensemble n'est donnée au terme de cette seconde délibération, la seule qui ne soit pas de pure forme.

Et quand la troisième délibération, fictive d'ailleurs, en une séance, a eu lieu, le journal, sans donner davantage une idée quelconque de la loi, se borne à dire : « C'est un grand résultat acquis... les adversaires n'ont même pas élevé la voix. »

Le grand journal doctrinaire ne l'a guère fait lui-même. Exposer une loi vraiment constitutionnelle, d'importance capitale, puisqu'elle donnait au Sénat la partie essentielle de son statut et qu'elle aurait sur sa composition une influence prépondérante, loi toute neuve en toutes ses dispositions, aurait pourtant bien été son rôle.

Se contenter de dire, après avoir rapporté le vote final : « C'est une belle et grande victoire et sur laquelle la session, dont le terme est si prochain, pourra finir avec honneur », était vraiment [p.420] insuffisant. « Belle et grande victoire! » Il aurait fallu à tout le moins le faire comprendre, si c'était le mérite de la loi qui provoquait cet enthousiasme. Mais sans doute n'était-ce que son rapide achèvement qui le suscitait.

La lecture de tous les autres journaux appellerait les mêmes observations.

Le Temps par exemple, 18 juillet, à propos de la première délibération de la loi, en parle si légèrement qu'il commet une double erreur, et quand la seconde s'achève, le 25 juillet, il écrit : « Tout le monde s'attendait à voir passer rapidement ce projet inoffensif... La droite n'a pu résister au plaisir de jeter quelques bâtons dans les roues, j'allais dire dans les rouages d'une Constitution dont l'existence est désormais hors de ses atteintes. » Ainsi une loi constitutionnelle, si importante pour la formation d'un corps comme le Sénat, n'est qu'un « projet inoffensif » et toute discussion même sur quelques dispositions n'est que le fait d'une opposition rancunière, du désir de « jeter des bâtons dans les roues » du char de l'État ! Après la troisième lecture le journal n'a pour l'Assemblée que blâme parce qu'il reste encore la loi sur les élections des députés à voter et qu'elle n'a pas achevé sa tâche avant les vacances. Quant à un exposé et à une appréciation générale de la loi après son vote, comme avant sa discussion, ou pendant ses délibérations, c'est en vain qu'on les chercherait dans les longues et denses colonnes du plus sérieux des journaux d'alors.

La République française, pour prendre l'exemple d'un journal de gauche, n'a pas une autre attitude. Elle ne donne à ses lecteurs aucun exposé de la loi, quand elle vient en discussion. Dans son numéro du 18 juillet, rendant compte de la séance du 16, elle se borne à dire : « L'ordre du jour appelait la première délibération du projet relatif à l'élection des sénateurs. Sans débat et par un vote à mains levées, l'Assemblée a décidé qu'elle passerait à une seconde délibération. » On n'en dirait pas moins d'une loi d'intérêt local.

Quand, au cours de la seconde délibération, le journal rend compte des quelques discussions auxquelles elle donne lieu, c'est pour foncer sur l'adversaire, dénoncer par exemple « la stérilité, l'incapacité des néo-doctrinaires », « leur ignorance des conditions de la liberté ». Mais de l'œuvre constitutionnelle qui se poursuit, il n'est pour ainsi dire pas parlé.

Et pourtant quand la loi est achevée la République française écrit : « L'œuvre du 25 février est maintenant accomplie. Le pays est [p.421] en possession d'une véritable charte... Un tel événement est grave et décisif. Désormais nous sommes en République. » L'importance de la nouvelle loi n'échappe donc pas au journal. Mais il ne juge pas opportun d'en faire, même rapidement, l'exposé, d'en dégager l'esprit, ni les principales dispositions. Il en attribue le mérite à son parti, le refuse à l'Assemblée, qui lui a pourtant donné une majorité écrasante. Voilà ce qui l'intéresse parce que cela c'est de la politique, c'est de la lutte de partis.

A gauche, comme au centre, comme plus à droite, l'opinion qui se traduit par la presse n'apporta donc à la loi sur l'élection des sénateurs qu'une très faible attention. L'Assemblée elle-même du reste ne s'était guère, à son égard, comportée autrement.

IV

LOI ORGANIQUE DU 30 NOVEMBRE 1875 SUR L'ÉLECTION DES DÉPUTÉS

Vacances parlementaires, manifestations oratoires, malaise gouvernemental. — Il restait à l'Assemblée à établir le statut électoral de la Chambre et à procéder à l'élection des soixante-quinze sénateurs inamovibles qui lui était confiée; la fatigue d'une session extrêmement chargée, l'appel au repos que l'été adresse à tous lui firent prendre les vacances qu'elle s'était libéralement octroyées du 4 août au 4 novembre. Mais la vie politique peut être ralentie, elle ne s'arrête jamais. Des manifestations oratoires viennent toujours l'entretenir, dont la presse s'empare, qu'elle commente et grossit d'autant plus qu'elle manque alors de copie.

Parmi ces manifestations la campagne de discours de Naquet, qui dans le Midi se livra à une propagande radicale en opposition avec l'évolution opportuniste de Gambetta, retint la première l'attention : révision rapide de la Constitution, Chambre unique, chef d'État nommé et révocable par l'Assemblée, référendum constitutionnel, suppression des monopoles, impôt progressif, séparation de l'Église et de l'État, divorce : c'était le programme de 1869 dépassé. Sans doute le parti républicain était loin d'applaudir à ces outrances; pourtant, les approuvaient, des hommes comme Louis Blanc ou Madier de Monjau, qui avaient voté les lois constitutionnelles. Aussi les conservateurs étaient-ils confirmés dans leur idée que celles-ci [p.422] n'étaient qu'un acheminement vers la République intégrale, que la République conservatrice n'était que l'avant-courrier de la République radicale et ces manifestations ébranlaient la majorité dite du 25 février, en rendant suspects ses éléments de gauche à ses éléments de droite.

Au sein même du Gouvernement des dissentiments se produisirent Le 17 août Bardoux, sous-secrétaire d'État à la Justice, dans un discours de distribution de prix, formula contre la loi sur l'Enseignement supérieur de telles critiques que Buffet en interdit la publication au Journal Officiel.

Et Buffet, par contre, dans un discours prononcé à Dompaire, dans les Vosges, affirma le maintien de la politique conservatrice, disant que « la grande tâche du Gouvernement actuel était de reformer le faisceau de toutes les forces conservatrices si malheureusement rompu par nos révolutions successives », que » le vote des lois constitutionnelles n'impliquait dans aucune mesure l'abandon d'une politique nettement conservatrice, ni l'adoption d'une politique qui, sans être encore la politique révolutionnaire, frayerait la voie à celle-ci.

Manifestement, Buffet dénonçait le pacte conclu entre les votants de la Constitution et tendait à reconstituer la majorité du 24 mai.

Son discours déconcerta même des membres du centre droit, le groupe Lavergne, et fut blâmé par le Journal de Paris, organe des princes d'Orléans.

Il provoqua une riposte de Léon Say, qui, à Stors, devant les maires de son canton, vanta au contraire la « majorité nouvelle » qui avait fait sortir la France « d'un provisoire dont le pays était fatigué », disant qu'un Gouvernement durable devait rallier le parti libéral, les hommes modérés, qui, condamnant les excès, ne se dégoûtaient pourtant pas de la liberté. L'opposition était telle que Buffet de nouveau refusa l'insertion de ce discours à l'Officiel et qu'il fallut l'intervention de de Meaux et de Dufaure pour rapprocher les deux ministres. Léon Say écrivit une lettre d'explication qui fut insérée à l'Officiel en même temps que son discours; il en était l'antidote. On en était là; pour s'entendre, il ne fallait plus parler.

Mais par ailleurs la reconstitution de l'ancienne majorité s'avérait bien difficile. Raoul Duval, à Évreux, le 6 septembre, dans un banquet bonapartiste, jetait l'anathème aux députés qui avaient voté les lois constitutionnelles et l'amiral La Roncière le Nourry, commandant l'escadre de la Méditerranée, se livrait à cette occasion à [p.423] une manifestation bonapartiste si caractérisée qu'il força le Gouvernement à le remplacer dans cette place par le vice-amiral Rose. Le « faisceau de toutes les forces conservatrices » n'était certes pas reconstitué.

Le 16 octobre, Buffet annonça à la Commission de permanence qu'il demanderait à la prochaine première séance de l'Assemblée la mise à l'ordre du jour de la loi électorale. On le savait partisan déterminé du scrutin d'arrondissement, mais on savait aussi que d'autres ministres étaient pour le scrutin de liste. Aussi le Journal des Débats publia-t-il un article qui fit grand bruit et où l'on disait : « On s'est demandé si tous les ministres, au cas où le scrutin d'arrondissement ne serait pas voté, donneraient leur démission en même temps ». « M. Buffet quittera le ministère... et personne ne peut supposer que le ministère existera encore après que son chef aura cessé d'être ministre. »

C'était rendre publique la division qui existait entre les ministres et poser le problème de la solidarité ministérielle. Le journal laissait entendre que, si Buffet posait la question de confiance sur sa politique générale opposée au centre gauche, Dufaure et Léon Say se retireraient s'il avait la majorité. La gravité de cet article venait de ce que les Débats étaient comme le journal de Léon Say. Le malaise ministériel était donc permanent et aigu.

Thiers lui-même rentra en scène. Dans un grand discours à Arcachon il refit l'histoire de son Gouvernement, rappela l'échec de la majorité du 24 mai dans sa tentative de restauration, reprit son thème de la République conservatrice, mais blâma l'exclusivisme de Buffet. Pour repousser les radicaux on écartait ceux qui conduisaient à eux, puis ceux qui conduisaient aux complaisants du radicalisme. En continuant ainsi, « il pourrait bien arriver qu'on n'admettrait au service de la République que ceux qui n'ont jamais voulu d'elle et qui n'en veulent même pas aujourd'hui ».

C'était le point faible de Buffet; il en arrivait à « la République sans les républicains », comme si on peut gouverner sous un régime avec ses seuls adversaires plus ou moins déclarés. Thiers répondait par ailleurs au reproche adressé à la République d'écarter de la France les monarchies étrangères en rappelant que l'autocrate Russie, devant la menace de guerre de l'Allemagne, était intervenue pour nous. Ce discours était encore pour le Gouvernement une cause d'affaiblissement.

Une lettre de Gambetta à des électeurs de Lyon, que la [p.424] République française publia le 27 octobre, devait aussi lui nuire. Il opposait au programme de Naquet la politique de modération, de temporisation, vantait la Constitution comme un acte de sagesse, de transaction, et l'alliance si précieuse, si salutaire qui l'avait permise, et qui devait la maintenir. Il se plaçait sous le patronage de Thiers, de Casimir Périer, de de Lavergne, et s'il préconisait le scrutin de liste c'était parce qu'il permettait des conciliations, des alliances. La tâche des prochaines Assemblées ne serait pas de réviser la Constitution, mais d'améliorer la législation.

Cette modération rendait plus difficile l'attitude de lutte et de résistance de Buffet, à la veille de la reprise de la vie parlementaire.

Rentrée de l'Assemblée nationale. Loi du 30 novembre sur l'élection des députés. — C'est après ce travail des esprits, cette dissociation de la majorité du 25 février que l'Assemblée rouvrit ses séances le 4 novembre. Buffet, comme il l'avait annoncé, demanda la mise à l'ordre du jour immédiate de la loi électorale. Il redoutait une interpellation sur sa politique intérieure, qui l'aurait mis en minorité, le centre gauche ne pouvant approuver son attitude conservatrice si accentuée. Sur la question : scrutin de liste, scrutin d'arrondissement, Léon Say et Dufaure s'étaient ralliés à ce dernier et les éléments même libéraux de la majorité nouvelle devaient l'appuyer. C'était le succès. L'Assemblée inscrivit la loi électorale en tête de son ordre du jour et, après l'élection de son bureau, elle l'aborda en seconde délibération.

C'est qu'en effet la loi avait un passé déjà ancien et en était là.

La loi du 13 mars 1873 avait dit que « l'Assemblée ne se séparerait pas sans avoir statué... 3° sur la loi électorale « dont le projet lui serait présenté par le Gouvernement. Dufaure, ministre de Thiers, l'avait préparé et déposé le 20 mai. Il avait survécu à la crise du 24 mai, et après la loi du 20 novembre, la Commission des Trente l'avait étudié, son rapport avait été déposé par Batbie le 21 mars 1874. Seulement le même jour, la priorité ayant été, on s'en souvient, demandée en faveur de la loi municipale, et votée le 16 mai, le projet de loi électorale ne vint en première délibération que les 2, 3 et 4 juin. La Commission, modifiant ensuite le projet, un rapport nouveau avait été déposé le 24 juillet, puis il n'en fut plus question; on renonça à achever la loi électorale avant la Constitution et on se contenta, dans l'article premier de la loi du 25 février, de dire : « La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel [p.425] dans les conditions déterminées par la loi électorale. » La Commission des Trente qui en demeurait saisie, démissionnant le 18 mai 1875, fut remplacée par une nouvelle qui fut élue les 25 et 26 mai, de composition très différente, avec de nombreux membres du centre gauche et de la gauche. Aussi modifia-t-elle sérieusement le projet et le rapport établi par deux rapporteurs, de Marcère et Ricard, fut déposé le 22 juillet; c'est dans ces conditions que s'engagea la seconde délibération de la loi, la première ayant eu lieu le 2-3-4 juin 1874 et le projet étant profondément remanié. Cette seconde délibération se poursuivit les 8, 9, 10, 11, 12 et 13 novembre, la troisième les 22, 23, 24, 25, 26, 29 et 30 novembre. L'ensemble fut voté par 586 voix contre 85. Elle donna donc lieu, on le voit tout de suite, à des débats beaucoup plus étendus que sa devancière. Nous en présenterons d'abord une vue analytique et synthétique avant de parler de sa délibération et de son vote par l'Assemblée.

Vue analytique et synthétique de la loi du 30 novembre. — Suivre les vingt-trois articles de la loi électorale dans le détail de chacun d'eux semble inutile et impossible; le commentaire en a été maintes fois donné, on le trouve dans tous les traités de droit constitutionnel. Ce qu'il importe ici de présenter, c'est une vue synthétique assez précise, qui en dégage l'esprit et permette de suivre ensuite son élaboration.

Tout d'abord la loi pose les conditions de l'électorat; elle détermine ainsi ce qu'on appelait jadis le « pays légal », base nationale de la Chambre représentative de la nation. Elle fait une application très large du suffrage universel, sans aucune condition de cens, n'exigeant pour l'exercice du droit de vote que six mois de résidence dans la commune et abaissant la majorité électorale à l'âge de vingt et un ans. Elle écarte d'ailleurs par son silence à leur égard, décisif à la suite d'une exclusion traditionnelle, les femmes du vote, article premier.

Elle en écarte également les militaires en exercice de leur fonction, consacrant la séparation de l'armée et de la politique, article 2.

Elle fixe, libéralement aussi, les conditions de l'éligibilité, qui sont celles de l'électorat, celle de l'âge étant portée à vingt-cinq ans, sans aucune exigence de cens ou d'attache à la circonscription électorale, article 6. Sont pourtant inéligibles en principe les membres de l'armée, article 7, et localement les fonctionnaires auxquels leurs fonctions créent dans leur ressort une influence particulière, [p.426] article 21, ces exclusions pour achever de tenir l'armée hors de la politique et pour fortifier l'indépendance du corps électoral vis-à-vis de l'autorité publique.

Elle consacre l'incompatibilité du mandat législatif et des fonctions publiques rétribuées sur les fonds de l'État, sauf de rares exceptions, articles 8, 9, 10 et 11, pour assurer l'indépendance des représentants vis-à-vis du Gouvernement.

La loi pose ensuite des règles qui ont pour but de régler les rapports des élus et des électeurs, interdisant le mandat impératif, article 13, fixant à trois ans la durée du mandat des députés et prescrivant le renouvellement intégral de la Chambre, article 15; règles qui précisent sa conception du régime représentatif.

Elle consacre pour les députés le principe de l'indemnité, pour ouvrir, en principe, à tous l'accès de la Chambre et assurer l'indépendance de ses membres, article 17.

Elle adopte le scrutin d'arrondissement en fractionnant les arrondissements de plus de 100.000 habitants pour rapprocher le représentant de ses électeurs, article 14.

Elle assure la liberté de la campagne électorale, circulaires, professions de foi, placards, manifestes, bulletins de vote, article 4.

Elle fixe les conditions de l'élection : majorité absolue et quart des voix exprimées au premier tour, majorité relative au second, et alors élection du candidat le plus âgé en cas d'égalité du nombre des voix pour les candidats les plus favorisés, article 18.

Elle facilite le vote, vote à la commune et en garantit l'indépendance, vote secret, articles 4 et 5.

Elle organise la représentation et le mode électoral pour l'Algérie et nos colonies, articles 19, 20 et 21, dans un esprit très libéral.

Au total, la loi du 30 novembre 1875 est assez libérale et médiocrement démocratique par son extension du suffrage universel et de l'éligibilité d'une part, par son caractère purement représentatif d'autre part. Elle tend à l'indépendance de l'Assemblée populaire vis-à-vis du Gouvernement, vis-à-vis des électeurs, vis-à-vis de l'armée. Elle suit la doctrine libérale traditionnelle.

Elle n'a entrevu et encore moins réalisé aucune des idées qui depuis se sont produites et qui semblent destinées à perfectionner le régime représentatif ancien : participation directe des citoyens à l'exercice de la souveraineté (referendum, initiative), participation des femmes au vote, vote familial, représentation professionnelle, représentation proportionnelle. Les républicains moins encore que [p.427] les conservateurs n'étaient ouverts à ces conceptions nouvelles. La conquête ou la conservation du pouvoir intéressaient plus les partis que l'amélioration, le progrès dans les conditions de l'organisation des pouvoirs; à ce point de vue toute l'Assemblée nationale était conservatrice.

Rapport Ricard-de Marcère. — Les principes directeurs de la loi qui se dégagent des dispositions mêmes de la loi ont été mis en relief dans le rapport de la Commission.

Il accuse énergiquement son point de départ. « La souveraineté nationale est indiscutable, indiscutée à l'égal du dogme antique de la royauté. Le droit de vote est donc « un droit et non une fonction » et si on le réglemente ce doit être « pour faciliter l'exercice du droit, non pour l'entraver ». Tout en découle.

Électorat. — « Tous les citoyens sont électeurs. Les incapacités ne peuvent résulter que de l'âge, de l'état civil des personnes (femmes), des cas d'indignité énoncés par des condamnations judiciaires. » Les conditions de capacité, « ce n'est pas dans la durée du domicile qu'il faut les chercher. Le citoyen français est citoyen partout ». La résidence ne peut que garantir l'identité.

Éligibilité. — « Tout électeur est éligible », cela découle « de l'égalité politique des citoyens » et répond à la liberté du choix du corps électoral souverain. L'inéligibilité des fonctionnaires a pour but « la dignité du candidat, l'indépendance de l'électeur, la sincérité de l'élection ».

L'inéligibilité temporaire des militaires et marins tend à « soustraire l'armée aux passions de la politique militante, à maintenir intacte la hiérarchie des grades et à préserver la discipline ».

Incompatibilités. — Les incompatibilités pour les fonctions publiques sont fondées « sur l'indépendance nécessaire du député et la nécessité que toute fonction soit remplie ».

Candidatures multiples. — On a voulu les interdire par « crainte que trop de suffrages accumulés sur la tête d'un citoyen illustre ou d'un simple prétendant devinssent un danger pour la République » pour aussi écarter « les candidats errants, les candidatures factices ». On les a admises : « la faveur populaire est un titre d'honneur et une récompense pour des services éminents »; » ce n'est pas en imposant un frein à la volonté nationale qu'on peut en changer la direction ».

Mandat impératif. — Son interdiction est fondée sur le précédent de 1791, sur l'idée que l'élection confère au député « une procuration [p.428] générale pour faire les affaires du pays », sur son impossibilité, car « le député ne peut se lier sur un point précis envers la totalité des électeurs, qui lui ont donné leurs suffrages ». « Par la force des choses tout mandat électif est général et ne lie le candidat que par le sentiment de son honneur et de sa dignité. »

Durée du mandat et renouvellement intégral de la Chambre. — « Quatre ans est la durée maximum qui ait été proposée. Elle n'est pas trop longue pour que l'ensemble de l'Assemblée reste en relations d'idées avec la nation, condition essentielle du régime représentatif, et sans laquelle ce régime n'est qu'un leurre. Elle l'est assez pour que les représentants aient le temps d'étudier et de suivre les affaires, d'adopter et de maintenir une politique, condition sans laquelle le régime représentatif est un péril pour l'ordre intérieur. » D'autre part « le besoin de l'accord entre l'esprit public et le Gouvernement est satisfait par le renouvellement intégral ». Le renouvellement partiel de la Chambre « provoquerait une sorte d'agitation perpétuelle clans le pays ».

Scrutin de liste et scrutin individuel. — La Commission s'était prononcée contre le scrutin individuel soutenu par le Gouvernement, aussi le rapport développa-t-il beaucoup ses explications sur ce point.

Il soutenait le scrutin de liste en disant que la représentation nationale devant s'occuper des « affaires générales du pays », du contrôle de l'exécutif, l'élu devait être « indépendant avec le pouvoir comme avec le corps électoral », lequel, dans « une circonscription restreinte, songe principalement à lui et à ses affaires », l'élu « ayant trop à demander au Gouvernement ne le contrôle pas suffisamment ». Il se fait « entre les électeurs, l'élu et les ministres un échange de bons procédés ». D'autre part, « il est facile dans une circonscription restreinte d'obtenir, à l'aide de la richesse ou par des moyens d'un autre ordre, un mandat qui ne devrait être accordé qu'aux mérites, aux services déjà rendus ». Le projet du Gouvernement de Thiers avait admis le scrutin de liste pour le Sénat.

Telles sont quelques-unes des idées principales que l'on trouve dans le rapport. On remarque qu'il constitue un document vraiment dogmatique. C'est là qu'on peut le mieux se rendre compte des principes qui ont animé les rédacteurs de la Constitution : souveraineté nationale, érigée en dogme; vote élevé à la hauteur d'un droit; caractère purement représentatif du régime, nature, en conséquence, du mandat législatif, de mandat large, non impératif; accord nécessaire [p.429] mais en gros seulement entre l'esprit public, le pays et ses représentants, les pouvoirs publics. Ces principes, d'ailleurs, le rapport ne se donne pas la peine de les établir, il les prend pour acquis, ils sont pour lui traditionnels; il n'y a pas à en chercher la preuve, mais à en déduire les conséquences. On remarquera que l'histoire tient dans ce rapport fort peu de place, à peine évoque-t-il quelques précédents, mais elle ne fonde pas les institutions adoptées ni comme prouvant leur correspondance à notre tradition, ni comme prouvant leur valeur pratique.

Deuxième délibération de la loi. — Ce fut le 8 novembre que s'ouvrit la seconde délibération de la loi. Elle commença par une discussion générale, qui se borna à deux discours, l'un de de Marcère et l'autre de de Franclieu.

De Marcère compléta les idées générales du rapport sur les points principaux de la loi. Le suffrage universel n'était pas « le fruit d'une doctrine de pure spéculation », mais de la « réalité vivante », « l'expression d'une idée profondément entrée dans la conscience du pays », d'une « croyance universelle », d'un « dogme ». Il en donnait pour preuve que les hommes qui dans la Commission avaient voulu 1’ « épurer » ou le « tempérer », comme de Chabrol ou Batbie, avaient dû y renoncer. La Commission, au moment de « porter une main téméraire sur le suffrage universel », avait reculé devant la protestation pressentie de l'opinion publique, « devant le suffrage universel lui-même ». A l'objection qu'il y avait des intérêts à défendre contre le nombre, de Marcère répondait : « Est-ce que tout le monde n'a pas dans ce pays les mêmes intérêts dans des proportions différentes ? » « La représentation des intérêts, il n'y a rien de plus contraire à nos idées modernes,... à nos idées de droit public tel qu'il est reconnu, obéi, même quand il n'est pas écrit. »

Puis le rapporteur s'attachait à défendre le scrutin de liste. Il disait : « Le droit électoral n'est pas seulement un droit individuel, mais un droit social », à quoi il ajoutait la crainte de « la candidature officielle » que le scrutin uninominal favoriserait. Il invoquait l'autorité de Guizot disant que l'intrigue et la médiocrité réussissent dans un cercle restreint, et de Royer-Collard écrivant que « les masses seules résistent, seules ont de la dignité, de l'autorité et ce vif sentiment de l'intérêt général, sans lequel il n'y a pas de Gouvernement représentatif ». D'ailleurs des hommes de droite et du centre [p.430] droit, comme Chesnelong et Delsol, ne s'étaient-ils pas prononcés pour le scrutin de liste ?

Passant au renouvellement intégral de la Chambre, de Marcère avait invoqué le besoin de stabilité pour la direction des affaires.

Tout cela était bien rapide, bien superficiel.

Le discours de de Franclieu, volumineux et incohérent, ne mérite guère l'attention. Il s'inclinait vis-à-vis du suffrage universel, mais déclarait qu'il ne pouvait être pratiqué honnêtement qu'en monarchie. Il défendait la représentation des intérêts en les présentant répartis en cinq branches bien arbitraires : propriété, science, industrie, commerce et main-d'œuvre, chacune ayant sa représentation propre, la loi supposant l'accord des cinq, ce qui était fort arbitraire et tout à fait utopique.

La discussion générale close, on passa à la discussion des articles.

Sur l'article 3 un amendement proposait d'étendre aux élections législatives les règles de l'électorat municipal avec notamment l'exigence pour être électeur de deux ans de résidence dans la commune. Quoique renvoyé par ses auteurs à la troisième délibération, Ricard le combattit.

L'exigence d'une résidence prolongée se justifiait pour la participation à l'administration d'intérêts locaux, qu'il fallait apprendre à connaître sur place, mais non pour la participation à la direction des intérêts généraux du pays, que l'on suivait partout. Pour les élections législatives, la résidence ne servait qu'à établir les listes électorales par communes. Ne pas élargir le suffrage avait toujours nui aux Assemblées qui l'avaient tenté. Le régime de deux ans de résidence ne supprimerait que 267.000 électeurs sur près de 10 millions. A quoi cela servirait-il ?

Le lendemain, 9 novembre, après renvoi à la Commission, l'article premier fut voté par 491 voix contre 29 seulement. On se servirait pour les prochaines élections des listes électorales municipales avec des listes complémentaires des citoyens ayant, non deux ans, mais six mois de résidence.

Après quoi les articles 2, 3 et 4, concernant les militaires, les professions de foi, affiches, bulletins, etc., jour, lieu du vote, tours de scrutin furent votés sans débat; l'article 5, opérations du vote secret, etc., fut ajourné; l'article 6, sur les conditions de l'éligibilité fut voté sans discussion.

Sur l'article 7 visant l'inéligibilité des militaires il y eut au contraire un débat important. Un amendement de Francisque Rive [p.431] déclarait inéligible tout militaire en activité de service. Si l'élection de militaires après 1870 avait été utile et sans inconvénient, cela tenait à des circonstances particulières. Il fallait désormais tenir l'armée comme la magistrature « en dehors des luttes passionnées de la politique ». Jules Simon défendit l'éligibilité des officiers supérieurs, leur présence étant nécessaire pour la discussion des questions militaires, pour la direction des ministères de la Marine et de l'Armée, leur présence étant admise au Sénat, les craintes des luttes politiques pour leur dignité étant exagérées. Le général de Cissey soutint la thèse contraire. Les candidatures d'officiers exigeant des permissions qui troubleraient le service, et prêteraient au favoritisme si elles n'étaient pas de droit, l'échec électoral d'un officier compromettant son autorité.

Le 10 novembre la discussion reprit sur un amendement du général Billot qui ne déclarait éligibles que les maréchaux, amiraux et généraux en chef ayant commandé devant l'ennemi; la présence d'officiers supérieurs dans l'Assemblée n'avait-elle pas facilité ses travaux d'ordre militaire et favorisé le vote des crédits pour l'armée? Mais de nouveau le ministre de la Guerre combattit cet amendement et la droite le fit échouer.

L'article 13 déclarait nul tout mandat impératif. Naquet en proposa la suppression. Il exposa les deux doctrines existant à ce sujet. Les uns déclaraient les électeurs incapables de se prononcer sur les questions de détail de la politique, capables seulement de se prononcer sur sa direction générale et d'apprécier les hommes honnêtes, capables, intelligents, pouvant le mieux défendre leurs intérêts, cela conduisant à une oligarchie bâtarde, mais non à une vraie démocratie. Les autres attribuaient aux électeurs la vraie souveraineté, et tendaient au Gouvernement direct par le peuple comme en Suisse, et si le peuple ne pouvait être réuni en France comme dans ce pays, il fallait « que les mandataires ne cessent pas d'être des mandataires pour devenir des dictateurs... que celui qui est chargé de représenter le peuple ne puisse pas substituer sa volonté propre à la volonté nationale », « qu'en matière constitutionnelle, comme en matière civile, des contrats nets, précis, formels, assurent que la souveraineté nationale soit sauvegardée ».

Le siège de l'Assemblée sur ces thèses était fait et Achille Delorme eut même de la peine à faire entendre l'opposition de la Commission. Il y eut demande de scrutin, la proposition de Naquet fut repoussée par 575 voix contre 54. Cette minorité était-elle même [p.432] pour le mandat impératif? On en peut douter quand on y voit des hommes comme Boysset, Brisson, Cazot, Challemel, Lacour, Ferrouillat, Rouvier, Gambetta, etc.

Avec l'article 14 on arriva à la question du scrutin de liste que proposait la Commission, contrairement au projet du Gouvernement. Comme on le savait, ce fut la question de beaucoup la plus discutée, presque la seule sur laquelle il y eut une véritable bataille.

L'amendement le plus opposé était celui de Lefèvre-Pontalis, qui consacrait le scrutin uninominal par arrondissement pur et simple. Son auteur prononça pour le défendre un grand discours très étudié, très fouillé et très fort. Il commença par rappeler qu'il avait été adopté par Dufaure, ministre de Thiers, en 1873, dans son projet constitutionnel, au nom de la liberté de l'électeur, auquel le scrutin de liste impose de voter pour des noms d'hommes qu'il ne connaît pas, que lui imposent ceux qui composent les listes ou le parti ou le gouvernement et parce que le scrutin d'arrondissement favorise les influences permanentes qui existent dans la société, qui triomphent dans les circonscriptions restreintes, forment une représentation plus complète et plus vraie, et constituent « la meilleure barrière à opposer à ces courants qui inspirent de si vives alarmes ».

Lefèvre-Pontalis rappelait également que le Gouvernement de Mac-Mahon s'était prononcé également, et pour les mêmes raisons, en faveur du scrutin uninominal.

Puis il présentait ses propres arguments. Les futures Chambres des députés ne devaient plus être souveraines comme l'Assemblée nationale, n'étant plus une Chambre unique, n'étant plus permanente, or le vote départemental, plus que le vote par arrondissement, tendait à exagérer le sentiment de son importance dans l'Assemblée qui en serait issue, à la faire sortir de sa mission législative, sa mission essentielle, et à élever la Chambre au-dessus du Sénat dont la qualité de première Assemblée du pays trouve dans l'élection départementale de ses membres son fondement.

Il reprochait au scrutin de liste, de créer entre les électeurs des divers départements une inégalité, le nombre des députés pour lesquels ils voteraient étant variables; de supprimer la liberté des électeurs, les listes étant arrêtées par des comités départementaux et s'imposant à eux, les électeurs n'étant plus dès lors que « des souverains captifs », « votant sur la foi d autrui », et souvent à cause d'un seul nom, de celui du « candidat remorqueur » seul connu, et qui entraîne les autres derrière lui.

[p.433]

Il reproduisait les mots de Lamartine disant du scrutin de liste, « c'est l'escamotage de la confiance publique », et de Laboulaye, « c'est une mystification indigne d'un peuple libre ».

Puis Lefèvre-Pontalis répondait aux critiques adressées au scrutin d'arrondissement : la corruption rendue plus facile? mais que dire alors des élections cantonales des conseillers généraux, et avec le scrutin de liste ne s'exercerait-elle pas facilement sur les comités qui les dirigent? — Son caractère personnel, pas assez politique, trop local? mais où serait le mal si les hommes de grande situation sociale, de notoriété locale étaient favorisés par le scrutin d'arrondissement plutôt que des politiciens de carrière imposés par les comités? — Le danger de la pression gouvernementale? Mais sous l'Empire aucun candidat de l'opposition n'aurait triomphé dans tout un département, au plébiscite de 1870 seulement deux départements n'ayant pas donné la majorité au Gouvernement impérial.

A ceux qui prétendaient que les élections de 1848, de 1849 et de 1871 prouvaient que le scrutin de liste était conservateur, Lefèvre-Pontalis répondait que ces élections n'avaient été conservatrices, en effet, que par réaction contre les mouvements révolutionnaires qui les avaient précédées.

Enfin Lefèvre-Pontalis terminait son discours en reprochant encore au scrutin de liste : de soulever les passions politiques que l'on doit surexciter pour remuer les masses de tout un département, — d'opprimer les minorités, toute la représentation d'un département appartenant à un seul parti, — de favoriser le plébiscite, un candidat pouvant se présenter dans de nombreux départements et réunir sur son nom un nombre énorme de voix.

Les copieux développements de l'orateur sur tous ces points faisaient de son discours le plaidoyer le plus complet en faveur du scrutin uninominal.

Son premier adversaire fut Luro, qui avait contribué au vote en faveur de la République et qui, se plaçant à un point de vue purement politique, fit valoir surtout que le scrutin de liste était nécessaire pour que les divers partis, qui avaient constitué la majorité en faveur du régime, puissent former des listes communes pour les futures élections, d'autant plus facilement que le parti républicain était devenu plus conservateur.

Mais ce fut Ricard qui, dans un discours magistral, qui n'occupe pas moins de huit pages au Journal Officiel, fut le vrai défenseur [p.434] du scrutin de liste. Voici quelques-unes de ses thèses principales :

L'ancienne Commission n'avait adopté le scrutin d'arrondissement que pour faire échec au suffrage universel pour « contrebalancer la loi du nombre par la représentation des intérêts ».

Le scrutin d'arrondissement créerait 150 collèges électoraux de caractère urbain, donc anti-conservateurs; Louis Blanc, Edgard Quinet n'avaient-ils pas protesté contre l'absorption des villes par les campagnes avec le scrutin de liste?

Le scrutin de liste permettrait seul l'union des éléments constituant le grand parti conservateur, qui ne pouvaient s'entendre sur un nom mais pouvaient le faire sur plusieurs.

Le scrutin de liste permettait de faire à des minorités leur part, non le scrutin uninominal fatalement exclusif et oppressif pour celles-ci.

Le scrutin de liste favoriserait les hommes de grande autorité sociale, dont la réputation, si elle est fondée sur de grands services rendus, s'étend au moins à tout un département.

S'il suppose la formation de comités, tous les partis peuvent en constituer; cela n'en favorise a priori aucun.

Les Chambres élues au scrutin de liste, en 1817, en 1848, en 1849, en 1871, n'avaient-elles pas été supérieures aux autres?

Il admettait d'ailleurs que les listes ne portassent pas plus de cinq noms, que les départements très peuplés fussent divisés en plusieurs circonscriptions électorales.

Dufaure, dont l'opinion avait été invoquée par Lefèvre-Pontalis, et qui devait faire entendre la voix du Gouvernement, intervint ensuite en faveur du scrutin d'arrondissement.

Ministre de Thiers il l'avait prôné comme « condition de conservation », le scrutin de liste ne s'étant montré conservateur que sous un régime censitaire ou après de grosses secousses politiques provoquant une réaction.

Le scrutin d'arrondissement crée des inégalités entre des arrondissements très inégalement peuplés, mais le scrutin de liste en maintient car on donne au moins un député par arrondissement à chaque département, et le nombre des arrondissements est très variable et indépendant de la population.

Le scrutin d'arrondissement crée des circonscriptions les unes rurales, les autres urbaines, mais tous les départements n'offrent pas les mêmes caractères.

[p.435]

Le scrutin d'arrondissement facilite aux électeurs leur rôle, n'ayant qu'un candidat à choisir; — il protège les minorités, qui peuvent l'emporter dans tels arrondissements, et seraient écrasées dans le département; — il maintient un lien entre l'élu et ses électeurs.

Le maintien de l'alliance, au sein de la majorité qui a voté la Constitution, par le scrutin de liste est une utopie, elle s'est faite pour un but déterminé; depuis qu'il est atteint ses éléments se séparent fatalement selon leurs tendances.

Jusque-là la discussion, très poussée, très vive même, n'avait pas, semble-t-il, soulevé les passions. Gambetta, qui intervint enfin, les excita au contraire en rompant avec son attitude antérieure de modération. Analyser son discours beaucoup moins ordonné que les précédents serait plus difficile et exposerait à de nouvelles et fastidieuses redites. On se bornera à rappeler l'attaque violente à laquelle il se livra pour finir contre le parti orléaniste, attaque qui joua certainement un rôle important sur le vote final.

« Dans tous les partis, s'écriait-il, qui dans cette enceinte ont déclaré leur antipathie pour le scrutin de liste, il n'y en a guère qu'un qui le fait avec passion, ce n'est pas le parti légitimiste, ce n'est pas le parti bonapartiste, ce n'est pas le parti républicain, c'est... l'autre. Cet autre, après avoir été constitutionnel le 25 février, voudrait bien être dynastique sous un régime républicain. Il se dit : la Constitution que nous devons au patriotisme des républicains de vieille date et des républicains de raison, cette Constitution est tellement conservatrice que... qui sait? Il nous est déjà arrivé de changer une révolution en nourrice, si nous pouvions aussi changer une Constitution? Je crois que les chefs du parti auquel je fais allusion, après s'être promenés assez longtemps de la monarchie traditionnelle à la monarchie constitutionnelle, du septennat impersonnel au septennat personnel, pour aboutir à la république forcée, que les chefs de ce parti ont mesuré leurs chances, ont endoctriné leurs amis. Ils leur ont dit que le scrutin d'arrondissement était la dernière ancre de salut d'une société désemparée. La vérité vraie, c'est que ce corps d'armée sera écrasé aux élections entre les deux écoles qui se divisent le suffrage universel. Ils auront beau conserver les fonctionnaires de l'Empire, ces fonctionnaires n'opéreront pas pour eux. Dans certains bourgs pourris, quelques-uns pourront encore se faire élire; mais le flot aura passé sur le parti et il ne reviendra plus. »

Ce discours, blessant pour le centre droit et pour le Gouvernement, [p.436] devait, en remuant les passions, desservir la cause qu'il prétendait défendre. Des éléments modérés du centre gauche se joignirent aux partis de droite à peu près unanimes contre le scrutin de liste, qui fut repoussé de peu au vote à la tribune par une majorité de 357 voix contre 326.

Ce fut la seule grande bataille de toute la discussion de la loi. Le cap des tempêtes doublé, on en revint à l'article 5 ajourné, qui réglait les formes du vote. Un amendement Barthe en faveur du vote écrit ou dicté par l'électeur, pour éviter le bulletin qui lui serait imposé, un autre de Rolland-Jozon pour le vote sous enveloppe officielle, furent repoussés.

Les articles 15 et 16 sur la durée du mandat législatif et sur les élections complémentaires furent votés sans débat.

Sur l'article 17, des amendements supprimant ou réduisant l'indemnité des députés furent écartés.

L'article 18 sur les conditions de majorité aux premier et deuxième tours fut voté sans débat.

Il y en eut un, au contraire, sur l'article 19 visant la représentation algérienne. Un amendement ne donnant qu'un député à chacun des départements de l'Algérie, auxquels on reprochait d'être favorables au parti républicain, fut repoussé par 371 voix contre 302, mais l'article 20 sur l'organisation des élections en Algérie passa sans débat. Au contraire, l'article 21, relatif à la représentation des colonies fut vivement discuté.

L'article 12, relatif aux inéligibilités, réservé, fut repris et voté sans débat comme l'article 22 concernant les sanctions de certaines règles de la loi.

Une disposition additionnelle en faveur du vote obligatoire fut enfin rejetée et le 13 novembre le passage à la troisième délibération fut voté.

La deuxième délibération s'était étendue à cinq séances, ce qui était très court pour une loi qui formait la base de notre régime démocratique et représentatif. De très grosses questions comme la représentation des intérêts, comme le vote familial, comme le vote des femmes, comme le vote obligatoire, comme la représentation proportionnelle n'avaient pas été touchées ou avaient été à peine effleurées. Le caractère du député mandataire ou non de ses électeurs n'avait pas été sérieusement posé. Les membres de l'Assemblée en étaient restés aux vagues idées antérieures d'un régime représentatif mal défini avec des règles toutes pragmatiques ne s'inspirant [p.437] pas de principes supérieurs. Le seul débat sérieux qui avait eu lieu avait été dominé de part et d'autre plus par des préoccupations de parti que par des considérations de principes.

Troisième délibération de la loi électorale. — Neuf jours plus tard, le 22 novembre, s'ouvrit la troisième délibération de la loi électorale. Elle se prolongea jusqu'au 30, durant le même temps que la seconde, sans plus de succès en principe pour les auteurs d'amendements qui se montrèrent pourtant plus féconds en idées nouvelles. Nous tâcherons de résumer encore plus ces longs et à peu près inutiles débats.

La discussion générale se borna à un discours de Ferrouillat, qui, en faveur du suffrage universel, non en péril, développa quelques assertions hasardeuses. Il le présenta comme conservateur parce que « les trois quarts des électeurs étaient des propriétaires à des titres divers », parce qu'il avait « la vertu particulière de mettre en fuite les chimères et les utopies ». Il ne pouvait menacer les intérêts parce que ceux du nombre sont aussi grands que ceux de la propriété. Il ne sacrifiait pas l'homme supérieur à la masse parce que son « bulletin de vote s'appelle légion », car « il en entraîne des milliers d'autres ». Si on se défiait de lui, ce n'était que parce qu'il avait trahi les espérances conçues en 1871. Et les espérances que l'on mettait dans le scrutin d'arrondissement seraient vaines, puisque depuis le 25 février, sur 169 élections cantonales, 104 avaient été favorables aux républicains. Heureusement le suffrage universel avait pour s'imposer d'autres raisons que celles-là. Et ce fut toute la discussion générale.

Sur l'article premier, deux amendements de de Vinols et de d'Abouville en faveur du suffrage indirect à plusieurs ou à deux degrés, malgré l'argument tiré des Constitutions de la Révolution et de cet aveu de Dufaure que l'immense majorité des Français ne fait pas de politique, furent aisément repoussés. Le furent également un amendement de Delsol pour unifier les listes électorales et un autre de Parent pour permettre aux électeurs de déplacer leur domicile électoral pour les départements dans lesquels les électeurs se déplacent pour des travaux saisonniers et peuvent être par suite privés de l'exercice du suffrage. Fut rejeté également un amendement de de Belcastel accordant une voix supplémentaire à l'électeur marié ou veuf avec ou sans enfant, embryon du vote familial, que Langlois, au nom de la Commission, combattit. Seul un amendement relatif au [p.438] recours en cassation, en cas de recours contre les listes électorales, fut voté.

Le lendemain, 23 novembre, sur l'article 3, un amendement Barthe fut présenté pour interdire aux fonctionnaires de tout ordre de désigner un candidat aux suffrages des électeurs par circulaire, écrits ou actes officiels ou administratifs. Il visait la candidature officielle. Le Gouvernement avait le droit d'avoir sa politique et de la faire connaître, il ne devait pas avoir ses candidats. Ses fonctionnaires avaient le droit d'avoir leurs opinions, leurs préférences pour tel candidat, pouvaient la faire connaître mais à titre privé, de personne à personne, sans se servir de leur autorité, de leur fonction. Barthe rappelait les pratiques de l'Empire et telle circulaire préfectorale aux maires d'un département disant : « Faites bien comprendre à vos administrés que si le Gouvernement doit la justice à tous il ne doit ses faveurs qu'à ses amis. » Et la gauche de s'indigner, ne prévoyant pas que cette formule serait reprise plus tard par l'un des siens. Ernest Picard, Buffet, Jules Simon intervinrent sur cette délicate délimitation du licite et de l'illicite quant à l'action du Gouvernement dans les élections. L'amendement ne fut rejeté que par 318 voix contre 314.

Le 24, sur l'article 5, la proposition de Corne en faveur du vote sous enveloppe fut repoussée également par 364 voix contre 306, sur les observations de Delsol invoquant les difficultés, les complications qu'il entraînerait, critiques que l'expérience a totalement démenties.

Fut écartée également une proposition additionnelle de Lockroy permettant aux candidats de désigner des délégués devant surveiller avec le bureau la régularité des opérations électorales.

Une proposition de d'Abouville pour le vote familial, pour le vote par représentant des femmes majeures et veuves, pour l'octroi de voix supplémentaires aux électeurs à raison des impôts directs payés par eux, fut aussi écartée sans débat.

Sur l'article 8, Hervé de Saisy proposa d'établir l'incompatibilité des fonctions de ministre et de députés, sans plus de succès, la guillotine sèche fonctionnant de nouveau sans défaillance.

Sur l'article 13, Madier de Monjau reprit la proposition de Naquet en faveur du mandat impératif invoquant Benjamin Constant, Montesquieu, la Convention, par à peu près d'ailleurs, la pratique des États généraux, et celle du mandat en droit privé. Ricard prit la peine de le combattre, reconnaissant pourtant qu'entre électeurs et élus il y avait « une sorte de contrat moral », mais ne liant [p.439] « que la conscience du député » sans « lien matériel », sans sanction positive. « Le mandat impératif, disait Ricard, est l'exagération d'un principe, qui est juste au fond. » Il fut à nouveau repoussé et, par 601 voix contre 12, encore plus énergiquement que la première fois. Parmi les abstentionnistes on peut s'étonner de trouver Méline, Grévy, Tirard à côté de Gambetta, qui la première fois avait voté en faveur du mandat impératif.

Quand on en vint au fameux article 14 qui consacrait maintenant le scrutin d'arrondissement, Pernolet, député de Paris, proposa comme tempérament du scrutin de liste qu'il reprenait, la représentation proportionnelle en faisant déjà valoir à peu près tous les arguments qui devaient être depuis développés en sa faveur. Il ne fut écouté qu'avec impatience, on ne le prenait pas au sérieux et son amendement fut repoussé d'emblée. L'Assemblée passait, sans s'en douter, à côté de la vérité et de la justice électorale.

Alors Naquet reprit le scrutin de liste pur et simple et le choc des mêmes arguments fatigués et fatigants recommença : De Castellane prononça un discours dans lequel il manifesta beaucoup de mépris pour le pays lui-même, les électeurs, ses adversaires. Gambetta prit une attitude toute de modération et de conciliation, complètement opposée à celle de son précédent discours. Le scrutin de liste permettait « d'assurer véritablement avec les hommes que la France nous enverra, un Gouvernement libéral, modéré et fort ». Avec lui le pays ratifierait l'alliance qui avait produit la Constitution, « contrat de patriotisme et de sincérité », « pour rassembler tous les intérêts conservateurs aussi bien que les intérêts de réforme et de progrès ». Ce qu'il voulait, c'était « des élections qui assurent le triomphe d'une politique libérale, conciliatrice et républicaine ».

Mais ce discours tout de conciliation ne fit pas oublier le premier et ne désarma pas les craintes des conservateurs vis-à-vis du scrutin de liste. Buffet y répondit : l'alliance conclue pour la Constitution ne pouvait pas être maintenue pour résoudre les graves problèmes de la politique quotidienne opposant conservateurs et républicains. A la concentration à gauche avec le scrutin de liste il préférait la concentration à droite avec le scrutin d'arrondissement.

Un amendement Jozon pour le scrutin de liste réduit en étendue fut repoussé.

Un autre de Fr. Rive n'établissant le scrutin de liste que pour les arrondissements trop peuplés pour n'avoir qu'un député, donna [p.440] lieu à une discussion particulière et fut repoussé par 383 voix contre 303.

Puis il y en eut un dernier tendant au contraire à sectionner les arrondissements comptant plus de 75.000 et non plus de 100.000 habitants, qui avait le tort de multiplier le nombre des députés et qui, quoique renforçant le scrutin uninominal, fut encore repoussé par 392 voix contre 224, et l'article 14, l'imagination des inventeurs d'amendements étant épuisée, fut définitivement voté. La victoire du parti conservateur, appuyé par une partie du centre gauche, était définitive.

Signalons encore l'échec d'un amendement du général Mazure, exigeant même au second tour le vote de la moitié au moins des électeurs et renvoyant l'élection à trois mois si ce nombre de votants n'avait pas été atteint. Son but louable était de soustraire les élections au hasard des abstentions et de combattre l'abstention même. Il n'obtint que 67 voix en sa faveur contre 522.

Écarté également l'amendement à l'article 19 tendant à accorder à chaque département algérien deux députés; chaque parti reprochait à son adversaire de se laisser guider par son intérêt particulier.

Et de nouveau la question de la représentation coloniale fut ardemment mais inutilement reprise.

Un article additionnel de Marcou déclarant que « l'immixtion abusive de tout fonctionnaire ou agent de l'autorité dans les élections est un crime puni de la dégradation civique et dont la répression serait poursuivie en Cour d'assise », remit en question la candidature officielle et fournit à son auteur l'occasion de classiques indignations Quant à la définition de « l'immixtion abusive », il fut incapable de la fournir. L'article fut naturellement repoussé.

L'ensemble de la loi fut alors voté le 31 novembre par 506 voix contre 85. Cette minorité comptait surtout des membres de la gauche radicale : Brisson, Grévy, Rouvier, Tirard, Scheurer-Kestner, Lockroy par exemple, quelque membres d'extrême droite comme de Franclieu et, on ne sait pourquoi, Et. Lamy, Gambetta, Sadi Carnot, Barthélemy-Saint-Hilaire s'étaient abstenus.

Cette troisième délibération de la loi, au total, avait ressemblé beaucoup à la première. Quelques idées nouvelles s'y étaient pourtant produites, mais sans aucun succès, la lutte au sujet du scrutin de liste ou d'arrondissement avait été sensiblement moins ardente, les sièges étaient faits; plus que jamais on voulait en finir et l'on [p.441] s'étonne que la nouvelle discussion ait duré autant que la première.

Dans ce domaine des élections, comme d'ailleurs pour le reste de la Constitution, beaucoup plus de politique que de doctrine, aucun retour sur les principes traditionnels du régime démocratique purement représentatif déjà pratiqué, considérés comme faits acquis plutôt que comme thèses théoriques : telles furent les caractéristiques de ces délibérations. Elles marqueront la fin de la vie de l'Assemblée nationale.

La loi du 30 novembre, l'opinion et la presse. — Après avoir assisté aux délibérations et au vote de notre dernière loi d'ordre constitutionnel, reportons-nous aux journaux les plus autorisés pour y saisir l'attitude de la presse à leur sujet.

Les Débats, rendant compte de la première séance, celle du 8, expriment avant tout la hâte de la Chambre d'en finir rapidement, « Un ah! de satisfaction sortit de toutes les poitrines lorsque M. le duc d'Audiffret-Pasquier, au début de la séance de ce jour, a prononcé ces paroles : « L'ordre du jour appelle la deuxième délibération de la loi électorale. » Le journal n'entreprend d'ailleurs nullement d'en donner à ses lecteurs un aperçu même rapide.

Le lendemain, 10, il annonce la démission de Bardoux, sous-secrétaire d'État, parce que, partisan du scrutin de liste, il est en conflit avec les autres ministres; cela, relevant de la politique, mérite mention. Puis, relevant que les premiers articles ont été votés très aisément, le journal écrit : « Nous courons grand train dans la direction de l'article 14. » C'est que pour l'opinion comme pour l'Assemblée, la question scrutin de liste ou d'arrondissement est le tout de la loi, parce que les deux grands partis politiques mettent en l'un ou en l'autre tout leur espoir. La préoccupation politique qui domine dans l'Assemblée domine donc tout également dans la presse.

La hâte, en voici dans le numéro du 11 une preuve : sur l'article 13 Naquet a parlé pour le mandat impératif; le journal, sans s'attacher à la question, écrit : « Il a eu la sagesse de ne prononcer qu'un très petit discours. » C'est l'essentiel. Les numéros du 11 et du 12 rendent compte au contraire copieusement de la grande bataille des scrutins. Lefèvre-Pontalis, éloquent et vigoureux, a donné tous les arguments favorables au scrutin d'arrondissement. Luro, cherchant à maintenir l'union du 25 février, à laquelle il a contribué, a vu dans le scrutin de liste le meilleur instrument de son maintien. Ricard a prononcé pour ce scrutin un plaidoyer très complet, [p.442] très habile, qui a fait impression. Dufaure a dépensé en faveur de la thèse contraire sa dialectique serrée, son ironie vigoureuse. Gambetta a été merveilleux de verve, d'esprit, de bonne humeur, d'éloquence, mais ses attaques souvent très vives contre le centre droit étaient inopportunes, parce qu'avec n'importe quel scrutin l'ancienne majorité du 25 février est nécessaire et que le centre droit est un élément essentiel du parti conservateur libéral. Mais si les Débats passent en revue tous ces discours et les apprécient, c'est sans entrer dans leurs thèses, sans donner leurs arguments, sans prendre eux-mêmes parti à leur sujet.

Le 13, le journal, rapportant le succès du scrutin d'arrondissement, dans des conditions qui ont surpris, par la plume de Francis Charmes, s'en déclare le « partisan convaincu », mais c'est sans reprendre la question, sans donner ses raisons. Il note par contre que le Gouvernement a été habile de faire parler Dufaure, sympathique au centre gauche, plutôt que Buffet, dont la politique réactionnaire le choque, Buffet que Gambetta s'est efforcé d'appeler au contraire à la tribune, mais qui a bien compris « à quel point il lui importait de se taire ». Ici encore c'est l'aspect politique du débat et non le fond des thèses qui retient l'attention du journal.

Et c'est lui encore qui lui fait blâmer le lendemain la suppression de la représentation des colonies à la Chambre.

Les comptes rendus des Débats sur la troisième délibération de la loi méritent les mêmes observations : lamentation quand une discussion s'engage ou se prolonge, incompréhension quand une idée nouvelle se produit comme celle de la représentation proportionnelle, du système du quotient. « Qu'est-ce? Mystère! écrit Francis Charmes. Personne n'a écouté, personne n'a entendu l'exposé du système, dont le nom aurait dû piquer la curiosité. » Même superficialité quand revient la question majeure des scrutins de liste ou d'arrondissement, quoique le « triomphe définitif » de ce dernier satisfasse tout particulièrement le journal.

Tout aussi superficiel et uniquement préoccupé de politique se montre l'organe de la gauche, la République française.

Le 9 novembre elle n'a garde d'exposer le projet, dont on aborde la discussion. Mais elle dénonce « la tentative détestable » méditée contre le suffrage universel, « l'esprit qui règne dans ce milieu du centre droit, clérical et réactionnaire avec lequel et au profit duquel M. Buffet prétend gouverner la démocratie française ». Elle indique qu'on ne veut de débat sérieux que « sur la [p.443] seule question qui passionne l'Assemblée comme le pays, c'est-à-dire le scrutin de liste ou d'arrondissement », et ajoute que tout l'intérêt de la séance était dans les couloirs où on en discutait.

Les jours suivants, c'est sur ce point que le journal revient, n'accordant guère d'attention aux discussions qui se poursuivent sur d'autres; « malgré la gravité des questions traitées et résolues l'intérêt est dans les conversations et négociations des couloirs sur le scrutin de liste et d'arrondissement ».

Et quand la discussion s'engage à son sujet, c'est toujours sur le côté politique, les démarches, les attitudes des partis et non sur les arguments produits, la valeur des thèses qui s'affrontent que le journal insiste. Lefèvre-Pontalis a voulu « désunir les groupes du parti constitutionnel ». Luro a répondu « à la politique égoïste et de défiance, par un appel à la concorde ». Dufaure « a trompé l'attente de tout le monde : les dents du lion avaient été limées »; quant à Gambetta, « nous ne saurions dire les sentiments qu'a éveillés en nous ce discours, le plus merveilleux peut-être qu'il nous ait été donné d'entendre. Quand il est descendu de la tribune il a regagné sa place, pressé et comme porté par ses collègues de la gauche, qui lui faisaient un tumultueux cortège de félicitations et de bravos enthousiastes ».

Le résultat est apprécié de la même manière. C'est le triomphe d'un parti. « Rien dans les annales des Assemblées antérieures ne ressemble à la séance d'hier. Le parti, qui s'est donné pour caractère et pour tâche de faire servir chacun des autres tour à tour à sa propre fortune, a réussi dans ses desseins... Tout le monde le devine, il s'agit de cet état-major de politiciens qu'on appelle le parti orléaniste. Depuis hier la tactique de l'orléanisme a été déjouée. Elle a été démasquée et le secret de la politique des habiles de la pire espèce a été divulgué, livré au jugement du pays. La conscience nationale prononcera. »

Dans tout cela où trouve-t-on un exposé des grosses questions d'organisation électorale, qui se posent devant l'Assemblée?

Et quand on en vient à la troisième délibération, la République française représente l'Assemblée comme uniquement dominée par la préoccupation des prochaines élections. « Chacun ne pense plus qu'aux élections. La fièvre de la dissolution règne et se développe. La Chambre ne vit même plus dans le présent, elle est toute à l'avenir. » « Nos amis des groupes républicains ont pris un sage parti, ils ne disent rien. » C'est l'attitude du journal en ce qui concerne la loi [p.444] qui s'achève; ce n'est pas par lui que ses lecteurs en sauront les dispositions, les qualités ou les défauts. Même le nouveau débat sur le scrutin de liste, même le nouveau discours de Gambetta ne trouvent pas dans ses colonnes de sérieux commentaires.

La lecture des autres journaux, qu'il s'agisse du Temps, le plus sérieux et le plus soucieux d'informer ses lecteurs, le plus modéré également, qu'il s'agisse du Moniteur universel, que réjouit le succès du centre droit et du Gouvernement, qu'il s'agisse de l'Union, toujours aussi hostile à la majorité du 25 février, qu'il s'agisse de tout autre, tous se placent à l'unique point de vue de la lutte des partis, négligeant la loi considérée en elle-même, dans ses principes et dans ses dispositions, pour en donner une vue d'ensemble ou en exposer les règles, alors pourtant que les très prochaines élections vont se dérouler sous leur empire, en constituer la première application et en subir l'influence.

V

VUE D'ENSEMBLE SUR LA CONSTITUTION DE 1875

Avec la loi du 30 novembre, l'œuvre constitutionnelle s'achevait. La loi constitutionnelle du 25 février, relative à l'organisation des pouvoirs publics, en ses neuf articles, avait posé les grandes lignes du nouveau régime; la loi du 24 février, relative à l'organisation du Sénat, aux onze articles, avait institué ce corps original qui, aux yeux de ses auteurs, en était une pièce capitale. La loi du 16 juillet, constitutionnelle comme la précédente, sur les rapports des pouvoirs publics, avec ses quatorze articles, les avait complétées. Puis les deux lois organiques du 2 août et du 30 novembre avaient donné à nos deux grandes Assemblées politiques leur base électorale. De l'histoire et de l'étude analytique de cette Constitution faite de morceaux divers et successifs, et péniblement élaborée, il importe de dégager, en une vue d'ensemble et historique, les caractères essentiels.

Le premier, et qui est capital, c'est qu'elle est un produit de l'histoire.

Sans doute toute Constitution se situe dans l'histoire et est un produit de son temps, du milieu et des circonstances dans lesquels elle est née, mais ce qui est vrai de toutes l'est plus que pour toutes de notre Constitution.

[p.445]

Ce sont les événements et les conditions historiques, qui ont si longtemps retardé sa naissance et qui ont fait naître et fonctionner avant son établissement des régimes provisoires, qui ont exercé sur elle une profonde influence.

L'Empire s'écroule le 4 septembre, les circonstances rendent impossible l'élaboration d'un régime qui puisse prendre sa place et gouverner la France. Le Gouvernement de la Défense nationale s'improvise, dans des conditions anarchiques et paradoxales, sans représentation nationale, en une sorte de dictature, d'ailleurs impuissante. Et c'est une première expérience qui laissera des traces.

L'armistice s'impose. Pour conclure la paix il faut une Assemblée. Le 8 février 1871, selon le mode électoral de 1849, la France se donne des représentants. L'Assemblée qui sort de son sein va incarner sa souveraineté, elle est une sorte de Convention, mais celle-là conservatrice et monarchique, à laquelle s'impose un homme, Thiers, que les électeurs ont comme plébiscité et qu'elle nomme chef du pouvoir exécutif de la République française. C'est encore le fait des circonstances. Et ce sont elles qui empêchent la majorité monarchique de restaurer la royauté.

Une sorte de pacte se conclut à Bordeaux pour l'ajournement du problème du régime politique à établir. Et Thiers sous l'autorité de l'Assemblée, mais qui la domine par sa popularité et sa personnalité, institue un embryon de régime parlementaire, qui constitue un fait républicain, que la loi du 31 août 1871 confirme et régularise tout en le laissant subsister : régime en quelque sorte bicéphale, Thiers devenant Président de la République et demeurant pourtant le chef actif du Gouvernement. C'est une consolidation du fait républicain pour lequel Thiers prend parti, et du régime parlementaire.

Vers le même moment la monarchie, à laquelle tend la majorité et que la dualité des prétendants possibles tenait en échec, se voit compromise par le manifeste légitimiste et intransigeant du comte de Chambord et c'est encore pour le fait républicain un puissant renforcement. La majorité, irritée contre Thiers, qui incline de plus en plus vers la République, et qu'elle rend responsable de ses échecs électoraux, s'efforce de limiter son personnalisme par la loi du 13 mars 1873 qui entrave son action sur l'Assemblée et imprime à son Gouvernement un caractère plus parlementaire et par suite plus républicain. Cela n'empêche pas la crise d'éclater entre le Président et la majorité, qui le met en minorité le 24 mai 1873 et, conformément au principe parlementaire, le renverse.

[p.446]

La toute-puissance de l'Assemblée s'affirme dans l'élection du nouveau Président, le maréchal de Mac-Mahon. Avec lui le principe parlementaire se renforce encore parce qu'il n'est pas, comme Thiers, l'homme du pays, mais celui de la Chambre et parce qu'il ne s'impose pas comme lui à ses ministres. Ceux-ci deviennent les vrais agents actifs du Gouvernement et en supporteront seuls la responsabilité, surtout quand pour assurer l'avenir de ce régime nouveau le septennat est institué par la loi du 20 novembre 1873. Ainsi tous ces événements travaillent incessamment à l'instauration d'un parlementarisme de plus en plus précis sous le nom de la République, que le temps sans cesse confirme. Deux crises en constituent des applications pratiques et précises, comme il ne s'en était pas encore présenté. Ce régime, baptisé Septennat, qui est le régime d'un homme et qui demeure provisoire, est d'ailleurs battu en brèche par une fraction de la majorité, par les légitimistes et par les républicains. La proposition Casimir Périer pour la proclamation de la République, et celle de Larochefoucauld-Bisaccia en faveur de la monarchie tendent à le renverser, mais leur double échec le laisse debout, marquant l'impuissance de ses adversaires de droite et de gauche; il apparaît comme une institution stable sinon définitive et c'est toujours le fait républicain et parlementaire qui dure.

Pendant tout ce temps le pays, par ses très nombreuses manifestations électorales, désavoue la majorité qu'il a nommée le 8 février, diminue son importance numérique et plus encore son autorité morale et se prononce sans défaillance pour la République.

Malgré l'expression réitérée de la volonté nationale, la Commission, nommée à la suite du 30 novembre 1873, pour élaborer la Constitution, prépare des lois qui, maintenant le septennat, ne visent qu'à renforcer l'autorité du maréchal, à consolider le septennat.

C'est dans ces conditions qu'en janvier 1875, le provisoire ne pouvant plus durer, l'œuvre constitutionnelle s'impose. La monarchie demeure impossible, le prétendant maintenant ses principes, son emblème, que le pays n'accepterait pas; le septennat, qui n'est que du provisoire prolongé, est discrédité. La majorité, qui voudrait s'y arrêter, résiste encore et obtient la priorité pour la loi sur le Sénat, qui lui est destinée. Mais, quand on aborde la loi sur les pouvoirs publics, si l'amendement Laboulaye qui proclame la République est repoussé, l'amendement Wallon, qui la consacre avec plus de ménagement, triomphe, d'ailleurs au plus juste.

Comment ne pas voir dans cet aboutissement le résultat du [p.447] travail des faits, du progrès incessant du fait républicain et du fait parlementaire, auquel la majorité monarchique et le prétendant lui-même ont collaboré sans cesse.

L'élaboration de la Constitution par morceaux, par des lois successives, qui s'échelonnent, que la formation d'un nouveau ministère, que la nécessité d'en finir, et l'évolution des partis influencent, confirme le caractère historique de l'ensemble constitutionnel édifié par l'Assemblée nationale, contre le gré même de sa majorité.

Jamais certes aucune Constitution française n'a présenté ce caractère à un si haut degré. Elle n'est d'aucune manière l'œuvre d'une Assemblée maîtresse d'elle-même, qui légifère au gré de sa majorité, elle est l'œuvre du temps, des circonstances. Le régime s'est progressivement instauré, les tentatives pour l'écarter, contrariées par les circonstances, ont échoué, finalement il s'est imposé et il n'y a eu qu'à l'organiser.

De là-même résulte le second caractère de la Constitution : elle n'est à aucun degré une œuvre théorique, dogmatique, systématique.

Elle ne contient pas comme d'autres l'énoncé de certains principes qui la domineront, dont elle sera l'application, comme la souveraineté nationale ou la séparation des pouvoirs; on n'y trouve pas la proclamation des droits de l'homme et du droit public des Français, et si elle repose tout de même sur certains principes elle leur apporte bien des tempéraments.

La souveraineté nationale est évidemment l'un d'eux et le premier. Pour autant, elle ne confère aux citoyens aucune participation directe à son exercice; elle n'admet pas le mandat impératif; elle consacre la dualité des Chambres qui donne à la volonté nationale deux organes, qui peuvent se contredire; le mandat de député est relativement long, celui de sénateur l'est démesurément, et le Sénat ne se renouvelle pas intégralement, il est élu à un suffrage très indirect et par fractions. Le chef de l'État enfin n'est pas l'élu du suffrage universel.

Le principe représentatif en est un autre, — mais la Constitution ne cherche pas à faire des membres des pouvoirs publics des représentants particulièrement fidèles du pays et elle place sur le même pied les deux Chambres, dont l'une a un caractère représentatif beaucoup moins austère que l'autre.

Le principe parlementaire en est un troisième, — mais ici la Constitution le dépasse. Normalement, en Angleterre par exemple, il n'entraîne pour le Parlement vis-à-vis du Gouvernement qu'une [p.448] collaboration et un contrôle, notre Constitution encourage à l'excès sa suprématie : elle en fait l'électeur du chef de l'État, elle en fait le pouvoir constituant même, elle fait de l'une des Chambres la Haute Cour de Justice. Rien de tout cela n'est commandé par le principe parlementaire.

Aussi la Constitution s'affranchit-elle de la logique quand il s'agit d'appliquer les principes sur lesquels manifestement elle repose. Elle n'est pas une œuvre de théorie et de système.

Elle est enfin, et ceci tout le monde le reconnaît et le proclame, une œuvre de transaction. L'histoire a abouti à ce résultat quelque peu paradoxal d'imposer à une majorité monarchique l'instauration de la République, et naturellement celle-ci s'est efforcée d'introduire dans cette République le plus possible d'institutions de tendance conservatrice et monarchiste.

La République est bien devenue le titre même du régime et le caractère électif et temporaire du chef de l'État, l'application très poussée du suffrage universel pour l'élection de la Chambre des députés, la responsabilité parlementaire et pénale des membres du Gouvernement sont bien en conformité avec elle.

Mais l'irresponsabilité parlementaire du Président de la République, son long mandat, sa rééligibilité, la série de ses prérogatives, même vis-à-vis des Chambres, l'institution de deux Assemblées, tout le statut du Sénat, la possibilité illimitée de la révision, sont, on y a déjà insisté, comme la rançon de la proclamation de la République; sa contrepartie dans la transaction qui s'est imposée.

Œuvre de l'histoire, résultante de l'état des forces en présence lors de son élaboration, œuvre de transaction, sans principes absolus, telle était donc la Constitution de 1875. La conséquence en était que, plus que toute autre, après son établissement elle était condamnée à subir les contrecoups de l'histoire, l'influence des circonstances nouvelles, l'évolution des forces incarnées dans ses divers pouvoirs et agissant sur eux.

C'est ce que l'histoire des débuts de son application nous permettra de constater, car elle nous montrera que quatre années plus tard, dès 1880, la pratique l'a profondément transformée. Une sorte de révision par l'histoire, non prévue certes, et non conforme à ses propres dispositions, mais plus rapide et plus profonde que celles qui devaient s'opérer selon ses règles et prévisions, s'est spontanément produite, qui l'a bouleversée.