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DEUXIÈME PARTIE
RÈGNE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE 8 FÉVRIER 1871-8 MARS 1876
Depuis le 4 septembre, la France sans représentation nationale, sous la dictature improvisée du Gouvernement de la Défense nationale, avait vécu dans le provisoire et le paradoxal que les circonstances tragiques de la guerre justifiaient seules. Épuisée, elle avait dû le 28 janvier déposer les armes. L'heure était venue pour elle de se donner des représentants pour conclure une paix fatalement déplorable et instaurer un régime politique nouveau.
En élisant l'Assemblée nationale, investie de la souveraineté, elle régularisait certes l'état politique de la France, mais ce ne fut encore qu'un état anormal et provisoire, car cette assemblée, qui ne connut d'autres règles que celles qu'elle voulait bien se donner, qui ne partagea le pouvoir qu'avec un Gouvernement institué par elle et dépendant d'elle, exerça une quasi-dictature, que l'état politique de la France, ses divisions, la composition de l'Assemblée, les tâches ardues de la restauration nationale, les obstacles auxquels se heurtèrent les efforts de reconstruction constitutionnelle prolongèrent pendant cinq années. Cette dictature parlementaire constitue une phase très intéressante de notre histoire constitutionnelle par elle-même et par l'influence capitale qu'elle a exercée sur le régime politique qui l'a suivie.
Cette dictature, sa vie, ses pratiques, sa durée, le retard de son œuvre constitutionnelle s'expliquent en grande partie par les circonstances dans lesquelles l'Assemblée nationale elle-même a pris naissance et qu'il faut tout d'abord mettre en relief.
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CHAPITRE PREMIER
SECTION PREMIÈRE
INSTAURATION DES NOUVEAUX POUVOIRS DE L'ÉTAT
Conditions anormales de ces élections. — Ces élections, qui devaient donner à la France les représentants chargés d'instaurer son nouveau régime politique et ainsi d'orienter tout son avenir, se produisirent dans des conditions tout à fait anormales sur lesquelles on ne saurait trop insister.
Elles eurent lieu tout d'abord à l'improviste, par surprise. L'armistice, dont les négociations entamées le 22 janvier avaient été cachées, n'avait été prévu ni à Paris même, ni encore bien moins en province. Les journaux des jours précédents étaient encore tout à la guerre, dissimulant la gravité extrême de la situation. Les électeurs furent donc soudainement, sans réflexion préalable, appelés à nommer des députés pour faire face à une situation imprévue et terrible. Puis ces élections durent avoir lieu sans délai normal et sérieux. L'armistice du 28 janvier les fixait au 8 février, alors que la période normale qui précède des élections ordinaires est de vingt jours. Dix jours, voilà ce qui fut donné aux électeurs pour se grouper selon leurs affinités politiques, pour choisir leurs candidats, à ceux-ci pour arrêter leurs programmes, faire leur campagne électorale : circulaires, affiches, presse, bulletins. Les Débats du 30 janvier écrivaient : « Nous avons à peine une semaine pour discuter les noms des candidats, et dresser une liste qui ne comprend pas moins de seize noms dans la Seine-Inférieure, de vingt-huit dans le Nord, de quarante-trois dans la Seine! » Et Ledru-Rollin, dans une protestation, adressée au Temps le 8 février, disait que ces élections n'étaient qu'un « simulacre de suffrage universel ». « Élections partout plus [p.58] improvisées que préparées », écrivaient encore les Débats. Sans doute le pays savait bien qu'un jour ou l'autre il aurait des représentants à se donner, et on avait envisagé les élections pour le 6 octobre et déjà fait des choix de candidats, mais à la fin de janvier que de choses imprévues s'étaient produites et devant quelles circonstances nouvelles on se trouvait[1]!
Ce qui aggravait l'improvisation des élections, c'était que le décret de convocation du 29 janvier adoptait pour les élections le régime de la loi du 15 mars 1849, donc le scrutin de liste avec vote au chef-lieu de canton, ce qui était une révolution par rapport au régime suivi depuis 1851. Or, le scrutin de liste, s'étendant à tout le département, suppose une organisation et une préparation bien plus développées que le scrutin d'arrondissement uninominal. C'était une des raisons pour lesquelles les Débats le 30 janvier critiquaient l'adoption du scrutin de liste par le décret du 29.
A quoi il faut encore ajouter que le conflit qui s'éleva entre Paris et Bordeaux quant aux inéligibilités, que Gambetta voulait imposer, rendit pendant quelques jours le choix des candidats incertain.
Et ce n'est pas tout. Dans toutes les élections au cours de l'Empire, l'autorité, ministre de l'Intérieur, préfets, sous-préfets avaient joué un grand rôle, un rôle souvent d'initiative. Rien de pareil pour ces élections, d'abord parce que les pratiques impériales étaient condamnées, puis parce que la crise du Ministère de l'intérieur, la retraite de Gambetta, suivie de celle de certains préfets, l'absence de préfets dans les départements envahis, privaient l'autorité de ses représentants normaux.
Du côté du corps électoral combien encore la situation était anormale.
Il était singulièrement amputé. Un grand nombre de citoyens électeurs appartenaient à l'armée, et plus de 400.000 étaient prisonniers en Allemagne. Beaucoup étaient absents de leur résidence, ayant fui l'invasion, ou ayant quitté Paris à l'armistice pour rejoindre leurs familles en province.
Par ailleurs l'état des esprits était déplorable. La France était accablée sous le poids de ses déceptions et de ses malheurs. Elle avait jusqu'au bout en somme soutenu l'Empire, lui donnant au 8 mai 1870 encore 7 millions et demi de voix contre 1 million et demi et l'Empire avait croulé sous le poids de ses fautes. Elle avait [p.59] cru à l'invincibilité de ses armées, victorieuses en Crimée, en Italie, en Algérie, et l'armée n'avait connu au cours de la guerre que défaites et capitulations. Après le 4 septembre, les souvenirs de la grande Révolution lui avaient fait croire à la levée en masse, à la vertu de la défense nationale et les armées improvisées avaient trahi ses espérances. Tous les pays étrangers lui avaient également donné les plus cruelles déceptions. Elle avait cru à l'Allemagne pacifique, savante, philosophe et avait eu la révélation d'une Allemagne guerrière, conquérante, éprise de la force. Elle avait compté sur le concours de l'Italie qu'elle avait affranchie, et sur celui de l'Autriche en mal de revanche, sur celui de l'Angleterre, notre alliée de Crimée, sur l'appui des États-Unis que nous avions soutenus dans leur guerre d'Indépendance, sur la sympathie de la Russie, rivale de la Prusse, et elle s'était trouvée complètement isolée, entourée même d'une malveillance universelle, accusée d'être l'auteur de la guerre. Elle avait vu le Président Grant, le tsar de Russie adresser à Guillaume Ier des félicitations pour ses victoires. Quelles désillusions après les visites princières et royales de 1867, au cours de la tapageuse Exposition universelle qui avait fait de Paris l'auberge du monde.
Aussi la déception de la France était générale, tout ce en quoi elle avait cru l'avait trahie, elle était comme submergée par un flot d'amertume.
Il faut ajouter que les ressorts ordinaires de l'action électorale, les partis politiques, faisaient défaut. L'Empire, par son asservissement du suffrage universel, les avait étouffés; la guerre ne leur avait pas permis de se ressaisir. Le parti impérialiste était anéanti par la défaite du régime; le parti républicain subissait la responsabilité de la conduite et de la prolongation de la guerre; après Sedan le parti monarchique, en sommeil depuis 1848, sur l'ordre même, au cours de l'Empire, du prétendant, ne s'était pas reconstitué. Les élections trouvaient les électeurs sans cadres, sans chefs, sans mots d'ordre.
Ils ignoraient même la portée de l'acte qu'ils allaient faire, quelle serait la mission de l'Assemblée, qu'ils devaient mettre au monde? L'article 2 de la convention d'armistice lui donnait pour but la formation d'une Assemblée « qui se prononcerait sur la question de savoir si la guerre devait être continuée, ou dans quelles conditions la paix devait être faite ». N'aurait-elle que cette tâche, ou, investie de la souveraineté nationale, pourrait-elle en exercer tous les attributs et en particulier donner à la France de nouvelles institutions? Le Temps du 29 janvier adoptait la première opinion : « L'Assemblée [p.60] de Bordeaux n'aura qu'un seul objet : le vote sur la paix. » Le Siècle du 31 disait au contraire : « Elle sera une Assemblée souveraine, elle agira dans la plénitude de sa souveraineté, elle déterminera elle-même l'étendue, le caractère, et la durée de son mandat. »
Mais ce qui, en tout cas, dominait tout, c'était qu'une question primordiale, capitale l'emportait sur tout le reste, celle de la paix ou de la guerre. Pour les uns la France n'avait pas épuisé toutes ses ressources et toutes ses chances de victoire, elle devait prolonger la lutte, c'était la thèse de la « guerre à outrance », que Gambetta avait soutenue, celle du parti révolutionnaire de Paris au 22 janvier, celle que soutenait encore le Siècle le 30 janvier, écrivant : » Préparons-nous à la lutte désespérée afin que l'ennemi soit bien persuadé au moment de négocier la paix que la France est bien décidée à ne pas se laisser avilir. » Pour les autres, la partie était jouée et perdue, il fallait accepter l'arrêt du destin, la résistance ayant sauvé l'honneur. « La France, a écrit Jules Favre[2], mieux éclairée (que Paris) sur le véritable état de nos ressources, se résignait à la paix et la voulait aussi prompte que possible. » Guerre ou paix, c'était donc la grande, l'unique question. Ainsi le Journal des Débats du 29 janvier, relevant dans la proclamation gouvernementale du 28 le passage où il était dit que « la République profiterait des longues souffrances de Paris si noblement supportées », déclarait « ces paroles imprudentes ». « Que nous font, disait-il, dans la crise terrible que nous traversons ces questions relativement secondaires de personnes, de formes gouvernementales, et de dynastie? Ce n'est pas à la République et à la Monarchie qu'il faut songer à cette heure lugubre, c'est à la France... qu'il s'agit de relever et de sauver. » Ce qui devait donc avant tout déterminer les électeurs dans leurs votes c'était de savoir si les candidats avaient été jadis favorables ou non à la guerre, surtout s'ils étaient, actuellement, pour elle ou pour la paix.
Préparation des élections à Paris et en province. — Les élections se préparèrent et se firent sans action commune, localement, isolément. Les Débats du 1er février relèvent que les journaux même ne circulent pas dans tout le pays, que depuis cinq mois les communications y sont suspendues, que les Français savent moins que « les habitants du Koultchalka ce qui se passe en France ». A Paris l'agitation électorale est intense, rapporte le même journal. Il n'est bruit dans les rues que de candidatures, on n'y heurte que [p.61] gens se rendant à des réunions électorales, il existe des comités de toutes couleurs dans tous les quartiers; on compte bientôt soixante-douze listes de candidats. Mais les journaux n'informent même pas les électeurs sur la personnalité et les opinions de ceux-ci, leurs articles se bornent à de très vagues généralités. Dans les journaux de gauche la question constitutionnelle est posée. Ils n'acceptent que des candidats républicains et rejettent la formule que la République doit être la République de tout le monde. Ils font pressentir que si la monarchie était restaurée la campagne révolutionnaire se déchaînerait et que le régime ne pourrait se maintenir que par la violence et l'intrigue, que ce serait « le désordre en permanence » (Siècle des 2 et 7 février). Il est vrai que le Comité libéral républicain, présidé par Dufaure, tout en prônant la République comme pouvant seule donner à la France « une grandeur et un repos durables », était animé d'un esprit tout autrement modéré et conciliant.
Les journaux conservateurs et d'esprit monarchiste, tel le Français, au contraire, ne font pas campagne pour la monarchie. Ce journal soutient en principe la liste du comité Dufaure qui lui paraît « non la meilleure, mais la moins mauvaise ». A propos de la candidature des princes d'Orléans il déclare : « N'ayant jamais conspiré, ils ne conspireront jamais... Si la France veut leur donner la souveraineté, elle les appellera à sa tête par un plébiscite librement voté. »
La question du régime fut donc posée à Paris de façon pressante par le parti républicain, à peine par le parti conservateur. Par ailleurs les élections y donnèrent lieu à une grande agitation. Tout au cours de la guerre du reste la capitale avait été très agitée au point de vue politique.
Il serait très intéressant, mais il est à peu près impossible, de se rendre compte comment les élections se préparèrent et se déroulèrent en province. Il faudrait pour cela les suivre dans chaque département, car tout mouvement d'ensemble, toute action générale et nationale firent défaut, la guerre ayant brisé l'unité nationale. Nous avons voulu du moins nous rendre compte de la façon dont les choses se passèrent dans un de nos départements, celui de la Côte-d'Or où nous pouvions, par la collection des journaux, suivre l'action électorale au jour le jour. En Côte-d'Or paraissaient alors trois journaux : le Progrès, qui était d'un républicanisme très accentué; la Côte-d'Or, monarchiste très conservatrice; le Bien public, à peu près centre gauche.
A suivre le Progrès du 30 janvier au 8 février, on relève d'abord [p.62] sa stupeur à l'annonce de l'armistice et des élections, et son indignation contre le Gouvernement de Paris. Il s'élève contre une Chambre qui serait issue de la peur et du désir de la paix à tout prix, Chambre qui conduirait à son avis à la guerre civile. Avec le sol de la patrie il proclame qu'il y a la République à défendre, pour laquelle tout un parti est prêt à mourir. Ce sont les réactionnaires, légitimistes, orléanistes, bonapartistes qui n'ont pas cessé de réclamer des élections. Pourtant dès le 31 janvier le journal publie sa liste de candidats, dont le programme consistera dans cette formule : « La République une et indivisible et pas un pouce de notre territoire. » Le journal signale sans aucun détail qu'une réunion électorale a eu lieu, qui a donné naissance à la liste, dont il dira plus tard que les noms avaient été arrêtés déjà en vue des élections antérieurement annoncées pour le 6 octobre. Le 2 février le journal complète sa liste, sur laquelle figure Garibaldi, et proteste contre ces élections, qui ont lieu sous l'occupation allemande. Le 3, le Progrès publie une sorte de programme politique et attaque vivement la monarchie. Le 4, un article est consacré à la « campagne électorale », mais ne parle ni de réunions tenues, ni d'affiches apposées, ni de circulaires envoyées, ce qui prouve que la campagne est comme inexistante. Il combat la liste du « parti conservateur » sans en donner les noms, notant qu'elle usurpe l'étiquette conservatrice, quelle ne lest pas, puisqu'elle veut détruire la République qui existe. Il signale qu'elle paraît tardivement parce que les trois partis conservateurs ont eu peine à s'entendre. Le 5, le Progrès relève que la liste prônée par le Bien public comprend cinq de ses propres candidats, ce qui marque sa difficulté à en trouver lui-même. Le 6, il reprend ses deux mots d'ordre : « Une Assemblée vraiment républicaine, voulant la paix, si la paix assure l'honneur, le rang et l'intégrité de notre pays, mais capable de vouloir la guerre et prête à tout plutôt qu'à l'assassinat de la France. » Le 7, veillée d'armes, pour entraîner ses troupes, le Progrès charge à fond contre la monarchie. Le 8, l'article principal s'intitule : Votez pour Garibaldi!
On relèvera, dans cet aperçu de la campagne du journal républicain de la Côte-d'Or, que le souci du régime politique y est prépondérant, que la perspective de la reprise de la guerre n'est pas écartée, que la publication de la liste de ses candidats est presque immédiate, qu'ils ont été choisis dès le début de la guerre et non au moment même, qu'aucune trace de campagne électorale sérieuse, avec la constitution d'un comité, des réunions électorales, des publications [p.63] de programme, des circulaires, ne se relève dans le journal, que les candidats ne sont que nommés et non présentés au public.
Le journal la Côte-d'Or nous fournit moins de renseignements. Le 30 janvier, il voit dans l'armistice et les élections la preuve de l'impossibilité pour le Gouvernement d'accepter les conditions de la Prusse. Le temps presse pour les élections, « cherchons, dit-elle, les hommes capables de traiter les redoutables questions qui vont occuper l'Assemblée... Pas de coteries, ni de vues étroites, la France a besoin du concours de tous ses enfants. »
Jusqu'au 3 février, le journal ne parle plus des élections. Il relève que le Progrès ne fournit pas d'indication sur la réunion d'où serait sortie sa liste. Il ne signale de son côté aucune organisation, ni action électorales. Il relève qu'on ne sait pas quelle sera la mission de l'Assemblée élue. Le 4, il publie sa liste arrêtée « dans une assemblée tenue à Dijon » sans indications à son sujet. Thiers y figure en tête et le journal dit : « Le nom qui figure en tête de cette liste en détermine le caractère. » Il ajoute : « La liste Thiers... c'est la fin d'une lutte impossible et l'accession au pouvoir d'hommes capables par leur situation et leurs principes d'inspirer du respect et de la considération aux négociateurs allemands. » Le journal se prononce donc pour la paix. En face de la liste qui porte en première ligne Garibaldi, il déclare que « la liste Thiers est celle des conservateurs libéraux, décidés à lutter contre les utopies révolutionnaires dont nous sommes menacés ». Le 5, la Côte-d'Or oppose encore Thiers à Garibaldi : « Le bon sens et le vrai patriotisme n'hésiteront pas entre eux. » Si dans la liste Thiers il y a des candidats de nuances diverses, elle n'en signifie pas moins pour tous : « Ordre et Liberté. » Le 6, le journal critique la liste du Bien public qui emprunte tous ses noms moins un à celle du Progrès et qui ne signifie rien. Il conclut qu'il n'y a que deux listes en présence : la liste Garibaldi, qui signifie : « Guerre à outrance, levée en masse, dictature violente des hommes que la faveur populaire élèvera au pouvoir, alliances difficiles et précaires avec l'Europe monarchiste », tandis que la liste Thiers signifie : « Paix honorable, fonctionnement régulier des lois, liberté sage et ordonnée, protection de tous les intérêts, en un mot : Ordre et Liberté ».
On remarquera que le journal monarchiste n'a pas même écrit le mot de monarchie, il n'a prôné que la paix et l'ordre, — il ne s'est placé que sur le terrain conservateur, — il n'a par ailleurs fourni aucune indication concernant la campagne électorale.
Nous avons encore moins à prendre dans le journal le [p.64] Bien public. Ce n'est que le 4 février, dans un article : Aux électeurs, qu'il formule son programme, parle des listes et indique ses candidats. Il se prononce pour « le Gouvernement de tous par tous » avec « tous les gens pratiques, sensés, pacifiques et justes ». Il répudie « un exclusivisme qui n'aurait d'autres motifs que des nuances d'opinion ». Il rapporte les listes présentées, « arrêtées d'une façon hâtive », vu les circonstances. Il en donne une, qui emprunte bien des noms à celle du Progrès, elle est son œuvre personnelle, il ne signale aucun comité qui l'ait arrêtée ni qui la soutienne.
Le 5, il engage les électeurs à « se bien pénétrer de la gravité des circonstances; à n'avoir devant les yeux que le pays, qui fait un solennel appel à leur patriotisme pour lui procurer une paix honorable ». La paix voilà son seul mot d'ordre avec la concorde et l'union des hommes d'ordre sans exclusivisme. Le 6, le Bien public publie de nouveau sa liste à laquelle manque un nom. Il reconnaît que tous n'ont pas mêmes idées politiques, « mais tous ne reculeront devant aucun sacrifice pour assurer au pays les bienfaits d'une paix honorable ». Le 7, le journal ne publie aucun article important sur les élections.
De ce dépouillement rapide des journaux du département de la Côte-d'Or, les données suivantes se dégagent. Pas d'organisation de partis, de comités présentant les candidats, pas de programmes exposant leurs idées, leurs projets, pas de réunions publiques, ni même d'affiches, en un mot pas de campagne électorale véritable, normale. Mais deux questions dominantes, l'une dans les trois journaux, celle de la paix ou de la possibilité de la guerre, l'autre, pour le journal républicain seulement, celle de la forme du régime. Du Gouvernement au pouvoir, ni d'un côté ni de l'autre, il n'a été question d'un côté comme de l'autre on le néglige, il est hors de cause.
Ainsi se présentèrent les élections en Côte-d'Or, département qui, même sous l'Empire, élisait des députés républicains. On ne peut conclure de cet exemple pour toute la France; il paraît pourtant, les historiens le disent, que les choses se passèrent généralement à peu près de même, sans campagne électorale, sans campagne monarchique, le parti républicain soulevant seul la question du régime, celle de la paix ou de la guerre primant tout.
Elections du 8 février, leurs résultats. — Les élections du 8 février eurent donc lieu dans ces conditions tout à fait anormales. Elles furent ce jour-là à peu près décisives, car d'après la loi du [p.65] 15 mars 1849, pour être élu, la majorité relative suffisait, si l'on obtenait le huitième des voix des électeurs inscrits. Elles furent libres. Les journaux ne signalent aucune pression ni manœuvre gouvernementales, et Thiers put le proclamer au sein de l'Assemblée sans soulever de protestation. Si le Français, le 10 février, les qualifia de « comédie électorale grotesque et lugubre », c'est que les résultats de Paris l'irritaient; quand il connut les résultats de la province, il changea de ton.
Il est difficile de se rendre compte du zèle des électeurs pour voter. Le Journal officiel n'a donné ni le nombre des inscrits, ni celui des votants. Il n'accompagne les noms des élus ni de l'indication de leur parti ni de celle de leurs voix. Pour Paris on a donné ces chiffres : inscrits 547.858, votants 328.979, ce qui porte à plus de 200.000 le chiffre des abstentionnistes. Mais on sait qu'à la levée du siège 100.000 Parisiens environ quittèrent la capitale, ce qui handicapa particulièrement les partis modérés.
Le doute planait à l'ouverture de l'Assemblée sur sa composition. « Quand l'Assemblée s'ouvrit, les députés ignoraient sa composition », a écrit de Meaux[3]. De Marcère la représente comme « un rassemblement d'hommes inconnus les uns des autres... comme en observation ». Et ceci est très important, cela explique que ses premiers actes ont été comme improvisés, inconsidérés.
L'Assemblée devait compter 768 membres, il n'y eut que 630 élus à cause des élections multiples de certains députés. Ainsi Thiers avait été élu vingt-six fois, Gambetta et Trochu dix, Jules Favre, Dufaure, Jules Simon, Changarnier, Ernest Picard, Casimir Périer, d'Aurelle de Paladines et d'autres encore, plusieurs fois.
On attribuait aux conservateurs quatre cents sièges, d'ailleurs partagés entre légitimistes et orléanistes; trente aux bonapartistes, dont six seulement devaient voter contre la déchéance de Napoléon III, et deux cents voix aux républicains, partagés entre modérés et radicaux.
Certains départements avaient des élus de nuances diverses et opposées. Les Bouches-du-Rhône étaient représentées à la fois par Pelletan, Gambetta, Thiers, Trochu, Grévy, Charrette, Ledru-Rollin et d'autres. La représentation parisienne était aussi panachée, avec, par exemple, Louis Blanc premier élu, Gambetta, Rochefort, Clemenceau, Thiers, Léon Say, Jules Ferry, leur majorité allant de 216.530 [p.66] (Louis Blanc) à 69.968 (Jules Ferry). Ces résultats contre-disaient étrangement celui du plébiscite du 3 novembre si favorable au Gouvernement. « Beaucoup de braves gens, écrivaient les Débats du 18 février, ont cru se venger en même temps de M. de Bismarck et du Gouvernement en faisant éclater comme des pétards les noms les plus capables de faire sauver les gens sensés. »
Ces résultats de Paris favorables aux partis les plus avancés créèrent à nouveau une sorte d'abîme entre Paris et la province. Le même antagonisme s'était présenté d'ailleurs lors des dernières élections de l'Empire. On l'avait alors attribué à la pression gouvernementale impuissante à Paris, dominante en province, mais elle se reproduisait dans ces élections les plus libres qu'on eût connues. Dans le Journal des Débats, Louis Ratisbonne insistait sur ce contraste et exprimait le vœu que « les élus de la France sensée et libérale n'essayent pas de faire une œuvre de parti sur les ruines de la patrie ». C'était prévoir la tentative possible d'une restauration monarchique que le journal redoutait.
Ce qui caractérisait le plus le résultat de ces élections, outre l'antagonisme de Paris et de la province, c'était le caractère monarchique de la majorité s'élevant à quatre cents membres. Elle comptait parmi eux le prince de Joinville, élu en Haute-Marne, et le duc d'Aumale, élu dans l'Oise, et plus de la moitié de ses membres portait des noms à particule.
Les monarchistes furent les premiers à s'étonner de leur succès, ils l'attribuèrent à l'importance de la question de paix ou de guerre. M. de Falloux écrivait à M. de Rességuier : « La question de paix ou de guerre vient de galvaniser le suffrage universel et vient de nous donner la Chambre introuvable[4]. » Il dit encore : « Les élections se firent durant l'armistice sous la pression d'un irrésistible courant pour la conclusion d'un traité prompt et définitif remplaçant l'armistice. La gauche prit, au contraire de Gambetta, ce mot d'ordre : « Guerre a outrance » et ce programme imprudent, irréfléchi et en réalité si peu patriotique lui porta malheur. »
Le succès des royalistes avait d'ailleurs d'autres causes. Étrangers au pouvoir depuis vingt-trois ans, ils étaient sans responsabilité dans la catastrophe nationale, à la différence des bonapartistes qui avaient déclenché la guerre et des républicains qui l'avaient prolongée. En l'absence d'une administration locale, communale ou [p.67] départementale, forte et agissante, au cours de la guerre, les grands propriétaires, grâce à leur fortune, à leur dévouement, à leur autorité morale avaient joué un rôle important. De plus « les familles légitimistes, a écrit de Meaux, étaient celles qui avaient fourni le moins de serviteurs à l'Empire et le plus de volontaires à la défense nationale[5] ».
Le revers de la médaille était que la majorité monarchiste de l'Assemblée ne répondait pas à l'importance du parti dans la nation. « L'Assemblée, écrit encore de Meaux, n'était pas l'image exacte du pays qui l'avait élue, elle valait, j'ose le dire, mieux que lui. Sous le coup d'un péril de mort l'instinct de conservation avait refoulé en ce peuple tout autre sentiment et, pour être sauvé, il s'était donné aux hommes les plus exempts de ses préjugés et de ses passions habituels. Mais une fois le péril écarté il revint aux errements momentanément abandonnés, il se détacha de ses élus et nous laissa sans appui[6]. »
Une Assemblée élue à l'improviste, sans campagne électorale régulière, donc sans l'autorité morale que confère seule une consultation normale du pays.
Une Assemblée élue à la majorité relative presque tout entière au premier tour.
Une Assemblée élue dans des conditions à tous points de vue anormales.
Une Assemblée élue sous l'empire d'une préoccupation primant toutes les autres.
Une Assemblée dès l'abord incomplète par suite d'élections multiples très nombreuses.
Une Assemblée au sein de laquelle Paris et la province se heurtent comme des adversaires en champ clos.
Une Assemblée avec une majorité d'hommes inexpérimentés en politique, ne répondant pas à l'état politique du pays et des partis politiques tous divisés en deux fractions antagonistes.
Tel était le résultat des élections du 8 février. Et l'Assemblée, élue dans ces conditions si anormales, allait être appelée à exercer, d'une façon encore tout anormale, une sorte de dictature.
L'enfantement du nouveau régime politique pour la France, ne pouvait pas ne pas être des plus laborieux.
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CONSTITUTION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE À BORDEAUX ET DU POUVOIR EXÉCUTIF
Conditions psychologiques des membres de l'Assemblée. — Élus dans des conditions anormales, les nouveaux représentants de la France se réunirent à Bordeaux le 12 février dans des conditions non moins anormales, qui agirent profondément sur leur esprit.
Pour se rendre à Bordeaux, un grand nombre d'entre eux traversèrent les régions que la guerre avait mutilées, en sentirent toute l'horreur, comprirent l'impossibilité de reprendre la lutte. Jules Favre[7] dans le récit de son voyage rend les impressions qui le saisirent. « En courbant la tête sous l'adversité, écrit-il, nous devions en recueillir cette leçon : qu'il était temps de mettre un terme à ces désastres désormais inutiles et que la paix était notre unique voie de salut. » L'éloignement de Bordeaux rendait sensible aux députés l'écrasement du pays, qui ne pouvait offrir que dans une ville aussi lointaine un refuge à ses représentants. Ils y trouvaient d'ailleurs un milieu encore tout agité de la crise qui s'y était déroulée entre la Délégation dominée par Gambetta et les membres envoyés de Paris pour imposer la volonté du Gouvernement. Les esprits y étaient encore si surexcités que le ministre de la Guerre et le général commandant la division durent prendre des mesures très rigoureuses pour éviter des désordres. Les députés étaient accueillis par des cris de « Guerre à outrance », comme injure on les traitait de « ruraux » : « Il y eut des jours, a écrit de Marcère[8], où le Gouvernement dut prendre des mesures pour faire protéger les membres de l'Assemblée contre des manifestations injurieuses et menaçantes de la population dévoyée. » Des éléments révolutionnaires de Paris étaient d'ailleurs accourus à Bordeaux et la présence de Garibaldi n'était pas pour calmer les esprits. L'Assemblée se réunissait donc dans une atmosphère de révolution bien faite pour agir sur l'esprit de ses membres.
Ceux-ci étaient un assemblage hétéroclite d'éléments divers sans liens entre eux. L'Assemblée ne succédait pas à une Assemblée précédente, dont elle aurait recueilli la majorité de ses membres, on y trouvait des hommes ayant siégé dans les Chambres de [p.69] Louis-Philippe, de la Seconde République, ou du Troisième Empire, le plus grand nombre étaient de nouveaux venus à la vie politique, ne se connaissant pas et sans expérience, « fatalement désorientés en même temps que pénétrés du tragique de la situation[9] ». Un sentiment les dominait, la suspicion, l'antagonisme de Paris et de la province, que tout avait contribué à opposer l'un à l'autre.
A ces sentiments si troublants un autre se mêlait qui les dominait tous, celui de la grandeur de la tâche à accomplir : le salut de la France, et de leur responsabilité.
Nature et pouvoirs de l'Assemblée nationale. — Au pays et à ses représentants une question pouvait au lendemain des élections se poser : quels étaient la nature et les pouvoirs de la nouvelle Assemblée nationale?
On pouvait soutenir à la rigueur qu'elle n'avait qu'un rôle limité, celui de se prononcer sur la paix ou la guerre. Les termes de l'armistice indiquaient, on l'a vu, que l'Assemblée, qu'il devait permettre d'élire, se prononcerait sur cette question et ne lui assignait aucune autre tâche. On pouvait ajouter que les élections s'étaient produites dans de telles conditions que le pays n'avait envisagé lui-même que cette question et n'avait donné à ses élus de mandat que pour résoudre ce problème vital, devant lequel tous les autres s'effaçaient.
Mais pour soutenir que l'Assemblée était souveraine et pouvait étendre sa compétence à toute matière, même au problème constitutionnel, les arguments ne manquaient pas.
L'armistice ne devait songer qu'à la paix et à la guerre, il ne devait parler que d'elles. Passé avec l'ennemi il ne pouvait pas régir la représentation nationale, valoir comme acte constitutionnel. Le pays n'avait pas envisagé dans les élections que le seul problème de la guerre ou de la paix, celui même de la forme du Gouvernement avait souvent, on l'a vu, été soulevé. Il était impossible que l'Assemblée limitât son action au problème de la paix, elle avait à se constituer elle-même et à exercer pour cela sa souveraineté, — elle avait pour traiter avec l'ennemi un Gouvernement à instituer, — elle avait à répondre aux besoins immédiats d'un pays épuisé. Enfin rien ne pouvait empêcher l'Assemblée d'étendre sa compétence autant qu'elle le voudrait, il n'existait aucun recours possible contre les mesures, quelles qu'elles fussent, qu'elle pourrait prendre.
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Il est vrai que des journaux et des partis soutinrent la thèse de compétence exclusivement limitée à la paix de l'Assemblée, mais souvent les mêmes soutinrent la thèse opposée, leurs opinions successives tenant à ce qu'elle leur apparaissait comme favorable ou non à leur opinion du moment[10].
C'est donc avec raison que Jules Simon a écrit : « Il était clair que l'Assemblée issue du suffrage universel possédait un pouvoir absolu, souverain[11]. »
Constitution de l'Assemblée. — La première réunion de l'Assemblée se tint le 12 février, sous la présidence de son doyen d'Age, le comte Benoît d'Azy, un vétéran du parlementarisme, député de 1841 à 1848, puis à la Législative. La première séance effective eut lieu le 13. Le Gouvernement de la Défense nationale remit ce jour-là à l'Assemblée ses pouvoirs. Jules Favre, en son nom, parla de la tâche formidable qui s'imposait à l'Assemblée. « Nous ne sommes plus rien, proclama-t-il, si ce n'est vos justiciables, prêts à répondre de tous nos actes, convaincus que nous ne rencontrerons dans leur examen que la loyauté, qui inspirera chacune de vos délibérations. » Il ajouta : que parlant désormais « au nom du pays tout entier, au nom de l'Assemblée, qui le représente légitimement » il aurait auprès de l'ennemi une tout autre autorité que précédemment. Ainsi de toutes les manières J. Favre reconnaissait-il et proclamait-il la souveraineté de l'Assemblée, incarnant celle de la France. Les ministres de la Défense nationale ne restaient en fonctions d'ailleurs qu'à titre provisoire jusqu'à leur remplacement et donnaient en conséquence leur démission immédiate.
Pour fonctionner l'Assemblée avait besoin d'un règlement. Afin de hâter les choses, sur la motion de Cochery, on adopta celui de la Législative.
La vérification des pouvoirs put alors commencer; quinze bureaux examinèrent les dossiers reçus, mais beaucoup de ceux-ci manquant, on se contenta de l'affirmation par les députés de la régularité des élections, ou de dépêches des préfets qui la constataient. Quelquefois on ajourna la validation pour contrôle, quand la majorité obtenue était faible. Les seules élections vraiment discutées furent celles des préfets qui, selon le décret de Bordeaux, et sur l'invitation de Gambetta, s'étaient présentés dans leur département sans [p.71] démissionner préalablement. On remit à plus tard pour statuer sur les élections du prince de Joinville (Haute-Marne) et du prince d'Aumale (Oise), qui depuis 1848 étaient frappés d'exil et privés de leurs droits civils et politiques. La vérification des élections du Haut-Rhin et du Bas-Rhin donnèrent lieu à une manifestation patriotique émouvante, toute la Chambre debout acclamant les élus. Dans l'ensemble les élections n'avaient pas donné lieu à de sérieuses protestations, et la majorité se montra très libérale, même vis-à-vis de ses adversaires politiques. Exemple qui ne fut pas toujours suivi par d'autres majorités.
Les pouvoirs vérifiés l'Assemblée pouvait élire son bureau. Elle le fit le 16 février. Ce jour-là pour la présidence elle donna 519 voix sur 559 votants à Grévy. C'était un républicain, mais un républicain modéré, qu'elle plaçait à sa tête. En 1848, candidat, il avait dit : « Je ne veux pas que la République fasse peur. » Au 4-Septembre il n'avait pas approuvé le Gouvernement acclamé à l'Hôtel de ville et avait refusé de lui le Ministère de la justice. Il avait blâmé l'attitude et la politique de Gambetta. De plus il était le candidat de Thiers. Il n'en était pas moins capital que la majorité monarchique de l'Assemblée confiât sa présidence à un républicain notoire. Elle s'ignorait encore, elle manquait d'hommes, elle subissait la volonté de Thiers.
Elle prit sa revanche pour l'élection des autres membres du bureau nommant vice-présidents : Martel 427 voix, Benoît d'Azy 391, Vitet 319 et de Malleville 285; questeurs : Baze, le général Martin des Fallières et Princeteau; secrétaires : Bethmont (seul républicain du bureau en dehors de Grévy), de Rémusat, de Barante et Johnston.
Ce qui caractérise la constitution de l'Assemblée nationale c'est la hâte avec laquelle elle s'opéra, l'urgence étant extrême, et c'est l'absence de préoccupations politiques de la part de la majorité.
Thiers chef du pouvoir exécutif de la République fran¬çaise. — En même temps que le pays, de façon anormale et confuse, s'était donné des représentants, il avait porté au pouvoir d'un mouvement spontané un homme, Thiers, dont l'autorité allait l'imposer irrésistiblement, même à l'Assemblée, qui pourtant, au point de vue du droit, lui était supérieure. Et ainsi se trouvèrent en face l'une de l'autre deux forces, issues du pays, qui alternativement se conjuguèrent et s'opposèrent durant cette courte phase de notre histoire politique, de février 1871 à mai 1873, désignée sous le nom de « Gouvernement de M. Thiers ».
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Tout concourait à conférer à Thiers une autorité extraordinaire; son long et prestigieux passé politique, la manifestation nationale qui s'était produite sur son nom.
Né en 1797, il était dès 1821 rédacteur au Constitutionnel et au Globe, et fréquentait chez Talleyrand et Laffitte. A trente ans il avait publié les dix volumes de son Histoire de la Révolution. Pour combattre la politique de Charles X il avait fondé avec Mignet et Carrel, le National. En 1830, il y lançait la protestation des journaux libéraux contre les ordonnances, aux journées de juillet il avait été le champion de l'orléanisme, sous Philippe maintes fois ministre, il avait représenté la politique libérale contre Guizot. Sous la Seconde République, demeuré hors du Gouvernement provisoire, il avait été, après les journées de juin, le champion de l'ordre, sans se compromettre avec le Prince-Président. Au coup d'État de 1851 il avait même été emprisonné à Mazas. S'éloignant d'abord, sous l'Empire, de la politique active il avait occupé ses loisirs à achever, à la gloire de la France, son Histoire du Consulat et de l'Empire. Puis il était entré au Corps législatif, comme député de Paris, en 1863 et y avait prononcé des discours retentissants, notamment contre la déclaration de guerre. Au 4-Septembre il était resté hors du Gouvernement de la Défense nationale mais avait obtenu du Corps législatif sa dissolution. Sa mission diplomatique auprès des puissances étrangères, ses négociations en octobre à Versailles, son rôle de mentor à Tours, son opposition à la politique de Gambetta avaient dans la grande crise nationale entretenu sa réputation de grand politique et de patriote. Nul rival ne pouvait se prévaloir en France d'un passé politique aussi long et aussi glorieux, d'une compétence aussi étendue, d'une sagesse aussi éprouvée et aussi constante.
Aussi la France, appelée enfin à se nommer des mandataires pour conclure la paix et réparer ses ruines, s'était-elle tournée vers lui d'un mouvement unanime et irrésistible. Il avait été élu dans les vingt-six départements suivants : Aude, Basses-Alpes, Bouches-du-Rhône, Charente-Inférieure, Cher, Drôme, Dordogne, Doubs, Finistère, Gard, Gironde, Hérault, Ille-et-Vilaine, Landes, Loir-et-Cher, Loiret, Lot-et-Garonne, Nord, Orne, Pas-de-Calais, Saône-et-Loire, Seine, Seine-Inférieure, Seine-et-Oise, Vienne, c'est-à-dire à travers toute la France, du Nord au Midi, de l'Est à l'Ouest, à Paris comme en province, naturellement sans campagne électorale, porté et le plus souvent élu premier de sa liste, celle-ci ayant été désignée couramment par son seul nom. Dans bien d'autres départements il avait obtenu, [p.73] sinon la majorité, du moins un très grand nombre de voix. L'élection du 8 février avait donc été un plébiscite en sa faveur, d'autant plus impressionnant qu'il avait été spontané, sans préparation.
Thiers était apparu à tous comme le maître désigné de la France. Dès avant la fin de la guerre de Falloux lui demandait ce que, le moment venu, il ferait de la France et bien loin de décliner sa mission il répondait qu'il ne savait pas encore ce qu'il ferait, mais qu'avec des hommes comme ses chers amis de Falloux et Larcy à sa droite on viendrait à bout de toutes les difficultés[12]. Quand J. Favre arriva le 12 février à Bordeaux il courut chez Thiers, il y rencontra une foule de partisans, qui l'assiégeait, il le trouva lui « alerte, résolu, envisageant à la fois l'ensemble et les détails de sa nouvelle position, s'occupant des moindres détails, distribuant les rôles, discutant les personnes, en un mot, en pleine possession du pouvoir, dont cependant il n'était pas investi, il l'exerçait moralement, ne trouvant devant lui aucun rival qui put le lui disputer. » Il l'informe des négociations avec Bismarck, triomphe de la résolution de J. Favre de se retirer du ministère à cause des paroles qu'il avait jadis prononcées au sujet des conditions de la paix[13]. Ainsi avant d'en être investi par l'Assemblée, Thiers exerçait déjà le pouvoir, juridiquement c'est d'elle qu'il le tiendrait, en réalité il le possédait par lui-même, par une sorte de consécration qui venait de son passé, des circonstances et du pseudo-plébiscite qui s'était produit sur son nom.
Cette hégémonie de Thiers les journaux la proclament tous. A droite le Français du 16 février cite des articles d'autres feuilles qui avec lui le déclarent « l'homme de la situation ». A gauche le Siècle, le 18, non sans grincement de dents, le donne « comme le plus suivi, le plus adulé des hommes d'État » et écrit que « ce soleil si longtemps couché produit l'illusion d'un soleil levant » il dénonce la foule des nouveaux débarqués qui, s'inclinant devant lui, viennent lui offrir leur collaboration.
Ainsi en face de l'Assemblée, qui tenait sa force de la nation, une force se dressait donc en la personne de Thiers, issue elle aussi de la nation, mais plus puissante encore et parce qu'elle s'était imposée à la nation, qui n'avait fait que la reconnaître, et parce qu'elle s'incarnait en un seul homme et en un homme, doué d'une intelligence, d'une volonté et d'une autorité personnelle [p.74] exceptionnelles. Le droit était la suprématie de l'Assemblée vis-à-vis de Thiers, qu'elle allait appeler au pouvoir, le fait était la suprématie de Thiers, qui s'imposait à l'Assemblée, et toute l'histoire du « Gouvernement de M. Thiers » de février 1871 à mai 1873 sera le conflit du droit et du fait, le premier devant finir par l'emporter.
Élection de Thiers. — Le 16 février, après l'élection de Grévy à la présidence de l'Assemblée, celle-ci fut saisie de la proposition suivante de Dufaure, J. Grévy, Vitet, de Maleville, Rivet, de la Redorte, Barthélémy Saint-Hilaire : « M. Thiers est nommé chef du pouvoir exécutif de la République française, il exercera ses fonctions sous le contrôle de l'Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera. »
Une commission fut nommée pour l'examiner. La désignation de Thiers ne faisait pas de doute, mais la mention dans son titre de la République française mécontentait la majorité monarchiste, bien qu'elle s'imposât, car un État qui n'a pas de chef héréditaire ne peut être qu'une République. Aussi la commission introduisit-elle dans la résolution une réserve pour l'avenir, elle la rédigea avec cette adjonction : « L'Assemblée nationale a adopté la résolution suivante :
» L'Assemblée nationale dépositaire de l'autorité sommaire,
» Considérant qu'il importe, en attendant qu'il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités du Gouvernement et à la conduite de négociations, décrète :
» M. Thiers est nommé chef du pouvoir exécutif de la République française... »
Cette rédaction ménageait les susceptibilités et les espérances de la majorité monarchiste.
Quand le 17, la résolution fut présentée à l'Assemblée un incident émouvant se produisit, Keller demanda la prise en considération d'une déclaration unanime des députés alsaciens et lorrains de protestation contre la cession possible de leur pays à l'Allemagne. Cette protestation était l'expression du patriotisme le plus pur, le plus irréductible, l'un des plus beaux cris de la conscience humaine. L'Assemblée l'entendit avec une émotion et une sympathie intraduisibles. Thiers cependant, en chef d'État déjà, eut le courage de revendiquer la liberté des négociateurs de la paix en plaçant l'Assemblée en face du dilemme : guerre ou paix, et sur la proposition de Beulé l'Assemblée déclara s'en remettre à la sagesse de ses négociateurs.
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Ce grave incident clos, le rapporteur de la commission rendit compte de son travail et justifia l'adjonction proposée à la motion concernant l'élection de Thiers, motion affirmant le pouvoir souverain de l'Assemblée et réservant son droit à statuer plus tard sur les institutions de la France, « mise à côté de l'affirmation d'un fait non moins incontestable, l'existence du Gouvernement de la République française ». Il ajouta qu'il n'était pas besoin de « motiver le choix de l'homme à qui elle demandait de déléguer le pouvoir exécutif de la République française » et conclut : « Donnons-lui la force de notre unanimité, seul moyen d'ajouter à la force de son patriotisme. »
Seul Louis Blanc fit entendre une protestation contre la réserve du droit de l'Assemblée de statuer sur les institutions du pays, la République ne pouvant pas être un Gouvernement provisoire.
Le sentiment de l'Assemblée était si sûr et si unanime qu'on ne procéda pas par scrutin public; à mains levées l'Assemblée se prononça « à la presque unanimité », aux termes mêmes de l'Officiel.
Cette unanimité se retrouve dans la presse même de droite, l'Union regretta cependant le mot de République, les populations devant y voir la continuation d'un état de choses, dont elles ne voulaient plus et se considérer comme infidèlement représentées.
La monarchie non proclamée par la majorité monarchiste. — Le vote du 17 février était d'une portée capitale, la majorité monarchiste reconnaissait au moins comme le fait la République et ne proclamait pas le régime de son choix, la monarchie. Pourquoi cette sorte d'abdication? L'un de ses membres, de Meaux, en a donné les raisons, elles sont comme un aveu, qu'il faut recueillir.
« La vérité est qu'à ce moment, à l'ouverture de l'Assemblée, personne ne crut la chose possible et j'ai toujours persisté à penser qu'en effet nous ne le pouvions alors aucunement. Avec un monarque séparé de ses héritiers, avec une maison royale désunie, comment relever la monarchie?... D'ailleurs quel aurait été le fatal début du règne? Non seulement le démembrement du territoire, une paix humiliante et onéreuse avec l'ennemi du dehors, mais en même temps à l'intérieur la guerre civile la plus terrible... La Commune, que nous avons eu tant de peine à vaincre à Paris, aurait été en même temps à Lyon, à Toulon, à Saint-Etienne, dans vingt villes à la fois[14]. »
De Meaux montre d'autre part que Thiers était l'homme inévitable [p.76] pour toutes les raisons déjà données et que d'ailleurs « chacun se croyait de bonnes raisons d'espérer en lui... Ses débuts le rattachaient aux orléanistes... Sous la République il avait donné beaucoup de gages aux catholiques. Il avait fréquenté sous l'Empire, rapproché par une égale opposition au Gouvernement, les légitimistes ». Sous la Défense nationale il avait confié à Andral que c'était la royauté qu'il entrevoyait comme Gouvernement de salut après un temps de Gouvernement par lui-même assisté de beaucoup de royalistes. Après les élections il avait encore dit : « Si nous sommes sages, c'est à la monarchie vraie que doit aboutir la prudence que nous allons montrer[15]. »
Évidemment les monarchistes, qui se faisaient illusion, voyaient dans Thiers le fourrier de la monarchie.
Le témoignage de de Falloux, qui lui aussi a montré pourquoi en février 1871 on ne fit pas la monarchie, et qui ne le regretta pas par la suite, est aussi à retenir[16].
Sans doute il y avait donc pour les monarchistes d'excellentes raisons pour ne pas proclamer tout de suite la monarchie. Cette abstention de leur part était pourtant des plus graves. C'était une sorte d'abdication, c'était l'aveu d'une impuissance en face de la grande lâche patriotique qui s'imposait, celle de conclure la paix dans les conditions les plus difficiles, celle de rétablir la paix intérieure également, celle de restaurer un pays abîmé par la guerre et ses défaites, celle de redonner une âme à la France. Comment dire par la suite que la monarchie était la seule forme légitime et satisfaisante de Gouvernement, si on abandonnait à la République ces charges écrasantes, et si on réservait la restauration monarchique pour les jours sereins qui suivraient la tempête et ses dévastations.
Une restauration monarchique n'aurait été légitime que si elle avait été l'instrument de la restauration nationale.
Les ministres de Thiers. — Thiers, chef du pouvoir exécutif, nomma ses collaborateurs. Il garda aux Affaires étrangères J. Favre, malgré ses fameuses paroles : « Pas une pierre de nos forteresses, pas un pouce de notre territoire », qui lui rendaient la conclusion de la paix difficile. Il prit parmi les hommes du Gouvernement de la Défense nationale Ernest Picard sur la recommandation de J. Favre, puis le général Le Flô, et le vice-amiral Polhuau et Jules [p.77] Simon pour l'Instruction publique. Les ministres nouveaux furent : J. Dufaure à la Justice, Lambrecht à l'Agriculture et au Commerce, de Larcy aux Travaux publics, Buffet au Finances, qui n'ayant pas accepté fut remplacé par Pouyer-Quertier.
Dans son discours du 19 février, en présentant à l'Assemblée ses ministres, Thiers dit : « Je les ai choisis sans autre motif de préférence que l'estime universellement accordée à leur caractère. Je les ai pris non pas dans l'un des partis qui nous divisent, mais dans tous comme a fait le pays lui-même en nous donnant ses votes et en faisant figurer souvent sur la même liste les personnages les plus divers... mais unis par le patriotisme. »
Ce n'était qu'à moitié exact. J. Favre, E. Picard, J. Simon, républicains, tenaient les trois ministères politiquement importants. Et Thiers qui allait travailler pour la République n'avait aucun ministère pour s'occuper de tous et être le vrai maître du Gouvernement.
La France au 19 février possédait donc les deux grands pouvoirs de tout régime politique régulier : pouvoir législatif et pouvoir exécutif, mais l'un et l'autre constitués de façon anormale, le premier avec une seule Chambre, toute-puissante, le second avec un chef d'État chef de Gouvernement, qui s'était imposé et semblait tout-puissant, l'œuvre à accomplir, le salut de la France les réunirait, leurs divergences de tempérament et de foi politique les opposeraient l'un à l'autre au cours des vingt-six mois, si importants dans notre histoire constitutionnelle, du « Gouvernement de M. Thiers ».
RÉGIME POLITIQUE DE LA FRANCE À LA SUITE DES ÉLECTIONS DU 8 FÉVRIER ET DE LA RÉSOLUTION DU 17 FÉVRIER
Ces élections avaient donné au pays une Assemblée qui devait le représenter, cette résolution avait institué un chef du pouvoir exécutif. Les éléments essentiels d'un nouveau régime politique se trouvaient donc créés, mais quel en était le statut, quels étaient les droits, et la condition politique de ces deux organes ainsi formés pour remplir les fonctions de l'État?
Les huit lignes de la résolution du 17 février ne fournissaient à [p.78] ce sujet que quelques indications rudimentaires, pour répondre aux nombreux problèmes qui fatalement se posaient. On devait se reporter à nos précédents constitutionnels. On devait se reporter aux principes du parlementarisme, auquel manifestement la France se rattachait après l'écroulement de l'Empire, à la constitution de 1848, dont on avait emprunté le système électoral pour l'élection de l'Assemblée, et à laquelle celle-ci allait se rattacher en empruntant pour elle-même le règlement de l'Assemblée législative. Mais il était évident que ces principes et ces règles n'auraient pas la même valeur, la même force que si elles se trouvaient établies par une Constitution nouvelle explicite, faite pour régir les nouveaux pouvoirs, et que la condition de fait, les forces respectives des deux pouvoirs en présence exerceraient sur leur jeu et leur fonctionnement une influence toute particulière.
Du régime rudimentaire résultant de ces principes traditionnels, de ces précédents et de la résolution du 17 février nous donnerons successivement les bases fondamentales et les règles pratiques.
L'Assemblée nationale et le chef du pouvoir exécutif de la République française. — L'Assemblée nationale est l'organe premier de la souveraineté nationale, c'est le principe essentiel du régime, on l'a vu, on n'y revient pas. Elle aurait pu comme la Convention, élue elle aussi sur les ruines d'un régime aboli, en conserver pour elle-même l'exercice, quitte à le confier à des comités, pris dans son sein, dont elle serait restée la maîtresse. Ce précédent révolutionnaire, les tâches écrasantes à remplir, paix à conclure, rénovation du pays, ainsi que l'appel du pays à un chef qu'il voulait se donner, la détournèrent de cette voie, dans laquelle elle ne songea évidemment jamais à s'engager. C'est pourquoi elle institua, on l'a vu, à côté d'elle un pouvoir distinct d'elle-même, un pouvoir exécutif, et appela à sa tête Thiers qui s'imposait.
Mais la condition de ce « chef du pouvoir exécutif » fut à ses yeux, vis-à-vis d'elle, celle d'un vrai mandataire. La résolution du 17 février l'exprima de façon catégorique : « Il exercera ses fonctions, dit-elle, sous l'autorité de l'Assemblée nationale. »
Cette « autorité » de l'Assemblée paraissait d'autant plus fondée que l'Assemblée n'avait pas seulement élu Thiers à la fonction de chef du pouvoir exécutif, mais qu'elle avait créé la fonction elle-même. Ainsi l'élection de Thiers n'était pas sa simple désignation à un poste antérieurement établi auquel des pouvoirs auraient été déjà [p.79] attachés. Elle ne faisait qu'un avec la création de la fonction, et la création de la fonction, en même temps que la désignation de son titulaire, émanait donc de l'Assemblée souveraine. Ainsi « l'autorité » de celle-ci sur son élu se trouvait indiscutable.
Elle apparaissait si bien telle aux hommes de 1871 que les membres du Gouvernement de la Défense nationale, par l'organe de Jules Favre, n'hésitèrent pas, on l'a vu, à proclamer qu'eux-mêmes étaient ses justiciables et devaient lui rendre compte des actes de leur Gouvernement.
Tel était le droit. Mais le fait, l'autorité personnelle, la force morale de Thiers devaient entrer en conflit avec lui et tendre à soustraire dans une large mesure celui-ci à l'autorité de l'Assemblée.
L'ambiguïté de cette situation se révèle dans le discours de Thiers du 19 février. « Je me rends sans hésitation, dit-il, à la volonté nationale par vous exprimée et me voici à votre appel, à vos ordres, si je puis dire, prêt à vous obéir, avec une réserve toutefois, celle de vous résister si, entraînés par un sentiment généreux, mais irréfléchi, vous me demandez ce que la sagesse politique condamnerait, comme je le fis il y a huit mois lorsque je me levais soudainement pour résister aux entraînements funestes qui devaient nous conduire à une guerre désastreuse. » Ainsi Thiers commence par s'incliner devant l'autorité de l'Assemblée, « me voici à vos ordres ». Mais il évoque « la volonté nationale » dont elle est l'interprète, ce qui l'affranchit déjà quelque peu, puis il se libère même en proclamant son droit à lui « résister » au nom de « la sagesse politique », dont évidemment il sera le seul interprète. Et il évoque son attitude de juillet 1870, quand il résista à l'entraînement du Corps législatif. Précédent sans valeur, car alors il n'était évidemment pas le mandataire de cette Assemblée. Thiers d'ailleurs n'avait-il pas devancé son élection comme chef de l'exécutif en formant son ministère et n'avait-il pas formé celui-ci sans s'astreindre à en prendre les membres dans la majorité, n'avait-il pas réclamé de l'Assemblée avant son élection encore un blanc-seing pour négocier avec l'Allemagne ? Son autorité personnelle, sa force propre s'élevaient ainsi contre le droit, contre sa subordination à l'Assemblée.
L'Assemblée n'en applaudit pas moins le discours du 19 février. Mais elle s'efforça à plusieurs reprises de consolider son autorité vis-à-vis de son élu.
Ce fut tout d'abord en nommant dès le 19 février une commission qui devait « assister les négociateurs » du traité de paix à la [p.80] demande, il est vrai, de Jules Favre lui-même qui ne parlait d'ailleurs que de la nécessité « d'associer autant que possible l'action parlementaire à l'action gouvernementale » et non pas de la subordination du Gouvernement à l'Assemblée. Mais quelles que furent par la suite les controverses et les hésitations[17] quant au rôle de la commission, collaboratrice effective, ou simple témoin des négociations du Gouvernement, il n'en est pas moins vrai que cette commission était destinée à renforcer les pouvoirs de l'Assemblée vis-à-vis de lui, contrairement aux usages parlementaires qui réservent le contrôle du Parlement en matière de traités au moment où ils lui sont présentés pour approbation.
De même l'Assemblée nomma une « commission pour assurer l'action commune de l'Assemblée et du pouvoir exécutif », le 20 mars, à sa première réunion à Versailles, quand, la Commune étant maîtresse de Paris, la lutte s'imposa contre elle. « Il est de notre devoir impérieux, proclama J. de Lasteyrie en proposant sa nomination, d'affirmer notre souveraineté et d'appuyer, non d'une ma¬nière indirecte et implicite, mais d'une manière directe et explicite le pouvoir exécutif... » Elle devait faire connaître au Gouvernement « toutes les pensées de l'Assemblée, s'entendre avec lui et agir comme il convient d'agir ». Ainsi encore l'Assemblée entendait affirmer et exercer son autorité. Thiers d'ailleurs supporta mal cette collaboration qui aurait voulu être sa subordination[18], quitte à y recourir quand il s'agissait d'une détermination particulièrement grave comme la réponse à faire aux insurgés qui subordonnaient la libération des otages pris par eux à celle de Blanqui, prisonnier du Gouvernement.
Dans le même esprit aux époques où elle se mit en vacances l'Assemblée nomma des commissions de permanence, qui selon l'article 32 de la Constitution de 1848 pouvaient d'accord avec les membres de son bureau convoquer d'urgence l'Assemblée. C'était encore un organe destiné à assurer son autorité et cette commission consciente de son importance n'hésita pas à convoquer Thiers dans son sein pour qu'il lui rendît compte de ses actes.
Ainsi le droit consacrait la subordination de Thiers, chef du pouvoir exécutif, élu par l'Assemblée, à l'autorité de celle-ci. Thiers, doué par lui-même d'une autorité propre, à la fois la reconnaissait et la contestait, et l'Assemblée s'efforçait de la consolider au moyen de [p.81] commissions destinées à collaborer avec lui, ou à le contrôler. Le conflit entre le droit et le fait conduisait à ces contradictions, à ces situations mal définies qui devaient être la caractéristique du Gou¬vernement de Thiers.
Droits réciproques de l'Assemblée et du chef de l'exécutif, l'un vis-à-vis de l'autre. — En régime parlementaire normal, le Parlement a vis-à-vis du Gouvernement un droit de contrôle, de collaboration et de sanction, qu'il exerce par les questions et les interpellations que ses membres peuvent adresser aux ministres, par le droit de les mettre en minorité et de provoquer leur chute et par réciprocité le Gouvernement a vis-à-vis des Chambres de multiples prérogatives dont les plus caractéristiques et les plus fortes sont leur convocation au moins pour les sessions extraordinaires, la clôture de leurs sessions sous certaines conditions et même leur dissolution.
La déclaration du 17 février s'étant bornée à dire que le chef du pouvoir exécutif « exercerait ses pouvoirs sous l'autorité de l'Assemblée nationale », il était évident qu'elle consacrait à l'encontre du Gouvernement les prérogatives habituelles : question, interpellation, droit de provoquer sa chute, mais également que les prérogatives normales du chef de l'Etat vis-à-vis de l'Assemblée, passées sous silence et contraires à son autorité, n'existaient plus.
C'est ainsi que quand l'Assemblée, qui siégeait depuis le milieu de février, éprouva au début de septembre le désir de prendre un repos bien gagné et d'interrompre ses séances, ce ne fut pas le Gouvernement qui par un décret prononça la clôture de la session, mais l'Assemblée elle-même qui, saisie d'une proposition à cette fin de Target le 2 septembre, se prorogea à partir du 15 septembre.
Et la reprise des séances ne se fit pas sur convocation par décret du chef de l'exécutif, mais à la date fixée d'avance par l'Assemblée au 4 décembre, le Gouvernement ayant seulement émis le vœu que la rentrée fût reculée jusqu'à cette date pour lui permettre d'élaborer un certain nombre de projets législatifs qu'il voulait lui soumettre à la reprise de ses travaux et Thiers eut soin d'expliquer qu'il ne voulait pas se soustraire plus longtemps au contrôle de l'Assemblée[19].
Ce défaut de réciprocité dans les droits respectifs de l'Assemblée et du Gouvernement accentuait le désaccord entre le droit et le fait. Le chef de l'Etat, que les circonstances assuraient d'une autorité [p.82] morale, d'une force exceptionnelles, était privé des prérogatives habituelles, attachées, en régime parlementaire, à son titre.
Participation de l'Assemblée et du chef de l'exécutif à l'exercice des fonctions de l'Etat. — En régime parlementaire les deux grands pouvoirs politiques de l'Etat collaborent aux deux fonctions politiques de l'Etat, fonction législative et fonction exécutive. En était-il de même dans le régime improvisé et ébauché de 1871 ?
Quant aux droits et à l'action de l'Assemblée dans ce double domaine aucun doute n'était possible. Organe direct de la souveraineté nationale elle était en principe toute-puissante. Manifestement dans le domaine législatif elle jouissait des droits normaux des assemblées législatives, proposition, discussion et vote des lois. De même dans le domaine exécutif, le chef du pouvoir exécutif étant sous son autorité, elle avait le droit des Chambres en régime parlementaire de l'influencer, de le contrôler, en définitive de diriger l'action du Gouvernement.
Les prérogatives du chef du pouvoir exécutif dans le domaine législatif en face d'une Assemblée sous l'autorité de laquelle il se trouvait étaient plus incertaines. Voici comment elles furent reconnues.
On admit son droit de présenter des projets de lois. L'Assemblée en adoptant pour elle-même le règlement de l'Assemblée législative de 1849 se référait au régime de 1848 et la Constitution du 4 novembre dans ses articles 39 et 49 avait consacré la double initiative législative du chef de l'État et de l'Assemblée. En fait le Gouvernement de Thiers usa de son droit largement et sans hésitation, ce fut lui qui proposa le 6 mars la résolution votée le 10 mars fixant à Versailles le siège de l'Assemblée, et le même jour le projet sur la prorogation des échéances des effets de commerce, deux mesures des plus graves qui favorisèrent le déclenchement de la Commune. En fait, les lois les plus importantes, votées par l'Assemblée nationale, furent proposées par ce Gouvernement.
Sans plus d'hésitation on admit le droit des membres du Gouvernement aussi bien de son chef que des ministres à participer aux débats législatifs. L'article 69 de la Constitution de 1849 le consacrait pour les ministres et Thiers était le chef de son ministère, il était d'ailleurs comme eux membre de l'Assemblée et c'était comme orateur parlementaire qu'il excellait. En fait, Thiers usa, et abusa même du droit de participer aux débats législatifs pour imposer à l'Assemblée [p.83] ses idées, ses volontés, si bien que celle-ci essaya par la loi du 13 mars 1873 de régler et de limiter ses interventions dans la discussion des lois.
Thiers ne se bornait pas à proposer et à discuter les lois, il prenait part à leur vote; demeuré député, quoique chef du pouvoir exécutif, c'est comme tel qu'il votait.
C'est au contraire à son titre de chef de l'exécutif qu'il dut son droit de promulguer et de publier les lois votées par l'Assemblée, que tous nos précédents constitutionnels devaient lui faire reconnaître. Il se passa même quelquefois du contreseing d'un ministre : étant responsable lui-même, il n'avait pas besoin d'un garant responsable. On s'est demandé s'il aurait pu avant une promulgation demander à l'Assemblée une nouvelle délibération. Nous le pensons, la Constitution de 1848 reconnaissait ce droit au Président de la République, article 58. Le règlement de l'Assemblée, adopté par la résolution du 13 février, le réglementait. Il est vrai que la loi du 13 mars 1873 le visa, mais ce n'est pas la preuve qu'elle le nia, elle le réglementa, il pouvait exister antérieurement.
Thiers exerça aussi, sans hésiter et sans rencontrer d'opposition, le pouvoir de rendre des décrets réglementaires. On pouvait en effet considérer que ce droit rentrait dans celui de mettre les lois à exécution, prérogative naturelle du pouvoir exécutif, qui était traditionnel pour le chef de l'État, si bien que la Constitution de 1875 n'a même pas cru nécessaire de le consacrer par une de ces dispositions. Thiers usa de ce droit très largement, le 10 juin il abrogea ainsi un décret du Gouvernement de la Défense nationale, qui avait abrogé la loi du 10 janvier 1849 sur l'assistance publique, remettant ainsi cette loi en vigueur. C'était là une application extensive du pouvoir réglementaire.
Même dans le domaine législatif Thiers jouit donc de toutes les prérogatives normales d'un chef d'État en régime parlementaire.
Il en fut de même a fortiori dans le domaine gouvernemental.
Il fut la personnification de l'État, le représentant dans les grandes solennités nationales, par exemple à la revue de Longchamp du 29 juin 1871 où 120.000 hommes défilèrent devant lui manifestant la renaissance de la France et sa volonté de reprendre son rang.
Il fut le chef de l'armée. Sans aucun doute selon les traditions républicaines de la Constitution du 5 fructidor an III, article 144, et de celle de 1848, article 50, cela lui conférait le droit de disposer de l'armée et non celui de la commander mais les circonstances, la lutte [p.84] contre la Commune, le goût qu'il avait pour le Gouvernement personnel, sa croyance dans ses capacités militaires dues à ses études napoléoniennes, firent qu'en fait il dirigea les opérations militaires contre l'insurrection de la Commune.
Dans nos relations extérieures Thiers joua aussi un rôle considérable. Non seulement les représentants des puissances extérieures étaient accréditées auprès de lui et il nomma nos représentants auprès d'elles, mais il dirigea notre diplomatie plus encore que le ministre des Affaires étrangères. S'il fut assisté par Jules Favre dans la discussion des bases du traité de paix avec la Prusse, c'est lui qui la dirigea ; souvent il adressa lui-même des instructions à nos représentants à l'étranger, se substituant au ministre, et si nos ambassadeurs furent à Londres le duc de Broglie, à Saint-Pétersbourg le duc de Noailles, à Constantinople le marquis de Vogué, à Vienne le marquis de Banneville, à Madrid le marquis de Bouillé, au Vatican le comte d'Harcourt, à La Haye le comte de Bourgoing, à Berlin le marquis de Gabriac, cette promotion aristocratique fut l'œuvre de Thiers et non celle de Jules Favre, il voulait montrer par là aux puissances que la République pouvait être modérée et ouverte à tous.
A l'intérieur Thiers exerça les pouvoirs ordinaires du chef de l'État, non sans rencontrer quelques difficultés pour certains d'entre eux.
La nomination et la révocation des fonctionnaires est un de ses attributs normaux. La Constitution de 1848 subordonnait la révocation des agents électifs de l'État à un avis favorable du Conseil d'État, dont les membres étaient alors nommés par l'Assemblée. Le Gouvernement de la Défense nationale avait remplacé le Conseil d'État de l'Empire par une commission nommée par elle parmi les conseillers d'État. Thiers se trouvait dans une situation embarrassante pour exercer son droit de révocation. Il l'exerça sans prendre l'avis de personne et la loi du 14 avril 1871 confirma cette manière de faire pour la révocation des maires et des adjoints.
En ce qui concerne le droit de grâce la Constitution de 1848 exigeait que le chef de l'État prît l'avis du Conseil d'État. Au lendemain de la victoire sur la Commune, le Gouvernement déposa le 26 mai un projet de loi, qui devint la loi du 17 juin 1871; l'article 2 disait que « l'Assemblée nationale déléguait le droit de faire grâce au Président du Conseil des ministres, chef du pouvoir exécutif de la République française ». Mais les articles suivants y apportaient certaines restrictions : ce droit était supprimé au regard des ministres et [p.85] autres fonctionnaires ou dignitaires mis en accusation par l'Assemblée, et il était subordonné à l'accord du chef du pouvoir exécutif et de l'Assemblée représentée par une commission, pour les crimes se rattachant à la dernière insurrection.
Thiers chef du Gouvernement. Pratique faussée du régime parlementaire. — Le régime institué par la révolution du 17 février se rattachait sans hésitation au régime parlementaire, les conditions de son institution et de son fonctionnement en 1871 furent telles que les règles les plus certaines du parlementarisme furent toutes méconnues.
En régime parlementaire le Gouvernement se compose d'un chef d'État et d'un ministère, qui a son président, et qui dirige la politique gouvernementale. Thiers n'est pas un chef d'État au-dessus du ministère ; il le préside, il exerce les fonctions du Gouvernement avec le concours des ministres. Il cumule le rôle du chef de l'État et du chef du ministère et on verra à quel point son action personnelle y est prépondérante.
En régime parlementaire le chef de l'État confie au futur Président du Conseil le choix de ses collaborateurs. Thiers choisit lui-même les ministres. S'il communiqua à J. Favre la liste de ceux qu'il voulait nommer, ce ne fut qu'à titre d'information, non de consultation.
En régime parlementaire les ministres sont pris dans la majorité, qu'elle soit homogène ou de coalition. Thiers prit les siens dans les divers partis de l'Assemblée à l'exception des partis extrêmes, bonapartiste ou radical. De Larcy et Le Flô se rattachaient à la droite proprement dite, Pouyer-Quertier et Lambrecht, au centre droit, Dufaure et l'amiral Polhuau au centre gauche, J. Simon, J. Favre, L. Picard à la gauche républicaine. Thiers en présentant son ministère déclara qu'il avait voulu imiter le pays dans sa formation de l'Assemblée. Ce n'était pas exact, car il avait exclu certains partis, car il n'avait pas tenu compte de l'importance relative de ceux auxquels il avait fait appel. Et en tout cas c'était méconnaître la règle fondamentale du parlementarisme, qui veut que le pouvoir appartienne à la majorité, or Thiers avait confié trois des ministères les plus importants au parti républicain, qui ne faisait pas partie de la majorité.
Dans la constitution du Gouvernement et du ministère les règles du parlementarisme furent donc méconnues.
[p.86]
Elles ne le furent pas moins dans leur fonctionnement.
Action personnelle et prépondérante de Thiers chef de l'exécutif et du Gouvernement. — Thiers, chef de l'État, exerça sur les affaires une influence personnelle tout à fait prépondérante. C'était pour lui, qui pourtant jadis avait lancé la formule : « Le roi, c'est-à-dire le chef de l'État, règne et ne gouverne pas », un système, une nécessité du Gouvernement. M. Francis Charmes dans ses Études historiques rapporte des déclarations de Thiers tout à fait catégoriques sur ce point. Il admettait que certains ministères fussent dirigés librement par leurs titulaires, mais pour la diplomatie, l'armée, les finances il voulait qu'un homme compétent dans toutes ces matières les dirigeât « comme un régulateur unique », « autrement il y aura des ministres, des commis, mais il n'y aura pas de Gouvernement. Il faut qu'il y ait un homme qui voie tout, qui sache tout, et qui, à son tour, éclaire tout. Cette attention, cette action vigilante et continuelle sont la vie des hommes faits pour gouverner, les autres feraient bien de ne pas s'en mêler[20] ». Thiers se jugeait à coup sûr « fait pour gouverner » et il s'en mêla.
J. Simon, son ministre pendant tout son Gouvernement, a montré à quel point et par quels procédés il se tenait au courant de tout et dirigeait tout, « Il recevait les directeurs des finances, des généraux, des intendants, quelques hommes en qui il avait une confiance particulière, il arrivait à savoir les affaires des ministres un peu avant les ministres... Toutes les dépêches passaient sous ses yeux. Il voulait savoir minute par minute l'état de la France... Il suffisait à tout grâce à la force de sa volonté et à l'extrême lucidité de son esprit » et tandis que les ministres étaient accablés par leur tâche « le Président, qui portait le fardeau de tout le monde, était dispos et allègre »[21].
De Marcère indique que même il descendait dans le Gouvernement jusqu'aux rapports avec les informateurs plus ou moins louches, que l'on emploie mais que l'on peut désavouer « et qui sont les ressorts inaperçus du Gouvernement »[22].
L'action personnelle et prépondérante de Thiers dans le Gouvernement se manifesta de façon constante. C'est lui qui impose Grévy pour la présidence de l'Assemblée. Le discours du 29 février qui trace [p.87] le programme, que le pacte de Bordeaux confirmera, est l'expression de sa pensée personnelle. C'est lui qui répond à la sommation des Alsaciens et des Lorrains formulée par Keller et revendique sa liberté dans les négociations avec la Prusse. C'est lui qui conduit celles-ci, effaçant son ministre J. Favre et tenant à l'écart la commission de l'Assemblée nommée pour l'assister, et c'est là d'ailleurs une faute, car tandis que Bismarck ne peut s'engager à fond, ayant derrière lui son Empereur, les princes allemands, le grand état-major allemand, ce qui lui permet de revenir sur ce qu'il a pu concéder, quand Thiers parle sa parole est définitive, il ne peut la retirer.
C'est Thiers encore qui à l'Assemblée présente et défend les préliminaires de paix, qu'il a conclus à Versailles, et en enlève la ratification par 548 voix contre 107, de manière à éviter l'entrée à Paris de l'Empereur Guillaume.
C'est Thiers qui dans tous les débats législatifs portant sur des questions de quelque importance prend la parole et présente la thèse du Gouvernement.
Que son action fut contraire aux principes essentiels du parlementarisme, qui n'attribue au chef de l'État qu'une influence discrète dans le Gouvernement, c'est l'évidence même. Mais l'autorité, la force morale que les circonstances conféraient à Thiers, la volonté du pays, qui voyait en lui son sauveur, son tempérament personnel, volontaire, ambitieux de pouvoir, ses grandes facultés, son passé d'homme d'État rendaient l'espèce de dictature qu'il exerça inévitable.
La responsabilité dans le Gouvernement de Thiers. — Mais cet état de choses posait quant à la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée une grosse question : sur qui devait-elle porter ?
Que Thiers fût responsable, nul doute. La résolution du 17 février ne disait-elle pas qu'il exerçait ses fonctions « sous l'autorité de l'Assemblée » et n'était-ce pas la conséquence inéluctable de la prépondérance de son action personnelle ?
Mais les ministres à côté de lui étaient-ils responsables ou non ?
La « résolution » n'en disait rien, et comme la responsabilité ministérielle est une règle traditionnelle du parlementarisme, il eût fallu qu'elle la supprimât expressément pour qu'on pût la considérer comme n'existant pas.
Mais la pratique mit en défaut le droit sur ces deux points.
[p.88]
Du 19 février au 31 août 1871 la responsabilité des ministres ne joua pas; sans doute des ministres se retirèrent pendant cette période, mais ce ne fut jamais par le fait de votes, de démonstrations hostiles de l'Assemblée contre eux.
Le 5 juin, E. Picard quitta le ministère; Thiers explique que c'est à cause du conflit qui existait entre lui et Dufaure auquel il reprochait de ne pas le faire défendre par les tribunaux contre les attaques de la presse. « Il avait fini, écrit Thiers, par exaspérer à tel point son collègue que j'avais été obligé plusieurs fois d'intervenir pour ne pas être exposé à recevoir une offre de démission de la part d'un homme tel que Dufaure. »
De même, le même jour, le général Le Flô se retira parce que, dit Thiers, « il ne pouvait plus être maintenu au département de la guerre. Cet excellent officier de troupes aurait bien commandé une division, mais comme administrateur il avait moins de valeur ». Raisons personnelles et non votes hostiles de l'Assemblée, telles furent les causes de ces démissions.
Jules Favre se retira lui aussi le 22 juillet. Ce fut, il est vrai, après un vote de l'Assemblée, qui, au sujet d'une pétition des évêques de France demandant que la France défendît les droits du Saint-Siège sur Rome, vota contre un ordre du jour présenté par Barthe, exprima la confiance de l'Assemblée « dans le patriotisme et la prudence du pouvoir exécutif ».
Mais dans la réalité si l'Assemblée avait voté contre ce n'était pas par hostilité contre le ministre, c'était parce que Gambetta s'était prononcé en faveur de l'ordre du jour; elle ne voulait pas marcher sur les brisées du chef alors du parti radical. J. Favre indique lui-même qu'ayant offert déjà plusieurs fois sa démission à Thiers il saisit « avec empressement » l'occasion qui lui était donnée de se retirer.
Ces retraites ministérielles ne furent donc pas des applications de la responsabilité parlementaire des ministres, qui ne joua donc pas pendant cette période. On peut seulement constater que Thiers en appelant au ministère comme nouveaux ministres le général de Cissey, Victor Lefranc et Ch. de Rémusat, prit des hommes plus sympathiques à la majorité que leurs prédécesseurs. La politique ne fut donc pas étrangère à ces crises ministérielles partielles, mais elle intervint pour les clore, non pour les provoquer.
Si la responsabilité des ministres ne joua pas, celle de Thiers ne joua pas davantage.
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Ce n'est pourtant pas que Thiers fût l'homme de la majorité, ni qu'elle n'eût pas de griefs sérieux contre lui. Rappelons qu'il lui imposa un président qui était son adversaire politique, qu'il accepta un titre qui faisait de la République nominalement le régime de la France, que dans son discours du 19 février il reculait l'époque où l'on pourrait aborder la question du régime à donner à la France, qu'il annonçait que la République bénéficierait de tout ce que l'on ferait de bien en attendant sa solution. Tout cela heurtait les sentiments de la majorité monarchiste et l'irritait contre Thiers.
Son évidente supériorité, ses leçons perpétuelles, ses interventions dans tous les débats législatifs et sa pression personnelle en faveur des solutions qu'il préférait, les conflits d'opinions qui s'élevaient entre lui et la majorité, son rôle exclusif dans les négociations avec la Prusse, sa direction dans la lutte contre la Commune, son grand rôle personnel dans le rétablissement de nos finances et de notre situation diplomatique firent naître et développèrent la jalousie de l'Assemblée, qui représentait toute la France et se considérait comme l'organe de sa souveraineté, contre l'homme qui, appuyé par ses succès électoraux, servi par son intelligence et son expérience, prétendait s'imposer à elle.
Les occasions de le critiquer ne lui manquaient d'ailleurs pas. La majorité monarchiste pouvait lui reprocher ses hésitations quant à la validation des élections des princes d'Orléans, et quant à l'abrogation des lois d'exil contre eux et les Bourbon. Vis-à-vis de la Commune, on pouvait lui reprocher de ne l'avoir pas prévue, de n'avoir pas écouté les avertissements qu'on lui avait donnés à son sujet, de n'avoir pas organisé la résistance dans Paris même, d'être parti trop vite et sans donner d'ordres aux autorités, d'avoir abandonné les forts et de n'avoir gardé le Mont-Valérien qu'à son corps défendant. Quelle que fût sa valeur Thiers n'était certes pas infaillible et entre lui et la majorité il y avait une opposition foncière de tempérament et d'orientation. Elle pouvait l'acclamer, proclamer qu'il avait bien mérité de la Patrie, elle se méfiait de lui, mais il s'imposait à elle par sa valeur, sa popularité, son autorité personnelle.
Il n'en avait pas moins conscience de la précarité relative de son pouvoir; il savait bien que par un vote la majorité pouvait le lui arracher.
Aussi, en même temps qu'il la dominait, s'efforçait-il de la séduire. Il n'hésitait pas à se dire le simple mandataire, le délégué de l'Assemblée prêt à recevoir et à exécuter ses ordres. Si dans ses discours [p.90] il s'emportait avec véhémence, il s'en excusait. Sa maison était ouverte à ses collègues de l'Assemblée, il les accueillait avec simplicité et empressement et les gagnait par sa courtoisie comme par l'agrément de sa parole.
Les nominations dans les plus hauts postes de la diplomatie d'hommes appartenant à l'aristocratie la plus élevée étaient destinées autant à satisfaire les monarchistes qu'à donner confiance aux gouvernements étrangers. Les nouveaux ministres qu'il nomma, notamment le remplacement de Jules Favre par de Rémusat, étaient des gages donnés à la droite. Jules Simon lui fit à ce sujet des remontrances, il jugeait qu'il demeurait le seul ministre républicain du cabinet, Thiers lui répondit : « Je ne puis me passer des votes de la majorité. Elle vote pour moi quoiqu'elle me soit ouvertement hostile. On n'obtient pas de pareils résultats sans quelques habiletés. Je lui fais des avances, qui ne me compromettent pas, parce que je reste le maître de tout. Nous verrons ce que nous ferons après le vote de la Constitution; en attendant je ne suis pas un roi constitutionnel qui règne et ne gouverne pas. » Et J. Simon lui rétorquant qu'avec cela il n'apaisait pas la droite, « Il est possible, répond-il, que je n'apaise pas la droite, mais j'évite de l'exciter. Je ne lui fournis pas de prétexte, j'en suis là avec elle[23]. »
Ainsi s'éclaire la question de la responsabilité de Thiers devant l'Assemblée.
Elle avait le droit de le renverser.
Il avait l'autorité morale et l'habileté, qui l'empêchaient de le faire.
Et sa responsabilité nominale tenait en échec celle de ses ministres.
Telle fut en droit et en fait le régime résultant de l'avènement de Thiers au pouvoir et de la résolution du 17 février 1871. C'était un faux parlementarisme, une dictature partagée de l'Assemblée et du chef du pouvoir exécutif, fruit des circonstances et non œuvre de la logique et des volontés réfléchies des nouveaux représentants du pays.
[p.91]
ÉVÉNEMENTS POLITIQUES SOUS LE RÉGIME DU 17 FÉVRIER 1871
La question constitutionnelle différée. — Le régime donné à la France par les élections du 8 et la résolution du 17 février était encore singulièrement anormal, des circonstances extraordinaires n'en écartèrent pas moins toute tentative de lui substituer un régime constitutionnel normal et définitif.
Pacte de Bordeaux. — Au lendemain même de la résolution votée par l'Assemblée, Thiers, par un discours le 19 février, lui proposa et lui fit accepter le renvoi à plus tard de la solution du problème du régime.
Après avoir remercié l'Assemblée de son élection, proclamé sous réserve sa maîtrise vis-à-vis de lui-même, présenté son ministère composite, dont il assumait la direction pour y créer l'unité, il démontra qu'il n'y avait qu'une politique à suivre : « Faire cesser les maux qui nous accablent », faire cesser l'occupation étrangère, reconstituer une armée disciplinée, réformer les conseils locaux, relever les finances et le crédit du pays, rendre au travail les mobilisés. « Y a-t-il quelqu'un, s'écriait-il, qui pourrait dire qu'il y a quelque chose de plus pressant que tout cela? Qui oserait discuter savamment des articles de Constitution pendant que nos prisonniers expirent de misère dans des contrées lointaines, ou pendant que nos populations mourantes de faim sont obligées de livrer aux soldats étrangers le dernier morceau de pain qui leur reste ? » Plus tard « quand nous aurons relevé du sol où il gît ce noble blessé qu'on appelle la France... ayant recouvré la liberté de ses esprits, il verra comment il veut vivre ». « Sachez donc renvoyer à un terme, qui ne saurait être bien éloigné, les divergences de principes qui nous ont divisés, qui nous diviseront peut-être un jour, mais n'y revenons que lorsque ces divergences... ne seront plus un attentat contre l'existence et le salut du pays. »
Ce discours, au témoignage de J. Favre[24] et de J. Simon, fut acclamé par tous les partis. « Ce n'était pas l'orateur qu'on admirait, [p.92] c'était l'homme d'Etat, le patriote et, le mot n'aurait pas alors paru trop fort à personne, le sauveur[25]. »
Ce discours, ce programme de renvoi à plus tard du problème constitutionnel constituèrent ce que l'on appela le pacte de Bordeaux.
L'avenir politique, constitutionnel de la France ne pouvait pourtant pas ne pas préoccuper beaucoup d'esprits, autant que son avenir financier, diplomatique, économique et social et les monarchistes ne pouvaient pas voir sans appréhension s'établir un régime, provisoire sans doute, mais qui, républicain de nom, préparait l'avènement du régime qu'ils redoutaient.
Aussi Thiers jugea-t-il nécessaire le 10 mars de démontrer à nouveau la nécessité de ne pas aborder encore le problème constitutionnel; il le fit en assurant que l'Assemblée, quand elle s'y livrerait, serait absolument maîtresse de sa solution et que pour sa part il ne ferait rien d'ici là pour favoriser l'adoption d'un régime plutôt que d'un autre.
« Non, je le jure devant le pays et si j'osais... je dirais je jure devant l'histoire, de ne tromper aucun de vous, de ne préparer sous le rapport des questions constitutionnelles aucune solution à votre insu, ce qui serait de votre part, et de ma part une véritable trahison. » « Monarchistes, républicains, ni les uns, ni les autres vous ne serez trompés. »
C'était un engagement solennel. Thiers pourtant déclara, s'adressant aux républicains : « Dans tous les actes du Gouvernement le mot de République se trouve sans cesse répété. Cette réorganisation (celle de la France), si nous y réussissons, elle se fera sous la forme républicaine, et à son profit. Maintenant ne venez pas nous dire : « Ne sacrifiez pas la République. » Je vous répondrai : « Ne la perdez pas vous-mêmes. La République est entre vos mains. Elle sera le fait de votre sagesse et pas d'autre chose. » Et comme ces paroles ne correspondaient pas très bien avec l'affirmation qu'à l'heure où l'on aborderait le problème constitutionnel rien ne favoriserait l'une ou l'autre solution. Thiers, dont la parole était presque toujours ondoyante, reprenait son affirmation de neutralité : « Je vous donne la parole d'un honnête homme, aucune des questions, qui aura été réservée, n'aura été résolue, aucune solution n'aura été altérée par une infidélité de notre part. »
Ainsi Thiers s'engageait à ne travailler en faveur d'aucun [p.93] régime, mais il faisait entendre que le fait travaillait pour la République et n'était-il pas lui-même le fait ?
Le discours du 10 mars renouvelait donc le pacte du 19 février avec rengagement formel de Thiers. Comme l'observe de Marcère, il constituait une équivoque : « M. Thiers, tout en y restant fidèle, ne pouvait guère comme chef du Gouvernement faire autrement que d'y manquer, ses services, ses succès « profiteraient nécessairement à la République et lui donneraient un titre de préférence sur les autres régimes[26]». Aussi les monarchistes ne tarderont pas à se montrer inquiets, d'une part ils pensaient qu'une réorganisation nationale profonde ne peut se faire que sur la base d'un régime défini, d'autre part, ils sentaient bien que le temps, et Thiers lui-même, quoi qu'il dit, ne travailleraient pas pour eux. Aussi s'efforcèrent-ils de gagner Thiers à leur thèse, lui rappelant son passé de ministre de Louis-Philippe, son attitude sous la Seconde République, l'impossibilité pour la France, remise sur pied, de rester debout sans conviction, sans boussole et pour lui-même de rester « cantonné dans la négation qui lui servait de formule depuis Bordeaux »[27].
Ces discours, ce pacte écartèrent d'abord les divisions dans l'Assemblée, permirent d'accomplir le travail de salut national dans l'union, mais jetèrent un germe d'irritation et de ressentiment dans le cœur de la majorité, qui cria à la trahison quand Thiers plus tard vint lui déclarer « qu'il avait reçu en dépôt la République et que ce dépôt il devait le garder intact »[28]. En parlant comme il l'avait fait Thiers avait assuré son Gouvernement dans le présent, mais l'avait compromis dans l'avenir.
Les préliminaires du traité de paix, rôle de Thiers et de l'Assemblée. — L'Assemblée avait été élue pour conclure la paix au nom de la France. Le Gouvernement qu'elle constitua eut pour première mission de négocier avec l'ennemi. L'action de l'Assemblée et du chef du pouvoir exécutif dans la négociation des préliminaires de paix et dans leur ratification devait manifester et confirmer leur autorité respective.
On a vu que ce fut Thiers qui se réserva de négocier, se faisant seulement assister de son ministre des Affaires étrangères et d'une commission nommée par l'Assemblée. L'action personnelle et supérieure de Thiers s'affirmait ainsi.
[p.94]
Le 21, à Versailles, les négociations commencèrent entre lui et Bismarck ; non sans perte de temps il obtint que l'armistice, qui expirait ce jour-là, fût prorogé au 26. Bismarck tarda à lui révéler les exigences de l'Allemagne : 6 milliards d'indemnité de guerre, cession de l'Alsace avec Belfort et du tiers de la Lorraine avec Metz. Thiers atterré demanda et obtint de plaider pour la France devant l'Empereur, il le fit sans résultat. Le 22, la discussion reprit entre Thiers et Bismarck. Le 23, assisté de J. Favre, Thiers discuta à nouveau et obtint la réduction de l'indemnité à 5 milliards. Le 24 et le 25, le débat porta sur la cession de Belfort et sur l'entrée des Allemands à Paris, de Moltke et l'Empereur refusant toute concession. Finalement celui-ci proposa l'alternative : ou l'entrée dans Paris ou la cession de Belfort. Thiers opta pour la conservation de Belfort par la France, les Allemands devant entrer à Paris le 1er mars et y occuper un secteur jusqu'à la ratification des préliminaires de paix. Des échéances étaient fixées pour le paiement progressif de l'indemnité avec retraite progressive des forces d'occupation. Ce projet des préliminaires de paix fut signé le dimanche 26 février, à 4 heures.
Dans ces négociations le rôle du ministre J. Favre fut donc des plus minimes. Celui de la commission ne le fut pas moins. Sans doute J. Favre semble lui attribuer, une influence sérieuse, disant qu'elle était « mise chaque soir au courant de ce qui avait été dit et fait », qu'elle « nous éclairait par ses observations, nous aidait de ses conseils ». Mais il ajoute lui-même « sans jamais gêner notre liberté d'action », ce qui réduit singulièrement son influence. Et Thiers1 ne mentionne que deux réunions de la commission, les 23 et 24 février. Pour l'une il dit : « Tout le monde à l'unanimité a pensé et dit qu'en se défendant il fallait signer la paix », pour l'autre « nous lui racontons tout et elle nous remercie de nos efforts ». Cela est vraiment bien modeste.
A Versailles, pour les négociations de la paix, Thiers joue donc le grand premier rôle.
A Bordeaux, où l'Assemblée a chômé en son absence et où il revient le 28 février, c'est encore lui qui, pour la ratification des préliminaires, mène le jeu.
A son arrivée il se rend directement dans son sein, l'assure de ses efforts et de ceux de J. Favre pour se montrer digne de la France; il déclare que la commission a tout connu et s'expliquera.
[p.95]
Puis Barthélemy-Saint-Hilaire lit le projet de loi portant ratification des préliminaires de paix. Le préambule porte que « l'Assemblée subit les conséquences de faits dont elle n'est pas l'auteur ». Comme tout retard prolongerait le séjour des Allemands dans Paris; le Gouvernement réclame la déclaration d'urgence. Tolain proteste, réclame une discussion libre et sérieuse et traite la convention de « honteuse et d'inacceptable », ce qui soulève la protestation de Thiers. D'autres orateurs, notamment Gambetta et Millières, combattent aussi l'urgence et Thiers la défend demandant à être compris sans avoir rien à ajouter davantage; et que l'on épargne à la capitale « une grande douleur ». « Que chacun prenne sa responsabilité, ajoute-t-il, moi j'ai pris toutes celles que je pouvais prendre. » Cochery l'appuye : « On oublie sans doute, dit-il, que Paris sera occupé demain par trente mille Allemands. »
L'Assemblée décide la réunion des bureaux pour le soir même, l'élection d'une commission, la discussion pour le lendemain sur son rapport, et le soir c'est la commission déjà élue pour assister Thiers, qui est réélue. Le lendemain 29, Victor Lefranc présente son rapport, il témoigne des efforts faits par nos négociateurs, exprime la confiance de la commission vis-à-vis d'eux, déclare qu'il ne faut pas perdre un instant, qu'on ne peut amender la convention mais l'accepter ou la rejeter. Il en énumère les diverses conditions « qui brisent le cœur de tout Français », il vante les concessions obtenues, montre l'impossibilité de reprendre la lutte, déclare que ce serait « jouer l'honneur même de la France qui serait compromis dans le trouble possible des suprêmes convulsions du désespoir ». Il conclut qu'il faut que « cette paix ne soit désapprouvée que par ceux qui auraient osé décider la prolongation de la guerre ». C'était montrer à l'Assemblée que son rôle ne pouvait être que d'entériner les dispositions du traité conclu par Thiers à Versailles.
Après la lecture de ce rapport le député de Metz, Bamberger, dénonça le traité comme « la plus grande iniquité » de l'histoire et déclara que Napoléon III seul eût dû le signer, lui dont le nom devait être cloué au pilori de l'histoire et à ce moment, après la seule protestation de Conti, député de la Corse, l'Assemblée prononça la déchéance de l'Empereur.
Puis Victor Hugo, Louis Blanc, le général Changarnier, Buffet prirent la parole. Le premier, annonçant la reprise de nos provinces perdues, imaginait que nous les recéderions à l'Allemagne et que se fonderaient les États-Unis de l'Europe. Le second prêchait la résistance [p.96] sous la forme d'une guerre de partisans. Le troisième se prononçait pour la ratification du traité et dénonçait « les entraînements d'un patriotisme dramatique désireux d'une fausse popularité ». Le quatrième, reconnaissant l'impossibilité de continuer la lutte, déclarait qu'il s'abstiendrait de voter parce que député des Vosges.
Thiers répondit, présenta le traité comme « la plus grande douleur de sa vie », déclara la lutte impossible et demanda qu'on ne lui demandât pas les raisons de sa conviction, son « silence étant un sacrifice fait à la sûreté et à l'avenir de son pays ».
Après lui on entendit encore Brunet, Millière, Arago contre le traité, discours sans grand intérêt. Puis ce fut le tour de Keller de faire entendre l'immortelle protestation des Alsaciens et des Lorrains. Prévoyant la ratification du traité il s'écriait : « J'en appelle à Dieu, vengeur des justes causes, j'en appelle à la postérité qui nous jugera les uns et les autres, j'en appelle à tous les peuples, qui ne peuvent pas indéfiniment se laisser vendre, comme un vil bétail ; j'en appelle enfin à l'épée de tous les gens de cœur, qui, le plus tôt possible, déchireront ce détestable traité. »
Après une courte réponse de Thiers aux Alsaciens-Lorrains au nom de la nécessité les préliminaires furent ratifiés par 546 voix et 27 abstentions.
De véritables débats il n'y en avait pas eu, l'Assemblée encore plus que Thiers subit les conditions imposées par ceux qui ayant été les vrais auteurs de la guerre nous imposaient, par le fait de leur force seule, par un véritable « dictat », comme ils devaient dire plus tard, leur volonté de vainqueurs.
Ce qui se dégage de ces faits c'est que Thiers y joua le grand rôle. Seul en réalité il négocia. Son ministre des Affaires étrangères, la commission, qui censément les assistait, n'étaient là que pour la forme et l'Assemblée n'entendit que de vaines protestations, ne discuta même pas les préliminaires, Thiers n'en justifiant même pas les diverses clauses et la nécessité.
Le personnage de Thiers, son goût pour le Gouvernement personnel s'en trouvèrent encore plus exaltés.
La presse en général s'inclina, sans discussion sérieuse des préliminaires, devant la nécessité ; comme l'Assemblée elle les approuva. Le Temps par exemple des 2-4 mars, sous le titre : Le Sacrifice est consommé, représentait l'Assemblée ne s'inclinant que devant la fatalité, admettant « une éclipse du droit », mais non sa disparition. Il protestait qu'il n'y avait pas honte à se courber sous l'inévitable, [p.97] que la honte était pour « les frivoles et néfastes auteurs de la guerre ». Il se félicitait de ce que l'impudence de l'ex-sénateur Conti eût fourni l'occasion à Thiers et à l'Assemblée « d'imprimer à l'Empire un sceau officiel d'ignominie et de consacrer avec éclat sa déchéance ».
Protestation des Alsaciens-Lorrains et déchéance de l'Empire. — Il faudrait reproduire la protestation que les Alsaciens et les Lorrains, par la bouche du député Grosjean, firent entendre en cette séance mémorable. Relevons-en seulement ces passages qui en montrent tout le pathétique et la portée.
« Nous déclarons une fois encore nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement.
» La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun...
» Vos frères d'Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conservent à la France séparée en ce moment de leur foyer, une affection fidèle jusqu'au jour où elle viendra y reprendre sa place. »
A quel degré d'émotion l'Assemblée devait-elle être portée par de telles paroles !
La proclamation de la déchéance de l'Empereur et de sa famille ne fut pas un incident moins sensationnel. Elle fut provoquée par le rejet de la responsabilité du traité, de ses cruelles conditions, et de sa « honte » sur l'auteur de la guerre et par la protestation de son défenseur, Gavini, qui soutint que le plébiscite qui avait fait l'Empire ne pouvait être effacé que par un nouveau plébiscite.
Ces paroles déchaînèrent une tempête dans l'Assemblée et provoquèrent une proposition de proclamation de déchéance, qui fut présentée par Target et signée par des députés de toutes opinions.
Elle était ainsi formulée : « L'Assemblée nationale clôt l'incident et dans les circonstances douloureuses que traverse la patrie, en face de protestations et de réserves inattendues, confirme la déchéance de Napoléon III et de sa famille, déjà prononcée par le suffrage universel, et le déclare responsable de la ruine, de l'invasion et du démembrement de la France. » Au cours de cet incident, Thiers se fit l'interprète de l'Assemblée en une réplique vengeresse à Conti qui essayait de protester contre la condamnation de l'Empire. Sans doute la proclamation de la déchéance par l'Assemblée ne changeait pas grand'chose en fait à la situation établie depuis le 4 septembre, mais elle mettait fin en droit à la thèse que l'Empire n'avait pu être aboli [p.98] par une simple révolution parisienne et qu'il demeurait, notamment vis-à-vis des puissances étrangères, et surtout de l'Allemagne, le Gouvernement légal de la France.
En vain Napoléon III éleva-t-il une protestation contre l'acte de l'Assemblée dans laquelle il faisait remonter la responsabilité de la guerre à « l'entraînement général et irrésistible » qui s'était déchaîné en particulier à Paris, dans laquelle il déniait à l'Assemblée, élue pour statuer sur la guerre ou la paix, le pouvoir constitutionnel, dans laquelle enfin il soutenait à son tour que « le droit public français pour la fondation de tout gouvernement légitime c'est le plébiscite », se déclarant prêt à s'incliner « devant la libre expression de la volonté nationale, mais devant elle seulement »[29]. La proclamation de l'Assemblée avait mis le sceau à sa condamnation.
Agitation au sein de l'Assemblée. Démissions des députés. Proposition d'enquête. — Là ne devait pas s'arrêter l'agitation des esprit au sein de l'Assemblée.
Elle provoqua des démissions sensationnelles de députés d'extrême gauche. Ranc, Rochefort, Félix Pyat, Ledru-Rollin, Benoît Malon donnèrent leur démission parce que l'Assemblée en consentant ce démembrement de la France et sa ruine ne représentait plus la volonté nationale, et n'avait plus de pouvoir, 3 mars.
Les députés d'Alsace et de Lorraine, et parmi eux Gambetta, qui, élu dans plusieurs départements, avait opté pour le Bas-Rhin, se retirèrent forcément. Victor Hugo, le 8 mars, démissionna également au cours d'une tempête, qu'il déchaîna en prononçant l'éloge de Gambetta, « le seul des généraux qui ont combattu pour la France, qui n'ait été vaincu ». Ces départs montrent à quel point l'agitation était grande parmi les députés. La plupart de ces démissionnaires gagnèrent Paris où la fermentation des esprits était plus grande encore et contribuèrent à l'y développer.
Cette agitation provoqua d'autre part, le 6 mars, trois propositions d'enquête ou de mise en accusation contre les membres du Gouvernement de la Défense.
La première signée de seize noms, parmi lesquels se trouvaient ceux de Victor Hugo, Edg. Quinet, Louis Blanc, Tolain, Schoelcher, Floquet, Brisson, Lockroy, tendait à une reddition de compte à l'Assemblée de la part des membres de ce Gouvernement ayant siégé à Paris, au nom de « la justice due à la population parisienne, dont l'héroïsme, laissé à ses inspirations, aurait selon toute probabilité, [p.99] sauvé la capitale ». Les noms des signataires, la mise hors de cause de la Délégation, en révèlent l'esprit.
Une autre émanant de Delescluze tendait à décréter d'accusation les membres du Gouvernement de la Défense nationale, acclamés le 4 septembre.
Une troisième semblable émanait de Millière.
Les révolutionnaires de Paris tenus en échec pendant la guerre se donnaient libre carrière et témoignaient de l'irritation extrême de la capitale.
Loi des échéances et fixation à Versailles du siège des pouvoirs publics. — Deux mesures l'exaspérèrent. La première fut la loi du 10 mars qui rétablit avec des modalités l'exigibilité des effets de commerce, suspendue pendant la guerre. Mesure qui en quatre jours donna lieu à 50.000 protêts à Paris et fit prévoir 40.000 faillites. D'où une violente colère contre le Gouvernement qui l'avait proposée et l'Assemblée qui l'avait votée.
La seconde mesure, de beaucoup la plus grave, fut la fixation à Versailles du siège de l'Assemblée nationale. Elle ne pouvait demeurer à Bordeaux, parce que pour diriger les affaires, diplomatie, finances, armée, sécurité nationale, les ministres devaient être à Paris, or Thiers devait être auprès de l'Assemblée qu'il devait diriger et ainsi si l'Assemblée restait à Bordeaux le Gouvernement se trouvait coupé en deux, son chef, celui qui décidait tout, étant loin de ses ministres.
La solution normale aurait été le retour de l'Assemblée à Paris. Mais la situation de Paris, même présentée par Jules Favre, le rendait redoutable. La garde nationale y était insurgée, s'étant donnée à une « fédération républicaine », s'étant emparée d'une puissante artillerie établie à Montmartre. Les maires y refusaient leur concours au Gouvernement, le préfet de police se déclarait impuissant. Le 2 mars, des désordres, des pillages, des enlèvements d'armes et de munitions avaient eu lieu.
Le ministre de l'Intérieur, Picard, avait jeté un cri d'alarme, demandant à tous ceux qui avaient à cœur l'honneur et la paix de la cité de se lever. Le 5, le Gouvernement avait cru s'assurer de la garde nationale en plaçant à sa tête le général d'Aurelle de Paladines, le vainqueur de Coulmiers, mais inconnu des Parisiens, sans autorité morale, qui n'obtint pas la reddition de l'artillerie. Les ministres affolés pressaient Thiers et l'Assemblée de revenir dans la capitale, [p.100] les postes de police se repliant déjà devant l'émeute, le tocsin sonnant.
Dans ces conditions, Thiers, le 6 mars, présenta à l'Assemblée un projet de loi par lequel l'Assemblée devait se transporter dans un lieu plus rapproché de Paris et qui fixait son départ de Bordeaux. La commission qui l'étudia présenta son rapport le 9, elle proposait de se transporter à Fontainebleau, quand les troupes allemandes auraient opéré leur évacuation selon le traité de paix et quand les travaux de son installation seraient terminés. Mais Fontainebleau était trop éloigné pour permettre la réunion de l'Assemblée et du Gouvernement et la date de ce changement de résidence était trop incertaine et lointaine.
La gauche présenta un amendement pour le retour immédiat à Paris, dont Louis Blanc fut le très éloquent mais très illusionniste défenseur dans le grand débat du 10 mars. Passant d'un mot sur « les désordres particuliers et intermittents de la capitale » il affirmait que Paris était « la capitale nécessaire de la France », qu'il avait donné pendant la guerre « l'exemple de toutes les vertus qui font l'honneur de l'espèce humaine », qu'il avait su au moment de l'entrée des Prussiens garder son calme dans la dignité. D'ailleurs, si Paris était agité, il faudrait s'y rendre pour le calmer. Et Louis Blanc ne craignit pas d'évoquer le spectre de la guerre civile. « Ôter à Paris son rang de capitale... ce serait pousser Paris à se donner un Gouvernement à lui, contre lequel l'Assemblée, siégeant ailleurs, ne pourrait quelque chose qu'au risque des plus cruels déchirements; ce serait achever par des mains françaises ce démembrement de notre France bien-aimée que des mains ennemies ont commencé, et faire sortir peut-être des cendres de l'horrible guerre étrangère, qui finit à peine, une guerre civile plus horrible encore. »
Paroles prophétiques, mais qui ne l'étaient que parce que Paris était dans un état d'excitation, qui justifiait les méfiances de l'Assemblée.
Cet état, les orateurs de la majorité l'invoquaient les uns après les autres, rappelant les multiples révolutions parisiennes, qui avaient imposé à la France, contre son gré, toute une série de Gouvernements, ils rappelèrent qu'à Paris ces révolutions étaient l'œuvre d'une minorité qui faisait la loi à la majorité et à la France. Ils affirmèrent qu'ils avaient reçu de leurs électeurs le mandat de ne délibérer « ni sous le canon des Prussiens, ni sous le pavé de [p.101] l'émeute ». Certains avouaient la peur qu'ils éprouvaient à l'idée de se rendre à Paris.
Le Gouvernement devait intervenir. Thiers fit entendre sa pensée. Il montra que toutes les tâches qui incombaient au Gouvernement exigeaient sa présence à Paris, qu'il ne pouvait plus rester coupé en deux. Il fallait donc que l'Assemblée se rapprochât elle-même de la capitale. Où aller ? Thiers fit alors l'éloge de Paris, théâtre plus qu'auteur des révolutions, mais qui a commis des fautes qui lui valent la méfiance des représentants de la France. « Je ne vous propose pas, conclut-il, de rentrer à Paris tout de suite », « il faut que le calme y soit entièrement rétabli » auparavant. Il faut se rendre assez près de Paris pour que le trajet entre le siège de l'Assemblée et Paris soit assez court. Et Thiers alors proposa Versailles.
Thiers ne craignit pas d'évoquer les mobiles politiques des partis en présence, la droite ne voulant pas de Paris parce que la restauration monarchique y serait impossible, l'extrême-gauche le réclamant justement pour le même motif et il reprit sa thèse de la nécessité de faire abstraction de ces préoccupations de régime pour ne songer qu'au bien de la France et à sa restauration. C'était la troisième édition du pacte de Bordeaux, qui conduisait à la solution conciliatrice : ni Paris, ni Fontainebleau, mais Versailles, qui pour l'avenir ne compromettait aucune des solutions à donner à la question du régime. Après le discours de Thiers, qui une fois de plus avait pesé de tout son poids sur l'Assemblée, on passa au vote. Le projet présenté par la commission était en faveur de Fontainebleau, l'amendement pour Paris fut repoussé par 427 voix contre 154, l'amendement pour Versailles fut voté par 461 voix contre 104. On décida ensuite que la dernière séance à Bordeaux se tiendrait le lendemain, 11 mars, et la première à Versailles, le 20.
Cette très grave décision, qui souleva la partie agitée de la population parisienne contre l'Assemblée, était la résultante du divorce moral et politique entre Paris et la province, qui n'avait fait que s'accentuer, sous l'Empire, pendant la guerre et avec l'armistice. De Marcère le relève dans son livre : « Pendant que Paris était resté séparé du pays, les esprits s'y étaient surchauffés et montés à un diapason tout à fait disproportionné avec l'esprit de la province... une sorte de désharmonie et de scission s'était faite entre Paris et la province. Et Paris regardait presque du même œil, avec défiance et antipathie tous les membres de l'Assemblée nationale, les ruraux comme [p.102] on les appelait[30]. » « M. Thiers se convainquit, ajoute-t-il, qu'il y allait de l'intérêt public de ne pas laisser l'Assemblée et le Gouvernement lui-même siéger au milieu de cette fournaise encore en ébullition. »
Si l'on consulte les journaux, on voit que les républicains modérés, le Temps notamment, eurent une grande peine à se rallier à la solution adoptée. Ils parlaient des « alarmes exagérées » que l'on concevait à Bordeaux au sujet de l'état des esprits à Paris. Ils disaient que l'importance des démonstrations de Montmartre avait été grossie par les alarmistes. L'attitude et le discours de Thiers les rallièrent pourtant à la solution de Versailles et le Temps, à l'occasion de son intervention décisive, en un panégyrique enflammé, vanta « son incomparable bon sens, son patriotisme si pur, si noblement affranchi de tout esprit de parti et son abnégation ». On mesure par là l'autorité morale dont jouissait alors le chef du pouvoir exécutif.
Soustraire les pouvoirs publics à la capitale, s'établir dans son voisinage, y réunir une armée pour se défendre ou pour attaquer, ce n'en était pas moins une attitude des plus graves, manifestant vis-à-vis de Paris une méfiance sans doute justifiée, mais non moins irritante, facile à exploiter en prétendant que c'était le prologue de la restauration monarchique. On pouvait s'attendre et l'on s'attendait à ce qu'elle provoquât à Paris une réaction aux suites redoutables.
LA COMMUNE
Ce fut la Commune, dont les conséquences sur nos pouvoirs publics, sur les partis politiques, sur la marche des affaires publiques furent incalculables. On ne saurait ici en retracer l'histoire, mais elle a eu une telle influence sur notre évolution constitutionnelle et elle comporte par elle-même de tels enseignements, qu'il faut tout au moins en dégager les traits essentiels.
De cette insurrection de Paris contre la France, attentat à l'unité et à la souveraineté nationale, les causes tout d'abord sont à relever en bref.
Il faut noter d'abord que Paris pouvait être encouragé dans son [p.103] action révolutionnaire par son rôle dans le passé. Maintes fois, par des mouvements insurrectionnels, il avait conduit les destinées du pays. Au 14 juillet, aux 5 et 6 octobre 1789, au 20 juin et au 10 août 1791 il avait brisé les résistances possibles de la monarchie contre la Révolution. La Commune de Paris sous la Convention avait dominé la France entière, répondu à l'invasion et au fédéralisme ; le 10 thermidor Paris avait permis le soulèvement contre Robespierre; au 18 brumaire il avait ratifié, par son défaut de réaction, l'avènement de Bonaparte; en juillet 1830 il avait anéanti la monarchie légitime et provoqué la naissance d'une monarchie nationale; en février 1848 il l'avait détruite en provoquant l'avènement de la Seconde République; au 4 septembre 1870 il avait balayé le Gouvernement impérial et consacré celui de la Défense nationale. Pourquoi, une fois de plus, Paris, suspectant l'Assemblée élue le 8 février et le Gouvernement issu d'elle, ne se serait-il pas cru autorisé par son passé à s'insurger contre eux dans l'intérêt même du pays tout entier ?
N'avait-il pas pendant le Second Empire été le champion de la liberté en face de la province qui acceptait l'asservissement de la candidature officielle. Ne l'avait-on pas alors glorifié comme la Ville Lumière?
Quand le mécontentement et la méfiance contre le Gouvernement de la Défense nationale, réduit à l'impuissance, s'étaient déchaînés au cours du siège, les partis avancés dans la capitale n'avaient-ils pas, notamment les 31 octobre et 22 janvier, tenté de prendre en mains le pouvoir pour réaliser un programme patriotique et social et essayé pour cela d'instaurer la Commune de Paris ?
L'autonomie municipale n'était-elle pas d'ailleurs un article du programme libéral, non seulement pour le parti républicain, mais même pour les partis conservateurs ? N'était-ce pas dans la Commune autonome que pouvaient se poursuivre les expériences démocratiques et sociales que les campagnes ne pouvaient ni comprendre, ni réaliser ?
Et Paris était encore poussé à l'insurrection contre l'Assemblée nationale par les aspirations et les projets monarchiques de sa majorité. Deux princes frappés d'exil avaient été élus, dont on réclamait la validation, comme on réclamait l'abrogation des lois d'exil. Des efforts de fusion au profit du comte de Chambord se poursuivaient, on savait que Thiers, ancien ministre de Louis-Philippe, était pressé par la majorité pour favoriser la restauration de la monarchie.
Paris avait aussi des sujets personnels d'hostilité contre [p.104] l'Assemblée. Celle-ci s'était réunie à Bordeaux et pour changer de siège elle aurait voulu s'arrêter à Bourges, à Orléans, ou à Fontainebleau, lui témoignant ainsi méfiance et hostilité. Il lui en voulait, comme au Gouvernement, d'avoir admis dans les préliminaires de paix l'entrée des Prussiens dans ses murs, humiliation imméritée après sa résistance héroïque, d'avoir rétabli l'exigibilité progressive des effets de commerce, qui allait provoquer la ruine de milliers de débiteurs encore sans ressources, d'avoir refusé le moratoire pour les loyers arriérés, ce qui menaçait d'expulsion quantité de locataires en chômage, d'avoir par le décret du 15 février supprimé l'allocation de 1 fr. 50 aux gardes nationaux, qui ne pouvaient justifier de leur manque de travail.
De plus les esprits dans la capitale avaient été portés par la guerre et le siège à un état de surexcitation extrême, enthousiasme belliqueux du début, certitude de la victoire, abattement, fureur à la suite des désastres imprévus, et impression de trahison, renouveau d'enthousiasme avec l'avènement de la République, la Défense nationale, l'armement des masses, rêves de sorties en masse, torrentielles, de délivrance par les armées de province, puis de nouveau les dures désillusions avec les sorties sans résultat, les souffrances de la faim, du froid, l'isolement, l'absence de nouvelles, le sentiment de l'abandon de la part du pays, le bombardement et pour finir l'armistice imprévu, la reddition. Comment une population soumise à de pareilles épreuves, aussi nerveuse et impressionnable que celle de Paris, serait-elle restée maîtresse d'elle-même ?
Vis-à-vis d'une population ainsi éprouvée, secouée, exaspérée il aurait fallu une grande compréhension de son état et de ses causes, une grande patience pour attendre son retour à un état normal, l'Assemblée et le Gouvernement virent surtout le péril de la fièvre révolutionnaire qui l'exaspérait, péril très réel d'ailleurs, et pas assez les causes qui l'expliquaient et pas du tout les remèdes efficaces qui pouvaient y parer.
Thiers et l'Assemblée nationale surent triompher de la Commune, ce qui une fois qu'elle était déchaînée était coûte que coûte une nécessité, ils ne surent pas en épargner à la France la douloureuse et périlleuse épreuve.
Tout était favorable dans la capitale à l'explosion révolutionnaire. Le Gouvernement n'était représenté que par des ministres séparés de leur chef, sans initiative, sans coordination entre eux, malgré leurs réunions de chaque soir avec J. Ferry, qui occupait [p.105] la mairie de Paris. A côté de ce Gouvernement sans tête il y avait les vingt municipalités d'arrondissement ayant joué un rôle très actif pendant la guerre et qui depuis l'armistice étaient encore plus indépendantes que sous le Gouvernement de la Défense nationale. Les troupes régulières étaient en état d'anarchie, les soldats confondus avec la population, échappant à la discipline, avec des officiers impuissants à les maintenir. La division que Bismarck avait permis de garder, 12 à 15.000 hommes, était complètement désorganisée. La garde nationale l'était plus encore, les « secteurs » n'existant plus, tout relevait de l'état-major de la place Vendôme. Plus de garde aux remparts, plus d'exercices, c'était pour les hommes l'oisiveté démoralisante.
Si à Paris le Gouvernement et la force armée étaient défaillants, des foyers d'insurrection y étaient déjà préparés. Avec l'élection des maires et des municipalités d'arrondissement, à défaut de la Commune que le Gouvernement de la Défense avait évitée, s'étaient formées vingt communes au petit pied auprès desquelles s'étaient constitués des comités d'arrondissement, qui par des délégués avaient formé un Comité central, organe spontané dont les membres étaient des hommes qui dès l'Empire et au cours du siège s'étaient faits connaître dans les clubs et les journées insurrectionnelles, chefs désignés d'avance pour la formation d'une commune révolutionnaire.
De son côté, la garde nationale s'était constituée en fédération. Tous les bataillons ayant élu des délégués, ceux-ci, dans des réunions successives les 15 et 24 février et 3 mars, adoptèrent des statuts copiés sur ceux du Comité central et formèrent le Comité central de la fédération républicaine de la garde nationale, avec, au-dessous de lui, des cercles de bataillon et de légion.
La Révolution avait ainsi ses organes constitués. Dans les statuts adoptés il est dit que la République ne peut être « subordonnée au suffrage universel qui est son œuvre », ce qui dénie à l'Assemblée qui est issue de ce suffrage le droit de supprimer la République. Il y est dit encore que « la garde nationale a le droit de nommer tous ses chefs et de les révoquer », ce qui la place au-dessus de la loi. Tout était prêt. Le Comité central nomma général de la garde Garibaldi, qui ne répondit pas à cet appel, et des chefs de légion, bientôt généraux Eudes, Duval, Lucien Henri, puis Bergeret, Flourens, Varlin Lhuillier qui seul avait servi et dans la marine. Avant que la Commune éclatât, elle avait ses organes qui agissaient déjà en [p.106] s'insurgeant.
D'ailleurs les manifestations révolutionnaires n'avaient pas attendu leur formation. Le 24 février avait eu lieu place de la Bastille une manifestation tumultueuse pour l'anniversaire de la Révolution de 1848. Le 26, le drapeau rouge, symbole de la Révolution, avait été hissé au haut de la colonne ; un inspecteur de la police, Vincenzini, était tué de façon atroce; les canons et les munitions du secteur dans lequel les Prussiens devaient entrer étaient enlevés et transportés dans les faubourgs; le 27 des bataillons de la garde nationale se portaient aux Champs-Élysées, où l'on attendait l'entrée des Prussiens.
En face de ces actes, la réaction du Gouvernement était presque nulle. Le général Clément Thomas ayant donné sa démission de commandant de la garde nationale, Thiers le remplaça bien par d'Aurelle de Paladines, qui ne connaissait pas Paris, qui lança une proclamation annonçant la répression du désordre, mais sans efficacité, la force lui manquant, et qui convoqua auprès de lui les chefs de bataillon, dont le plus grand nombre ne vinrent pas. Et quand le général dénonçait aux ministres ces faits, E. Picard lui répondait : « Ce n'est rien, on est habitué à cela. Vous savez ce que c'est que la population parisienne[31]. »
De son côté, J. Favre, pour calmer les esprits, n'hésitait pas le 10 mars à faire paraître à l'Officiel une proclamation disant : « Le Gouvernement met son honneur à fonder la République, il la défendra énergiquement. » C'était le jour où Thiers à Bordeaux renouvelait le pacte du 19 février, en vertu duquel la question du régime devait rester libre, le Gouvernement s'engageant à n'en favoriser aucun. Illusion et incohérence, voilà où en était le Gouvernement pendant que la révolution s'organisait et se mettait en mouvement.
Le 18 mars éclate l'insurrection. L'Assemblée ayant, le 11 mars, suspendu ses séances, Thiers arrive à Paris le 15. Le Conseil des ministres décide d'en finir. Le 17 tous les ministres signent une proclamation aux habitants de Paris. Ils dénoncent les hommes malintentionnés, et font appel aux hommes de bonne volonté. Les canons dérobés vont être repris. « Il faut à tout prix et sans un jour de retard que l'ordre, condition de notre bien-aise, renaisse entier, immédiat, inaltérable. » Les 12.000 hommes de troupe sont mis en mouvement la nuit pour la reprise des canons. A Belleville la résistance [p.107] les fait reculer, à Montmartre ils s'emparent des canons peu gardés ; mais la foule se mêle à eux, fraternise avec eux, ils lâchent pied. Les généraux Lecomte et Clément Thomas, faits prisonniers, sont tués par la foule et des soldats; d'autres officiers ne sont sauvés que grâce à la protection d'officiers de la garde nationale. Le Gouvernement rend le Comité central responsable de ces crimes et refuse de traiter avec lui. « On ne traite pas avec des assassins », dit Jules Favre. On tente en vain de réunir les gardes nationaux du centre ; le Gouvernement sans défenseurs se réfugie sur la rive gauche, la question de son départ se pose : partir, c'est livrer tout Paris à l'insurrection et s'obliger à le reprendre de vive force; rester, c'est s'exposer à se faire prendre et compromettre l'organisation de la résistance. Thiers se décide à partir, comme il avait conseillé de le faire à Louis-Philippe[32], il décide la retraite des troupes, l'évacuation des forts du sud, ceux du nord étant occupés par les Allemands ; on le décide à garder le Mont-Galérien. Le lendemain il est rejoint à Versailles par les ministres qui n'étaient pas partis avec lui. C'est la guerre, le siège de la ville aux mains des insurgés, qui, derrière les remparts intacts et ses forts, ont une armée de 200.000 hommes, une puissante artillerie et de nombreuses munitions.
Période d'hésitation. — Pendant cinq jours, de part et d'autre, Gouvernement et Comité central demeurent indécis, les députés de Paris, les maires et adjoints agissent auprès de l'un et de l'autre. Il s'agirait de faire élire par la population parisienne un conseil municipal et les chefs de la garde nationale. L'Assemblée et le Gouvernement ne s'y prêtent pas; le Comité central prend seul l'initiative de convoquer les électeurs pour le 26 mars; en même temps, il proroge les échéances, élargit les détenus politiques, usurpant ainsi le pouvoir. Le 20 mars l'Assemblée, en sa première séance de Versailles, a nommé la commission qui doit assister le Gouvernement dans son action contre Paris ; par la suite elle rejette les propositions des députés, maires et adjoints de Paris d'adhérer à la convocation des électeurs. Ainsi pendant cinq jours l'anarchie règne ; Comité central, maires et adjoints, députés de Paris, Gouvernement, Assemblée, s'agitent, s'opposent ou se rapprochent sans aboutir.
La Commune, son déclin, son organisation, survie du [p.108] Comité central. — Malgré les protestations de l'Assemblée et de trente et un journaux de Paris dénonçant leur illégalité, les élections eurent lieu le 26 mars au scrutin d'arrondissement, à raison d'un élu pour 20.000 habitants, ce qui devait donner quatre-vingt-dix membres à la Commune de Paris.
Il n'y eut que 229.000 votants pour 485.000 inscrits, mais 100.000 Parisiens avaient quitté Paris, et les listes remontant à avant la guerre contenaient bien des morts.
L'Assemblée se trouva très incomplète à cause des élections doubles de certains membres et de la démission dès le premier jour, le 6 avril, d'un bon nombre d'élus modérés comme Denormandie, Méline, E. Ferry, même Ranc. En fait, la Commune compta soixante-deux membres au lieu de quatre-vingt-dix et sa composition était ainsi irrégulière. Parmi ces soixante-deux membres on compte généralement treize membres du Comité central, dix-sept de l'Association internationale, trente-deux jacobins ou partisans de Blanqui ou de Delescluze. Ce qui montre que le Comité central, qui avait agi au nom de Paris, était loin de le représenter. L'Assemblée, par souvenir de la Révolution et conformément aux revendications révolutionnaires de l'époque, prit le nom de « Commune de Paris ».
Le Comité central n'avait plus qu'à disparaître. Sur la proposition d'Assi, son président, il élut un sous-comité qui se maintint en activité même après la constitution de la Commune, ce qui était de l'illégalité dans l'illégalité et créait un principe de division et d'anarchie dans le Gouvernement parisien.
La Commune s'installe le 28 au soir à l'Hôtel de ville, après une journée de fête révolutionnaire. M. Seignobos[33] la dépeint ainsi : « Cette assemblée, où les bourgeois dominaient, présentait une très grande majorité de gens inexpérimentés, illusionnés, fanatiques, enivrés de formules, mais très peu de gens de vie suspecte, une demi-douzaine de déclassés bohèmes (Vallès, A. Regnault, Ferré) et deux déséquilibrés. »
Quel était son programme ? Non seulement de conquérir pour Paris ses franchises municipales, mais d'exercer des droits politiques et d'étendre à toutes les communes de France une autonomie non seulement municipale, mais politique[34], avec la suprématie pour Paris exerçant sur toute la France une véritable dictature. C'est ainsi que dès sa première séance elle fit œuvre législative en remettant aux [p.109] locataires les trois derniers termes échus de leurs loyers et en adoptant le calendrier révolutionnaire. C'est ainsi qu'elle se donna neuf commissions : commission exécutive de sept membres élue pour un mois, vrai Gouvernement, et commissions des Finances, de la Justice, des Subsistances, du Travail, de l'Industrie et des Échanges, des Services publics, de l'Enseignement et même des Relations étrangères. Le domaine de la vie municipale était singulièrement dépassé.
Mais par ailleurs, le Comité central maintint sa prétention de diriger par son sous-comité la « force militaire », de jouir « d'une autonomie complète » et de prendre souverainement les mesures politiques et financières nécessaires pour sa constitution et son fonctionnement. La Commune était organisée et en même temps par ce dualisme désorganisée. Tant il est difficile dans le désordre de faire de l'ordre.
Tentative d'extension du mouvement insurrectionnel. — Dans l'esprit des hommes de la Commune, l'insurrection communaliste devait s'étendre à toute la France; et parce que l'autonomie était un droit pour toutes les communes, et parce que le Gouvernement du pays devait se constituer par une fédération de toutes les communes autonomes, et parce que le mouvement ne pouvait réussir que s'il s'étendait à tout le pays, empêchant sa répression. Il y eut donc une propagande dans les départements. Elle réussit à provoquer des mouvements insurrectionnels dans les villes de tendances très avancées : à Lyon, où il y eut lutte sérieuse; à Marseille, où la troupe dut intervenir, et où il y eut morts et blessés; à Limoges, à Saint-Etienne, où furent envoyées des troupes de Lyon; au Creusot, à Narbonne, à Toulouse. En Algérie, des manifestations eurent lieu en faveur de Paris en même temps que sévissait le soulèvement de Si Mohamed El Mokrani, provoqué par la naturalisation accordée par Crémieux à ses coreligionnaires algériens.
Thiers reçut des délégués de villes s'inquiétant du sort de la République, le bruit d'un complot en faveur de la monarchie se répandant. Il en nia l'existence, déclara qu'il ne s'y prêterait pas, déclaration qu'il invoqua par la suite comme un engagement pris par lui en faveur de la République, pour sauver la France de l'anarchie qui la menaçait[35].
De fait, ce fut l'arrêt du mouvement insurrectionnel en province [p.110] qui permit au Gouvernement de concentrer ses forces contre la Commune de Paris et de la vaincre.
Gouvernement de Paris par la Commune. — La lutte s'imposait à elle ; elle organisa, si l'on peut dire, ses forces. La garde nationale fut divisée en active et sédentaire ; elle comptait 200.000 hommes, mais on estima que 40.000 environ étaient seuls disponibles ; l'artillerie comptait 1.800 pièces, mais seulement 5 à 6.000 artilleurs. La discipline était inexistante. Le commandement passait de main en main. Les forces de la Commune étaient plus apparentes que réelles.
Les services publics, les fonctionnaires étant partis, ou refusant le service, avec un personnel improvisé et indiscipliné, fonctionnèrent au plus mal.
Les ressources financières firent défaut. La Commune ne s'en procura ni par pillage, ni par confiscation, ni par des impôts exceptionnels. Elle reçut 8 millions environ de la Banque de France.
La Commune, qui s'attribuait le pouvoir législatif, ne réalisa aucune réforme importante ; elle était divisée entre les hommes de l'Internationale socialiste et des jacobins de tendance individualiste. Des mesures comme la prorogation des échéances, la préférence dans les marchés publics donnée aux associations ouvrières, la suppression du travail de nuit des boulangers, ne constituent pas des réformes étendues ni profondes. Par ailleurs elle supprima le budget des cultes, et nationalisa les biens des congrégations.
Les hostilités. — Toute entente entre Paris insurgé et Versailles étant impossible, la lutte armée était inévitable. Le Comité central, qui s'était arrogé le pouvoir militaire, déclencha l'offensive. Le 2 avril, une colonne fut lancée sur Versailles; on espérait que la troupe comme à Montmartre fraterniserait avec les gardes nationaux, mais les deux brigades qui lui furent opposées soutinrent la lutte et le Mont Valérien tira sur les fédérés. Ce fut la déroute. Le lendemain, contre le gré de la Commission exécutive, le Comité central lança à nouveau trois colonnes sur Versailles, sous les ordres des « généraux » Bergeret, Flourens, qui furent tués, Eudes et Duval. Elles furent repoussées. La leçon était sévère ; elle calma les ardeurs belliqueuses de Paris et de la garde nationale. La Commune resta désormais sur la défensive, qui la condamnait pourtant à l'échec.
On peut se demander si les troupes versaillaises, poursuivant [p.111] leur succès, n'auraient pas pu dès le 3 avril pénétrer dans Paris. Mais Thiers était l'homme de la prudence peut-être excessive.
Cet échec mit aux prises le Comité central et la Commission exécutive, qui, poussée par Delescluze, aurait voulu révoquer Eudes et Bergeret. Elle ne le put pas. On les remplaça pourtant à la Commission exécutive et on mit à la tête des forces parisiennes Cluseret. Les divisions, l'anarchie régnaient ainsi au sein de la Commune, ce devraient être sa caractéristique et sa faiblesse.
Action de la Commune. — Versailles, doutant de sa force, laissa à la Commune le temps d'agir. Le 5 avril, en représailles de l'exécution par les « Versaillais » de fédérés faits prisonniers, elle décréta la mise en accusation, l'incarcération, la mise en jugement devant un juge d'accusation et le jugement dans les vingt-quatre heures de toute personne prévenue de complicité avec Versailles. Les accusés retenus par ce jury deviendraient des otages et seraient exécutés après tirage au sort à raison de trois pour un partisan de la Commune fait prisonnier et exécuté.
Cet acte de caractère terroriste avait été précédé le 29 mars par l'entrée à la Commission de sûreté générale de deux hommes d'une violence extrême, Raoul Rigault et Th. Ferré, âgés de vingt-quatre et de vingt-six ans, instigateurs des mesures les plus barbares. Les prisons vidées des détenus politiques reçurent de nouveaux hôtes : les gendarmes saisis le 18 mars, Blondeau, curé de Notre-Dame de Plaisance; l'abbé Crozes, aumônier de la Roquette; les Pères jésuites Ducoudray et Clair, l'archevêque de Paris Mgr Darbois, et son grand vicaire, l'abbé Lagarde, le curé de la Madeleine l'abbé Deguerry, les Pères Olivaint et Caubert. On estime que du 18 mars au 23 mai il y eut 3.632 entrées au dépôt. Les hommes de la Commune ne s'épargnèrent pas eux-mêmes. Assi, président du Comité central ; Bergeret, un des généraux ; Cluseret et Rossel furent, eux aussi, arrêtés et incarcérés.
Un décret du 12 avril prescrivit la démolition de la colonne Vendôme « monument de barbarie ».
Des élections complémentaires dans onze arrondissements eurent lieu le 16 avril. Il n'y eut que 53.679 votants sur 258.852 inscrits, dans trois arrondissements ; ce fut sans résultat, des élus déclinèrent leur mandat, au lieu de trente et un membres à nommer, il n'y en eut d'élus que dix-sept, quoique l'on se contentât de la majorité relative et d'un nombre de voix égal au huitième des inscrits.
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Le fonctionnement des Commissions de la Commune étant des plus défectueux, le 20 avril on confia les fonctions de chacune à un seul délégué, mais le lendemain on leur adjoignit à chacun une commission de contrôle, puis, l'anarchie continuant, on proposa, le 28 avril, de créer un « Comité de salut public » aux pouvoirs les plus étendus. Les hommes de l'Internationale protestèrent, étant minorité; ce fut pourtant voté par 45 voix contre 23. Le 1er mai, les dissidents se retirèrent. Ainsi se révélait constamment l'état de division et d'anarchie qui régnait au sein de la Commune. Le comité formé pour y remédier ne fut d'ailleurs pas stable. Il ordonna la destruction de la maison de Thiers, prescrivit l'institution d'une carte d'identité, la suppression de journaux hostiles à la Commune, mais n'arriva pas à galvaniser le Gouvernement insurrectionnel.
Dans le commandement militaire même l'instabilité sévissait. Cluseret, Rossel, Delescluze se succédaient les uns aux autres, rendus responsables des échecs subis.
Prise de Paris : agonie meurtrière et incendiaire de la Commune, la répression. — La défaite de la Commune ne pouvait faire doute. Nous n'en relevons que les épisodes décisifs et qui comportent des enseignements.
Le 8 mai, le fort d'Ivry est pris ; le 13, c'est le fort de Vanves. L'attaque de l'enceinte fortifiée est décidée par le Point du jour ; elle est fixée au 23, mais le 21 ses défenseurs l'abandonnent et un piqueur du service municipal, Ducatel, le signalant aux assiégeants, sans coup férir les troupes pénètrent dans Paris et progressent sans résistance, mais lentement, la Commune ayant annoncé qu'elle recourrait à la guerre chimique. Elle se borna à la guerre des rues au moyen des barricades, sans plan d'ailleurs, ni coordination, quartier par quartier. Ses membres désertèrent les uns après les autres les réunions, qui de l'Hôtel de ville se transportèrent à la mairie du XIe arrondissement, le manque d'entente, de cohésion ne fit que croître avec la lutte. Les grandes voies du nouveau Paris rendirent les barricades moins efficaces. La Commune recourut alors à l'incendie, utilisant d'énormes dépôts de pétrole constitués pour le siège. Les Tuileries, le Palais royal, l'Hôtel de ville, le Palais de Justice, celui de la Légion d'honneur, celui du quai d'Orsay, le Ministère des finances devinrent la proie des flammes, en même temps que des maisons particulières, rue du Bac, rue de Lille, place de la Bastille. Destruction sauvage de monuments et de trésors qui faisaient la gloire de Paris, sans excuse, [p.113] sans prétexte même, car ces incendies n'arrêtaient pas la marche des troupes et n'étaient que du vandalisme, soulevant l'indignation générale et surexcitant la fureur des troupes de Versailles.
En même temps et provoquant la même colère avait lieu l'impardonnable et barbare exécution, à la Roquette et rue Haxo, des otages.
La Commune, déchaînant ainsi la guerre civile la plus meurtrière et la plus sauvage de notre histoire, apparut alors à tous comme l'œuvre de fous furieux. Ceux qui en furent les témoins en gardent encore une impression d'horreur.
La lutte se prolongea du 21 au 28 mai. Elle se termina sinistrement au Père-Lachaise et le lieu de repos pour les morts devint un lieu de tuerie pour les vivants. On estime que les pertes pour l'armée régulière furent de 80 officiers tués et de 430 blessés, de 794 soldats tués et de 6.024 blessés, avec 183 disparus, soit 7.511 victimes; pour les insurgés, 6.500 tués ou exécutés sur-le-champ, les blessés ne pouvant être dénombrés. Il y eut 38.578 prisonniers arrêtés du 3 avril au 1er janvier 1872. La répression fut très dure et sans les garanties habituelles de la justice. L'opinion était si exaltée contre la Commune qu'il y eut plus de 330.000 dénonciations de « communards », d'incendiaires, de « pétroleurs ». La justice militaire jugea 36.309 accusés, en acquitta 2.445, rendit 23.727 non-lieu, prononça 10.131 condamnations, 110 à mort, mais il n'y eut après la lutte que 26 exécutions capitales. Un journal, de droite il est vrai, le Français, exprima le 31 mai le sentiment alors très général du pays : « La victoire est au droit. La société est sauve. L'indignation contre les scélérats, dont la trop longue orgie vient de finir, est universelle. Les mots font défaut pour flétrir comme il convient leurs derniers brigandages. Ils avaient inauguré leur règne par l'assassinat, ils le terminent par l'incendie, ce sont les deux extrêmes du crime... »
Conséquences de la Commune sur notre évolution politique. — La première fut le développement du rôle du Gouvernement et surtout de Thiers vis-à-vis de l'Assemblée, qui s'efface. C'est lui qui constamment agit, décide. Arrivant à Paris, il met fin aux hésitations des ministres ; il ordonne le désarmement des gardes nationaux et l'enlèvement des canons. Devant la défection de l'armée, sans l'avis des ministres, il décide la retraite du Gouvernement sur Versailles ; après les succès des 2 et 3 avril il arrête la poursuite des colonnes d'insurgés et se décide pour le siège en règle ; il organise [p.114] l'armée de Versailles, obtenant des Allemands le retour de nos prisonniers. Il devient le véritable chef de cette armée qui est son œuvre. Ses Notes et Souvenirs[36] le mondent présidant chaque jour un conseil de guerre dont il est l'âme, se rendant compte de tout par lui-même, se rendant sur les lignes, inspectant les travaux d'approche. C'est lui qui signale aux généraux le point faible des fortifications, son œuvre de jadis. C'est lui qui rapporte à l'Assemblée les nouvelles du front. Aussi, le 22 mai, après l'entrée dans Paris, l'Assemblée proclame que « les armées de terre et de mer et le Président du pouvoir exécutif de la République ont bien mérité de la Patrie ». L'armée et lui, c'est l'exaltation de sa personnalité, de son rôle. De là chez lui un sentiment extraordinaire de sa valeur et de ses services, qui lui rendra insupportable l'opposition ou l'oubli dont il peut être l'objet. « Quand je songe, écrit-il dans ses Notes, aux efforts presque surhumains qu'exigèrent de moi la lutte contre l'insurrection et ses conséquences, quand je compare mon dévouement pour le rétablissement de l'ordre avec le peu de gratitude que l'on m'a montrée depuis, je trouve confirmé une fois de plus ce précepte de philosophie, que la satisfaction d'avoir fait le bien est, en ce monde, la seule récompense certaine de l'accomplissement du devoir. » Le sentiment extrême de sa personnalité, son goût du pouvoir personnel se développèrent donc de plus en plus dans l'âme de Thiers au cours de la Commune.
Ses négociations avec les représentants des grandes villes, ses assurances qu'il ne favoriserait pas un complot pour la monarchie lurent pour lui une occasion, encore exceptionnelle, d'agir par lui-même. Il se convainquit par la suite qu'il s'était déclaré le partisan de la République et ce lui fut une excuse vis-à-vis de la majorité monarchique, qu'il ne secondait pas. Or il rapporte qu'il répondit à ceux qui lui dénonçaient le complot censément projeté qu'il « ne se prêterait pas à son exécution s'il existait »[37] Et cela n'était pas un engagement en faveur de la République. On voit par là que son rôle d'alors prit à ses yeux une importance capitale. Il jugeait qu'il avait été l'arbitre du destin de la France.
C'est donc une sorte de dictature que Thiers exerça à l'occasion de la Commune. Sa tendance spontanée au gouvernement personnel s'y développa à l'excès et devint un facteur essentiel de la vie de nos corps politiques.
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Une autre conséquence importante de la Commune lui l'évolution qu'elle détermina dans les esprits. Aux élections du 2 juillet suivant, alors que la France se portait en masse vers la République, Paris élut en majorité des modérés ou des conservateurs, réaction inspirée par le souvenir des horreurs de la Commune.
Causes de l'insuccès de la Commune. — Alors que toutes les insurrections parisiennes avaient réussi et emporté le régime contre lequel elles s'étaient déchaînées, la Commune échoua. Les raisons en sont multiples.
La première, sans doute décisive, fut que la cause qu'elle défendit ne pouvait être nationale et trouver l'adhésion du pays. Il ne s'agissait pas en vérité de défendre la République, encore bien peu menacée, et l'ensemble du pays n'avait pas encore pris position pour elle. Son programme, sa revendication essentielle, c'était la « Commune », l'autonomie municipale et l'institution d'une fédération de communes libres. Cela ne pouvait convenir, et encore, qu'à quelques grandes villes, non à la multitude de nos petites cités, encore moins aux bourgs et villages des campagnes. La France était habituée à la centralisation, les communes ne songeaient qu'à demander au pouvoir central aide et protection, elles n'aspiraient pas à se rendre indépendantes de lui.
Le pays était d'autant moins disposé à soutenir l'insurrection parisienne, qu'entre lui et Paris toujours, et pendant l'Empire et au cours de la guerre particulièrement, il y avait eu opposition, jalousie, incompréhension.
La seconde cause d'échec tenait à ce que les pouvoirs publics en mars 1871 n'étant plus à Paris, l'émeute ne pouvait en quelques jours, ou quelques heures, les emporter et ériger comme en 18.30, 1848 et encore septembre 1870 un Gouvernement, qui d'emblée se substituât à eux. Il aurait fallu cette fois se porter à Versailles et y être le maître. On le tenta, mais ce fut en vain.
L'étude de la Commune est donc doublement intéressante pour la science politique; elle montre et les conséquences qu'une révolution peut avoir sur les institutions et les hommes politiques qui sont aux prises avec elle et les conditions auxquelles en notre pays un mouvement révolutionnaire parisien peut réussir.
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L'ŒUVRE DE RECONSTITUTION NATIONALE PENDANT ET APRÈS LA COMMUNE
Collaboration de Thiers et de l'Assemblée. — Même au cours de la Commune, l'œuvre de reconstitution nationale de toute urgence s'impose à Thiers et à l'Assemblée. Leur collaboration nécessaire n'a pas lieu sans difficulté. Leur esprit, leur tempérament, comme le montre de Marcère[38], diffèrent. Thiers, de par sa nature et par suite de sa longue expérience des affaires, avait un esprit essentiellement pratique, sans grande élévation d'idées; l'Assemblée pleine d'ardeur, moins expérimentée, plus généreuse, était portée vers les grandes réformes, les innovations plus hasardeuses, pour lesquelles l'accord des deux pouvoirs aurait été nécessaire.
D'autre part l'Assemblée commençait à prendre ombrage de l'ascendant grandissant de Thiers, de sa volonté impérieuse, et critiquait à la lumière des faits telle de ses décisions, comme la fixation du siège des pouvoirs à Versailles, trop près de Paris, comme son imprévision de la Commune, l'abandon de Paris dès le 19 mai, l'abandon des forts, la prépondérance dans le Gouvernement des hommes du 4-Septembre. L'œuvre commune à réaliser souffrit de cette opposition entre l'Assemblée et le chef de l'exécutif.
Reconstitution de l'armée. — Ce fut la première tâche qui s'imposa pour vaincre la Commune, rendre à la France son rang et appuyer nos négociateurs dans la discussion du Traité de paix. En avril Thiers réalisa la reconstitution d'une armée de 120 à 150.000 hommes, placée sous les ordres du maréchal de Mac-Mahon, demeuré malgré Sedan, grâce à sa blessure et aux souvenirs de Sébastopol et de Magenta, notre plus grande gloire militaire. A la revue de Longchamp, elle se présenta à la France et ranima son courage. Le 7 décembre, en un message, Thiers annonça que nous allions avoir 150 régiments de 4.000 hommes et avec la cavalerie et l'artillerie correspondante, 37 ou 38 divisions, chiffres encore jamais atteints.
Lois électorales, loi du 10 avril 1871. Vote à la Commune. — La Constitution de 1848 avait établi le vote au chef-lieu [p.117] de canton que la loi du 15 mars 1849 avait réglementé; une seconde loi du 29 novembre 1849 avait permis le sectionnement du canton en un nombre illimité de sections de canton. Le décret du 2 février 1871 ne s'était référé qu'à la loi du 15 mars. Le 4 mars 1871, une proposition en faveur du vote à la commune fut déposée, le rapport de de Fourton du 25 mars lui fut favorable. Le vote au canton était présenté comme contraire à l'égalité parce qu'il imposait aux électeurs des petites communes une dépense plus lourde de temps, de fatigue et d'argent, comme antidémocratique parce que gênant le vote ; il multipliait les abstentions, puis on remarquait que le vote au canton ne s'appliquait qu'aux élections législatives, anomalie sans raison.
La première délibération du 27 mars ne donna lieu à aucun discours. Lors de la seconde, le 3 avril, un amendement fut présenté en faveur du maintien de la loi du 29 novembre 1849, vote au canton avec possibilité de sectionnement sans limitation. Son auteur, Jozou, reprochait au vote à la commune — d'être contraire à la liberté des électeurs par suite de l'influence trop forte du maire, du curé, de quelques gros propriétaires; — d'être contraire à la sincérité du vote, parce que dans les petites communes, la salle de vote étant à de certains moments déserte, des bulletins pouvaient alors être mis irrégulièrement dans l'urne; — d'être contraire à la dignité du vote, dans ces petites communes, aux moments où les électeurs ne se présentaient pas, ou ne se privait, en effet, ni de fumer ni de boire, ni de jouer. Le rapporteur combattit l'amendement en se plaçant sur un nouveau terrain. Les populations rurales ne pouvant pas suivre la politique, se faire par elles-mêmes des opinions, devaient être éclairées, guidées; or avec le vote à la commune elles l'étaient par des influences légitimes, par des hommes éclairés, honorables, qu'elles connaissaient; avec le vote au canton elles subissaient au contraire l'influence des politiciens inférieurs, des gens agités des dernières couches sociales. C'était la thèse des « autorités sociales » devant diriger les masses. Elle l'emporta. L'article premier fut voté par 426 voix contre 80 en deuxième lecture. En troisième lecture, un amendement pour le groupement par les conseils généraux de communes de moins de 500 habitants ne fut même pas combattu par le rapporteur et repoussé sans scrutin public ; le vote sur l'ensemble de la loi eut lieu dans les mêmes conditions.
L'esprit de la majorité de l'Assemblée se manifesta avec éclat en cette proposition et dans ces débats. Méfiante vis-à-vis des masses, jugées incapables de se conduire elles-mêmes, et vis-à-vis des agitateurs [p.118] et des politiciens, elle croyait à la valeur et à l'influence nécessaire des hommes des classes supérieures, des « autorités sociales ».
Une autre loi, beaucoup moins importante, du 2 mai, établit l'inéligibilité des préfets et des sous-préfets dans les départements où ils exerçaient leurs fonctions même pendant les six mois suivant la cessation de celles-ci. C'était mettre fin aux incertitudes provoquées par les mesures prises par le Gouvernement de la Défense nationale.
Par ailleurs, un simple arrêté du chef du pouvoir exécutif attribua un député au territoire de Belfort, qui ne formait pas un département, ni même un arrondissement et qui n'était rattaché à aucun.
Une loi du 19 juin, en faveur des Alsaciens et des Lorrains qui, si nombreux, vinrent s'établir en France, en optant pour elle, les admit à voler et les déclara éligibles sans condition de résidence, à condition de déclarer leur volonté d'y fixer leur domicile et de se faire inscrire sur la liste électorale dans la commune où ils s'établissaient.
Ces dernières mesures, que nulle préoccupation politique n'inspirait, reçurent l'approbation unanime de l'Assemblée.
Loi municipale du 16 avril 1871. — Dans le domaine de l'organisation administrative l'obligation s'imposait à l'Assemblée de corriger le régime impérial antilibéral, et les mesures arbitraires du Gouvernement de la Défense. Les monarchistes, dès 1863, en un congrès à Nancy, avaient adopté un programme libéral et décentralisateur qui devait guider la majorité de l'Assemblée nationale.
Quant aux communes on était en anarchie. Un décret du 16 septembre 1870 avait abrogé la loi municipale du 22 juillet 1870 et confié l'élection des maires aux conseils municipaux. Mais l'élection de ceux-ci n'ayant pas eu lieu la Délégation de Tours avait nommé elle-même des commissions municipales pour remplacer les conseils municipaux de l'Empire.
Le Gouvernement présenta un projet de loi sur les élections municipales dès le 23 mars, le rapport fut présenté par Batbie et les trois délibérations réglementaires eurent lieu du 4 au 14 avril ; on ne pouvait être plus expéditif.
Voici les traits essentiels de la loi. Les élections devaient avoir lieu dans le plus bref délai. Elles devaient avoir lieu au scrutin de liste, les grosses communes pouvant être sectionnées. Pour être électeur il fallait vingt et un ans d'âge et un an de domicile légal dans la commune, pour être éligible vingt-cinq ans et la même durée de [p.119] domicile. Les juges de paix, les membres amovibles des tribunaux ne l'étaient pas. Le mandat de conseiller municipal était de trois ans. Les maires et adjoints étaient élus par le conseil municipal et dans son sein, ils pouvaient être révoqués et devenaient inéligibles pendant un an. Dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement, dans les villes de 20.000 âmes les maires et adjoints étaient nommés par le Gouvernement.
Paris avait un régime spécial avec un conseil municipal unique et élu à raison de quatre conseillers par arrondissement, un par quartier. Le conseil tenait quatre sessions, celle du budget pouvant durer six semaines. Pour chaque section un président et un bureau étaient nommés. Les préfets de la Seine et de police remplissaient le rôle de maire auprès du conseil municipal. Dans chaque arrondissement il y avait un maire et trois adjoints nommés par décret. Toutes les fonctions municipales étaient gratuites.
Le projet du Gouvernement différait de la loi ainsi votée sur certains points. Il confiait au Gouvernement la nomination des maires dans les chefs-lieux et dans les autres villes de plus de 6.000 habitants. Pour Paris il ne donnait que soixante membres au conseil municipal, trois par arrondissement, élus au scrutin de liste, sauf sectionnement. Le conseil municipal de Paris ne tenait qu'une session par an.
La commission avait apporté au projet du Gouvernement des amendements, pour Paris notamment, admettant des conseillers complémentaires pour les arrondissements de plus de 12.000 électeurs, un pour 6.000 électeurs de plus, puis un encore pour 2.000 électeurs encore en plus. Elle n'admettait pas le sectionnement des arrondissements. Elle admettait les quatre sessions extraordinaires par an. Elle admettait l'élection des maires et adjoints des arrondissements.
Le point capital dans la discussion fut celui de l'élection ou de la nomination des maires. Sur un amendement Lefèvre-Pontalis, l'Assemblée vota l'élection de tous les maires pour les conseils municipaux en toutes communes, sauf Paris. Thiers intervint après le vote et déclara qu'il ne pouvait conserver le fardeau du pouvoir si le projet du Gouvernement n'était pas adopté « sur ce point ». Il ne pouvait admettre « qu'on remît au hasard le Gouvernement des grandes villes ». Malgré le vote acquis on renvoya la question à la commission, qui imagina la transaction de la nomination par le Gouvernement, — seulement pour les communes de 20.000 âmes.
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Ce rapide exposé montre l'urgence et l'importance des questions qui s'imposaient à l'Assemblée et au Gouvernement, — leur empressement et leur diligence à les résoudre, — l'esprit de l'Assemblée plus libéral que celui de Thiers, — l'autoritarisme de celui-ci, — mettant à l'Assemblée le marché à la main, quand la crise de la Commune rendait sa chute impossible.
Lois sur la Presse. — Le régime de la presse exigeait aussi de nouvelles mesures. Le décret du 17 février 1852 avait institué un régime préventif et administratif très rigoureux, autorisation pour les périodiques, impôt du timbre, cautionnement, compétence exclusive du tribunal correctionnel. Une loi de 1868 s'était assez relâchée de ces rigueurs. En 1870 une autre loi avait été votée par le Corps législatif, mais non par le Sénat, pour l'adoucir encore. Le Gouvernement de la Défense nationale, par les décrets du 5 septembre et du 10 octobre 1870, avait aboli l'impôt et le cautionnement. Depuis, en fait, la répression des délits et des crimes avait cessé. Aussi la licence la plus grande régnait-elle, une loi était d'autant plus nécessaire que la validité des décrets était douteuse. Un projet fut présenté par le Gouvernement établissant la compétence de la Cour d'assises seule pour les délits et les crimes de presse, abrogeant le décret de 1852 et la loi de 1868, remettant en vigueur les articles 16 à 23 de la loi du 27 juillet 1849. Dufaure justifiait l'exclusive compétence de la Cour d'assises en disant qu'elle seule présentait assez d'indépendance et pouvait être d'accord avec l'opinion publique.
La commission se prononça pour la compétence du tribunal correctionnel pour les outrages aux bonnes mœurs, les diffamations et injures publiques contre les particuliers, les délits d'injure verbale contre toute personne, délits consistant en des faits objectifs non susceptibles d'interprétation. L'Assemblée vota le projet ainsi amendé, 15 avril 1871. Et l'on peut, à son sujet, renouveler les observations ci-dessus présentées au sujet de la loi municipale, sauf qu'il n'y eut pas cette fois intervention et pression de Thiers.
Un autre projet, présenté par le Gouvernement le 26 mai, rapporté le 27, voté du 3 au 6 juillet, rétablit le cautionnement variant de 3.000 à 24.000 francs, selon les départements et l'importance des villes et la périodicité des publications.
L'état de siège, qui ne fut complètement supprimé qu'en 1876, entrava d'ailleurs beaucoup la liberté de la presse.
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Loi sur les conseils généraux du 18 avril 1871. — Elle fut due à l'initiative parlementaire. Trois projets : Maquin et Bellemont, de Savary, Raudot en furent le point de départ. La commission de décentralisation, les étudiant, rédigea un projet que présenta le rapport de Waddington le 14 juin ; les trois délibérations des 27-28 juin, 7 au 25 juillet, 1er au 10 août s'étendirent à vingt-cinq séances, la loi compta quatre-vingt-quatorze articles. C'est l'œuvre la plus importante de la première session de l'Assemblée. Sagement libérale, avec quelques retouches, elle est encore en vigueur. En voici l'essentiel.
Dans chaque département il y a :
1° Un conseil général, un membre par canton, élu au suffrage universel pour six ans se renouvelant par moitié tous les trois ans. Il nomme un bureau, fait son règlement, tient des séances publiques avec compte rendu officiel publié. Il a deux sessions ordinaires d'un mois et de quinze jours et peut en avoir d'extraordinaires sur convocation du Gouvernement. Il peut être dissout par décret particulier et motivé ;
2° Une commission départementale de quatre à sept membres élus chaque année à la session d'août par le conseil général, qui se réunit chaque mois sous la présidence de son doyen d'âge en présence du préfet.
Le conseil répartit entre les arrondissements les contributions directes du département ; établit les centimes additionnels et extraordinaires pour ses dépenses, gère son patrimoine, pourvoit au service des routes départementales, de l'asile d'aliénés, et des enfants assistés ; il établit et entretient les édifices départementaux.
La commission départementale surveille l'exécution du budget, suit les affaires, peut interroger tous les chefs de service ;
3° Quant au préfet nommé par le Gouvernement il en est le représentant pour l'exécution des lois, la tutelle des communes, il est l'exécutif du département surveillant ses services, nommant ses fonctionnaires, préparant le budget et les mesures à prendre, mettant à exécution les mesures prises, présentant le compte d'administration, participant aux délibérations du conseil et de la commission.
Cette loi maintenait l'équilibre entre la centralisation traditionnelle en France et une certaine indépendance des départements, dont elle prévoyait même des groupements en vue de services communs.
Thiers y était hostile, étant pour le maintien de la forte autorité [p.122] du Gouvernement dans les départements. Il fit combattre l'institution de la commission départementale par son ministre de l'Intérieur, Lambrecht, mais n'osa pas engager sa responsabilité en intervenant lui-même dans le débat.
La loi fut votée par 519 voix contre 129. Ce fut un très grand succès pour l'Assemblée, qui releva son prestige aux yeux du pays vis-à-vis de Thiers.
Mesures financières, déficit, emprunt. — Après la guerre la situation financière de la France était critique. Les déficits budgétaires de 1870-1871 s'élevaient à 1.686 millions, avec les dépenses extraordinaires à 2.570 millions. La Banque de France avait avancé à l'État 1.330 millions, il y avait un découvert de 300 millions et pour 1871 nous avions à verser à l'Allemagne 2 milliards. Thiers fit voter, le 23 juin, à l'unanimité de 547 voix, un emprunt de 2 milliards à 5 % et par décret en fixa le taux d'émission à 82 fr. 50. Ce qui portait l'intérêt réel à plus de 6 %.
Les souscriptions furent reçues le 27 juin. Il y eut 331.906 souscripteurs pour 4.897 millions. A Paris seulement, avant la fin de la journée, les souscriptions atteignaient 2.500 millions et on les arrêtait, la province avait souscrit pour 1.250 millions et l'étranger pour 1.134 millions. L'annonce de ce résultat à l'Assemblée fut accueillie aux cris de : « Vive la France ! » C'était le plébiscite de la fortune française et la victoire de notre crédit dans le monde. Le succès de nos emprunts futurs était assuré, la France tiendrait ses engagements. Nos pouvoirs publics, le Gouvernement surtout s'en trouvèrent consolidés.
Commissions d'enquêtes. — En même temps que ces travaux positifs, l'Assemblée tournant ses yeux sur le passé voulut en établir les responsabilités. Elle nomma pour cela toute une série de commissions d'enquête : sur le 4-Septembre, et les actes de la Défense nationale, sur l'insurrection du 18 mars, sur les opérations militaires, sur les marchés passés pour la défense nationale, pour la révision des grades, les promotions au cours de la guerre s'étant faites à la légère. C'était pour elle un moyen d'atteindre les adversaires de la majorité, l'Empire et la République ; et elle affirmait aussi sa souveraineté. Leur multiplication était excessive. « La moitié de la France, a écrit Jules Simon[39], était enquêteuse, la moitié enquêtée. » Et ce n'était pas servir la France que d'étaler aux yeux du public et du monde nos [p.123] fautes, nos divisions, nos rancunes, nos malheurs. Ces commissions amassèrent pour l'histoire d'amples documents, sans aboutir à aucun résultat pratique.
Traité de paix, 10 mai 1871. — L'œuvre essentielle de nos pouvoirs publics à cette époque fut la conclusion de la paix. Les négociations entre les deux représentants de la France et ceux de l'Allemagne ouvertes à Bruxelles se poursuivirent à Francfort. Les préliminaires avaient posé les bases essentielles du traité. Il y eut à régler les conditions de paiement de l'indemnité de guerre, à déterminer le territoire à conserver en Haut-Rhin autour de Belfort, et ceux qu'en compensation nous céderions en Lorraine; les questions concernant la partie abandonnée du réseau de l'Est, les rapports commerciaux à établir entre la France et l'Allemagne, les conditions concernant l'option possible des habitants de nos pays cédés pour la France; questions secondaires à côté de celles que les préliminaires de paix avaient tranchées, mais encore considérables et que le Gouvernement, quoique absorbé par les soucis de l'insurrection et de la reconstitution nationale, dut trancher rapidement.
Le 10 mai, les quatre plénipotentiaires signèrent le traité à Francfort. Le 13, il était déposé sur le bureau de l'Assemblée, une commission fut nommée pour l'étudier, des résistances s'y produisirent, Thiers et J. Favre vinrent les combattre. Le rapport de de Meaux fut déposé le 18, après sa lecture Depeyre et le général Chanzy proposèrent la non-ratification du traité. Thiers répondit. Il déclara que si les plénipotentiaires signent les traités de paix, ce sont les généraux qui les font. Il insista sur les concessions arrachées à l'Allemagne, qui avait ratifié le traité le 15, n'acceptait plus aucune concession et le jour même, 18 mai, la loi de ratification fut votée par 433 voix contre 98, les abstentionnistes laissaient courageusement aux autres la charge de consacrer l'inévitable.
Dans ses grandes lignes telle fut l'œuvre menée en commun par le Gouvernement et l'Assemblée au cours de cette première session parlementaire. L'Assemblée, improvisée, en grande majorité sans expérience de la vie politique, au cours d'événements tragiques, devant des tâches écrasantes, conduite, malgré des heurts et des rivalités inévitables, par un chef d'État expérimenté, jouissant d'une autorité morale incomparable, sut répondre à des tâches écrasantes, conserver son calme, travailler avec méthode, diligence et efficacité.
Ce fut pour la reprise du régime parlementaire en France un très heureux début.
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PREMIERS EFFORTS POUR SORTIR DU PROVISOIRE
La constitution de l'Assemblée nationale, l'élection de Thiers comme chef du pouvoir exécutif de la République française avec la déclaration du 17 février ne créaient qu'une ébauche de régime politique, incertaine et précaire, manifestement provisoire. Il était naturel et forcé que l'on cherchât à en sortir pour donner au pays des institutions plus complètes, plus normales, si possible définitives.
PREMIÈRE TENTATIVE DE RESTAURATION MONARCHIQUE PAR LA FUSION
Ce devait être tout d'abord la pensée des monarchistes, qui formaient la majorité de l'Assemblée. On a vu pourquoi ils ne songèrent pas au début à rétablir la monarchie. Mais à l'été de 1871 la situation a changé. La paix conclue, il n'y a plus de lourdes responsabilités à encourir ; la Commune vaincue, plus de révolution à craindre; les tâches de toute urgence sont remplies, Thiers prend de plus en plus goût au pouvoir personnel, il deviendra de plus en plus un obstacle pour la restauration, enfin le pays commence à dénoncer le provisoire comme contraire à l'ordre, à la confiance, à la prospérité. Le moment n'est-il pas venu d'en sortir en rétablissant la monarchie ?
Le grand obstacle est qu'il y en a deux en présence, et que ses partisans sont ainsi profondément divisés. Il y a la monarchie légitime, au roi tenant son droit de Dieu et de son hérédité, à la charte octroyée par lui seul, n'associant à l'exercice de sa souveraineté la [p.125] nation et ses représentants que dans les formes et la mesure qu'il détermine. Il y a la monarchie nationale, au roi consacré par la volonté du pays, liée à lui par un pacte, partageant entre lui et les représentants de la nation le pouvoir.
Théoriquement opposées, ces deux monarchies l'étaient encore plus historiquement. La seconde s'étant instituée en 1830 sur les ruines de la première, étant le fruit de la Révolution et n'ayant pas eu de pires ennemis que les partisans du légitimisme. Et elles ne l'étaient pas moins par leurs représentants. Le comte de Chambord, représentant de la première, vivant dans l'exil depuis l'âge de dix ans, auprès de son grand-père Charles X, dans le culte de la légitimité et une atmosphère d'hostilité pour la France, ses institutions et ses idées. Le comte de Paris et les princes d'Orléans représentant la seconde, ayant été élevés au contact de la jeunesse bourgeoise et libérale et des hommes politiques de la monarchie de juillet, en fils de la Révolution, ayant même regretté l'évolution de Louis-Philippe dans le sens du pouvoir personnel. On en avait vu, à l'ouverture de la guerre, cherchant à servir dans l'armée, et déjouant l'opposition du Gouvernement en s'engageant sous de faux noms.
Or tous comprenaient pourtant que la « fusion », comme on disait alors, était nécessaire pour la restauration; qu'elle ne pouvait se faire, comme le disait Thiers, qu'avec la « monarchie unie ». Mais on pouvait prévoir que la fusion avec de telles oppositions serait extrêmement difficile.
Initiatives des princes d'Orléans. — Ce sont les princes d'Orléans qui prirent l'initiative. Deux d'entre eux avaient été élus, quoique exilés : le prince de Joinville dans la Manche et le duc d'Aumale dans l'Oise. Dès le 15 février ils débarquaient à Saint-Malo. Thiers s'en irrita et déclara à Decazes qu'ils seraient arrêtés s'ils venaient siéger à Bordeaux, puis déclara à Bocher que s'ils s'abstenaient il ferait valider leurs élections et abroger la loi d'exil. Ils étaient prêts à la fusion et à s'effacer devant le comte de Chambord, « 1830 ayant été, disaient-ils, une date fatale pour la monarchie ». Un accord fut préparé entre de Mailli, de la droite, et Decazes, du centre droit, en vue d'une visite à faire par les princes d'Orléans au comte de Chambord, à Genève, qui ferait de celui-ci le seul prétendant monarchiste. Les deux princes se rendirent à Biarritz, où le général Ducrot leur communiqua l'accord établi.
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Thiers manifesta, au su de ces démarches, le plus vif mécontentement.
Le duc d'Aumale n'en remit pas moins une note destinée au comte de Chambord, en vertu de laquelle les d'Orléans « ne feraient pas obstacle au rétablissement de la monarchie légitime », ses partisans devant par contre voter la validation de leurs élus et l'abrogation des lois d'exil.
Thiers, dont on sollicita l'adhésion à ces projets, l'accompagna de réserves qui la rendirent incertaine.
Les engagements entre les princes et les légitimistes furent renouvelés à Dreux, où ils rencontrèrent de Maillé, de Cumont et de Meaux.
Le 27 mai, le duc d'Aumale remit au comte d'Haussonville une note affirmant qu'il n'y avait « dans la branche d'Orléans, ni prétendants, ni compétiteurs ».
Dans une conversation entre le comte d'Haussonville et Thiers, celui-ci déclara que l'alternative n'était qu'entre la monarchie constitutionnelle et la République, qui s'imposait au moins à titre d'essai, que la fusion n'aurait pas lieu, le comte de Chambord étant trop obstiné dans ses principes, les princes d'Orléans trop ambitieux. Il n'engagerait pas la question de la validation des élections des princes et de l'abrogation de la loi d'exil.
Abrogation de la loi d'exil et validation des princes. — Deux propositions d'abrogation de cette loi n'en furent pas moins déposées le 2 juin, l'une de J. Brunet pour l'abrogation des lois, décrets, arrêtés de proscription, de bannissement et d’exil ; l'autre de A. Giraud et de de Vaulchier et autres visant seulement les lois des 10 avril 1832 et 26 mai 1848 concernant les princes de la Maison de Bourbon. Il faut rappeler qu'une loi du 14 octobre 1848 avait abrogé la disposition de celle de 1832 confirmant la proscription des Bonaparte du 12 janvier 1816 et que depuis le 4 septembre aucune mesure d'exil n'avait été prise contre eux.
La commission qui étudia ces propositions ne retint que la seconde et l'approuva à l'unanimité moins deux voix, hostiles non au principe, mais au moment de l'abrogation. Elle s'appuyait sur les élections des princes, expression du sentiment national, sur leurs déclarations électorales reconnaissant à la France le droit de choisir son régime politique et acceptant d'avance son choix, sur l'inégalité existant entre les anciennes familles régnantes et celle des Bonaparte, [p.127] sur le défaut d'influence de l'abrogation quant à la liberté de l'Assemblée dans le choix à intervenir du futur régime de la France.
Des amendements furent présentés lors des débats et furent écartés. Thiers montra les dangers de l'abrogation : « Elle entraînerait des problèmes délicats et créerait une situation pleine de perplexité. » Il prenait par ailleurs acte des démarches faites auprès de lui et des engagements des princes ; « ils ne seraient pas un obstacle, ne paraîtraient pas dans l'Assemblée, ne justifieraient jamais les craintes qui l'avaient préoccupé ». Il concluait en disant : « A ces conditions, en prenant beaucoup sur moi, il me sera possible de continuer à remplir tous mes devoirs. »
Rien ne caractérise mieux l'attitude de Thiers à ce moment. Il se posait en arbitre souverain. Il s'arrogeait le droit d'imposer des conditions à une mesure que manifestement l'Assemblée allait voter. Déclaré responsable devant elle, il plaçait sa volonté au-dessus de la sienne.
L'abrogation n'en fut pas moins votée le 8 juin par 472 voix contre 97 et la validation des élections des princes par 448 contre 113. Une étape vers la fusion et la restauration semblait franchie.
Thiers et les princes après les votes du 8 juin. — Les princes d'Orléans, qui vivaient alors à Versailles, siégèrent à l'Assemblée. Leur situation y était très difficile. Ils ne pouvaient ni faire acte de prétendants, ne l'étant pas, ni abdiquer leurs droits éventuels, la France pouvant rétablir la monarchie.
Thiers, pour ne pas froisser la majorité, ou entrevoyant peut-être la possibilité de la restauration monarchique, les accueillit en princes de la Maison Royale. Il donna le 12 juin une réception en l'honneur du prince de Joinville et des ducs d'Aumale et de Chartres, leur présentant ses visiteurs, ses ministres. En en sortant on se demandait si c'était un pas de sa part vers la monarchie, ou s'il demeurerait attaché à la République[40].
Le 1er juillet il reçut encore à sa table le comte de Paris et le duc de Chartres. « C'est la monarchie qui recevait chez Monsieur Thiers, a écrit le comte de Falloux. Les princes étaient au milieu du salon ; on leur était présenté par M. Thiers. » Quand ils annoncent leur départ pour Bruges, où réside le comte de Chambord, « chacun leur adresse de chaleureuses félicitations. M. Thiers paraissait enchanté du [p.128] succès des deux princes ». On lui dit qu'il ne manquait plus que le comte de Chambord ; il répondit : « M. le comte de Chambord aurait été le bienvenu ; je ne désespère pas de cet honneur. » Était-il sincère, prévoyait-il l'effondrement des espérances monarchiques et voulait-il seulement se concilier la majorité, ou pensait-il que la restauration pouvait se produire et se ménageait-il comme son introducteur éventuel ? On peut avec lui supposer l'un et l'autre.
Attitude du Comte de Chambord. La note du 2 juillet, le drapeau, ajournement de l'entrevue, ses suites. — La parole était au comte de Chambord. Le 2 juillet, de Chambord même, il publia une note qui n'était même pas une réponse aux princes. Il se disait heureux d'apprendre le désir du comte de Paris d'être reçu par lui, le moment était donc venu « de s'expliquer sur certaines questions réservées »; il espérait ne rien dire qui fût « un obstacle à cette union de la Maison de Bourbon, qui avait toujours été son vœu le plus cher ». Il demandait pourtant que la visite du comte de Paris fût « différée jusqu'au jour très prochain où il aura fait connaître à la France sa pensée tout entière ». Il allait quitter Chambord, se rendre à Bruges et y résider du 8 au 16 juillet[41].
Cette note à la troisième personne était une réponse singulière à l'avance des princes d’Orléans ; ses termes, ses réserves étaient des plus inquiétants. On douta même de son authenticité, on apprit que le prince avait vu à Paris le comte de la Ferté, président du bureau royaliste, un de ses fidèles tout dévoués et « qui s'était prononcé contre la politique rétrograde, qui allait s'inaugurer par la proclamation du drapeau blanc[42] ».
Celui-ci à Versailles voit de Falloux et certains députés et les informe, les larmes aux yeux ; il rappelle l'engagement des princes dans une lettre de 1857 au duc de Nemours de ne régler la question du drapeau qu'en France et avec la France. Elle était capitale, Louis-Philippe s'était présenté au peuple de Paris dans les plis du drapeau tricolore, ses fils avaient combattu en Algérie à son ombre. Après 1848, en vue d'une fusion, déjà Berryer et les légitimistes s'y étaient ralliés et le comte de Chambord s'était déclaré sans préjugé contre lui ; en 1871, le sentiment unanime était que sans lui la restauration était impossible, la fusion inacceptable pour les d'Orléans.
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La note qui faisait prévoir l'intransigeance du prince jeta donc la consternation chez les monarchistes. On lui envoya une ambassade pour l'éclairer. De La Rochefoucauld-Bisaccia, de Maillé, de Gontaut-Biron. De Laurentie, de Cazenove de Pradines, Mgr Dupanloup se rendirent aussi auprès de lui. Il demeura inébranlable. De Marcère a rapporté l'entrevue d'après de Maillé, qui à son retour en rédigea le récit. On lui représente le maintien du drapeau tricolore comme une nécessité absolue; il répond qu'il ne peut revenir en France qu'avec son principe et son drapeau, avec le drapeau tricolore il n'est plus lui-même et ne peut rendre les services qu'on attend de lui. C'est une question d'honneur.
Après cette entrevue décisive, Laurentie écrit à Larcy : « Nous venons de perdre en vingt-quatre heures le fruit de vingt ans de prudence. » Mgr Dupanloup dit : « Je viens d'assister à un phénomène intellectuel sans exemple. Jamais on n'a vu une cécité morale aussi absolue. » Thiers déclare à de Marcère : « Ce fait peut fonder définitivement la République »; celui-ci ajoute : « Les orléanistes purs crurent que la Restauration de Louis-Philippe II était faite. »
La note du 2 juillet, l'entrevue de Bruges étaient plus qu'inquiétantes pour les royalistes ; le manifeste annoncé, qui fut publié le 6 juillet, acheva de les consterner.
Le manifeste du comte de Chambord du 6 juillet, ses suites immédiates. — Ce qu'il avait fait pressentir, puis dit à quelques-uns, le prétendant le rendit public, le formula en termes éclatants et le rendit définitif le 6 juillet, en un manifeste retentissant. Après des considérations générales et des vues historiques, et cette déclaration : « Je suis prêt à tout pour aider mon pays à se relever », il ajoutait : « Le seul sacrifice que je ne puisse lui faire, c'est celui de mon honneur. » « Il ne devait y avoir entre les Français et lui ni malentendu, ni arrière-pensée », parce que l'on parle de retour aux privilèges, à l'absolutisme, à l'intolérance, aux dîmes, aux droits féodaux ; « je ne laisserai pas arracher de mes mains l'étendard de Henri IV, de François Ier, de Jeanne d'Arc. C'est avec lui que s'est faite l'unité nationale, c'est avec lui que vos pères, conduits par les miens, ont conquis l'Alsace et la Lorraine, dont la fidélité sera la consolation de nos malheurs. Il a vaincu la barbarie sur cette côte d'Afrique, témoin des premiers faits d'arme des princes de ma famille, c'est lui qui ruinera la barbarie nouvelle, dont l'Europe est menacée. Je l'ai reçu comme un dépôt sacré du vieux roi, mon aïeul, [p.130] mourant en exil. Il a toujours été pour moi inséparable de la patrie absente, il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il ombrage ma tombe. Dans les plis glorieux de cet étendard sans tache, je vous apporterai l'ordre et la liberté !
« Français ! Henri V ne peut abandonner le drapeau de Henri IV ! »
De Falloux peint « l'inexprimable douleur » avec laquelle Mgr Dupanloup et lui lurent « ce terrible papier ». « O sang de Charles X! » s'écria Vitet.
La consternation des monarchistes était d'autant plus grande que si le comte de Chambord rendait sa restauration impossible, il ne permettait pas celle du comte de Paris, car il n'abdiquait pas et demeurait le prétendant.
Les monarchistes n'hésitèrent pas à se désolidariser d'avec leur roi. Dans une réunion, le 6 au matin, chez de Rességuier, l'on parla de démissionner ; on en tint une seconde le soir, chez de la Rochefoucauld, où on proclama que les monarchistes ne faisaient pas leurs les idées du manifeste, notamment quant au drapeau. On rédigea et on adopta à l'unanimité moins deux voix cette déclaration :
« Les inspirations personnelles de M. le comte de Chambord lui appartiennent.
» De quelque manière qu'on les juge, on ne leur contestera pas un caractère de sincérité allant jusqu'au sacrifice et qui inspire le respect.
» Après comme avant ce grave document, les hommes attachés au principe de la monarchie héréditaire et représentative, parce qu'ils y voient une garantie de salut pour le pays, restent dévoués aux intérêts de la France et à ses libertés. Pleins de déférence pour ses volontés, ils ne se séparent pas du drapeau qu'elle s'est donné, drapeau illustré par le courage de ses soldats, et qui est devenu, par opposition à l'étendard sanglant de l'anarchie, le drapeau de l'ordre social. »
Cette déclaration répondait certes aux sentiments des monarchistes, elle répondait encore plus au besoin pour eux de ne pas entrer en conflit avec le sentiment national, et de ménager l’avenir ; elle n'en heurtait pas moins le principe légitimiste qui fait du roi légitime le souverain inconditionné, qui tient ses pouvoirs de Dieu et ne doit compte de ses actes qu'à lui seul. Ils mettaient au-dessus de lui le pays et eux-mêmes.
Le manifeste du 6 juillet et l'opinion. — Le manifeste eut [p.131] naturellement le plus grand retentissement sur l'opinion, la lecture de tous les journaux de l'époque est des plus instructives sur les réactions qu'il provoqua.
L'Union, organe attitré de la légitimité, est d'abord fort désorientée. Dans le numéro du 6 juillet, apprenant la présence du prince à Chambord, elle déborde de lyrisme. Le 8, sous le simple titre Le manifeste, elle en publie simplement le texte. On sait d'ailleurs quels étaient les sentiments de Laurentie à l'égard de l'attitude du prétendant. Elle proteste seulement contre le Soir, qui voit dans le manifeste la preuve de la satisfaction du roi de demeurer un exilé. Le 9, l'Union défend pourtant le manifeste contre les Débats qui, le critiquant, ont déclaré que le « drapeau blanc est à peu près aussi redouté en France que le drapeau rouge ». Elle leur reproche de n'avoir vu dans le manifeste qu'un « point distinct et en quelque sorte personnel », celui du drapeau, alors qu'il en aborde beaucoup d'autres, défense faible d'ailleurs. Elle ajoute que « ce n'est pas la question du drapeau qui doit rompre l'union, condition du salut national », argument qui n'est pas encore péremptoire. Le 10, le journal reprend son thème, le manifeste contient « le programme net d'une monarchie libre », c'est ce qu'il faut y voir, « plutôt que de se laisser aller à l'émotion à l'occasion d'une question de drapeau ». Il ajoute que du moment que l'héritier de nos rois déclare « au nom de l'honneur vouloir garder le drapeau de ses ancêtres, le devoir de tous les légitimistes est tout tracé, nous ne saurions nous séparer du Roi... ». L'adhésion de l'Union au manifeste se produit donc, mais sur le ton de l'obéissance, non de l'enthousiasme.
Dans le même esprit, l'Univers écrit : « Le comte de Chambord veut garder son drapeau, il en a bien le droit. » Le Monde souligne la netteté du manifeste et ajoute : « La France saura ce qu'elle approuve, ce qu'elle rejette. » Les journaux de l'extrême-droite eux-mêmes se montrent donc d'abord hésitants, réservés, au fond déconcertés.
Vite, il est vrai, l'Union soutient plus énergiquement le prétendant. Le 11 juillet elle s'en prend à la déclaration des monarchistes, acte d'opposition anonyme, non signé, fruit d'une délibération clandestine. Le lendemain elle présente le manifeste comme la réponse à « un travail d'intrigue secrète, qui avait pour but de pousser (le prince) jusqu'à la défaillance ». Le comte de Chambord, l'ayant appris, avait voulu y répondre par une déclaration catégorique de ses principes. Le 13 enfin, sous le titre Dieu soit loué, elle [p.132] voit dans le mot d'ordre donné aux monarchistes de rester unis, le désaveu de la note « qui était plus qu'une division, qui était une révolte ». Ainsi s'opéra dans l'organe légitimiste officiel une complète et nécessaire évolution. M. de Falloux, dans ses Mémoires, dénonce d'ailleurs la fable de ces intrigues, qui auraient enveloppé le comte de Chambord et qui l'auraient poussé à défendre son honneur et à affirmer ses principes[43].
L'effet des manifestes et de ces polémiques fut de dissocier le parti monarchiste. Un groupe de quatre-vingts membres forma une extrême droite décidée, aux dires de Chesnelong, « à suivre le prince sur tous les points où sa résistance serait inflexible ». Les orléanistes jugèrent qu'on s'était joué d'eux sans ménagement, le prétendant s'affichant comme l'irréductible adversaire de 1830. Les légitimistes modérés, pris entre leur loyalisme et leur clairvoyance, furent paralysés par le désaveu qui leur était infligé[44].
Dans le Français du 10 juillet, Thureau-Dangin expliquait, avec la plus grande perspicacité et autant de modération, la philosophie de la crise. Le comte de Chambord, après quarante ans d'exil, sans contact avec le pays, était demeuré imbu des purs principes légitimistes ; rentrant en France, constatant l'abîme qui le séparait d'elle, il avait jugé de son devoir d'affirmer sa foi et ses principes et repris, ce devoir accompli, le chemin de l'exil désormais volontaire. « En face de lui un grand parti... se décide, non sans douleur, mais sans hésitation, pour le pays et, ferme, quoique toujours respectueux, préfère le drapeau qu'il sait être le drapeau de la patrie à celui qu'on lui dit être celui de la royauté. »
Le même journal, le lendemain, dénonce la Gazette du Midi qui, comme Veuillot dans l'Univers, « insulte le drapeau tricolore et lui reproche nos récents désastres ».
Les journaux de gauche, de leur côté, sont sévères pour le prétendant. Les Débats même, le 8 juillet, lui reprochent son « incompréhension de la situation ». Il ne savait donc pas que c'est en annonçant qu'à Versailles on se préparait à arborer le drapeau blanc qu'on a gagné le plus de soldats pour la Commune. Le 9, ils voient dans le manifeste « le divorce entre le prince de France et l'histoire de France ». Ils ajoutent : « M. le comte de Chambord en voulant supprimer d'un trait de plume quatre-vingts ans de l'histoire de France est aussi révolutionnaire que les hommes [p.133] de 1793, quand ils faisaient dater la France du jour de leur avènement. »
Le Temps, le 11 juillet, écrit : « Le manifeste est l'expression d'un attachement inébranlable au passé. » « Périsse la monarchie plutôt qu'un principe, périsse la légitimité même plutôt que le drapeau, qui fut son symbole. C'est une abdication peut-être que le prince vient d'écrire, mais il aime mieux abdiquer que de transiger avec la Révolution et avec ses impiétés. »
Si les journaux libéraux modérés parlent ainsi, on imagine ce que pouvaient dire les adversaires irréconciliables de la monarchie.
Quant à Thiers, le manifeste devait fatalement le détacher de l'entreprise monarchique. « Il avait, a écrit de Falloux, fort hésité à s'embarquer sur le navire de la monarchie restaurée, alors que le vent soufflait en poupe. Mais y monter par pur dévouement et avec la certitude de sombrer dans un naufrage, pouvait-on l'espérer?... Voir les princes d'Orléans tenus dédaigneusement à l'écart, voir la monarchie restaurée débuter de prime abord par une rupture avec la société moderne et imposer à la nation un symbole qu'elle repoussait, c'en était trop pour Thiers[45]. »
Ainsi pour tout le monde, sauf pour les légitimistes patentés, la fusion et l'espérance de la restauration s'étaient évanouies. La parole d'ailleurs élevée et sincère de l'homme qui était du passé avait brisé tout espoir de le voir devenir l'homme du présent.
LES ÉLECTIONS DU 2 JUILLET 1871 LE SUFFRAGE UNIVERSEL SE PRONONCE POUR LA RÉPUBLIQUE
Pendant que le comte de Chambord désavouait la majorité, qui voulait le restaurer comme roi constitutionnel, le pays le désavouait et désavouait sa précédente manifestation électorale en nommant le 2 juillet une écrasante majorité de députés républicains.
Les doubles ou même les multiples élections pour un seul candidat du 8 février, les assez nombreuses démissions qui s'étaient produites depuis rendaient l'Assemblée très incomplète, plus de cent et [p.134] dix sièges y étaient vacants, les troubles, les besognes de toute urgence avaient fait suspendre de nouvelles élections.
A la fin de mai, le duc d'Audiffret-Pasquier en dénonçait l'urgence. Le Gouvernement s'y déclarait favorable.
Les monarchistes en attendaient leur renforcement. La Commune n'avait-elle pas été une nouvelle leçon pour la France, qui devait leur servir comme la guerre ? Mais ils ne comptaient pas avec d'autres circonstances qui devaient leur nuire. C'étaient les démarches de l'épiscopat français, à l'appel du pape, auprès du Gouvernement en faveur d'une action de tous les pays auprès de l'Italie pour le rétablissement du pouvoir temporel à Rome, que l'Italie avait occupée au début de la guerre de 1870. Les catholiques, en soulevant à nouveau la question romaine, ne nous menaçaient-ils pas d'une guerre avec l'Italie?... Après avoir été les candidats de la paix au 8 février, ils pouvaient donc être représentés comme ceux de la guerre aux prochaines élections.
De celles-ci voici quelles furent les principales caractéristiques, très différentes de celles de février.
Si elles ne sont que partielles, elles sont très étendues, elles intéressent quarante-six départements s'étendant à travers toute la France.
Elles se présentent dans des conditions régulières, avec une période électorale qui permet la constitution des comités, et une campagne électorale normale.
Elles ne sont pas dominées par une question vitale, comme celle de paix ou de guerre.
Elles sont libres. Thiers dans ses Notes et souvenirs rappelle que le Gouvernement prit le parti de s'abstenir, que Dufaure en une circulaire aux juges de paix, si actifs agents électoraux de l'Empire, leur commanda de ne pas intervenir, qu'il n'y eut aucune candidature officielle, bien qu'en principe il ne la combattît pas, si elle ne s'accompagnait pas de pressions administratives. Mais comme l'autorité de Thiers était mise en question à l'Assemblée, les candidats qui se recommandaient de sa politique devaient bénéficier de son crédit. Et vingt-cinq départements, qui l'avaient élu, devaient le remplacer, dans lesquels il y avait un préjugé en faveur du candidat thiériste, qui se présentait comme son partisan.
Ces nouvelles élections ne provoquèrent d'ailleurs pas la formation de grands partis- peu nombreux, à l'anglaise; notre particularisme, notre répulsion pour le groupement et la discipline, nous en [p.135] écartaient. Les conservateurs, divisés par les luttes qui avaient séparé légitimistes, orléanistes, bonapartistes, se rapprochèrent encore moins que les républicains, qui adoptèrent un mot d'ordre commun.
A Paris il n'y eut pas moins, par exemple, de sept listes présentées par sept comités : Comités de l'Union parisienne, de la Presse et de l'Union républicaine de la Presse, Comité Renouard, Comité républicain de la Seine, Comité de l'Union républicaine des droits de Paris, Comité central de la souveraineté nationale, Comité républicain radical. La confusion s'y marque par le défaut de signification de la plupart des noms de ces comités comme par la présence sur plusieurs de leurs listes des noms de certains candidats.
L'absence de grands partis nationaux, peu nombreux, à la politique nettement distincte, aux cadres et à la discipline fermes, qui devait être un des traits malheureux de la vie politique de la France contemporaine, s'affirma donc dans ces premières élections normales du nouveau régime.
Un autre trait de ces élections fut que les monarchistes ne se présentèrent pas sous cette étiquette, mais comme « conservateurs », ce qui était comme le désaveu de leurs espérances.
On doit noter encore la rentrée en scène des Bonapartistes. Mais ils le firent de façon discrète, sans se recommander du régime déchu. La circulaire de Jérôme David, candidat en Gironde, est significative à ce point de vue; on y trouve des considérations personnelles, mais aucun rappel du passé, de son parti, de son ancien souverain; de programme même il n'en présente pas.
De même Haussmann, s'il ne reniait pas l'Empire, rappelait ce qu'il devait à la monarchie et déclarait qu'il avait toujours reconnu la valeur politique de Thiers.
Il faut relever enfin que tout le monde comprenait l'importance extrême de ces élections, contre-épreuve de celles du 8 février. Le Français du 28 juin, par exemple, y insistait en disant : « Les journaux de l'Europe entière sont remplis de l'écho de nos préoccupations électorales. » C'est qu'en effet, favorables à la majorité en conflit avec Thiers, elles provoqueraient sa chute et prépareraient la restauration ; contraires à la majorité, elles en ruineraient ou en retarderaient les espérances et consolideraient le Président.
Les résultats des élections et l'opinion. — Une centaine de républicains élus et quelque douze conservateurs avec des élections [p.136] doubles ou triples laissant des vides dans l'Assemblée, tel fut le résultat des élections.
Elles mirent de nouveau en opposition Paris et la province. A Paris, seize des élus étaient des candidats de la liste de l'Union parisienne de la Presse, la plus modérée, cinq radicaux seulement, dont Gambetta, furent par ailleurs élus.
Les Débats (3 juillet) insistèrent sur ce revirement et cette sagesse de Paris pour en tirer argument en faveur du retour de l'Assemblée à Paris, ce qui était devenu sa thèse habituelle. Ils voyaient la cause du vote plus avancé de la province dans la pétition suscitée par l'épiscopat en faveur du pouvoir temporel. Les paysans, après avoir souffert de la guerre avec la Prusse, ne voulaient pas « donner de nouveau leur sang et leur argent pour une affaire qui ne les regarde pas ! » Le journal, rallié avec Léon Say à la politique de Thiers, le 7 juillet, en voyait le succès dans les élections. « Sauf des exceptions moins nombreuses que regrettables les nouveaux élus de nos départements ont adhéré au programme de M. Thiers. »
Le Temps (5 juillet) donnait la même note. « Toutes les informations, disait-il, tendent à rendre encore plus éclatant le triomphe de la République modérée... C'est un grand honneur pour la province d'avoir si bien su discerner les impérieuses nécessités de la situation et d'avoir donné avec autant de sagesse et d'autorité son adhésion à la politique de M. Thiers. » « Un autre trait non moins saillant de l'élection c'est la déroute non moins complète du parti légitimiste. »
Les journaux de droite ne contestent pas la portée des élections. Le Français écrit : « Nouvelle surprise du suffrage universel. » « Paris conservateur, la province républicaine. »... « La physionomie républicaine et sur certains points radicale des élections de province ne saurait être contestée. » Et P. Thureau-Dangin en conclut : « La cause conservatrice associée, soit en réalité, soit dans les préjugés de la population à la cause monarchique, a subi un échec, parfois même un très grave échec. » « Le pays ne penche pas vers la monarchie, il est évidemment conservateur. »
L'Union ne nie pas la défaite, mais en rejette la faute sur le provisoire, l'action de Thiers et la faiblesse vis-à-vis de lui de la majorité. Il dénonce « l'effort officiel républicain qui a duré quatre mois et ce malheureux provisoire, qui ne conclut à rien et ne décourage aucune détestable espérance dans notre pays ».
Dans l'ensemble la presse voyait dans les élections le triomphe [p.137] de Thiers. Elles devaient d'une part accroître son autorité et son personnalisme et de l'autre exciter le mécontentement, l'irritation de la majorité contre lui.
Ainsi dans le même temps se déroulèrent dans le pays deux campagnes : la campagne fusionniste qui aurait pu permettre aux monarchistes par l'union d'aboutir à la restauration et la campagne électorale qui permit au suffrage universel de se prononcer contre eux.
Ces deux campagnes aboutirent à leur double défaite. Les partisans de Thiers et de la République devaient en profiter pour consolider leur position.
TENTATIVE DE CONSOLIDATION DES POUVOIRS DU CHEF DU POUVOIR EXÉCUTIF LOI RIVET-VITET DU 31 AOÛT 1871
Préliminaires. — L'idée de consolider les pouvoirs, précaires en somme, que Thiers, simple mandataire de l'Assemblée et responsable devant elle, tenait de la déclaration du 17 février, n'avait d'ailleurs pas attendu l'échec de la fusion et les élections du 2 juillet pour se produire.
Dès le 16 avril, en une réunion du centre gauche, Rivet, député de la Corrèze et ami de Thiers, avait présenté une proposition en vue de lui conférer le titre de Président de la République et d'assigner à ses pouvoirs une durée de trois ans. C'est lui qui précédemment au titre de « chef du pouvoir exécutif » du projet primitif de déclaration du 17 février, avait fait déjà ajouter ces mots : « de la République française » pour le renforcer et donner à la République une certaine consécration.
En avril cette proposition, que le centre droit rejeta par 53 voix contre 27, aurait été très prématurée. Thiers était alors en conflit sur des points graves avec toutes les commissions de l'Assemblée, — commission des finances, conflit quant aux matières premières, — commission de l'armée, conflit quant au service obligatoire, — commission de l'intérieur, gardes nationales, — commission de la décentralisation, — commission de l'indemnité aux départements envahis. Il était de même en conflit avec l'Assemblée au sujet de la pétition [p.138] des évêques, conflit aggravé par l'intervention de Gambetta dans le débat, et au sujet de l'abrogation des lois d'exil frappant les membres des familles de Bourbon et d'Orléans. L'Assemblée, avec sa majorité, alors toute aux espérances de la fusion et de la restauration, aurait, à coup sûr, repoussé une telle proposition. Thiers le comprenait si bien qu'il la combattit. Il soutint même, en prenant parti contre elle, quand Rivet la présenta, que sa force tenait à sa responsabilité, l'Assemblée n'osant le renverser quand il lui mettait le marché en main.
Mais l'échec de la fusion et le résultat des élections changèrent la situation et les sentiments de Thiers. Après le premier, il disait à de Falloux : « On m'accuse de vouloir fonder la République ! me voilà bien à l'abri de ce reproche ! Désormais nul ne disconviendra que le vrai fondateur de la République c'est M. le comte de Chambord. La postérité le nommera le Washington français[46]. » Le second renforça son personnalisme, son idée qu'il était le chef nécessaire, que le pays acclamait et réclamait. Un homme de la droite, Delpit, écrit alors dans son journal particulier : « Il a le pouvoir le plus absolu, le plus complet, le plus incontesté. » « Que veut-il de plus? La dictature de fait et de nom, un bail de trois ans ? Il est entouré d'ambitieux, qui le flattent et qui le trompent. Il est lui-même aveuglé par la rage d'être Président de la République. Je ne serais pas étonné qu'il voulût un titre plus élevé, celui de premier consul comblerait tous ses rêves. L'idéal pour lui c'est le Consulat[47]. » Dans ces circonstances et dans cet état d'esprit Thiers donne son adhésion au projet de Rivet. « Depuis les dernières manifestations électorales, écrit Thiers lui-même, il était devenu difficile d'écarter ces nouvelles instances des républicains. Sans aller jusqu'à la proclamation de la République, un grand nombre de membres modérés de l'Assemblée reconnaissaient la nécessité de donner au pouvoir exécutif certaines garanties de durée et de stabilité qui lui manquaient pour entreprendre ou pour achever les grandes entreprises dont il avait la charge[48]. »
Au 1er août Martial Delpit écrit : « Le projet Rivet, qu'on croyait abandonné il y a quelques jours, nous tombe comme une tuile au moment de prendre nos vacances. Pourrons-nous nous opposer à l’urgence ? Je ne sais encore. »
[p.139]
Ce projet met en opposition les deux forces rivales : la majorité monarchiste de l'Assemblée, qui se sent menacée par les succès républicains, par l'impatience de l'opinion contre le provisoire, et diminuée par ses divisions et ses échecs, et tout le mouvement républicain victorieux dans le pays, grandissant dans l'Assemblée même et que Thiers favorise désormais.
La proposition Rivet. — En quoi consistait la proposition Rivet ? Elle comprenait six articles qui se rapportaient tous à l'exécutif. Son but était de donner au Gouvernement des garanties de durée et de force. Ses traits essentiels consistaient :
1o Dans le titre de Président de la République donné au chef de l’exécutif ;
2° Dans la durée de ses fonctions fixée à trois ans ;
3° Dans l'énumération de ses principales fonctions ;
4° Dans une sorte de statut du ministère formant désormais un conseil, possédant en plus du Président de la République comme président, un vice-président et dont les membres étaient déclarés responsables, le contreseing de l'un d'eux devant accompagner tout acte du chef de l'État.
Par son nouveau titre, la durée de ses fonctions, l'énumération de celles-ci, la proposition augmentait le personnage, le rôle, la stabilité du chef de l’État ; par ses dispositions concernant ministres et ministère elle consacrait avec plus de précision le régime parlementaire.
Elle laissait planer un doute sérieux sur un point capital : le maintient ou la suppression de la responsabilité de Thiers.
En fixant la durée de ses fonctions à trois ans, en consacrant la responsabilité des ministres, expressément, sans parler de la sienne, elle semblait bien écarter celle-ci et cela paraissait bien répondre à son but : remédier au provisoire, renforcer l'exécutif.
Par contre, la proposition n'abrogeait pas formellement la déclaration du 17 février, qui, formellement, avait proclamé que Thiers exercerait ses pouvoirs sous l'autorité de l'Assemblée, dont il s'était lui-même souvent déclaré être le mandataire, puis il demeurait le président du Conseil des ministres et pouvait difficilement être dégagé de la responsabilité qui pesait sur ses membres, il demeurait député, ce qui ne se comprenait guère que pour lui conserver son mandat législatif en cas de perte de son mandat présidentiel, enfin il continuait à intervenir dans les débats parlementaires, ce qui [p.140] rendait encore plus personnelles les attaques des adversaires du Gouvernement.
La majorité hostile à la proposition Rivet, projet de la commission. — Cette proposition provoqua dans tous les partis une grande agitation. Tout le monde comprenait que la question du régime était posée. Les monarchistes voyaient dans les trois ans de pouvoir assignés à Thiers l'ajournement de leurs espoirs. Si bien qu'on envisagea son renversement immédiat et qu'on songea pour le remplacer à Grévy, à Mac-Mahon, au duc d'Aumale, contre lequel le comte de Chambord éleva son veto.
On reprochait à la proposition de ne pas supprimer définitivement le provisoire, de fixer une date critique, où tout serait remis en question, de rompre le pacte de Bordeaux en donnant à la République une nouvelle consécration. La gauche elle-même était peu satisfaite, parce que celle-ci n'était que provisoire, et parce que Thiers, qui proclamait que la République ne pouvait être que modérée, n'était au fond pas du tout son homme et enfin parce que, redoutant une Constitution faite par l'Assemblée, elle lui contestait le pouvoir constituant alors que le vote de la proposition le supposait.
Après la lecture de la proposition, le 12 août, deux résolutions furent présentées par Adnet et de Belcastel. La première exprimait la confiance de l'Assemblée dans « le patriotisme et la sagesse » de Thiers, « lui continuait son concours et lui confirmait ses pouvoirs », elle était en réalité sans portée ; la second proclamait que l'Assemblée ne voulait pas préjuger avant la rédaction de la Constitution de la forme du Gouvernement, qu'elle fixerait avant de se dissoudre.
Thiers, sans se prononcer formellement sur l'une ou l'autre des propositions présentées, réclama l'urgence pour leur discussion. La commission fut nommée le 17 août, sur quinze membres neuf étaient hostiles à la proposition Rivet.
Elle élabora un nouveau texte de trois articles seulement que voici :
ARTICLE PREMIER. — « Le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de Président de la République française et continuera sous l'autorité de l'Assemblée nationale, tant qu'elle n'aura pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871. »
ART. 2. — Après l'énumération de ces fonctions il disait : « Il est entendu par l'Assemblée nationale toutes les fois qu'il le croit [p.141] nécessaire et après avoir informé de son intention le président de l'Assemblée. » « Il nomme et révoque les ministres. Le Conseil des ministres et les ministres sont responsables devant l'Assemblée. Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre. »
ART. 3. — « Le Président de la République est responsable devant l'Assemblée. »
Le rapport de la commission fut présenté par Vitet.
Il constatait que la date de présentation de la proposition rendait impossible la rédaction actuelle de dispositions multiples et délicates, et qu'elle avait accru l'inquiétude résultant du provisoire.
On s'était demandé si l'on voulait rompre le pacte de Bordeaux, les auteurs du projet avaient répondu que non, et que la République n'avait et n'aurait encore qu'une « possession de fait », qu'il s'agissait donc d'une simple modification de mots. La commission y consentait mais « sous la condition que l'autre clause principale, la question de durée, disparaîtrait complètement selon les uns, selon les autres serait profondément modifiée et surtout éclaircie ». « Proroger le chef de l'exécutif pour trois ans n'était-ce pas le rendre inamovible pour trois ans? Or, un chef inamovible c'était l'abdication de l'Assemblée, chose impossible, la souveraineté de l'Assemblée étant par essence inaliénable. » « D'où la nécessité de combler une lacune du projet, déclarée involontaire par ses auteurs, en proclamant que, malgré son titre et la responsabilité des ministres, le chef de l'État demeurait responsable devant l'Assemblée. »
Le rapport admettait que le projet pouvait paraître insuffisant et critiquable, il avait le mérite de « ne porter aucune atteinte aux droits de l'Assemblée », de constituer « une transaction entre les partisans du projet Rivet et la majorité de la commission, qui lui était hostile ».
La différence entre le projet de la commission et celui de Rivet était au fond moins grande qu'on ne se le figura.
Il ne parlait plus de la durée de trois ans des pouvoirs de Thiers, mais il fixait leur durée à celle des travaux de l'Assemblée et le projet Rivet disait qu'ils cessaient à la dissolution de l'Assemblée.
Il proclamait la responsabilité du Président, mais on pouvait soutenir qu'elle existait même avec le projet Rivet et les auteurs de celui-ci le soutenaient.
Il contenait une énumération plus courte des fonctions du Président, mais on admettait qu'elle n'était pas limitative.
[p.142]
Il ne disait pas que le Président présidait le Conseil des ministres, ni qu'il y avait un vice-président, mais la présidence du Conseil allait de soi, et l'absence de vice-président ne faisait qu'agrandir le personnage du Président.
Il imposait au Président qui voulait intervenir dans un débat à l'Assemblée d'en donner avis au président de celle-ci, mais ce n'était qu'une formalité imposée, non une entrave mise à son droit.
L'impression n'en fut pas moins que la commission avait bouleversé le projet Rivet et la lutte dans l'Assemblée n'en fut pas moins vive.
Débats dans l'Assemblée sur les deux projets. — Si l'on se reporte aux journaux on voit qu'à l'ouverture des débats l'opinion publique était incertaine, désorientée. Le Français parlait du « désarroi des esprits », de la « grande irritation des partisans de la proposition Rivet, le rapport les transformant de vainqueurs en vaincus ». Le Soir traitait Rivet de « communard retardataire, qui charge sa pompe de pétrole ». Pour le Temps la proposition Rivet était « réduite à l'insignifiance ». Le Bien public, le National critiquaient vivement la commission. L'Avenir national considérait que la transaction intervenue était toute à l'avantage de la droite. Le Siècle considérait que le projet Rivet était métamorphosé, que cela constituait un défi à l'opinion. Les Débats se résignaient, l'Union se réjouissait de ce que les prérogatives de l'Assemblée étaient maintenues. L'Univers par contre proclamait qu'on avait donné à Thiers tout ce qu'il ambitionnait. La situation était au fond confuse, on pouvait s'attendre à ce que les débats le fussent également.
La discussion générale du projet s'engagea le 30 août. Elle ne comporta que le discours de Léonce de Lavergne. Il dénonça l'inopportunité du projet, incapable d'assurer la stabilité rêvée, puisque le pacte de Bordeaux était dénoncé et la lutte des partis ouverte. Il releva la contradiction entre une durée quelconque assignée aux pouvoirs du Président et sa responsabilité dans l'Assemblée, qui lui permettait de peser sur elle, d'exercer dans son sein une dictature déguisée, car celle-ci hésiterait toujours à le renverser, tandis qu'elle n'hésiterait pas à provoquer la chute d'un ministère, ce qui dans tous les pays libres n'entraîne pas de crise grave. Il demandait que le Président ne communiquât avec l'Assemblée que par message, ou lui demandât par message de prendre la parole devant elle. Il critiqua la double responsabilité du Président et des ministres, celle-ci devenant [p.143] illusoire avec le droit du Président de venir défendre lui-même sa politique devant l'Assemblée. Il énuméra tous les points capitaux sur lesquels le Président était en conflit avec l'Assemblée, ce qui rendait impossible la consolidation de ses pouvoirs par ses contradicteurs habituels. C'était une vigoureuse critique des deux projets de Rivet et de la commission. Les amendements de la minorité de celle-ci au nom de laquelle de Lavergne parlait ne furent pourtant pas même mis aux voix.
La discussion s'ouvrit ensuite, sur les considérants qui précédaient les articles.
Le premier affirmait le pouvoir constituant de l'Assemblée. Pascal Duprat présenta un amendement qui renvoyait à une nouvelle assemblée la « mission de constituer définitivement la France ». Il en déniait le droit à l'Assemblée nationale parce qu'elle avait été élue en vertu des préliminaires de paix pour « se prononcer sur la question de savoir si la guerre devait être continuée », parce que « entre les électeurs et les députés il n'y avait pas eu au sujet d'une Constitution entente et mandat », parce que dans les dix jours entre l'armistice et les élections il n'avait été « question entre eux que de paix ou guerre ». Il ajoutait que dans les élections du 2 juillet l'idée avait prévalu que l'Assemblée surchargée de besogne « n'était pas et ne pouvait pas être constituante ». L'Assemblée pour lui n'avait « qu'une délégation temporaire, limitée, de la souveraineté ».
La même thèse contraire au pouvoir constituant de l'Assemblée fut soutenue par toute une série de députés : Lamy, Langlois, L. Ordinaire, Louis Blanc, Naquet, Gambetta. « Le contrat d'où nous tenons notre mandat est exclusif d'un droit d'organiser par une constitution une forme de Gouvernement », proclamait celui-ci.
Le pouvoir constituant de l'Assemblée fut au contraire soutenu par le général Ducrot, Saint-Marc-Girardin, Pagès-Duport, Audren de Kerdrel, Baragnon, tous membres de la majorité naturellement.
Le général Ducrot rappelait le manifeste de l'Assemblée au lendemain du 18 mars disant : « Nous conservons intact le dépôt que vous nous avez confié pour sauver, organiser, constituer le pays... nous le tenons de vos libres suffrages... Nous sommes vos seuls représentants, vos seuls mandataires. » L'assemblée avait donc solennellement affirmé son pouvoir constituant.
Pagès-Duport rappelait que le Gouvernement de la Défense dans sa convocation des électeurs le 8 septembre 1870 indiquait qu'ils avaient à élire une « Assemblée constituante » et que, dans sa circulaire [p.144] aux maires, le ministre de l'Intérieur, le 6 février, avait indiqué que l'Assemblée à élire pourrait être « appelée à poser les bases de nos institutions politiques », ce qui prouvait que le caractère constituant de l'Assemblée à élire en septembre et en février n'avait pas été passé sous silence.
A la suite de cette polémique le premier considérant attribuant à l'Assemblée le caractère constituant fut voté par 436 voix contre 225.
Le second considérant affirmant la nécessité de donner au pouvoir une certaine stabilité donna lieu à controverse. A. Lefèvre-Pontalis le combattit, faire « définitivement du provisoire » lui paraissait un non-sens, et se lier envers l'exécutif pour la « durée de son mandat » une impossibilité pour l'Assemblée, quand le chef de l'exécutif venait de reconnaître formellement que « sur un grand nombre de questions » il y avait entre lui et elle « dissentiment ».
E. Picard chercha à montrer de quelle façon le projet réalisait une certaine stabilité de l'exécutif, la responsabilité du Président subsistant d'ailleurs. Il serait « soustrait aux hasards d'une discussion », à « un échec de discussion », sa responsabilité ne serait engagée que dans un débat provoqué spécialement par l'Assemblée pour sa mise en œuvre.
Avec ces éclaircissements le second considérant fut voté.
Le troisième et le quatrième considérant concernant l'un le « nouveau titre » du chef de l'exécutif, qui ne changeait « rien au fond des choses », l'autre, « la prorogation de ses pouvoirs jusqu'à la fin des fonctions de l'Assemblée », « dans tous les cas la décision suprême appartenant à l'Assemblée », furent votés sans débat, comme un cinquième considérant, proposé par Dufaure, ministre de la Justice, « prenant en considération les services éminents rendus au pays par M. Thiers depuis six mois ».
Quand on passa à la discussion des articles quelques déclarations d'ordre général furent faites par Rameau, Baragnon et de Belcastel, il n'y eut pas de vraie discussion. L'article premier qui consacrait le titre de Président de la République fut voté par 533 voix contre 68 et l'ensemble du projet par 491 contre 94.
Enseignements qui se dégagent de l'élaboration de la loi du 31 août. — Elle est commandée par la puissance comparative des forces en présence. L'autorité morale de Thiers a grandi [p.145] depuis son arrivée au pouvoir : conclusion de la paix, réorganisation nationale, répression de la Commune, nouvelles élections.
Celle de l'Assemblée a fléchi : divisions dans la majorité, avortement de l'essai de fusion, échecs électoraux des candidats partisans de la majorité aux élections du 2 juillet.
Thiers peut tenter de se soustraire radicalement à son action, mais évite pourtant la proclamation de son indépendance pour un temps déterminé malgré le progrès qui en résulterait pour le succès de la République. Les deux forces, l'une grandissante, l'autre fléchissante, se tiennent en respect, en équilibre.
Comme l'effort de restauration monarchiste a échoué, l'effort en faveur de l'affirmation de la République n'a guère mieux réussi. Et ainsi se vérifie une fois de plus que l'évolution des institutions politiques est dominée par le jeu des forces en présence.
Des débats auxquels la loi donna lieu se dégage ensuite une constatation, des plus importantes. C'est la conception que les membres de l'Assemblée se faisaient de l'origine et de la nature de leurs pouvoirs et, par suite, de la nature du régime représentatif. Alors que, depuis, une école est venue en France s'inspirant de théories allemandes, méconnaissant les faits et l'histoire, affirmer que les membres des assemblées représentatives ne représentent pas leurs électeurs, la nation, ne tiennent pas d'eux leurs pouvoirs et n'ont pas à se soucier de leur volonté, qu'ils sont les organes libres de l'État, seulement portés par l'élection aux postes auxquels leurs pouvoirs sont attachés, on voit, dans les débats d'août 1871, que nos constituants se considéraient comme tenant leurs pouvoirs de leurs électeurs, comme leurs mandataires, comme ne pouvant faire que ce que ceux-ci avaient prévu. Les députés de l'Assemblée nationale ont-ils ou n'ont-ils pas reçu du pays le pouvoir constituant ? Les électeurs ont-ils ou non envisagé qu'ils pourraient, en dehors du problème : paix ou guerre, aborder le problème constitutionnel ? Voilà la question sur laquelle, avant toute autre, on discute. De part et d'autre on admet donc que les élus ne sont que les mandataires des électeurs, n'ont de pouvoir que celui qui leur a été conféré.
Les membres de l'Assemblée nationale sont ainsi restés dans la tradition française et réaliste quant à la conception du régime représentatif ; ils ne la renieront pas quand, en 1875, ils feront la Constitution, elle en est donc bien l'âme et il n'appartient pas à la doctrine, au nom de conceptions théoriques arbitraires, de lui substituer la conception allemande des pouvoirs de l'État, simples organes [p.146] de l'État, indépendants de la Nation. C'est à la pensée, à la volonté des auteurs d'une Constitution qu'il faut se référer pour l'interpréter, pour déterminer les principes sur lesquels elle repose sans qu'elle ait jugé nécessaire il est vrai de les formuler.
Messages de Thiers des 1er et 13 septembre, le ministère. — Thiers, revêtu de sa nouvelle dignité, exerçant une de ses prérogatives, adressa à l'Assemblée deux messages les 1er et 13 septembre. Dans le premier il remerciait l'Assemblée « de l'honneur qu'elle lui avait fait en lui décernant la première magistrature de la République ». Il remerciait « toutes les parties de l'Assemblée d'avoir oublié leurs dissentiments pour communiquer au Gouvernement une force plus grande ». Il resterait « profondément uni à elle » d'intentions et de durée « pour panser les plaies du pays ». De sa responsabilité et des questions que soulevait la loi il ne parlait du reste pas et dans ses Notes et Souvenirs on voit qu'il les laisse aussi de côté[49]. Dans son second manifeste, prenant en quelque sorte congé de l'Assemblée, qui va se séparer, il conseille aux députés d'entrer en contact avec leurs électeurs, de se rendre compte de leur volonté. « Vous ne pouvez, dit-il, représenter le pays avec vérité, avec autorité qu'en l'observant bien, en cherchant à reconnaître les modifications... que le temps produit en lui et qui doivent régler notre pensée, notre conduite, nos votes enfin ». Thiers reprenait ainsi la même conception du régime représentatif, de la nature du mandat législatif que l'Assemblée elle-même. Personne n'aurait songé alors à le contester.
Il montrait la grandeur du problème qui se posait alors devant le pays. « Il s'agit de régler son sort présent et futur », de savoir s'il suivra « la tradition » du passé ou si la société revêtira « une forme nouvelle ». Il ne s'étonnait pas que le pays en fût troublé, mais il était nécessaire de ne pas prolonger « une incertitude trop troublante ». Il respectait son engagement de Bordeaux en ne prenant pas lui-même parti.
Thiers parlait ainsi en chef d'État conscient de sa nouvelle et plus haute dignité.
Pour marquer l'entrée du Gouvernement dans une ère nouvelle, les ministres démissionnèrent. Thiers, n'acceptant pas leur démission, leur confirma leurs pouvoirs et il nomma Dufaure vice-président du Conseil, selon la loi nouvelle.
Etat troublé et incertain de l'opinion. — Le projet Rivet avait eu pour but de faire sortir le pays de l'incertitude et de l'énervement du provisoire. La loi Rivet-Vitet ne remplit pas cet objectif. Les Débats (15 septembre) se félicitent de ce que la majorité s'est allumée, mais elle est tombée de 500 à 400 voix. Le Président a reçu un témoignage de confiance, mais il n'est que nominal et la majorité a exprimé son désaccord avec lui sur tous les points importants de la politique. On a par ailleurs ébranlé le pacte de Bordeaux et ouvert la porte à ceux qui veulent constituer non pour trois ans, mais pour toujours. On a perdu son temps à discuter sur le pouvoir constituant de l'Assemblée.
Le Français (1er et 2 septembre) se rejouit de la proclamation de son pouvoir constituant et de la soudure qui s'est refaite entre les deux fractions de la majorité, ainsi que de la constitution de ce qu'il appelle le « ministère Dufaure », qui lui semble se dégager de l'omnipotence du Président. Mais il constate que la loi nouvelle n'a pas provoqué la « confiance joyeuse » qu'inspire une œuvre d'avenir. On se réjouit seulement d'avoir échappé au pire.
L'Union (31 août-1er septembre) déclare que tout est faux dans la politique actuelle. « On nous impose un Président de République là où il n'y a pas de République. » Elle félicite la « droite pure » qui a repoussé tout ce qui changeait l'état de choses actuel. La majorité a affirmé sa résolution « d'exercer les droits d'une majorité ». Il lui faut « un ministère de majorité... Une majorité qui ne gouverne pas est frappée de discrédit, elle autorise les suspicions et les attaques ». Belle crise de parlementarisme pour l'organe légitimiste !
De Marcère, témoin de l'état des esprits, écrit que Thiers est menacé et que partout régnent la division et les préoccupations personnelles, « levain funeste qui a changé en bien peu de temps le tempérament moral de l'Assemblée prête à tous les sacrifices... patriote, pleine de résolutions généreuses, unie dans le même sentiment du bien public[50] ».
[p.148]
GOUVERNEMENT DE THIERS SOUS LA LOI RIVET-VITET.
HOSTILITÉ LATENTE OU DÉCLARÉE DES POUVOIRS. SOUS LE STATU QUO. MOUVEMENT VERS LA RÉPUBLIQUE
L'échec de la fusion et de la restauration ébauchées, celui de la consolidation républicaine thiériste semblaient condamner la France à un régime sans nom et sans organisation. Mais la vie n'admet pas l'immobilité. Dans un pays, les idées, les intérêts, les classes, les partis sous l'influence des événements évoluent, les institutions politiques subissent l'influence de la vie nationale et doivent évoluer soit dans un sens rétrograde contre des abus et des maux nouveaux, soit dans un sens progressiste, cherchant le mieux dans des institutions nouvelles.
En la période qui s'ouvre au 31 août 1871, malgré le double échec des forces en présence, conservatrice et républicaine, l'agitation et le mouvement continuent.
Dans l'Assemblée, les forces conservatrices, droite extrême, droite modérée, centre droit se spécifient, se scindent, le parti bonapartiste reprend de la puissance, les forces républicaines font de même, le centre gauche accentue souvent son conservatisme tandis que la gauche, l'extrême gauche surtout renient le pacte de Bordeaux, dénient à l'Assemblée le pouvoir constituant. Le statu quo irrite tout le monde. La vie parlementaire en devient de plus en plus agitée.
Dans le pays, les menaces extérieures, les difficultés intérieures de la reconstitution nationale surexcitent les esprits, de fréquentes élections partielles entretiennent une agitation constante de l'opinion.
En même temps les deux grandes forces politiques : la majorité [p.149] et Thiers, s'affaiblissent. La majorité est désavouée dans toutes les élections qui se succèdent. Thiers n'y trouve pas la confirmation de son plébiscite du 8 février, les élus qui se recommandent encore de lui ne sont pas tous du même parti, le thiérisme n'est plus un parti mais une étiquette, de nombreuses élections radicales sont antithiéristes, un des ministres de Thiers sera même battu à Paris par un radical obscur.
De là une hostilité croissante entre Thiers et la majorité au milieu de l'agitation de l'Assemblée et du pays.
De là pour Thiers une position paradoxale. Il proclame que la République sera conservatrice ou qu'elle ne sera pas, mais les conservateurs sont antirépublicains, et les républicains sont anticonservateurs. Il n'est plus l'homme d'aucun parti, il se maintient surtout par l'opposition des partis.
Au milieu de cette agitation des esprits, les échecs répétés de la restauration, l'évolution des idées, les succès électoraux des républicains, l'influence de Thiers sous son espèce de proconsulat, du 31 août 1871 au 24 mai 1873, font progresser la France vers la République.
Vue générale de l'état de la France, énervement et surexcitation des esprits au cours de cette période. — A l'été de 1871, quand l'Assemblée entre en vacances après avoir donné à Thiers au moins l'apparence de la stabilité pour son Gouvernement, la France est une grande convalescente. Elle sort d'une double crise terrible, qui a mis sa vie en danger ; elle renaît, les forces lui reviennent, elle éprouve même des impressions de bien-être, mais sa santé est encore bien précaire. La fièvre de vie qui l'anime s'accompagne de troubles et d'inquiétudes. Le Gouvernement doit réprimer durement des grèves qui éclatent dans le Nord. Il interdit les réunions politiques publiques. Il gêne la célébration des anniversaires du 14 juillet, du 4 septembre, du 22 septembre. Il empêche Louis Blanc de prendre la parole à Marseille. La fermentation des esprits n'est pas entièrement calmée et ils s'inquiètent facilement.
Dans le réveil du sentiment religieux provoqué par nos dures épreuves les âmes pieuses sentent le besoin de manifestations grandioses de réparation et de prières pour le salut du pays, de là les pèlerinages nationaux qui portent vers Lourdes, La Salette et Auray des foules priantes, comme on n'en a jamais vu depuis des siècles, témoignage de l'exaltation et de l'inquiétude des esprits.
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Sans doute l'œuvre de restauration nationale accomplie depuis février est considérable. Thiers, dans son message du 13 septembre, l'a retracée, non sans complaisance, en ces termes : « Conclure la paix, ressaisir les rênes du Gouvernement éparses ou brisées, transporter toute l'administration de Bordeaux à Versailles, dompter la plus terrible insurrection, rétablir le crédit, payer notre rançon à l'ennemi, veiller sur les incidents de l'occupation étrangère,... entreprendre une nouvelle constitution de l'armée, rétablir nos relations commerciales, arriver enfin à la libération du territoire, qui chaque jour s'avance, et essayer de rétablir l'ordre dans les pensées après l'avoir rétabli dans les actes : voilà ce que depuis près de huit mois nous avons fait ensemble. » Mais cet ordre dans les esprits, que de sujets d'agitation et de préoccupation le troublent !
La situation financière est critique, à la fin de 1871 il faut permettre l'augmentation du pouvoir d'émission des billets par la Banque de France. Nos charges budgétaires annuelles s'augmentent de 750 millions, la constitution de nouvelles ressources correspondantes met aux prises les intérêts opposés. L'équilibre budgétaire est en défaut, le budget de Pouyer-Quertier pour 1873 présentera un déficit de 277 millions de francs.
La reconstitution de nos forces militaires, nécessaire pour notre sécurité et pour le rétablissement de notre situation internationale, doit se faire sur des bases nouvelles et exige des sacrifices d'argent, de durée du service et la généralisation du service militaire, qui inquiètent les différentes classes sociales. Elle suscite l'inquiétude, le mécontentement de l'Allemagne, qui prétend y voir la menace d'une guerre de revanche. La revue du 14 juillet vaut à notre ministre des Affaires étrangères les récriminations de de Waldersee, et trouble les négociations de Francfort. Notre ambassadeur représente Bismarck comme prêt à reprendre les hostilités. Dans l'été de 1871, trois entrevues rapprochent Guillaume Ier et François-Joseph. La Russie, qui s'en inquiète, est travaillée par Bismarck. Un grand effort d'encerclement se poursuit contre nous. La présentation et la discussion de la loi militaire irritent le chancellier. Thiers doit multiplier par notre représentant à Berlin ses protestations pacifiques; il invoque la nécessité d'une armée, d'ailleurs limitée en nombre, pour le maintien de l'ordre intérieur comme pour celui de notre sécurité extérieure. Quand le 27 mai 1872 la discussion de la loi s'ouvre à Versailles, l'appréhension de l'attitude que prendra l'Allemagne pèse sur l'Assemblée comme sur le Gouvernement et s'étend [p.151] à tout le pays. Un discours d'Audiffret-Pasquier en faveur du service obligatoire, qui a remporté dans l'Assemblée un liés grand succès, a inquiété notre ministre des Affaires étrangères, qui avoue à de Gontant que « la question de l'armée lui a toujours paru la plus critique de toutes ». Au début des débats, d'Arnim a demandé à Thiers une audience secrète. Le 27 mai, de Manteuffel, en négociation avec de Saint-Vallier, lui dit que « les nouvelles (de son Gouvernement) sont mauvaises », que « les méfiances contre nous s'aggravent », que selon de Moltke « les probabilités d'une reprise d'hostilité de la part de la France paraissent augmenter ». A Saint-Pétersbourg, selon Le Flô, on dit que Bismarck ne garantit pas la paix pour six mois. Grâce à l'habile diplomatie de Thiers, les choses s'apaisent et Thiers, prenant la parole dans le débat à l'Assemblée, accepte le service obligatoire. On comprend quelle était l'agitation des esprits, qui connaissaient ou soupçonnaient ces difficultés et ces menaces.
Le problème du paiement de notre indemnité de guerre ne leur cause guère moins d'inquiétude. L'emprunt de 2 milliards a parfaitement réussi, mais notre crédit n'est-il pas épuisé ? Trouvera-t-on les 3 milliards restant à payer ? La somme alors paraît fabuleuse, et pourra-t-on se procurer les espèces et les valeurs que l'Allemagne exige en paiement ?
A cette question se rattache celle de la libération du territoire qui doit être évacué par les troupes allemandes au fur et à mesure de nos paiements dont les échéances fixées sont rapprochées. Question angoissante, car l'occupation est une plaie ouverte au flanc de la France ; les populations envahies en souffrent ; elle diminue nos ressources, elle ouvre le pays à l'ennemi en cas de guerre nouvelle, des incidents entre occupants et occupés suscitent des difficultés diplomatiques irritantes. C'est là encore un grave sujet d'inquiétude et d'irritation pour l'opinion. L'Allemagne l'entretient en retardant, après les paiements effectués par nous, le départ de ses troupes d'occupation des départements dont ils devaient provoquer l'évacuation immédiate. Elle n'accepte que difficilement notre paiement anticipé de la dernière fraction de l'indemnité de guerre possible grâce à la réussite inespérée de l'emprunt de 3 milliards, due aux conditions de l'emprunt, lourdes pour nos finances, réussite qui a produit dans le monde une extraordinaire impression, comme preuve de la vitalité de la France, de sa foi en ses destinées et de la [p.152] confiance que l'étranger lui-même, par sa large participation à la souscription, lui a manifestée.
Et ce ne sont pas là encore les seules causes qui agitent profondément les esprits. Le douloureux sort de l'Alsace et de la Lorraine augmente le malaise du pays. Nous voyons nos provinces devenir « pays d'Empire », rattachées directement à l'Empereur, administrées, au nom de l'Empire, par un gouverneur général, puis par un commissaire civil, puis par un président supérieur, investis de pouvoirs dictatoriaux.
Puis s'ouvre la crise de l'option. Jusqu'au 1er octobre 1872 les Français nés ou simplement domiciliés dans les territoires cédés peuvent, en transférant effectivement leur domicile en France, opter pour elle et l'Allemagne interprète sur ce point les clauses du traité de Francfort de la façon la plus rigoureuse. La France assiste alors au drame alsacien-lorrain, à la crise de conscience de nos concitoyens, qui doivent abandonner leurs foyers, se lancer dans l'aventure pour rester Français. En fait, il y eut 150.240 options avec transfert. Pendant la deuxième quinzaine de septembre l'émigration entraîna près de 200.000 personnes. Metz ne compta plus que 25.000 habitants. Quelle émotion pour toute la France, qui ne se sentait pas sans responsabilité vis-à-vis de ses enfants dans l'épreuve, à la vue de ces déchirements et de ces exodes avec en plus le souci d'accueillir ceux qui se sacrifiaient pour lui demeurer fidèles !
Ce tableau forcément rapide des événements et des problèmes si extraordinairement angoissants qui s'imposèrent alors à la France, à peine sortie du cauchemar de la guerre et de la Commune, doit faire comprendre l'état de surexcitation des esprits qui régnait alors et leur impressionnabilité. La tension, les conflits entre les partis, entre la majorité et le Gouvernement, devaient par suite se multiplier et devenir aigus. Et les pouvoirs publics avaient par ailleurs leurs causes particulières d'irritation.
La majorité, désavouée par le pays, s'irrite de ne pas pouvoir restaurer le régime monarchique qu'elle juge nécessaire au règne de l'ordre et de la prospérité et de voir le Gouvernement responsable devant elle, s'imposer à elle et favoriser le régime républicain qu'elle réprouve.
A cause de sa valeur et de son expérience politiques, l'homme nécessaire à la restauration du pays, que l'ambition du pouvoir dévore et qui juge la restauration de la monarchie de plus en plus impossible et l'avènement de la République inévitable, s'irrite contre [p.153] la majorité, qui ne comprend pas les choses comme lui, qui le critique, le combat, le menace de plus en plus de lui retirer sa confiance et de provoquer sa chute.
Dans cet état d'inquiétude et d'irritation des esprits dans le pays et au sein des pouvoirs publics le régime inauguré le 16 février, retouché quelque peu le 31 août, va jouer de plus en plus péniblement jusqu'au jour où la majorité, s'illusionnant dans ses espérances, appliquera la règle du régime parlementaire et renversera le Gouvernement qui n'a jamais eu en vérité sa confiance.
On comprend combien le jeu de nos pouvoirs publics, pendant cette période, était condamné à être difficultueux, incertain, irrégulier.
Règne de la contradiction. — Avant de suivre leur marche à travers les événements politiques qui vont se dérouler, il est nécessaire de relever qu'ils sont la proie d'une universelle contradiction, caractéristique du régime bâtard d'alors.
La contradiction qui règne au sein de tous les partis et des corps politiques est pour eux cause de faiblesse, entre eux cause de suspicions, de critiques, de luttes. Le monde politique donne par suite une impression de chaos ; il en est comme frappé de paralysie et c'est une des raisons qui perpétuent le provisoire dont tout le monde pourtant dénonce les méfaits. La contradiction, elle, est partout.
Elle est dans le Président de la République, élu par l'Assemblée qui tient censément de lui son pouvoir, et qui se dit son simple délégué, mais qui en réalité a été porté au pouvoir par ses vingt-six élections, qui s'est imposé à l'Assemblée comme l'homme nécessaire et continue à s'imposer à elle.
Elle est dans ses deux qualités cumulées de chef de l'État et de député, qui lui donnent une influence prépondérante dans le Gouvernement et dans l'Assemblée, qui doit pourtant le contrôler.
Elle est dans sa politique. Il a imaginé le pacte de Bordeaux, qui suspend la question du régime définitif de la France, et il ne tarde pas à le méconnaître en optant, de plus en plus ouvertement, pour la République. Et quand il proclame la République nécessaire, il néglige d'en définir le type, alors qu'elle peut en adopter plusieurs bien différents les uns des autres. Il la définit pourtant d'un mot, elle devra être « conservatrice », ce qui ne précise pas sa constitution et ce qui est paradoxal parce que les conservateurs sont [p.154] monarchistes et ne veulent pas de la république même dite conservatrice, tandis que les républicains sont à peu près tous anticonservateurs.
La contradiction est dans le ministère. Selon le régime parlementaire, que sa responsabilité devant l'Assemblée consacre, le ministère devrait être l'organe essentiel et actif de la politique gouvernementale, or Thiers, chef de l'État, entend être et est le vrai chef effectif du Gouvernement. La responsabilité du Gouvernement ne devrait pour être efficace ne porter que sur les ministres, parce que l'Assemblée peut librement, facilement les renverser ; or elle porte sur le Président comme sur le ministère, et, étant donné son rôle de chef, ne devrait porter que sur lui, ce qui l'entrave singulièrement, parce que l'Assemblée est arrêtée par la gravité d'une crise présidentielle, quand elle ne le serait pas par les inconvénients, infiniment moindres, d'une crise ministérielle.
Telles étaient les contradictions constantes quant au Gouvernement. Elles devaient irrémédiablement fausser le jeu du régime parlementaire auquel on était revenu.
La contradiction ne régnait pas moins d'ailleurs du côté de l'Assemblée.
Elle tient son pouvoir de la nation, qui l'a élue le 6 février, mais qui l'a désavouée le 2 juillet et qui le désavoue par la suite, à chaque élection partielle, ébranlant de plus en plus son autorité.
L'Assemblée invoque contre le Président de la République le principe parlementaire pour assurer la responsabilité des ministres, mais en même temps elle est prête à appeler au trône un souverain qui dénonce le parlementarisme comme une erreur monstrueuse et fatale.
De même l'Assemblée revendique le pouvoir constituant dans le but de restaurer la monarchie légitime, mais le principe de celle-ci est que le roi l'est par lui-même, de son propre droit et n'a pas à le recevoir du pays.
Et comme dans les pouvoirs de l'État, la contradiction règne dans tous les partis.
Les monarchistes veulent restaurer la monarchie, mais en réalité il y a deux monarchies qui s'opposent l'une à l'autre, la monarchie de droit divin, légitime, et la monarchie nationale, de droit populaire ; entre les partisans de l'une et les partisans de l'autre il y a contradiction.
Il y a contradiction pour les monarchistes constitutionnels à [p.155] admettre que leur prétendant le comte de Paris montera sur le trône comme héritier du comte de Chambord, ce qui en fera un roi légitime, alors qu'il ne peut renier la tradition de son grand-père, qui en fait un roi national.
Il y a contradiction encore pour les monarchistes pour qui la volonté du roi est souveraine et qui, en attendant sa restauration, ont affirmé leur indépendance vis-à-vis de lui et proclamé par exemple que son manifeste du 2 juillet lui était personnel et ne représentait pas leur manière de voir.
Parmi les républicains du reste les contradicteurs n'étaient pas moindres. Entre Thiers, qui proclame que la République ne peut être que conservatrice, et Gambetta, l'homme des nouvelles couches, ou Madier de Monjau, le radical pur, quelles oppositions d'idées ne releverait-on pas! Et pourtant tous les républicains font bloc contre la droite et pour voter pour Thiers, quand elle l'attaque !
Et quelles oppositions d'idées entre les membres du centre gauche qui tendent la main à ceux de leurs collègues du centre droit, qui abandonneraient leur campagne de restauration et les membres, même de l'Union républicaine, qui avec Gambetta dénoncent comme des suspects à rejeter les partisans de la monarchie qui se convertiraient à la République!
Et quelle attitude contradictoire que celle des radicaux qui, après avoir soutenu plus d'une fois Thiers contre la droite, lancent contre son ministre et ami de Remusat la candidature très avancée de Barodet!
Le régime fonctionne donc sous le signe de la contradiction, elle en est la caractéristique avec l'état de tension et d'irritation des esprits qui règne alors.
Aussi la vie politique ne fut-elle que le jeu de forces divisées en elles-mêmes, dont aucune ne pouvait se prévaloir de principes définis et fixes. Ces forces se trouvaient par là même paralysées, incapables de s'imposer, condamnées à s'opposer les unes aux autres, d'où la perpétuation de ce fameux « provisoire », dénoncé de tous côtés comme le fléau de la France, que tempérait heureusement dans ses néfastes effets la gravité des circonstances et des mesures de salut à prendre, ainsi que l'ardent patriotisme que nos malheurs avaient porté si haut; l'une et l'autre forçant à s'unir ces forces par ailleurs si divisées entre elles et en elles-mêmes. Irritation et surexcitation des esprits, contradictions universelles dans tout le monde politique expliquent le fonctionnement, si difficile, si pénible des [p.156] pouvoirs de l'État au cours des événements qui se déroulent du 31 août 1871 au 24 mai 1873 à travers lesquels, on va le voir, se poursuit de la façon la plus agitée notre évolution constitutionnelle.
Élections départementales. Conseils généraux. — A la fin des vacances, avec les élections pour les conseils généraux, le pays eut une nouvelle occasion, la troisième en huit mois, de manifester son opinion politique. Elles eurent lieu les 8 et 15 octobre. Les résultats, d'après les statistiques du Times rapportées par les Débats, furent les suivants : élus, 420 radicaux, 280 légitimistes, 370 bonapartistes et 1.870 républicains et conservateurs libéraux. Hanoteau donne ces indications beaucoup plus larges : sur 2.860 conseillers élus, les deux tiers étaient des républicains, mais en grande partie conservateurs ; parmi les monarchistes, les orléanistes l'emportaient de beaucoup sur les légitimistes, des bonapartistes, notables de l'Empire, étaient élus.
Le Journal des Débats (15 septembre), après le premier tour, gourmandait les monarchistes, qui n'avaient pas mené la campagne électorale avec activité, qui attendaient que le Gouvernement travaillât pour eux sans s'en donner eux-mêmes la peine, qui n'étaient que « le parti de la mauvaise humeur ».
Il disait : « La lutte n'est plus entre monarchie et République, mais entre République modérée et République radicale. Aurons-nous un Gouvernement régulier et raisonnable, quel que soit son nom ? Toute la question est là. »
En ce sens, les élections, par rapport à celles du 8 février, confirmaient la régression de la droite, déjà si forte le 2 juillet ; elles constituaient pour les radicaux d'autre part également un sensible recul. Les progrès des bonapartistes avec les élections, notamment des deux de Cassagnac, de Rouher, de Dugué de la Fauconnerie et du prince Jérôme Napoléon, étaient au contraire sensibles.
Certains conclurent de ce démenti nouveau, donné par les électeurs à leur manifestation du 8 février, à la nécessité d'élections législatives générales nouvelles. Les Débats (28 octobre) en combattirent l'idée, le pays étant las de ces consultations répétées, on ne voterait pas, on aurait une assemblée qui ne représenterait rien.
Ces élections fournirent à Gambetta l'occasion d'une manifestation de modération imprévue. Dans une lettre au Dr Cornil, il écrivait que les conseils généraux devaient se borner à leur rôle d'administration, que les conseillers républicains devaient donner l'exemple [p.157] du travail et de la compétence pour le plus grand bien de leurs idées et de leurs principes.
Quand les conseils ainsi élus se réunirent le 23 octobre, ils nommèrent présidents 56 conservateurs, 18 républicains modérés et 12 radicaux ; les situations personnelles avaient joué un rôle important dans ces choix, qui ne correspondaient pas aux statistiques précédentes.
Casimir-Périer ministre de l'Intérieur. Rentrée de l'Assemblée. Message du 7 décembre. — Le 8 octobre, Lambrecht, homme de la droite, ministre de l'Intérieur, meurt. Thiers le remplace par Casimir-Périer, le fils du célèbre ministre de Louis-Philippe, qui était passé du centre droit au centre gauche fondé par de Marcère, Duréault, Christophle, suivant Thiers dans son évolution vers la République conservatrice. La circulaire aux préfets indique nettement son orientation, c'est la République conservatrice ouverte à tous les hommes d'ordre et de bonne volonté. « Les partisans éclairés et sincères de la République ne commettront pas la faute de fonder seule une République exclusive et intolérante. Ils croient que ce n'est pas de trop de tous les hommes de bonne volonté pour prêter force à des pouvoirs réparateurs. » Il ajoute : « Peu importent les noms et les formes de Gouvernement pourvu que triomphent les principes fondamentaux de toute morale, de toute justice, de toute liberté. » Sans doute, mais pourtant « ce nom, cette forme », il les proclamait.
On comprend le mécontentement que les conservateurs en ressentirent.
Thiers voulut leur donner des compensations. Il nomma à l'ambassade de Berlin un des leurs, de Gontaut-Biron. Il se prononça à la rentrée contre le retour des pouvoirs publics à Paris et le fit rejeter. Puis en un message nouveau du 7 décembre il s'efforça de donner à l'Assemblée toutes satisfactions.
Il affirma son pouvoir constituant, et son droit exclusif de proclamer le régime qui convient à la France. « Il manque au repos du pays quelque chose, qui est présent à tous les esprits, qu'il n'appartient pas au Gouvernement de lui assurer, qu'il est dans nos pouvoirs, qu'il ne serait peut-être pas dans notre sagesse de chercher à lui donner précipitamment, c'est-à-dire un avenir clairement défini. » « Quant à nous, ajoutait-il, simples délégués, notre unique et impérieux devoir c'est de réorganiser le pays. » Et dans sa péroraison, [p.158] à plusieurs reprises il affirmait encore : « Vous êtes le souverain, nous ne sommes que les administrateurs délégués. » « Vous êtes le souverain... Vous faire des propositions sur ce qui est constitutif, serait de notre part... une témérité, une entreprise sur vos droits. »
Aussi bien l'objet du message était un exposé de l'état de la France, des ruines dues à l'Empire, de la renaissance due déjà au Gouvernement et à l'Assemblée unis, de nos relations avec les puissances étrangères, de notre situation financière, si alourdie par les charges de la guerre, de la reconstitution de nos forces militaires et de ses propres idées à ce sujet.
L'essentiel était la proclamation de la souveraineté de l'Assemblée, de son droit exclusif d'établir le régime politique futur. Pour le reste, le message était un programme d'affaire, plus ministériel que présidentiel. John Lemmoine écrivit que c'était « un véritable message américain, un exposé général de la situation ». Il ajoutait : « Langage conciliant, prudent, presque triste à force de sagesse. » Il louait Thiers d'avoir résisté à ceux qui demandent une solution, « une solution c'est une révolution ». (Journal des Débats, 9 déc.)
La gauche, au dire de de Lacombe, fut très mécontente. Henri Martin traita Thiers de « gargotier monarchique ». Rivet et ses amis se plaignirent de ce que Thiers, en se pliant devant l'Assemblée, « avait rendu leur proposition inutile[51] ».
Le message ne rassura pas autant qu'il l'eût voulu la majorité. Comment croire, malgré ses protestations, que, chef d'État disposant d'une autorité légale et morale incomparable, exerçant un pouvoir personnel presque sans précédent, Thiers resterait étranger au règlement de la question suprême, du régime ? Son nouveau ministre ne venait-il pas de laisser entendre sa pensée ?
Discours de Thiers du 26 décembre. Il prend parti pour la République. — Thiers du reste allait sans tarder, le 26 décembre, changer d'attitude et se prononcer pour la République.
Il fut peut-être influencé par les objurgations véhémentes de la gauche. La République française, à la suite de la séance du 9 décembre, avait écrit : « Nous sommes sortis de cette séance humiliés, le cœur plein de tristesse... Nous avons vu pendant plus de deux heures le Président de la République abaisser son autorité, sa dignité devant des hommes qui sont les ennemis de la République. »
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Il le fut peut-être également par les premières manifestations de l'Assemblée. Le 20 décembre, Raoul Duval, interpellant le Gouvernement au sujet de Ranc, faillit le renverser. Le 18, une interpellation Brunet sur l'absence dans l'Assemblée de députés élus et validés, qui visait les princes d'Orléans, qui, après avoir pris l'engagement vis-à-vis de Thiers de ne pas siéger s'ils étaient validés, estimaient que la loi du 30 août consolidant Thiers, les dégageait de leur engagement, avait donné lieu à une séance passionnée au cours de laquelle l'extrême droite, hostile aux princes, s'était alliée à la gauche, créant entre les deux fractions monarchistes un déchirement profond, que de Lacombe rend dans son journal de façon saisissante. « L'exaspération, écrit-il, des orléanistes et des fusionnistes est au comble. Les ultras sont à la fois satisfaits et un peu confus de leur puissance. Je dis à l'un d'eux : « Vous pouvez être puissant comme obstacle, vous l'avez toujours été, vous ne le serez jamais pour fonder. » « Je sors de cette séance navré et révolté. Je vois la majorité rompue, les griefs irrémissibles entre le centre droit et l'extrême droite, l'avenir de la France livrée à toutes les folies, l'Assemblée impuissante, Thiers plus maître que jamais, mais pour être bientôt renversé à son tour[52]. »
Des objurgations des uns, des menaces et des divisions des autres, Thiers ne pouvait-il pas conclure que l'apaisement des esprits par le pacte de Bordeaux était désormais chimérique, que la monarchie était irréalisable, que l'adhésion à la République était pour lui une nécessité ?
Son adhésion à la République, il la formula dans le discours qu'il prononça le 26 décembre contre l'impôt sur le revenu. Il s'adressa à ceux qui voulaient « faire un essai loyal de la République » et leur dit : « Vous avez raison, il faut le faire loyal... Nous sommes des hommes sincères. Nous voulons le faire loyalement. » Il ajouta : « Je m'adresse tout spécialement à ceux qui se font de la République un souci continuel, et je suis du nombre. Je leur demande, au nom du vœu secret, du vœu profond de leur cœur, de mettre sous la République de la justice partout. »
Entre le message du 7 décembre et son discours du 26, l'opposition était profonde. Thiers ne proclamait plus l'Assemblée souveraine, quant au régime à établir, il ne se disait plus son simple administrateur délégué, il n'hésitait pas à empiéter sur ses droits et à se prononcer pour la République. Thiers d'ailleurs, dans ses Notes [p.160] et souvenirs, revient à propos de son discours sur ses arguments contre l'impôt sur le revenu et ne dit rien de son adhésion à la République, qui émut tant tout le pays et le sépara de la majorité.
Tentative de réaction des monarchistes. Leur réunion du 3 janvier 1872. — La manifestation de Thiers en faveur de la République provoqua en réaction une tentative d'union du côté des monarchistes, qui venaient de se diviser si violemment au sujet de l'interpellation Brunet. Une réunion fut improvisée le 3 janvier, qui se tint chez de Meaux. Elle réunit une centaine de députés. De Falloux, venu exprès à Versailles, en fut le principal orateur. Il déclara que la restauration ne pouvait avoir lieu qu'avec « la maison de Bourbon tout entière réconciliée et unie »; que sans doute le comte de Chambord s'était prononcé pour le drapeau blanc tandis que les d'Orléans ne renonçaient pas au drapeau tricolore, mais qu'on pouvait donner « satisfaction à tous nos souvenirs, à toutes nos gloires si nos antiques fleurs de lys venaient se poser sur le drapeau actuel » et que, si le comte de Chambord hésitait devant cette solution, il pouvait s'en remettre à l'Assemblée la plus loyale, la plus sincèrement patriotique, la plus capable de donner une garantie égale au peuple et au roi[53] ». De Falloux rapporte que son discours fut chaleureusement approuvé par la grande majorité de ses auditeurs, que quelques membres de l'extrême droite l'avaient pourtant interrompu. Mais il écrit que « le lendemain l'Union dénonça, dénatura, anathématisa tout ce qui s'était passé chez de Meaux ». « Je me vis calomnié avec toute la droite modérée. »
La réaction contre Thiers républicain avait été vaine, elle n'avait fait qu'éclater à nouveau l'antagonisme des deux droites, tout en les séparant de Thiers.
Élections du 7 janvier 1872. Difficultés entre l'Assemblée et Thiers. Sa mise en minorité. — A Paris, dans de nouvelles élections partielles Vautrain, républicain modéré, fut élu contre Victor Hugo, radical; on s'y souvenait encore de la Commune. En province onze républicains, quatre monarchistes, un bonapartiste furent élus. Ces résultats, moins désastreux que ceux du 2 juillet pour la droite, lui faisaient encore malgré tout perdre des sièges dans l'Assemblée.
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L'entente entre la majorité et Thiers devenait de plus en plus difficile. Deux conflits aigus, le second qui eût pu causer sa chute définitive, surgirent.
Le 9 décembre, le Gouvernement avait proposé d'élever pour la Banque de France la limite de l'émission de ses billets, le numéraire, par suite de nos versements à l'Allemagne, se raréfiant à l'excès. La commission saisie fit traîner en longueur ses délibérations malgré les démarches personnelles de Thiers. Le 27, la Banque touchant à son plafond, Thiers s'emporta devant l'Assemblée contre cette résistance injustifiée, déclarant qu'en deux heures il se chargeait d'épuiser avec elle le sujet et que le rapport pouvait être établi sans délai[54]. Il obtint ainsi son dépôt le 29, mais la résistance avait manifesté une mauvaise volonté certaine contre lui.
La seconde crise, incomparablement plus grave, eut lieu au sujet des droits sur l'importation des matières premières, qu'il proposait pour créer des ressources budgétaires nouvelles et indispensables, plutôt que l'augmentation des impôts existants ou la création d'un impôt nouveau sur le revenu. L'agriculture, non frappée par ces droits, leur était favorable. L'industrie, naturellement les combattait violemment, leur préférant des droits sur les produits fabriqués, qui la défendraient. Les libre-échangistes aussi y étaient, par principe, hostiles. Dans la majorité, l'évolution républicaine de Thiers lui faisait perdre des voix. Les débats durèrent du 10 au 20 janvier, ils furent passionnés. Thiers prononça deux discours, les 13 et 18 janvier. Un de ses amis politiques, Feray, industriel, proposa la nomination d'une commission pour étudier les tarifs proposés, « auxquels on n'aurait recours qu'au cas d'impossibilité d'aligner autrement le budget ». Thiers la combattit énergiquement. Elle fut votée par 367 voix contre 297. Tous les républicains avaient voté contre, voulant rendre nécessaire l'impôt sur les revenus ; des monarchistes s'étaient joints à eux (19 janvier). Le soir même les ministres, le lendemain le Président signèrent leur démission. « Je rentrai à l'hôtel de la préfecture révolté de voir que les calculs mercantiles, les passions de parti, l'esprit de système eussent ainsi fait méconnaître l'intérêt certain du pays », a-t-il écrit. « J'étais blessé aussi que l'Assemblée dans son ensemble appréciât si peu le dévouement que j'apportais au service de la France[55]. » Son personnalisme [p.162] éclate dans ces lignes. Il faut qu'on s'incline devant ses idées et devant sa personne.
Sa puissance se manifeste alors. Sa démission remue l'opinion. Des délégations lui sont envoyées par les républicains et les monarchistes. Mac-Mahon joint ses instances aux leurs. Le 20, l'Assemblée vote un ordre du jour, qui est une amende honorable. L'Assemblée « s'est bornée à réserver une question économique, son vote ne peut être regardé comme un acte de défiance et d'hostilité et ne saurait impliquer le refus de concours qu'elle a toujours donné au Gouvernement ». Elle fait un nouvel appel au patriotisme du Président de la République et déclare ne pas accepter sa démission. Devant ces démarches humiliantes pour l'Assemblée, Thiers déclara ne pouvoir se refuser à l'Assemblée et être prêt à essayer de se dévouer encore aux intérêts du pays.
Il triomphait, sa force s'était encore manifestée. Mais l'Assemblée devait conserver le souvenir de sa défaite et de son humiliation.
Et si Thiers constate que, en France et à l'étranger, la satisfaction fut grande, il ajoute : « Elle ne fut pas exempte d'inquiétude chez les gens sages qui voyaient un mauvais présage dans cette première rupture[56]. »
Nouvelles tentatives d'entente monarchiste. Démarches. Manifeste du 25 janvier. — Les monarchistes, malgré leur dernier échec, tentèrent encore de s'entendre et d'obtenir de leur prétendant des concessions. De Lacombe et de Meaux sollicitèrent du comte de Paris une démarche auprès du comte de Chambord, « comme représentant du principe monarchique », pour obtenir un adoucissement de son intransigeance. Le prince s'y refusa, son initiative « n'aurait pas d'effet sur son cousin ». Il faudrait qu'il se fît « le chef du parti libéral ». On lui demande aussi d'agir sur toutes les fractions de la droite, pour qu'on puisse dire « qu'il a fait ce qu'il a pu ». Ce fut sans effet.
Le général Ducrot se rendit auprès du prétendant à Anvers, pour obtenir des concessions et lui faire entrevoir l'élection éventuelle du duc d'Aumale à la Présidence de la République, la chute de Thiers étant possible. Le prince fut intransigeant même sur ce second point, n'admettant pas « qu'un prince du sang fût en dehors de l'entourage de son roi ». Il y eut des négociations en vue d'un programme [p.163] commun à établir entre les monarchistes. Le comte de Paris, sur les instances du duc de Nemours, accepta de se rendre à Anvers. Mais le comte de Chambord, mis au courant, l'arrêta, comme au 5 juillet, par un nouveau manifeste le 25 janvier 1872. On avait laissé entendre que, s'il ne voulait pas céder sur ses principes, il abdiquerait pour laisser la restauration se faire au profit du comte de Paris ; il proclama : « Je n'abdiquerai jamais. » « Je ne laisserai pas porter atteinte au principe monarchique, patrimoine de la France, dernier espoir de sa grandeur et de sa liberté », « sans lequel (lui-même) n'est rien, avec lequel il peut tout ». Et il ajoute ce trait, qui ira au cœur du petit-fils de Louis-Philippe : « Rien n'ébranlera mes résolutions, rien ne lassera ma patience, et personne, sous aucun prétexte, n'obtiendra de moi que je consente à devenir le roi légitime de la Révolution. » C'était l'intransigeance arrêtant toute tentative de fusion et d'action monarchique. De Lacombe écrit : « C'est toujours la même ignorance des faits et des idées du temps présent. Les radicaux et les bonapartistes se réjouissent, les conservateurs sont consternés, les orléanistes songent à un contre-manifeste[57]. » Le 15 février, les légitimistes modérés rédigent un programme. La monarchie « traditionnelle et héréditaire est le Gouvernement naturel du pays »; elle est « représentative et constitutionnelle »; elle assure « sous la garantie de la responsabilité parlementaire toutes les libertés nécessaires ». Ils ne l'attendent « que du vœu de la nation librement exprimé par ses mandataires ». Ce programme est signé par quatre-vingts députés ; deux d'entre eux doivent le communiquer « respectueusement », non comme une sommation, au prétendant. Baragnon et Ernoul partent donc, quoiqu'on leur eût fait savoir que leur communication ne pourrait être reçue. Ils n'osent pas à Anvers la présenter au prétendant. Ernoul surtout lui expose par contre avec fermeté la situation. Ils n'obtiennent pas de réponse. Les adhésions au programme ainsi établi s'arrêtent. L'union entre les monarchistes et entre eux et le prince a, une fois de plus, avorté.
Cet échec provoque de la part du centre gauche des avances vis-à-vis des monarchistes orléanistes. Le Temps du 8 février écrit : « Le prétendant donne à comprendre qu'il n'y aura aucune fusion possible entre la monarchie traditionnelle, qu'il représente, et la monarchie constitutionnelle, celle du drapeau tricolore et de la tolérance religieuse, celle de 1830 en un mot, que représentent le [p.164] petit-fils et les fils de Louis-Philippe. » Le journal se demande : « Que feront les monarchistes constitutionnels ? ». Il répond : « L'effet naturel du manifeste de Henri V serait de pousser le centre droit vers le centre gauche, puisqu'il est certain que les monarchistes constitutionnels sont moins éloignés de la République que de la légitimité. » On formerait ainsi « la République de tous, avec l'aide de tous, moins les sectaires blancs et rouges ». Il ajoute : « Mais, hélas! que de difficultés à ce rapprochement ! » Il ne devait, en effet, jamais se produire, tant l'Assemblée était vouée à la paralysie par ses perpétuelles contradictions.
Lois et mouvements politiques en février et mars 1872. — Avant que l'Assemblée se mît en vacances pour un mois, le 29 mars, sa vie fut vivement et à plusieurs reprises agitée.
Les 2 et 3 février ce fut à l'occasion d'une proposition Duchâtel en faveur du retour à Paris. Le Gouvernement, partisan du retour, soutint l'ajournement de la discussion, que la commission rejetait pour faire voter contre la prise en considération. L'ajournement fut repoussé ainsi que la prise en considération ; celle-ci par 377 voix contre 318, le centre droit ayant voté avec la droite, contre l'espérance du Temps, et malgré leur précédente division ; ces frères ennemis étaient des frères siamois. Casimir Périer, ministre de l'Intérieur, atteint par ce vote, démissionna et fut remplacé par Victor Lefranc, ministre du Commerce, qui eut pour successeur de Goulard. C'était une concession faite à la droite.
L'Assemblée discuta ensuite et vota la loi dite de Trévenneuc. Plusieurs propositions avaient été faites destinées à assurer les assemblées contre une insurrection, ou un coup d'État. « Nous ne voulons plus que l'Assemblée puisse être dissoute par un complot venant de la rue, pas plus que par un complot venant d'en haut », disait de Trévenneuc dans l'exposé des motifs de la proposition dont il était l'auteur, ce qui ne manquait pas d'être blessant pour le chef de l'État. Les débats eurent lieu les 5, 6 et 15 février; le Gouvernement n'y intervint pas. La loi disposait qu'en cas de violence contre l'Assemblée, les conseils généraux, sans convocation, se réuniraient au chef-lieu du département ou, en cas d'empêchement, ailleurs; qu'ils pourvoiraient tout de suite à l'ordre, que deux délégués de chacun d'eux se rendraient au lieu où se trouverait le Gouvernement pour former une assemblée qui serait constituée quand la moitié des départements y auraient leurs délégués et qui, assurant l'ordre et [p.165] l'administration, assurerait la reconstitution de l'Assemblée ou, en cas d'impossibilité, l'élection d'une nouvelle assemblée. Les débats furent passionnés. On évoqua les souvenirs de brumaire et du 2 décembre d'un côté, ceux du 4 septembre de l'autre. C'était une nouvelle mesure de défiance contre la capitale. Elle irrita Thiers en laissant prévoir que l'Assemblée pourrait être paralysée par un coup d'État.
Il est à remarquer qu'en votant cette loi l'Assemblée faisait œuvre constitutionnelle pour la seconde fois.
De son côté le Gouvernement, inquiet de la propagande bonapartiste et pour répondre à la loi de Trévenneuc, déposa le 21 février un projet pour la sécurité de l'Assemblée et du Gouvernement. La majorité hostile vota difficilement l'urgence et le projet ne vint jamais en discussion.
Ainsi la tension entre la majorité et Thiers était constante.
Le 14 mars enfin, l'Assemblée vota, dans un nouveau déchaînement des passions. » la loi qui établit des peines contre les affiliés de l'Association internationale des travailleurs ». Le rôle de cette association dans les émeutes parisiennes du siège et dans la Commune, n'était pas douteux ; le Gouvernement avait déposé un projet qui frappait comme « attentat contre la paix publique » toute association adoptant son programme. La commission proclamait en son rapport qu'il y a « des principes immuables, qui sont la trame même de la vie sociale », que « toute association qui a pour but de les détruire constitue, par le fait même de son existence, un attentat contre la paix publique, punissable comme les associations en vue de crimes et de délits contre les personnes ou la propriété ou comme un complot ».
Ces débats, alors que la loi ne comptait que quatre articles importants, occupèrent huit séances. Tolain, Louis Blanc, Bertauld au nom des principes, J. Favre parce que c'était une loi spéciale, l'attaquèrent. Dufaure répondit qu'elle ne frappait pas que l'Association internationale, mais toutes celles qui avaient le même programme ; il rappela que J. Favre, ministre des Affaires étrangères, avait condamné et dénoncé à nos agents la fameuse association.
Ces débats, avec leur retour irritant sur des faits encore tout récents et odieux, provoqua un nouveau déchaînement des passions. C'était l'atmosphère habituelle de l'Assemblée et du pays même, à cette époque.
Entre temps, le 11 février, trois élections eurent lieu dans les [p.166] Côtes du Nord, l'Eure et la Corse. Deux républicains et dans ce département Rouher furent élus. C'était un nouvel échec pour la majorité, un gros succès pour les bonapartistes.
Vacances de l'Assemblée, 30 mars-22 avril. Rentrée. Incidents. Nouveaux conflits. — A l'occasion de Pâques, l'Assemblée suspendit pendant trois semaines ses séances, mais l'agitation politique et les conflits ne chômèrent pas.
Les conseils généraux en grand nombre votèrent des adresses de félicitations à Thiers pour sa vigilance à défendre la forme établie du Gouvernement ; elles étaient illégales, ayant un caractère politique, et irritèrent la majorité.
Thiers annonça que sans quitter sa résidence ordinaire, Versailles, il se rendrait à Paris pour y recevoir à dîner les représentants des principaux corps de l'État et qu'il y donnerait des audiences les 8, 11, 13 et 15 avril. La majorité y vit une protestation contre le rejet du transfert des pouvoirs à Paris et manifesta son mécontentement, alors que les républicains y applaudissaient.
Gambetta prononça des discours à Angers le 7 avril, au Havre le 18, qui firent de lui le porte-parole des républicains. En même temps il faisait entendre des paroles modérées et, faisant l'éloge de Thiers, attaquait violemment l'Assemblée, réclamant sa dissolution, déclarant que c'était le vœu de tous les pays qu'il visitait, que l'Assemblée avait montré toute son hostilité en refusant le retour à Paris, qu'on ne pouvait rien attendre d'elle.
C'était jeter de l'huile sur le feu. Insister sur l'opposition existant entre Thiers et l'Assemblée, se taire sur l'opposition entre Thiers et lui, sa politique et son parti, constituait une singulière exagération et ne s'expliquait que par la volonté de brouiller encore davantage le Président et la majorité.
La rentrée fut marquée par l'émotion qu'une simple indisposition de Thiers suscita dans le pays, à la Bourse même, et par le remplacement de Pouyer-Quertier qui s'était quelque peu compromis au cours d'un procès fait à Janvier de la Motte par de Goulard.
Elle fut suivie d'une série d'interpellations, sur la nomination du maire de Châteauroux, sur les adresses des conseils généraux, sur la politique extérieure, sur la participation des maires aux banquets de Gambetta en province. Raoul Duval protesta énergiquement contre sa campagne pour la dissolution et le ministre de l'Intérieur, Victor Lefranc, proclama que l'Assemblée était seule maîtresse quant à la [p.167] durée de ses pouvoirs, sans que la gauche soucieuse de ne pas se séparer de Thiers protestât.
Le 4 mai l'Assemblée écouta un vibrant discours du duc d'Audiffret-Pasquier parlant au nom de la commission d'enquête chargée d'examiner les marchés des administrations publiques depuis le 18 juillet 1870. Il y dénonçait les fautes et l'impéritie de toute notre administration militaire, cause de nos désastres. Ce discours fit une sensation profonde. On en vota l'affichage. Rouher ayant voulu défendre l'Empire et attaquant le Gouvernement du 4-Septembre, le rapporteur prononça un nouveau discours encore plus écrasant et Gambetta une harangue enflammée. Le duc de Broglie, qui avait quitté Londres pour diriger le centre droit, présenta un ordre du jour exprimant la volonté de l'Assemblée d'atteindre toutes les responsabilités, avant ou après le 4 septembre, discours qui fut voté à l'unanimité. Luttes et passions reprenaient donc sans cesse.
De graves problèmes, libération du territoire, emprunt de 3 milliards, loi militaire, les apaisèrent quelque peu.
Élections du 9 juin. Tentative de rapprochement des centres. La droite et Thiers. — Le 9 juin quatre élections eurent lieu. Abattuci, impérialiste, fut élu en Corse et trois radicaux dans le Nord, la Somme et l'Yonne.
On tenta un rapprochement des centres pour coaliser les forces conservatrices ; il échoua devant le refus du centre droit d'abandonner toute velléité de restauration monarchique. Un regroupement du centre droit et de la droite en un parti uniquement conservateur fut réalisé et neuf de ses membres les plus marquants, les « bonnets à poil », comme les baptisèrent les Débats, eurent avec Thiers une entrevue. On lui rappela qu'il avait été porté sur les listes conservatrices, on lui dénonça les progrès du radicalisme, on lui demanda de le combattre. Il répondit qu'ayant accepté « le dépôt de la République » il ne pouvait s'opposer à des « élections républicaines », qu'il ne pouvait mesurer « le degré de républicanisme des candidat », qu'il n'avait pas le moyen de maîtriser « le suffrage universel », que son impartialité était favorable aux bons choix des électeurs.
Dans ses Notes et Souvenirs, il écrit que la réponse « ferma la bouche du duc de Broglie » qui garda désormais vis-à-vis de lui « une attitude de froideur affectée ». C'était donc toujours entre Thiers et la majorité l'opposition et l'irritation. Sa force à lui, sa [p.168] faiblesse à elle venaient de ce qu'ils savaient la restauration impossible.
Les délégués de la majorité publièrent une note dans laquelle ils exprimaient leur regret de n'avoir pas pu s'entendre (avec Thiers) « sur les véritables conditions de la République conservatrice » et leur volonté de « réserver toute leur liberté pour la défendre ».
Puisque le centre gauche et Thiers se dérobaient à l'union contre le radicalisme, il ne restait plus que la lutte contre eux. De Larcy, le dernier ministre légitimiste du cabinet, démissionna.
Vacances de l'Assemblée. Activité de Thiers. Campagne oratoire de Gambetta. — Du 4 août au 13 novembre 1872, l'Assemblée chôme. Le pays n'entend plus parler d'elle, sa force assoupie décroît.
Par contre Thiers, Gambetta surtout, agissent et parlent ; là est la force active.
Thiers se repose à Trouville au contact de « la Société » qui y afflue. Il s'occupe de questions militaires, d'expériences qui passionnent les esprits. Il se rend au Havre. Y viennent à son intention des navires de guerre anglais, signe d'un rapprochement précieux, ce qui lui donne l'allure d'un souverain. Il soulève l'enthousiasme. En même temps il fait preuve d'énergie en réprimant les excès auxquels des grèves donnent lieu et en interdisant des manifestations pour les anniversaires du 4 et du 22 septembre.
Il occupe l'opinion et manifeste son activité, sa vigueur.
Mais tout autres sont l'activité, les succès, les triomphes de Gambetta au cours d'une campagne oratoire qui s'étend à toute une partie du pays, à la Loire, à la Savoie, au Dauphiné.
Le 14 juillet il parle à La Ferté-sous-Jouarre et dans ce milieu rural il prône l'union si féconde en 1789 des bourgeois, des ouvriers, des paysans.
Le 12 septembre il se rend dans la Loire, visite avec Dorian ses centres manufacturiers. Il parle à un banquet à Firminy, où des députés, des conseillers généraux, des maires de chefs-lieux de cantons l'entourent.
Le 22, pour l'anniversaire de la République, il est à Chambéry ; la réunion publique interdite n'est pas transformée en une réunion privée, qui pourrait aussi l'être, mais il reçoit en cinq fournées les foules venues de toutes les directions.
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Le 24, un dîner privé réunit les organisateurs ; il est présidé par le député Parent, président du Conseil général.
Le 25, après avoir reçu sur sa route des députations de tous les villages, il est à Albertville. Il proteste contre les entraves qu'on lui impose, fait l'apologie de la République.
Le 26, il est reçu à la gare de Grenoble par plus de 6.000 personnes qui l'acclament et prononce déjà à son hôtel un discours ; puis, après un banquet en une réunion très nombreuse à laquelle on a eu soin de donner les caractères d'une réunion privée, il prononce son fameux discours.
Le 27, mêmes scènes, mêmes choses à Pontcharra. Le 29, c'est à Thonon où cinq bateaux amènent des foules françaises et suisses ; cortèges, bannières, drapeaux, musiques ; Gambetta a peine à avancer ; sur la place des Arts, vin d'honneur, discours répétés, et discours encore au cours d'un banquet. Le 30 septembre et le 1er octobre, mêmes manifestations à Bonneville, La Roche, Annecy.
Partout Gambetta soulève l'enthousiasme des foules accourues de toutes parts. Son éloquence débordante, faite d'élans désordonnés, de formules enthousiastes, de traits acérés, sans plan d'ailleurs, sans méthode, soulève les acclamations, les salves d'applaudissements frénétiques. C'est un fleuve débordé qui entraîne les foules fascinées, quasi délirantes.
Thèmes de la croisade républicaine de Gambetta. — Pour se rendre compte de l'effet produit par l'ardente campagne de Gambetta, il faut rappeler les thèmes de ses discours. L'analyse du plus célèbre, de celui qui eut le plus grand retentissement, de son discours de Grenoble, en donnera une idée d'ailleurs bien insuffisante, car ce sont les développements eux-mêmes, ces couplets enflammés et les acclamations frénétiques qui les entrecoupaient, qu'il faudrait reproduire.
Il se réjouit d'être dans un pays de longue date acquis aux principes de la Révolution. Ce qu'on acclame en lui ce n'est pas l'homme, c'est la République. La cause de la France et celle de la République sont désormais confondues. Il s'élève contre les moyens empruntés aux odieuses lois de l'Empire pour entraver son action, contre la presse sans nom qui accuse son parti d'être le parti du désordre. La démocratie suppose les grandes campagnes d'opinion, comme en Angleterre, sinon on est en régime cellulaire, c'est l'ancien régime. La « peur du peuple » se comprenait sous la monarchie. Il faut [p.170] aujourd'hui descendre dans les couches, dans les rangs profonds de la société, tous les citoyens doivent communiquer entre eux. On ne veut pas confesser que la monarchie est finie. Il y a des classes qui ne veulent pas voir l'évolution de la société, l'ascension des « nouvelles couches sociales ». Ne voit-on pas dans le pays entier le nouveau personnel que porte le suffrage universel ? « Oui je pense, je sens, j'annonce la venue, la présence dans la politique d'une nouvelle couche sociale, qui est aux affaires depuis dix-huit mois et qui est loin à coup sûr d'être inférieure à ses devancières. » Elle est sortie du sentimentalisme pour atteindre au réalisme pratique, positif, scientifique. Aussi la réaction crie au « radicalisme triomphant » et exploite « la peur » dont Gambetta dénonce les méfaits tout au cours de l'histoire. C'est la mission du parti républicain d'en guérir la France en renonçant aux « aventures héroïques de la rue », puisqu'il a pour lui la loi et les moyens d'action réguliers. Il faut se méfier d'ailleurs, car les chefs du parti monarchique, constatant l'hostilité du pays contre la monarchie, se préparent à « faire la République ». Le parti républicain est ainsi menacé d'invasion. Il doit accueillir les masses qui viennent à lui, non les chefs, qui ont servi, trahi tour à tour tous les régimes. C'est à ceux qui ont la passion et les soucis de la vie publique qu'il appartient de « se faire les instituteurs, les éducateurs, les guides de leurs frères moins avancés du suffrage universel » et de les mettre en garde contre les suspects.
Les « serviteurs des prétendants », les agents de « désordres antipatriotiques » doivent être exclus des « listes républicaines ». Qu'on se souvienne des promesses libérales faites par Napoléon Ier à Grenoble même, au retour de l'île d'Elbe, et de celles de Napoléon III.
Et Gambetta termine par la glorification de Paris frappé, outragé, qui supporte si dignement les injures et les calomnies, « jusque dans la plus humble des bourgades salué comme la tète et le cœur de la Patrie ».
Dans son long discours, Gambetta n'aborde aucun des problèmes qui se posent à la France : politiques, constitutionnels, financiers, sociaux ou de politique étrangère. Il s'en tient à une seule chose, la République, sans la définir, mais dénonce et attaque avec une implacable éloquence ses adversaires, la monarchie, et surtout les monarchistes ; il faut exclure de la vie politique tout le personnel, tous les partisans des régimes précédents, un personnel nouveau, recruté par le suffrage universel dans les classes inférieures de la société, [p.171] dans les « nouvelles couches », doit prendre dans un régime nouveau la direction du pouvoir au service de la politique démocratique nouvelle.
Cette sèche analyse ne peut rendre la puissance de l'éloquence torrentielle de Gambetta, excitant les passions plus encore que remuant les esprits. Dans le recueil de ses discours publiés par J. Reinach, ceux qu'il prononça au cours de sa croisade de l'automne de 1872 en province occupent 193 pages ; il est impossible d'y insister davantage. Il faut pourtant noter qu'à Annecy, à un toast porté au Président de la République, il répondit par un éloge du chef de l'État, de « l'homme éminent », s'inspirant de la « volonté nationale », qui avait déjà accompli tant de « choses mémorables », éloge qui devait compromettre Thiers auprès des conservateurs, et qu'à Thonon, en présence de foules mélangées de Suisses et de Français récemment réunis à la France, il fit entendre des élans vraiment sublimes du plus pur patriotisme. Comparant la France des jours de gloire à la France des jours de défaite, il s'écriait : « Oh ! cette France, je l'aime comme on aime une mère ; c'est à elle qu'il faut faire le sacrifice de sa vie, de son amour-propre, de ses jouissances égoïstes; c'est de celle-là qu'il faut dire : là où est la France, là est la patrie. » Dans des paroles de feu éclatait la flamme de son patriotisme, qui le faisait communier même avec ses adversaires politiques.
Suites de la campagne de Gambetta. — Cette campagne, sans précédent, exaspéra naturellement monarchistes et conservateurs.
Les sarcasmes du tribun contre eux et la monarchie, contre les anciennes classes sociales, l'annonce de l'avènement des « nouvelles couches », la menace de la dissolution, le panégyrique de Paris soulevèrent leur fureur et ils pressaient Thiers de l'exclure de la République.
Les républicains modérés, le Temps (1er octobre), par exemple, se trouvèrent gênés. Le journal demandait comment on pouvait priver quelqu'un de ses droits politiques. Il louait l'appellation « République progressive » substituée par Gambetta à « République radicale », mais il critiquait son exclusivisme, pareil à celui des droites. Et rappelait que la République avait deux fois sombré parce qu'elle n'avait jamais été « jusqu'ici que l'œuvre d'un parti, on pourrait dire d'une secte ».
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Avant la rentrée il y eut encore d'autres causes de mécontentement pour la majorité contre Thiers, comme l'expulsion de France du prince Jérôme, élu conseiller général en Corse, investi d'une sorte de mandat par l'Empereur et qui devenait l'occasion d'une agitation impérialiste nouvelle. Les droites songèrent alors à remercier Thiers et à mettre à sa place le duc d'Aumale, qui, dans un débat militaire, avait fait l'apologie du drapeau tricolore, « drapeau chéri », « emblème de la concorde et de l'union ». L'adhésion du comte de Chambord à ce projet ayant été annoncée, celui-ci écrivit, le 9 octobre, à de La Rochette, qu'il n'avait pas à s'occuper de M. le duc d'Aumale », qu'il « pouvait faire ou ne pas faire tout ce qu'il voudrait, accepter ou refuser une situation dans l'ordre de choses actuel ». Cette expression blessante soulignait l'hostilité du prétendant.
Très importante fut, le 10 octobre, une séance de la commission permanente. Il y eut d'abord un accrochage entre la majorité et Thiers au sujet de manifestations hostiles dont avaient été l'objet à Nantes des pèlerins revenant de Lourdes. La réponse désinvolte de Thiers la blessa. Puis vinrent les reproches contre l'attitude du Gouvernement au cours de la campagne de Gambetta. Du discours de Grenoble il dit : « Je le trouve mauvais, très mauvais; je n'admets pas la distinction des classes... Si la tribune avait été ouverte j'aurais combattu le discours de Grenoble de toute mon énergie. » Mais il ajouta : « Je défie de faire aujourd'hui autre chose que le Gouvernement de tout le monde, de proclamer une dynastie quelconque. Si on le peut qu'on le fasse. » Cette réponse, ce défi, mécontentère extrêmement la majorité, qui se sentait incapable de les relever.
Ouverture de la session. Message capital de Thiers pour la République. — La session d'octobre 1872 allait donc s'ouvrir dans une atmosphère d'orage. Thiers, le 13 novembre, présenta à l'Assemblée un message d'une suprême importance.
Dans une première partie il décrivait une fois de plus l'état de la France et l'œuvre de restauration accomplie, occasion de montrer ses compétences et ses mérites. Ce succès, Thiers l'attribuait « à une cause, à une seule, au maintien de l'ordre », et il disait aux républicains : « C'est par vous surtout que l'ordre doit être passionnément désiré, car si la République, déjà essayée à deux reprises et sans succès, peut réussir cette fois, c'est à l'ordre que vous le devrez. »
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C'était faire pressentir qu'il y aboutissait lui-même et, en effet, il l'adoptait formellement. « Les événements, disait-il, ont donné la République... La République existe. Elle est le Gouvernement légal du pays; vouloir autre chose serait une révolution, et la plus redoutable de toutes. Ne perdons pas notre temps à la proclamer, mais employons-le à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires... Tout gouvernement doit être conservateur et nulle société ne pourrait vivre sans un gouvernement qui ne le serait pas. » « Une république qui serait celle d'un parti serait l'œuvre d'un jour. » « Surtout, ne laissons pas entrevoir le règne d'un parti, car la République n'est qu'un contresens si au lieu d'être le Gouvernement de tous elle est le Gouvernement d'un parti, quel qu'il soit. » De l'ordre il faisait la condition de la force de la France même à l'extérieur.
Thiers se prononçait donc catégoriquement pour la République, mais pour la République conservatrice, il est vrai, et il terminait en proclamant que la forme à lui donner, la force conservatrice à lui imprimer, appartenaient à l'Assemblée. « Dieu nous garde de nous substituer à vous, disait-il. Mais... si vous nous demandez notre avis, nous vous le donnerons loyalement et résolument. »
A l'Officiel, après le texte de ce message, on lit : « Longues acclamations et applaudissements réitérés au centre gauche et à gauche. L'émotion produite... détermine une grande et générale agitation dans l'Assemblée... Pendant plus de vingt minutes, M. le président fait de vains efforts pour obtenir le rétablissement du silence et du calme. » Thiers était donc passé dans le camp des républicains, mais, et là étaient la contradiction et le paradoxe, ce n'était qu'en répudiant les thèses de leur chef.
Le calme revenu, après un incident, sur la proposition de de Kerdrel on vota la nomination d'une commission chargée de présenter un projet de réponse au message. Les bureaux n'étant pas encore formés, ses membres ne furent élus que le 18 novembre. Elle comptait neuf membres de la droite et du centre droit, trois du centre gauche, deux de la gauche et un non classé.
Le message produisit dans le pays naturellement des impressions vives et contradictoires. La République Française (15 novembre) écrivit : « M. Thiers vient à son tour de couper le câble. Il a rompu hier avec la monarchie, quelle qu'elle soit. Il a proclamé la République comme le seul Gouvernement qui puisse convenir désormais à notre pays. » Elle constatait sa rupture avec la droite, le centre [p.174] droit même ayant gardé un silence hostile. Elle en concluait à l'impossibilité de fonder la République avec l'Assemblée, « la majorité parlementaire prétendant résister à la majorité du pays ». Elle ajoutait que les thèses de Thiers, la république n'appartenant à aucun parti, la nécessité de l'ordre, de l'esprit conservateur « auraient attristé nos amis de la gauche, si elles avaient été accueillies par la droite et les centres comme des concessions agréables et suffisantes ». Le lendemain le journal s'efforçait de montrer que les Républicains étaient les partisans de l'ordre et de la conservation, l'ordre étant le libre exercice du droit, la conservation celle du régime existant, la République. C'était faciliter aux républicains l'adhésion au message de Thiers.
Le Temps (15 novembre) de son côté dépeignait l'effet produit par le message sur les divers partis de l'Assemblée. Le comble de l'indignation de la droite, proclamant que Thiers venait de consommer son alliance avec le radicalisme, les applaudissements de la gauche à l'homme d'État qui venait pour la première fois et avec une si sereine fermeté de lui parler de la République comme d'un fait accompli », l'incertitude et la froideur du centre droit, « non pas scandalisé, mais surpris, peut-être même déçu », le message ne contenant « rien qui fût à son adresse, qui lui fit sa part ».
Interpellation Changarnier, 18 novembre. — Le 18 novembre le général Changarnier interpella le Gouvernement au sujet de son attitude vis-à-vis de la campagne de Gambetta et la séance fut encore plus passionnée que celle du 13. Le général s'éleva violemment contre Gambetta : « Il a injurié grossièrement l'Assemblée souveraine, il s'est évertué à ruiner son autorité, il a outragé la religion de la majorité des Français. En annonçant l'avènement d'une nouvelle couche sociale il a inquiété les ouvriers honnêtes, les commerçants, les propriétaires... » Or « les fonctionnaires ont encouragé de leur présence la prédication de ces doctrines insensées, ils devraient être punis... » L'indécision du Gouvernement en face de cette propagande est la cause des résultats des élections. « Ne jugera-t-il pas que le moment est venu de se séparer franchement, hautement, énergiquement d'un factieux... d'un collègue disposé à tout bouleverser pour ressaisir une dictature désastreuse dont le retour perdrait à jamais la France? »
Le réquisitoire était violent, la sommation pressante.
Ce fut le ministre de l'Intérieur Victor Lefranc qui répondit, [p.175] alors que c'était visiblement le Président qui était visé. Il le fit en épiloguant sur le caractère des réunions tenues, le Gouvernement étant désarmé quand elles sont privées. Il lut le procès-verbal de la séance de la commission permanente, les paroles du Président qui étaient un blâme énergique du discours de Grenoble. « Mauvais, très mauvais », avait dit Thiers, ajoutant : « Il n'y a pas de classes sociales dans la nation, il n'y a pas de couches sociales différentes. Il n'y a dans la nation que la nation... Il n'y a en France que des Français. Tout Gouvernement qui distinguerait ou désignerait des classes sociales différentes serait un Gouvernement dangereux. » « Ce discours, avait-il encore déclaré, a fait un mal sérieux et tous ceux à qui la République est chère doivent le blâmer. » Le ministre relevait que dans la commission de Broglie avait conclu : « Lorsque la séparation existe entre le Gouvernement et ces doctrines le parti conservateur n'a rien à demander de plus. » L'interpellation n'était-elle donc pas sans objet.
De Broglie, mis en cause, intervint. Il reconnut que Thiers avait en effet blâmé avec énergie les doctrines de Gambetta. Il aurait voulu que « la France entière eût entendu les accents de sa voix et vu l'énergie de son geste ». « Ce qu'on réclamait, c'était le renouvellement solennel de cette protestation. » « Tant que la conscience publique n'aura pas eu cette satisfaction... l'interpellation... n'aura pas reçu de réponse. »
C'était sommer Thiers de répéter publiquement devant toute l'Assemblée, en face de Gambetta et de la gauche, ce qu'il avait dit dans le huis-clos de la commission.
Thiers se déroba. « Les paroles qu'on veut me faire dire, quelque conformes qu'elles soient à mes convictions, je ne les dirai pas », et il se déclara « douloureusement affecté de se voir traité comme un homme dont on aurait le droit de douter », toute sa vie répondant de ses convictions.
Tout ce qu'il y avait de contradictoire dans sa position éclatait dans cette obstination à ne pas répéter ce qu'il avait dit, après l'avoir laissé redire par son ministre. Il était pour la République, mais pas pour les républicains, et le plus fort était qu'il sommait les conservateurs, qui lui étaient indispensables, étant la majorité, de lui donner leur confiance : « Quand on paraît douter de moi, on me donne le droit de provoquer un témoignage de confiance. Vous m'en avez donné le droit, je le demande. »
Dans ses Notes et Souvenirs il n'avoue même pas que son [p.176] obstination à ne pas se répéter venait de ce qu'il ne pouvait pas rompre ouvertement avec le parti dont il venait d'adopter la formule et c'est encore contre « l'inconvenance de la sommation », qui lui avait été adressée, qu'il s'élève.
Changarnier, reprenant la parole, adoucit le conflit : « Nous lui demandions tout simplement, dit-il, qu'il nous préférât, nous ses vieux amis, à ses nouveaux amis très zélés mais très compromettants. » Il s'étonna de ce que « le personnage principal de la discussion eût gardé le silence », ce qui provoqua cette réplique de Gambetta : « Il y persévérera », révélatrice des contradictions constantes qui s'imposaient à tous et viciaient la politique d'alors; c'est dans le silence qu'on pouvait seulement s'entendre ou en avoir l'air.
De Broglie lui aussi devint moins pressant, soulignant le fonctionnement défectueux du régime parlementaire, de la responsabilité du Gouvernement. Il déposa un ordre du jour qui réprouvait les doctrines de Grenoble et ne contenait ni méfiance, ni confiance pour le Gouvernement.
Thiers, Baragnon prirent encore la parole. Un ordre du jour présenté par les républicains exprimait la confiance dans le Président sans allusion au discours de Gambetta ; un autre de Benoît d'Azy blâmait les doctrines de celui-ci, en s'associant au blâme que le Président leur avait infligé ; un autre encore de Mettetal exprimait la confiance dans le Gouvernement et le blâme de l'Assemblée pour ces doctrines. Après une longue bataille sur la priorité, l'ordre du jour pur et simple fut repoussé par 490 voix contre 133, celui de Benoît d'Azy par 377 contre 279, celui des républicains par 446 contre 190. L'ordre du jour Mettetal accepté par Thiers fut voté par 263 voix contre 113.
Thiers eut donc la majorité, mais une majorité toute relative par rapport au nombre des membres de l'assemblée, car dans un scrutin il y avait eu 656 voix exprimées. Il y avait eu beaucoup d'abstentions, dans la droite notamment ; des membres de l'extrême gauche, d'autres de l'extrême droite et des bonapartistes avaient voté contre.
Thiers, rallié à la République mais blâmant les républicains déterminés et actifs, soutenus par ceux dont il venait de se séparer, se trouvait dans une situation paradoxale. Son autorité devait s'en trouver très affaiblie. Ce qu'il gardait de force ne lui venait plus que de la faiblesse de ses adversaires.
[p.177]
Le Temps exprima la surprise éprouvée de ce que Thiers n'avait pas accepté l'ordre du jour des républicains, que les conservateurs auraient voté pour ne pas provoquer une crise gouvernementale et de ce qu'il avait voulu se concilier la droite en acceptant celui qui blâmait le radicalisme; il s'étonna du peu de voix obtenues par le Gouvernement. Il conclut : « Le Gouvernement est ébranlé au moment où il aurait besoin de toute sa force pour proposer au pays des mesures constituantes. L'Assemblée, déjà affaiblie par ses divisions, s'est montrée encore plus divisée, encore plus impuissante que jamais. Nous sommes en pleine crise... »
La République française était naturellement beaucoup plus sombre et catégorique : « Nous venons d'assister, écrivait-elle le 20, à l'agonie de l'Assemblée de Versailles. Cette agonie a été violente, tourmentée et la moribonde s'est débattue dans des convulsions qui ont montré à toutes les gens combien elle était profondément atteinte et dans toutes ses parties. De l'Assemblée de Versailles il ne reste aujourd'hui qu'un assemblage informe de pièces et de morceaux. » Jugement singulièrement exagéré, car l'Assemblée devait encore durer quatre années et faire la Constitution ; jugement qui devait irriter encore plus la majorité et l'indisposer contre Thiers, qui avait refusé de blâmer à nouveau, au sein de l'Assemblée, l'inspirateur du journal.
Du 22 au 26 novembre, crise aiguë. Pénible succès de Thiers. — La commission de Kerdrel, au lieu de préparer simplement une réponse au message, étudia d'ensemble le malaise régnant entre l'Assemblée et le Président. Le 22, elle conféra avec Thiers et Dufaure. Elle reprocha au Président de n'avoir pas assez catégoriquement blâmé le discours de Grenoble. On lui demanda comment sa proposition de fonder des institutions nouvelles cadrait avec le pacte de Bordeaux, et quelles institutions il préconisait[58].
Il répondit : — Que tout le monde savait ce qu'il pensait du fameux discours; que dans la crainte de l'avènement d'une Chambre radicale il voulait une seconde Chambre, un exécutif solidement établi, le droit de dissolution pour le Président et la Chambre haute et une sage loi électorale; — que le pacte de Bordeaux ne signifiait pas qu'on ne sortirait jamais du provisoire; que « ceux qui à Anvers, ou à Chislehurst offraient la couronne à leur prince en [p.178] sortaient tout autrement que lui...; — qu'il voulait organiser la République pour la rendre conservatrice. » Thiers qui rend compte de cet entretien ajoute que le Président de la commission Audiffret-Pasquier se borna à le remercier.
La commission ayant délibéré confia à Batbie le rapport sur ses propositions. Il fut déposé le 26 novembre. Après l'hommage de rigueur à Thiers, il déclarait qu'en l'entendant dire qu'il ne fallait pas « perdre son temps à proclamer la République », l'Assemblée pouvait croire qu'il lui déniait le pouvoir constituant; que par la suite, il est vrai, il le lui avait reconnu, mais qu'il fallait qu'aucun doute ne subsistât; — que de même il y avait équivoque, Thiers, déclarant que la République ne pouvait être que conservatrice, faisant forcément appel aux conservateurs, alors que certains d'entre eux attachés à la monarchie ne pouvaient lui sacrifier leur principe; — que Thiers ayant condamné les manœuvres radicales, il fallait pour les vaincre « constituer un Gouvernement de combat » avec toutes les forces conservatrices; — que le remède proposé par Thiers d'une seconde Chambre conduirait à la dissolution de l'Assemblée et retarderait l'établissement de la véritable responsabilité parlementaire, vrai moyen d'établir l'accord intime entre l'Assemblée et l'exécutif; — que le malaise venait de l'intervention personnelle du chef de l'État dans les débats paralysant la liberté entière de l'Assemblée par la transformation d'une question ministérielle en une question présidentielle. La conclusion était qu'il fallait organiser la responsabilité ministérielle sans retard, l'union des pouvoirs ne pouvant attendre, ce qui requérait la nomination d'une commission pour présenter un projet qui l'établirait.
Le 28 novembre ce fut Dufaure qui répondit à cette sorte de message de la majorité : La commission, au lieu d'une réponse au message présidentiel, excédant sa mission, présentait un projet de loi, inutile d'ailleurs, la responsabilité ministérielle existant de par la loi du 11 août 1871. C'était comme contrepartie au titre nouveau donné alors à Thiers que celle-ci avait consacré et sa propre responsabilité et celle de ses ministres, individuelle et collective. Ce qu'on voulait c'était entraver les interventions de Thiers à la tribune, mais la loi Rivet les prévoyait et comment lui retirer la parole quand il était membre de l'Assemblée, quand il était responsable devant elle, quand vingt-six départements lui avaient imposé de prendre part aux travaux de l'Assemblée. Cavaignac, chef de l'exécutif, ne montait-il pas à la tribune de l'Assemblée, le [p.179] Président des États-Unis, s'il n'intervenait pas dans les débats législatifs, n'avait-il pas une sorte de veto sur les lois votées ? Le Gouvernement demandait donc qu'au lieu d'envisager seule la responsabilité on fit une loi sur les pouvoirs publics et qu'on nommât une commission de trente membres pour l'étudier.
Le lendemain, 29, Thiers prononça un nouveau et capital discours. Il affirmait : — Que son message n'avait pas pour but de poser la question de la forme du Gouvernement, mais de donner au Gouvernement les moyens de remplir sa tâche et d'assurer le repos du pays; — que la commission ne se préoccupait pas de fortifier le Gouvernement, mais seulement d'entraver sa présence trop fréquente à la tribune; — que le Gouvernement s'en étonnait, refusait de ne traiter que cette question personnelle; — qu'on s'était effrayé des doctrines détestables produites devant le pays et étonné de ce que leurs partisans l'applaudissaient; — qu'il reconnaissait qu'on excitait le peuple par ces doctrines, qu'il énumérait, mais qu'il les avait toujours condamnées, qu'aucun homme d'État véritable ne pouvait pas ne pas le faire, qu'on avait vu son attitude, il y avait dix-huit mois; — qu'on ne pouvait demander compte à un Gouvernement des applaudissements qu'il recevait d'un côté ou d'un autre; — que si l'Assemblée lui avait conféré le pouvoir à Bordeaux cela avait été sans le choisir, sous la pression des circonstances, sans conditions réciproques, qu'alors la question de la forme du Gouvernement ne pouvait pas se poser et que le pacte de Bordeaux s'était ainsi imposé; — qu'on l'avait appelé chef du pouvoir exécutif de la République française, titre qui ne correspondait pas aux théories, aux affections de toute sa vie; — qu'il aurait voulu faire de la France « une Angleterre, non une Amérique »; — que les circonstances lui avaient imposé de « conserver ce titre de République française »; — qu'à Bordeaux nul n'aurait pu prononcer le mot de monarchie; — qu'il avait déclaré que la foi de chacun restait libre et même que, si on administrait bien, la République en profiterait. « Fallait-il donc mal administrer? »; — qu'il avait ajouté que, rétabli le grand blessé qu'était la France, se prononcerait lui-même sur la forme de son Gouvernement; — que le message n'avait pas eu pour but « d'enchaîner l'avenir », mais « de pratiquer sincèrement, loyalement le Gouvernement existant et de lui donner les moyens de remplir ses fonctions »; — que cette politique s'opposait à celle du « Gouvernement de combat »; qu'elle consistait à « désintéresser le plus possible toutes les opinions sincères pour réduire l'opposition à ceux [p.180] qui veulent le mal » et qu'elle seule avait permis de restaurer le pays; — qu'aux grandes villes qui lui avaient demandé s'il travaillait pour la monarchie, il avait répondu que dans l'Assemblée personne ne conspirait, qu'en tout cas lui tiendrait sa parole et maintiendrait la République, que grâce à cela personne n'avait bougé; — que s'il croyait la monarchie possible il se retirerait et laisserait la majorité la faire; — qu'on l'interrompît si on croyait que l'intérêt du pays était de la faire aujourd'hui, qu'on prît alors le pouvoir; — que, vieux disciple de la monarchie, il pratiquait la République parce qu'il s'y était engagé et que pratiquement il ne pouvait pas faire autre chose; — que sans doute il y avait de mauvaises élections, mais que c'était le fait du nombre, qu'elles ne seraient pas meilleures avec la politique de combat qu'avec celle de la modération; — qu'on lui reprochait d'être trop souvent à la tribune et de gêner l'Assemblée, que cela détruisait le parlementarisme, mais celui-ci est autre sous une monarchie, avec un roi héréditaire, et dans une république avec un chef d'État élu et transitoire, qu'alors c'est un chef devant une assemblée qui lui parle, qui tâche de la persuader et qui, s'il ne la persuade pas, se retire, et aussi des ministres, qui sont toujours sous la main de l'Assemblée et qui à la première improbation se retirent; — que dans tous les cas (et il les reprenait) où il eût lutté contre le sentiment de l'Assemblée, et où ses ministres ayant seuls parlé avaient été mis en minorité, il aurait lui-même abandonné le pouvoir.
Il concluait que, pour remédier aux inconvénients signalés, il fallait « une organisation dont toutes les parties concordassent entre elles », non une « constitution longue et complète », mais seulement « le nécessaire, l'indispensable ». On ne pouvait détacher « une seule question », « uniquement pour lui donner un témoignage de défiance ».
Dans ce long discours, Thiers s'engage définitivement pour la République, et conteste qu'il tienne vraiment son pouvoir de l'Assemblée, qu'il soit lié vis-à-vis d'elle comme un mandataire. Il oppose la politique de modération à la politique de combat. C'est la rupture avec la majorité monarchiste. On y trouve aussi une conception très particulière du parlementarisme différent en République, du parlementarisme monarchique et concordant avec son goût du pouvoir personnel.
Ernoul reprit le thème des opposants. Ce qui primait, c'était le radicalisme à combattre ; Thiers manquait de l'énergie voulue, s'imposait [p.181] et empêchait la majorité d'obtenir un Gouvernement suivant sa politique, de là le projet de la commission.
Thiers reprit la parole. S'il ne s'appuyait pas toujours sur la majorité, c'était à cause des divisions qui existaient partout dans la majorité et dans la minorité, de là la nécessité pour lui de gouverner avec des majorités successives. Et de nouveau il réclama non une loi particulière, mais un ensemble de réformes. Le projet de la commission était inspiré par la méfiance, « confiance, méfiance, ne cherchons pas davantage ».
Après une dernière intervention de Lucien Brun, l'amendement du Gouvernement fut voté par 372 voix contre 335. La majorité tombait à 37 voix. « En tout autre temps une pareille majorité m'aurait paru insuffisante, lit-on dans les Notes et Souvenirs de Thiers; mais au point de division où nous étions arrivés on devait s'en contenter[59]. » C'était le résultat du chaos, des contradictions intestines qui régnaient partout et qui étaient vraiment la caractéristique de cette période de notre histoire politique.
Interpellation du 30 novembre. Changements ministériels. — Le lendemain de ce vote si important, la bataille recommença, Prax-Paris développa une interpellation au sujet de félicitations et de vœux politiques adressés au Gouvernement par un grand nombre de conseils municipaux, félicitations pour sa politique, vœu pour la dissolution de l'Assemblée. Il en dénonça facilement l'illégalité, montra qu'ils avaient été provoqués par des députés, que le secrétariat de la Présidence en avait complaisamment accusé réception, que le ministre de l'Intérieur avait laissé faire. Celui-ci, Victor Lefranc, répondit de façon gênée et faiblement. Raoul Duval soutint l'interpellation en dénonçant la nouvelle majorité, qui se disait conservatrice, parce qu'elle défendait la République existante, mais qui ne l'était guère autrement et ne pouvait vraiment pas soutenir un Gouvernement d'ordre et conservateur. Il dénonça à nouveau le défaut d'autorité du Gouvernement qui ne réagissait pas contre des actes illégaux, commis par des corps contre lesquels il était armé.
L'ordre du jour présenté par les interpellateurs rappelait les faits, en affirmait l'illégalité et se terminait par ce blâme : « L'Assemblée nationale rappelle M. le ministre à la pratique de la loi et passe à l'ordre du jour. » Les républicains demandèrent l'ordre du jour pur et simple qui fut retiré à la demande du ministre. L'ordre du jour [p.182] Raoul Duval fut voté par 305 voix contre 298. Thiers n'était pas intervenu ; l'Assemblée, libre en face du ministre, n'avait pas hésité à voter contre lui. C'était la démonstration de la thèse de la majorité : Thiers entravait sa liberté en substituant sa responsabilité présidentielle à la responsabilité ministérielle.
Le ministre, mis en minorité de sept voix, donna sa démission ; il fut remplacé par de Goulard, homme de la majorité, qui était ministre des Finances, et Léon Say le remplaça aux Finances. La nomination d'un orléaniste au ministère politique par excellence donnait à ce mouvement ministériel sa portée politique. Thiers, inquiet du côté de l'Allemagne, pour conserver le pouvoir, avait suivi la règle du jeu. Il expérimentait ainsi la fragilité de sa majorité de la veille.
Commission des Trente. Débats sur la dissolution. Le Gouvernement se rallie à la majorité conservatrice. — Selon son vote du 29 novembre, les bureaux de l'Assemblée eurent à nommer la commission qui devait préparer le projet concernant les attributions des pouvoirs publics et la responsabilité ministérielle. Ils prirent les quinze membres de la commission de Kerdrel ; en y ajoutant quinze nouveaux membres. La commission compta vingt membres de la droite et du centre droit ; elle élut président de Larcy, vice-président d'Audiffret-Pasquier, secrétaires Lefevre-Pontalis et Othenin d'Haussonville. Elle se divisa en deux sections pour préparer, l'une le projet sur les pouvoirs publics, l'autre celui sur la responsabilité ministérielle.
Quant à l'Assemblée, les vœux, les adresses, les pétitions en faveur de la dissolution, fruits de l'ardente campagne de Gambetta, se multipliant, elle se vit saisie, à la demande de Lambert de Sainte-Croix, d'un grand débat à leur sujet et ces nouveaux débats, reprise en somme des précédents, furent tout aussi passionnés et violents.
Gambetta, dont la dissolution était le delenda Carthago , les entama par un monumental discours de plus de vingt colonnes à l'Officiel. Dur à entendre pour la majorité, il fut coupé d'apostrophes, d'interruptions, de bruits, de suspension même des débats. En voici la rapide et pâle analyse :
Les partisans de la dissolution l'ont soutenue dès les débats de la loi Rivet en niant le pouvoir constituant de l'Assemblée.
L'Assemblée doit se dissoudre parce qu'elle a été élue dans des conditions tout à fait anormales ; — parce que les élections législatives [p.183] postérieures ont démenti les résultats du 8 février, à raison de 115 sur 135 ; — parce que les élections aux conseils municipaux et aux conseils généraux ont confirmé le désavœu des élections législatives, cent vingt des chefs de la majorité au moins ayant échoué dans ces élections; — parce que les corps ainsi élus ont émis des vœux en faveur de la dissolution; — parce que dans l'Assemblée il n'y a pas une majorité qui permette à un gouvernement stable de remplir sa tâche. « Il y a ici deux partis parfaitement opposés, à peu près de force égale, mais impénétrables l'un à l'autre. »
Ce sont les causes qui ont provoqué le mouvement pour la dissolution. Il a répondu à la proposition de former un gouvernement de combat qui s'oppose à la politique du message. En face de ces deux politiques le pays s'est levé en faveur de la dissolution par « esprit conservateur » pour arrêter un mouvement rétrograde. Les radicaux ne sont pas les ennemis de la République conservatrice, ils sont les partisans du suffrage universel, ils jugent que consulté il se prononcera pour la République. Comme il n'y a pas de majorité pour appliquer la politique du message ils veulent qu'on fasse appel au pays, qui n'a plus foi en ses représentants. L'instabilité actuelle ruine l'autorité de la France même au dehors. La majorité devra un jour se résigner à la dissolution, le pays alors « saura reconnaître les siens, et choisir entre ceux qui auront retardé et ceux qui auront préparé le triomphe de la République ».
La réplique au discours de Gambetta fut donnée par Audiffret-Pasquier avec non moins d'énergie et d'éloquence. Il répondit aux griefs contre l'Assemblée en dénonçant les doctrines du parti radical ; il fit appel aux républicains, qui étaient animés d'un esprit conservateur tout autant que les monarchistes et prôna la formation d'un grand parti de l'ordre, qui, la forme du gouvernement mise à part, achèverait la reconstitution nationale.
Il montra l'hostilité contre l'Assemblée commençant dès Bordeaux et trouvant dans la Commune son aboutissement; il dénonça l'argument tiré des termes de l'armistice contre ses pouvoirs et sa durée. Il protesta contre les pétitions pour la dissolution, moyen révolutionnaire employé parce que à Versailles l'Assemblée échappait à la pression du peuple de Paris. Il combattit la dissolution en montrant toutes les grandes lois urgentes à faire et le danger de l'avènement du parti radical distinct des autres partis républicains, « celui qui affirme la souveraineté du nombre au mépris des droits inhérents à la personnalité humaine ». « Je vous repousse, s'écria-t-il, [p.184] je vous repousse, vous radicaux, non parce que je suis monarchiste, je vous repousse au nom de la liberté, parce que je suis libéral. » Il dénonça alors la thèse des classes sociales distinctes et opposées, de l'avènement des « nouvelles couches », montrant que nos successives révolutions : 1830, 1848, 1871, sont devenues de plus en plus barbares parce que les revendications qui les provoquaient étaient devenues de plus en plus des revendications de classes.
Il montra, en citant particulièrement Naquet, que le parti radical attaquait la religion et Dieu, la spiritualité et l'âme, l'ordre social et la propriété, l'héritage, la famille, le mariage, l'autorité paternelle, la moralité, la vertu. Il soulignait la scission au sein du parti républicain entre lui et ceux qui admettaient ces principes; entre ceux-ci et les radicaux et non entre les conservateurs et eux était la vraie coupure. Il conclut qu'il fallait former le grand parti conservateur, avec les conservateurs de droite et de gauche, dans « la trêve des partis ». « Malheur, s'écriait-il, à celui qui divisera les forces conservatrices devant les forces socialistes, les forces nationales devant l'étranger. »
Le discours d'Audiffret-Pasquier provoqua la plus grande sensation, la séance dut être suspendue.
Après des discours de bien moindre importance de Louis Blanc, de Raoul Duval, de Le Royer, ce fut Dufaure, et non Thiers, qui prit la parole au nom du Gouvernement. Il se rangea catégoriquement du côté de la majorité du 30 novembre et non du côté de celle du 29 pour condamner la dissolution, déclarant parler au nom du Gouvernement tout entier.
A l'argument de Gambetta tiré des termes de l'armistice il opposa que cet acte, préliminaire de la paix, n'avait à envisager que la question paix ou guerre. Il protesta contre la thèse que le peuple restait juge de la durée des pouvoirs de ses élus, sa souveraineté ne consistant que dans leur choix, interrompre arbitrairement leurs pouvoirs c'était pour lui faire œuvre révolutionnaire. Il déclara qu'il n'y avait « qu'un pouvoir au monde, l'Assemblée elle-même, qui pût mettre fin au mandat illimité qu'elle avait reçu; qu'on pouvait d'ailleurs l'appeler à le faire par des voies normales, mais qu'elle seule était en droit de répondre aux pétitions régulières qui devraient lui être présentées.
L'état de trouble, la stagnation des affaires étaient moins, à ses yeux, le résultat du provisoire que celui de la guerre et de la révolution, dont les effets d'ailleurs déjà s'atténuaient ; la dissolution [p.185] serait au contraire une nouvelle cause de troubles et de divisions dans le pays. C'était la campagne menée pendant les vacances en Savoie, en Dauphiné, ailleurs encore pour la dissolution qui avait de nouveau intensifié l'agitation du pays, troublé les affaires, et de nouvelles élections feraient pire encore. Le Gouvernement a dû s'en préoccuper. Il l'a blâmé au sein de la commission permanente et s'il y a eu froissement entre lui et une partie de l'Assemblée à ce sujet (18 novembre) une commission a été nommée qui doit, avec le concours du Gouvernement, trouver la solution de la responsabilité ministérielle et de l'organisation des pouvoirs publics. Cette commission n'a émis aucune résolution hostile contre le Gouvernement et un de ses membres vient de prononcer un discours qui l'a profondément ému. « Toutes les froideurs qui se sont élevées entre le Gouvernement et une partie de l'Assemblée » peuvent donc être dissipées. On prépare une solution d'entente, elle donnera lieu à un grand débat dans l'Assemblée et c'est le moment où l'on dissoudrait celle-ci en jetant dans le pays un trouble plus grand que celui que l'on dénonce. D'ailleurs, d'après la loi du 23 août 1871, les pouvoirs du Gouvernement sont liés à ceux de l'Assemblée, la dissolution de celle-ci mettrait fin au pouvoir de celui-là. Le but en serait la formation d'une forte majorité. Qui garantirait qu'elle dût en sortir ?
Ce discours provoqua à son tour une très grosse agitation dans l'Assemblée et Dufaure fut l'objet de très nombreuses félicitations de beaucoup de ses membres.
Après quelques incidents sur les ordres du jour, de Goulard fit connaître que le Gouvernement acceptait l'ordre du jour pur et simple et, après le vote de l'affichage pour le discours de Dufaure, celui-ci fut voté par 483 voix contre 196. Gambetta, en mettant le couteau sous la gorge de l'Assemblée, avait réveillé en elle l'instinct de conservation.
Thiers et la majorité réelle de l'Assemblée, réunis par leur conservatisme, malgré leurs dissentiments sur le problème crucial de la forme du Gouvernement, se retrouvaient rapprochés.
L'abstention de Thiers dans le débat avait singulièrement favorisé ce résultat. Dans ses Notes et Souvenirs il grossit à l'excès le rôle qu'y joua Dufaure, « qui enthousiasma les centres, enchantés d'avoir à leur service un moment ce talent si vigoureux ». Pourquoi ne leur en laissait-il pas plus souvent la satisfaction ? De son abstention il donne comme raison que Dufaure avait eu à cœur de se rencontrer avec Gambetta. Il aurait pu avoir plus tôt la même ambition.
[p.186]
La vraie raison n'était-elle pas qu'en gardant le silence une nouvelle fois il avait voulu répondre au désir de la majorité de le voir intervenir moins souvent dans les débats de l'Assemblée.
Il faut donc voir dans ce changement d'attitude de Thiers une réaction contre l'effort qu'il avait fait d'inaugurer une pratique nouvelle du parlementarisme, autre en régime républicain qu'en régime monarchique, et il est piquant de voir que ce sont les monarchistes partisans des gouvernements personnels, qui luttaient contre l'action personnelle du chef de l'État, parce qu'il avait tourné le dos à la monarchie.
Petite loi électorale du 18 février 1873. Affirmation de la nouvelle majorité. — La nouvelle majorité s'affirma en votant une légère réforme électorale qui lui était favorable. Selon la loi du 15 mars 1849 qui régissait les élections, pour être élu au premier tour il suffisait d'obtenir la majorité des voix, ne fût-elle que relative, si elle atteignait le huitième du nombre des électeurs inscrits. Comme les conservateurs peu disciplinés présentaient plusieurs candidats et les républicains un seul, celui-ci l'obtenait facilement au premier tour contre ses concurrents et était élu, alors qu'au second tour l'un de ceux-ci restant seul contre son adversaire républicain l'eût emporté. Sur la proposition de Savary, soutenue par la commission, et sur le rapport Lefèvre-Pontalis, du 30 janvier, la majorité vota la loi du 18 février qui exigeait pour l'élection au premier tour la majorité absolue et au moins le quart des électeurs inscrits. Ainsi s'affirma l'efficacité de l'union réalisée entre conservateurs.
Mort de Napoléon III. Nouvelle manifestation du comte de Chambord. Les espérances impérialistes et monarchistes brisées. — La réaction conservatrice contre la menace radicale pouvait éveiller les espérances des impérialistes et des monarchistes. Deux événements vinrent, au moins temporairement, les briser.
Le premier fut la mort, le 9 janvier 1873, de Napoléon III. On se flattait qu'avec l'appui de généraux et de certains préfets, qui lui étaient acquis, il pourrait profiter du trouble des esprits, des craintes et du mécontentement dans le monde des affaires, pour recommencer l'aventure de 1815, un « retour de l'île d'Elbe ». Sa maladie l'en empêchait; on résolut l'opération, elle eut lieu le 2 janvier et fut recommencée le 6, elle provoqua sa mort le 9. Les chances d'une restauration impériale étaient tout au moins différées, l'Impératrice [p.187] étant en conflit avec les partisans démocrates de l'Empire, conduits par le prince Jérôme, et le prince impérial étant un jeune homme de dix-sept ans, inconnu du pays, sans préparation, sans autorité personnelle.
Le second événement fut une nouvelle manifestation d'intransigeance de la part du comte de Chambord. Pour répondre à la menace radicale, le comte de Paris réitéra auprès des partisans de Chambord sa déclaration d'effacement devant lui comme prétendant au trône. L'évêque d'Orléans, Mgr Dupanloup, frappé par la menace que le succès du radicalisme serait pour la religion et pour le pays, écrivit à la fin de janvier au comte de Chambord que « le devoir de sauver son peuple » et la nécessité pour cela d'un rapprochement impliquaient des « devoirs réciproques », que le rapprochement devait se faire entre la France, les princes d'Orléans et lui, que le salut du pays exigeait « des ménagements, de la clairvoyance, tous les sacrifices possibles ». Il écrivit en même temps au pape et conseilla au prétendant de prendre ses conseils. Il lui proposa des accommodements quant au drapeau : fleurs de lys sur les trois couleurs, ou deux drapeaux, celui du roi et celui du pays. Mais transiger était pour le prince une solution inacceptable. Il répondit le 8 février, avec sa même intransigeance : « Mon devoir est de conserver dans son intégrité le principe héréditaire, dont j'ai la garde, principe en dehors duquel, je ne cesserai de le répéter, je ne suis rien, et avec lequel je puis tout. » Pour le drapeau, imaginant bien que le sacrifice demandé s'y rapportait, il disait : « C'est un prétexte inventé par ceux qui, tout en reconnaissant la nécessité du retour à la monarchie traditionnelle, veulent au moins conserver le symbole de la Révolution. » Il disait en terminant : « Je n'ai donc ni sacrifice à faire, ni conditions à recevoir, j'attends peu de l'habileté des hommes et beaucoup de la justice de Dieu. » Mgr Dupanloup. à la lecture de cette réponse, aurait dit, tremblant d'émotion : « Voilà qui va faire les affaires de la République ! Pauvre France ! Tout est perdu ! » Ce qui était perdu, ce n'était pas tout, mais assurément la monarchie.
Dernière évolution constitutionnelle du Gouvernement de Thiers, loi du 13 mars 1873. Hésitation de la commission. — La Commission des Trente devait, aux termes de l'amendement [p.188] Dufaure, élaborer un projet réglant les attributions des pouvoirs publics et les conditions de la responsabilité ministérielle. Ses débats difficultueux se prolongèrent jusqu'au 21 février. Secrets, on les connaît mal. Thiers, dans ses Notes[60], dit qu'il se rendit plusieurs fois auprès d'elle pour la presser d'aboutir. Il lui disait que la responsabilité ministérielle était déjà réglée, que ce qu'on voulait c'était affaiblir son influence dans les débats de l'Assemblée, que prêt à transiger il demandait qu'on s'occupât du reste, selon le vote du 29 novembre. La commission regimbait parce que toute loi sur l'organisation des pouvoirs lui paraissait consolider la République et engager l'avenir. « Après plusieurs semaines, a avoué le duc de Broglie lui-même, on était moins avancé que jamais et peut-être plus menacé de ne pas s'entendre[61]. »
Ce fut la pression de l'Allemagne qui força les opposants à transiger. Thiers était engagé dans des négociations ardues pour l'évacuation anticipée de nos territoires occupés. L'Allemagne ne voulait traiter qu'avec un Gouvernement lui donnant des garanties de durée. De Gontaut-Biron, notre ambassadeur à Berlin, écrivit à des membres de la commission et à Thiers pour les presser de s'entendre. Il disait aux premiers : « On accuse la majorité de la commission, c'est-à-dire la droite, d'entraver l'accord si désiré entre les conservateurs et M. Thiers », « la prolongation et l'accentuation du désaccord... produisent ici un effet fâcheux ». Il disait à Thiers : qu'un ami de l'Empereur lui avait exprimé l'espoir qu'il avait que « l'accord se ferait entre M. Thiers et la droite »; si cela s'arrangeait, « il n'y aurait pas de difficulté de sa part sur le retrait des troupes ».
Thiers devait être très sensible à ces objurgations malgré l'irritation où le mettait la volonté de la commission de lui fermer la bouche, ce qui ferait de lui « un porc à l'engrais dans les jardins de la préfecture », « un mannequin politique ». Il finit par accepter la réglementation de ses interventions à la tribune, ces « chinoiseries », comme il disait. La commission de son côté accepta de prendre l'engagement de faire une loi électorale, une loi fixant les attributions d'une seconde Chambre et une troisième sur l'organisation du pouvoir exécutif, écartant seulement de cet engagement imposé par Thiers la formule : « à bref délai », qu'on y avait insérée et qui sonnait mal à ses oreilles, car ces lois faites, elle n'aurait plus qu ' à se [p.189] dissoudre. La résolution fut prise, le 19 février, par 19 voix contre 7. Les légitimistes et les orléanistes, une fois de plus irrités les uns contre les autres, s'étaient divisés.
Projet de la commission, rapport de de Broglie, 21 février. — Quand les délibérations de la commission furent terminées, de Broglie déposa le rapport qui lui avait été confié le 21 février. Ce document est des plus intéressants, car il révèle les hésitations, les incertitudes, les contradictions dans lesquelles Gouvernement et Assemblée se débattaient alors.
De Broglie signale d'abord les difficultés éprouvées par la commission quant à l'étendue de sa tâche. Elle n'a pas voulu « usurper des pouvoirs, qu'il n'était pas dans l'intention de l'Assemblée de lui confier ». Elle a donc jugé qu'elle ne devait pas aborder ces grandes questions de gouvernement que le commun et patriotique accord de tous les partis est convenu à Bordeaux de tenir en réserve pour des temps meilleurs », qu'elle ne devait pas « entrer dans le domaine du pouvoir constituant de l'Assemblée dont l'intégrité lui est réservée ». Première ambiguïté, car c'est l'assemblée qui votera le projet de la commission et celle-ci ne peut entreprendre sur ses droits, car d'autre part toute réforme concernant les pouvoirs publics est du domaine constitutionnel. Ce préambule marque seulement, ou dissimule, la volonté de la commission de réduire son œuvre au minimum, au seul objet qui tienne au cœur de la majorité, la responsabilité ministérielle.
C'est ce dont s'est occupée exclusivement une première sous-commission, dont de Broglie expose d'abord les conclusions. C'est là qu'est « le vice principal du régime », dans « le retour fréquent des conflits entre l'assemblée souveraine et le chef éminent auquel elle a confié le pouvoir exécutif », dans le dilemme où elle se trouve si souvent : ou voir l'homme qui représente hautement la France abandonner son mandat, ou trahir le mandat qu'elle tient de la France, et incliner ses convictions devant les vues personnelles du chef de l'État. Et ce qu'il y a de grave, c'est que ces conflits ne viennent pas seulement de causes profondes, mais naissent « des mille incidents de la vie parlementaire ». La loi du 31 août 1871 s'est montrée insuffisante pour y remédier.
On ne peut attendre, pour remédier à ce mal, l'œuvre constitutionnelle générale parce qu'en face de l'audace croissante des passions antisociales l'Assemblée ne peut se voir paralysée par le scrupule [p.190] patriotique de renverser le Gouvernement. Du reste, dans tous les pays libres les ministres pris dans le Parlement, en sympathie avec la majorité, sont les responsables et n'entrent que rarement en conflit avec elle, c'est « la première des libertés nécessaires d'un pays ».
La commission cependant ne désire pas appliquer ce principe intégralement parce que « ce chef élu d'un Gouvernement républicain est responsable en vertu du principe même de la République », ce qui donne « une plus grande latitude à son pouvoir personnel de chef d'État » et aussi parce que le Président est demeuré député et qu'il tient à se servir de « son talent oratoire, qui est un de ses plus certains et plus légitimes moyens d'ascendant ».
La solution est donc non « qu'il renonce entièrement à sa responsabilité », mais « qu'il en restreigne l'application à des cas rares et solennels » et que ses interventions à la tribune, « moins fréquentes, soient assujetties à quelques formalités ».
Le Président pourrait donc intervenir dans les débats législatifs ou dans les interpellations de politique générale, mais seulement en prévenant l'Assemblée de son intention un jour d'avance, le débat après son départ étant suspendu et renvoyé à une séance ultérieure, hors de sa présence.
L'intention de la commission n'est pas de « gêner par une complication ridicule » la liberté du chef de l'État et de se soustraire à la supériorité de sa puissance oratoire, mais d'éviter les conflits qui surgissent inopinément et qui déchaînent les passions.
D'ailleurs la commission propose de lui accorder des prérogatives compensatrices.
Pour les lois déclarées urgentes, ne comportant qu'une délibération, il pourrait en demander une seconde ; pour les autres, qui en comportent trois, il pourrait exiger que la troisième n'intervienne qu'au bout de deux mois.
Pour les interpellations, il n'interviendrait que si elles se rapportaient à la politique extérieure, ou si, se rapportant à la politique intérieure, elles engageaient la politique générale du Gouvernement, le Conseil des ministres décidant s'il en était ainsi, et non l'Assemblée, comme la commission l'avait d'abord décidé.
De Broglie expose ensuite que la sous-commission qui s'est occupée de la création d'une seconde Chambre, de la réforme électorale, de l'organisation et de la transmission des pouvoirs a abouti aux résolutions suivantes.
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Pour la seconde Chambre, la question a été réservée pour plus tard. Des projets nombreux ont été présentés ; le désaccord à leur sujet a été complet, une seconde Chambre ne peut être instituée à côté de l'Assemblée qui a reçu du pays une souveraineté indivisible. La commission, à la demande du Président, propose seulement de déclarer qu'il y aura lieu d'instituer une seconde Chambre, que le Président qualifie de « Chambre de résistance ».
Pour une nouvelle loi électorale la commission s'est bornée à dire que des garanties nouvelles d'identité, de capacité civile, de moralité devaient se trouver « dans la durée prolongée et plus qu'annuelle d'un domicile fixe et connu ».
Enfin quant à l'organisation, réclamée par le Président, du pouvoir exécutif, au terme de ses pouvoirs, devant coïncider avec celui des pouvoirs de l'Assemblée, dans l'attente de la constitution de l'Assemblée suivante et de l'élection d'un nouveau président, la commission a fait observer que ses pouvoirs et ceux par conséquent du Président ne prendraient fin qu'à la formation de l'Assemblée ou des assemblées qui remplaceraient l'Assemblée actuelle et qu'il n'y aurait donc pas de vacances de l'exécutif.
Au total, le projet de la commission, qui ne comportait que cinq articles, ne visait que les rapports du Gouvernement et de l'Assemblée, l'amendement Dufaure lui soumettant d'autres problèmes était escamoté. Il conservait la double responsabilité présidentielle et ministérielle, mais cantonnait la première dans le domaine, mal défini du reste, de la politique générale et l'entourait de « chinoiseries », dissimulant par ailleurs l'atteinte portée au Président au moyen de prérogatives nouvelles, qu'on lui assurait avec ostentation.
Selon la loi, qui veut que les institutions politiques soient la résultante des conditions dans lesquelles elles se forment, dans la situation pleine d'ambiguïté et de contradictions dans laquelle on se débattait, la commission n'avait pu aboutir qu'à des solutions subtiles, bâtardes, obscures et contradictoires.
Discussion et vote de la loi du 13 mars 1873. Mariage de raison de Thiers et de l'Assemblée. — Pas plus qu'au sein de la commission, au sein de l'Assemblée l'élaboration de la loi n'alla sans de longs débats et de multiples difficultés. Deux membres de l'extrême droite demandèrent le renvoi des débats à trois mois, ou à après l'évacuation du territoire.
Puis, le 27 février, quand ils s'ouvrirent, ce fut la déclaration [p.192] d'urgence qui fut combattue par Fresneau, raillant le projet qui ne faisait qu'établir un « cérémonial » pour l'entrée et la sortie de Thiers à l'Assemblée, et qui n'était pour elle qu'un « règlement intérieur ».
Dufaure prit ensuite la parole pour affirmer l'accord du Gouvernement et de l'Assemblée en faveur du projet.
De Marcère s'en félicita et insista sur son caractère définitif et non provisoire, le considérant comme la suite du message de Novembre, qui avait proclamé que la République était le fait acquis, la restauration étant impossible par le conflit entre monarchistes, et qu'il s'agissait de l'organiser.
De Castellane critiqua le projet parce qu'il ne faisait que du provisoire au lieu de faire une œuvre constitutionnelle définitive, qui s'imposait parce que c'était le vœu du pays, parce que possible actuellement elle ne le serait plus pour l'Assemblée dans quelques mois et enfin parce qu'avec le provisoire la situation à l'extérieur devenait de jour en jour plus critique. Ce qu'il faut constituer, ajoutait-il, c'est la monarchie constitutionnelle. « Nous le devons, disait-il, parce que nous représentons un pays essentiellement monarchique; nous le pouvons si, faisant abstraction de nos sentiments et de nos attachements personnels, nous savons tenir à qui de droit un langage à la fois respectueux, ferme et conciliant. » « Qui de droit », c'était le prétendant qu'il fallait mettre en face du vœu de la France.
Un autre monarchiste, Boyer, critiqua le projet parce que les formes et les restrictions imposées aux interventions du Président ne donnaient aucune garantie, parce que les prérogatives nouvelles qu'on lui accordait ne feraient qu'accentuer les conflits, parce qu'avec les lois qu'on s'engageait à faire la République consolidée ne serait plus seulement le « fait » mais le « droit ».
Plus violemment encore du côté des républicains, Gambetta, le 28 février, attaqua le projet : le préambule réservait le pouvoir constituant de l'Assemblée, mais le projet était lui-même constitutionnel. Le cérémonial organisé par les premiers articles était inefficace, les lois annoncées étaient un danger pour tous les partis. Il relevait qu'alors que dans les couloirs et les journaux le projet était critiqué par tout le monde, une majorité était résolue à le voter, les uns parce que pour eux il refoulait la démocratie, les autres parce que par des voies obliques on arriverait tout de même à la [p.193] République. Cela ne révélait-il pas quelque chose « d'incorrect », de « malsain », alors que le pays réclamait « la clarté » ?
Celui-ci ne comprenait pas l'accord de la majorité et de Thiers. Le message ayant déclaré que, la République existant, n'était « plus qu'à organiser », le projet en était-il la suite ? Alors, comment la commission le présentait-elle ?
Puis Gambetta s'en prenait spécialement à la seconde Chambre prévue. Le Gouvernement la qualifiait « Chambre de résistance ». N'était-ce pas l'équivalent du « Gouvernement de combat » de Batbie ? Et résistance à quoi ? A la Chambre élue au suffrage universel. Mais alors c'est contre la « souveraineté nationale » qu'on veut organiser la résistance, car elle est la loi du nombre. Où prendre d'ailleurs la résistance dans un pays sans privilèges de naissance ou de situation? « Livrer le suffrage universel c'est livrer la République », c'est « impossible pour ceux qui ne sont rien que par le peuple et pour le peuple ». D'ailleurs, organiser deux Chambres c'est faire œuvre constituante, et le préambule déclare que le projet n'entame pas le pouvoir constituant ; l'œuvre à faire ne serait donc qu'éphémère. Cette œuvre ne peut satisfaire ni les républicains, ni les monarchistes ; elle ne peut être qu'une œuvre bâtarde. Ce serait la République conservatrice, mais les républicains peuvent-ils en voter une qui n'aurait d'autre programme que de refouler la démocratie » ? Pas de république « en dehors précisément de cette souveraineté du suffrage universel que vous appelez dédaigneusement la souveraineté, la brutalité du nombre ». Et Gambetta, « pour être ni complice, ni dupe », disait que les républicains ne voteraient pas le projet.
De Broglie le défendit : la commission l'avait établi avec le Gouvernement non sans difficulté, mais sans hostilité contre lui. On ne s'était pas posé la question Monarchie, République ; on était resté sur un terrain neutre. C'était encore le provisoire, mais en sortir ce serait tomber dans les luttes violentes et avec lui on avait fait de grandes choses pour le salut du pays. Les articles sur la responsabilité et les interventions présidentielles seraient examinés par la suite. Dans la discussion générale on devait parler de la seconde Chambre et de la loi électorale.
La seconde Chambre convenait à la République comme à la Monarchie, ce n'était que la réflexion dans la délibération, le partage de la souveraineté. Quant à la loi électorale, elle ne devait pas attaquer le suffrage universel, mais en assurer la sincérité et [p.194] la moralité parfaites, celles du citoyen étant garanties par simplement un domicile fixe et connu.
L'Assemblée, concluait de Broglie, se souvenant des attaques dont elle a été l'objet parce que divisée et impuissante, doit rester unie et agir en votant le projet qui lui est soumis.
Au projet des deux Chambres, Laboulaye vint apporter l'appui de l'exemple des États-Unis, où trente-sept États, dont le New-York, aussi peuplé que la Belgique, sous un régime républicain, pratiquaient le système des deux Chambres, gage contre l'arbitraire du législatif, qui ne pouvait être limité que par lui-même, et garantie d'indépendance pour l'exécutif, qui ne serait que le « valet » d'une Chambre unique.
Dufaure, le 1er mars, et non Thiers encore, exprima le sentiment du Gouvernement. S'attaquant au problème du régime, il rappela l'évolution depuis le 12 février 1871 pour montrer qu'on avait dû se résigner au provisoire auquel le Gouvernement demandait à l'Assemblée de se tenir, « le moment, à ses yeux, n'étant pas venu ni de proclamer la République, ni de constituer la Monarchie ». Mais cela n'empêche pas de prendre des précautions. Il faut donc décider que les lois indispensables seront portées.
La loi électorale de 1849 a été une innovation à l'avènement du suffrage universel. Quoi d'étonnant qu'il s'y soit glissé « des erreurs regrettables »? Il s'agit de le rendre « sincère et moral », non de l'attaquer.
Deux Chambres, ce n'est pas la question République ou Monarchie ; mais, étant donné un Gouvernement qui doit vivre, est-il utile de créer une seconde Chambre ? La créer c'est fortifier l'Assemblée par « un concours éclairé », par un contrôle non fâcheux mais « salutaire » ; c'est donner au Gouvernement tout entier « une base plus large, des délibérations plus complètes, une source plus féconde de lumières ». Ces réformes, tout en consolidant le provisoire, laisseraient intact le problème, fondamental mais encore impossible à résoudre, du régime définitif de la France.
Après deux discours encore de Ricard et de Depeyre, sans grande importance, la clôture de la discussion générale fut votée, le 1er mars, par 472 voix contre 199.
Le 3 mars on passa à la discussion des articles. Ce jour-là et le lendemain, elle porta sur le préambule réservant à l'Assemblée son pouvoir constituant intégral et déclarant qu'il ne s'agissait que d'apporter des améliorations aux attributions des pouvoirs publics. [p.195] On discuta sur son utilité, sur les mérites respectifs de la monarchie et de la République, sur la portée du pacte de Bordeaux. Ce fut une nouvelle discussion générale.
Mais le 4 mars, Thiers prononça un grand discours, l'avant-dernier de sa carrière de Président, dont l'importance fut considérable. Comme Dufaure, il proclama l'accord réalisé avec la commission et l'espoir qu'il se poursuivrait. Il se prononça pour le vote du projet tel quel, des retouches devant faire retomber dans le chaos. Les premiers articles lui étaient pénibles, il pourrait tout de même encore « remplir ses devoirs envers le pays et l'Assemblée ». On lui avait par contre accordé d'utiles prérogatives. C'était le dernier article (engagement à voter une série de lois) qui avait déterminé le concours « très zélé, je dirai unanime, du Gouvernement ». Comme il avait jadis réclamé les « libertés nécessaires », il demandait maintenant les « institutions nécessaires ». « Délégué » de l'Assemblée, il ne pouvait gouverner qu'avec le concours d'une majorité aussi forte que possible. Il montrait d'ailleurs les divisions existantes parmi les monarchistes comme parmi les républicains. Dans ces conditions la position du Gouvernement était intenable.
Après ce préliminaire, Thiers retraça une fois de plus l'histoire des dernières années, son œuvre contre l'insurrection et pour la restauration nationale ; il rappela son message en estompant son adhésion à la République. Il démontra l'impossibilité, en se rapportant à l'histoire, d'établir à titre définitif la monarchie ou la République, et conclut qu'on ne pouvait que maintenir à titre de régime de fait la République. Il s'agissait de l'aménager avec les institutions nécessaires à son fonctionnement. « Le pacte de Bordeaux n'en continuait pas moins avec, pour vous (la droite), l'avenir libre, pour ce côté de l'Assemblée (la gauche) la République loyalement pratiquée ». « Le pacte de Bordeaux ne contenait rien de plus, rien de moins. »
Ainsi Thiers dénonçait le fléau de la division, de la contradiction qui régnait encore plus qu'on ne le disait entre les pouvoirs et en chacun d'eux, et auquel lui-même, avec sa subtilité et ses ménagements successifs pour les divers partis, n'échappait pas.
Après ces débats le préambule fut voté par 470 voix contre 197, vote presque identique au précédent.
Quant aux articles 1er, 2 et 3, un amendement de Ventavon en proposa la suppression comme constituant des garanties insuffisantes, et un autre, de Brunet, en proposa le remplacement par une [p.196] disposition qui imposerait au Président le serment de respecter les droits et les décrets de l'Assemblée. Ils furent rejetés. Un autre, de Raoul Duval, n'accordait au Président, comme moyen de communiquer avec l'Assemblée, que le message, lu par un ministre ; conservait les prérogatives dites de » veto suspensif » et décrétait que les interpellations ne pouvaient s'adresser qu'aux ministres. Raoul Duval invoquait en faveur de son amendement la séparation des pouvoirs. Si on voulait un Gouvernement fort, il fallait le cantonner dans la sphère de ses attributions exécutives. De Broglie lui répondit que sa thèse pouvait être juste pour un régime républicain normal, mais que Thiers, délégué responsable de l'Assemblée, devait pouvoir lui rendre compte de sa conduite. L'amendement fut rejeté le 5 mars et l'article 1er fut voté par 388 voix contre 227.
L'article 2, concernant le pseudo-droit de veto, fut voté le 6 mars par 478 voix contre 139, après le rejet d'un amendement Sansas qui, en cas de demande d'une deuxième délibération, exigeait pour celle-ci une majorité des deux tiers comme aux États-Unis ; d'un amendement Baudot qui aurait supprimé ce droit du Président et de deux autres de de Labassetière qui en réduisaient la portée. Le même jour, de Belcastel proposa d'ajouter à l'article 2 que le veto suspensif ne pourrait en aucun cas s'appliquer aux lois constitutionnelles. C'était logique, le pouvoir constituant n'appartenant qu’à l'Assemblée. Cet amendement renvoyé à la commission, quelque peu modifié par elle et accepté par le Gouvernement, fut voté par 409 voix contre 269 et devint l'article 3 de la loi.
A l'article 4, visant la responsabilité gouvernementale et les conditions imposées au Président pour ses interventions en cas d'interpellations, un amendement Sansas tendant à mettre le Président hors de cause dans toutes les interpellations et à imposer des conditions à la responsabilité des ministres fut repoussé le 6 mars. Selon un autre amendement de Lucien Brun, les interpellations ne s'adressaient qu'aux ministres, mais le ministre interpellé pouvait déclarer que la responsabilité du Président était engagée et demander qu'on l'entendît, l'Assemblée en décidant ; c'était le moyen pour elle de se soustraire à son influence et de conquérir vis-à-vis du Gouvernement toute sa liberté, si elle le voulait. L'amendement de Lucien Brun, combattu par Dufaure, fut repoussé par 487 voix contre 160 et l'article 4 fut alors voté par 461 voix contre 135.
Restait l'article 5 qui prévoyait les lois destinées à consolider les pouvoirs publics par de nouvelles institutions. Des amendements [p.197] d'Hervé de Saisy pour remettre au peuple le choix du régime, de Brunet pour la nomination immédiate d'une commission de trente membres pour établir les projets de lois organiques, de de Belcastel et de Lefèvre-Pontalis proclamant que l'Assemblée ne pourrait se dissoudre qu'après la libération du territoire et l'établissement d'institutions définitives, furent repousses les 8, 10, 11 et 12 mars et l'article 5 fut voté le 12 par 380 voix contre 226.
La gauche chercha à l'annihiler. Naquet, L. Blanc, Millaud, Farcy proposèrent et défendirent un article 6 qui soumettait les lois que l'Assemblée pourrait ainsi voter à la ratification de celle qui lui succéderait. Conception plus qu'étrange, qui confiait à une Assemblée la mission de faire certaines lois en les subordonnant à la ratification, avant toute expérience, d'une autre.
Cet extraordinaire article fut repoussé le 13 juin et l'ensemble de la loi, telle qu'elle était sortie de la commission, fut voté ce jour-là par 407 voix contre 225.
L'union du Gouvernement et de la majorité à laquelle Thiers avait fait appel ne s'était pas démentie.
Au total, après quatre mois de conflit et d'agitation, c'était un avortement.
Le message du 13 novembre avait menacé les espérances aussi tenaces que vaines des monarchistes. La majorité y avait répondu en accentuant sa constante hostilité contre le Président et en cherchant à mettre des entraves à l'action personnelle de Thiers. Menacé, le Gouvernement s'était rapproché d'elle en prenant violemment parti contre la campagne de dissolution. Il avait obtenu que le projet dirigé contre lui envisageât le renforcement des pouvoirs publics. De longues négociations s'étaient poursuivies entre le Gouvernement et la commission ; un projet bâtard en était sorti, que l'assemblée, après de longs débats, avait voté, mais il contenait de singulières contradictions.
L'action de Thiers dans l'Assemblée était soumise à des formalités plus humiliantes qu'entravantes ; il pouvait toujours engager devant elle sa responsabilité et faire entendre dans les débats son opinion. Il obtenait un certain contrôle sur les lois votées par elle, mais elle pouvait toujours n'en pas tenir compte. Des lois étaient prévues pour améliorer ou compléter les institutions du régime, mais celui-ci demeurait provisoire, ces lois restaient à faire et l'Assemblée demeurait libre de les concevoir à son gré. Quelles contradictions !
[p.198]
Les deux pouvoirs restaient en présence, s'étant réciproquement manifesté leurs méfiances. La pratique de ce régime d'expédients ne pouvait que les confirmer et les exaspérer.
La loi du 13 mars et l'opinion. — Si l'on suit dans les documents du temps la marche de l'opinion au cours de la longue élaboration de la loi du 13 mars, on observe ce phénomène, en apparence curieux, au fond très naturel, qu'après avoir commencé par une agitation extrême, elle a fini par une très grande indifférence.
Au lendemain du vote sur la résolution de la nomination de la Commission des Trente et de l'amendement Dufaure élargissant son programme, de Marcère, dans le Bulletin conservateur républicain, déclare que « l'émotion de la journée, avec ses péripéties... scrutin, proclamation des résultats... ne saurait se décrire... Tout se réunissait pour impressionner les esprits et pour exalter les facultés de l'âme, la grandeur de la lutte engagée, l'animation des partis, la gravité des périls et les magnifiques effets de la plus haute éloquence, peut-être, que l'on ait connue dans une Chambre française ».
On a vu que la République française constatait la même exaltation des esprits. Voilà le point de départ.
Quand le conflit se perpétue entre le Gouvernement et la commission, l'irritation contre celle-ci est extrême. Le Journal des Débats (10 janvier), qui n'est pourtant pas un exalté, déclare que les usurpations de la commission « feraient d'elle un État dans l'État ». « Il est temps que cette Chambre haute improvisée rentre dans le rang et que l'Assemblée reprenne l'exercice de sa souveraineté. Que M. Thiers se débarrasse du huis clos. » Et le journal menace : « C'est mal connaître les Français que de les condamner aux Chambres éternelles. »
Comme de Broglie est choisi comme rapporteur, le journal s'irrite de nouveau contre la commission : « Elle a fini par choisir comme rapporteur celui de ses membres qui passe pour le plus hostile au Gouvernement. »
Un mois plus tard (14 février) il s'impatiente à nouveau : la commission n'a pas rempli sa tâche, qui était « parfaitement définie ». Son projet ne règle ni les attributions des pouvoirs publics, ni la responsabilité ministérielle. Il prédit le conflit : le rapport « sera une pilule très bien dorée à la surface mais très amère. M. Thiers acceptera-t-il le projet, emmiellé d'un rapport, que lui tendra la commission ? »
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Et quand l'entente avec le Gouvernement est amorcée, les Débats laissent éclater leur étonnement : « Quel singulier spectacle ! et quel singulier dénouement!... Cette commission avait eu la prétention d'absorber tous les pouvoirs constituants, d'être une quintessence, un extrait concentré de l'Assemblée... de faire un club des Jacobins dans la représentation nationale et elle-même ne sera pas même chargée de préparer les lois dont elle a adopté le principe ! »
Après l'irritation contre la résistance, c'est la stupéfaction devant l'accord. L'incohérence, fruit des contradictions, qui minent tout, jette l'opinion dans la colère d'abord, dans le désarroi ensuite.
Dans les journaux d'extrême droite, c'est la colère qui éclate quand l'accord se fait.
Pour l'Univers, il prouve « que parmi les organisateurs du Gouvernement de combat, quelques-uns n'étaient au fond que des serviteurs tout prêts pour la République de M. Thiers ». Suprême injure.
La Gazette de France espère, mais de quel ton : « La droite ne cédera pas, elle recueillera bientôt les égarés suffisamment abreuvés de déceptions. »
L'Union est plus furieuse et plus dure encore : « A la vue des manèges de certains hommes politiques (des orléanistes évidemment) pour qui la politique se réduit à des convoitises, nous éprouvons un sentiment qui nous fait oublier M. Thiers. » (C'est tout dire.) « MM. d'Audiffret-Pasquier et de Broglie ont trouvé l'occasion bonne de se faire un rôle auprès de M. Thiers... Que pouvaient-ils espérer de mieux ? Mériter des honneurs au prix de l’honneur ? Ils n'ont pas hésité. »
Ainsi se déchirait la droite qui n'en prétendait pas moins, en tant que majorité, par la responsabilité des ministres, à diriger la politique.
Et la position de Thiers n'était pas moins contradictoire, dont de Marcère rapporte ces paroles : « Que voulez-vous que je fasse? Je suis de cœur avec le centre gauche et le centre gauche me fait défaut (après le message). La gauche et l'extrême gauche montrent un véritable esprit politique (en l'applaudissant), mais je les déteste, je ne gouvernerai jamais avec elles. » Il était voué lui aussi à l'ambiguïté.
L'extrême gauche n'y échappait pas davantage. Elle applaudissait le message malgré les déclarations conservatrices très catégoriques de Thiers. Pendant plusieurs mois elle soutint Thiers en faisant appel même aux républicains modérés pour lui faire une [p.200] majorité. Mais quand Ranc fut élu, Spuller, rapporte de Marcère, s’écria : « Enfin, ça y est! Nous pouvons nous passer des modérés. »
Tel était l'état des esprits et des partis qu'aucun d'eux n'échappait aux divisions et aux compromissions.
Mais celles-ci même lassèrent le pays et quand la loi finit par être votée les Débats pouvaient constater que le vote n'avait pas soulevé d'émotion. Le journal se borna à écrire : « Après une élaboration pénible, qui n'a pas duré moins de trois mois, et une discussion qui a duré près de quinze séances et avait fini par devenir fastidieuse, le projet de la Commission des Trente a subi hier sa dernière épreuve et s'en est tiré à son honneur. » Ce n'était pas un chant de triomphe, l'honneur n'était grand pour personne.
En réalité la loi, fruit de ces divisions, de ces contradictions, était sans portée ; elle allait être sans durée.
Incidents précurseurs de la crise finale. Interpellation du 29 mars sur l'expulsion du prince Jérôme. — On a vu que le prince Jérôme, après avoir été élu et admis comme conseiller général de la Corse, muni d'un passeport en règle et après plusieurs passages sur le territoire français, ayant fait un séjour auprès d'un ancien ministre de l'Empire et ayant reçu chez lui des partisans de l'Empire, avait été expulsé par décret. Il avait adressé à l'Assemblée une pétition de protestation que la Commission des pétitions avait examinée. Elle avait blâmé l'acte du Gouvernement qui s'était borné à dire devant elle que le prince pouvait toujours être un centre d'agitation, elle s'était de plus prononcée contre un projet de loi du Gouvernement soumettant à l'autorisation du Gouvernement l'entrée sur le territoire de membres des anciennes familles régnantes.
C'est dans ces conditions qu'une interpellation sur ce sujet fut discutée le 29 mars. Fresneau, de l'extrême droite, la soutint violemment. Il représentait le décret d'expulsion comme « l'acte d'un Gouvernement aux abois, dont on ne sait exactement ce qu'il est, ni où il va, ni ce qu'il veut, ni ce qu'il peut ». Il proposait un ordre du jour qui disait l'Assemblée « dépourvue de toute confiance dans des mesures semblables », qui qualifiait celles-ci « d'actes arbitraires » et renvoyait la pétition à M. le ministre de l'Intérieur. C'était le blâme caractérisé.
Dufaure, qui défendit le Gouvernement, lui répondit mais moins qu'aux conclusions de la Commission. Celle-ci proposait, en effet, un ordre du jour disant : « L'Assemblée, sous réserve des principes [p.201] exposés dans le rapport, passe à l'ordre du jour. » Ces principes, c'était le respect de la liberté et de sa légalité et le rapport était un blâme non formulé, mais manifeste. Évidemment embarrassé, Dufaure défendit l'expulsion en rappelant toute l'agitation qui avait troublé le pays dans l'automne de 1872 et le danger que l'arrivée « inopinée » du prince, en l'absence de l'Assemblée, présentait aux yeux du Gouvernement; il rappelait aussi le vote de déchéance contre Napoléon III et sa dynastie, du 1er mars 1871, qui mettait le prince Napoléon hors du droit commun des citoyens ordinaires; la proclamation, à la mort de Napoléon III, du prince impérial comme empereur sous le nom de Napoléon IV; l'annonce de la restauration du trône impérial pour le moment de l'évacuation du territoire. Il demanda que de l'ordre du jour on supprimât les mots « sous réserve des principes » qui impliquaient le blâme.
Depeyre, rapporteur de la Commission, lui répondit et se montra très sévère pour lui et pour le Gouvernement. Il déclara que l'ordre du jour de la Commission n'avait pour but « que de maintenir le respect de la loi au profit de tous, quels que soient les noms qu'ils portent, quel que soit le passé qu'on puisse invoquer contre eux ». C'était le blâme confirmé explicitement.
De Choiseul défendit le Gouvernement, invoquant l'exemple de tous les régimes précédents éloignant de la patrie les familles ayant régné avant eux, il soutint que « les princes à peine descendus du rang suprême » n'avaient pas le droit de se mêler aux simples citoyens, à ce même peuple qui venait de les déposséder. Il reprochait au rapporteur et à ses amis de « consacrer tout leur talent et tout leur temps à attaquer le Gouvernement », ce qui précisait la portée politique de l'interpellation. Dufaure reprit encore la parole; il prétendit que jamais Gouvernement n'avait été dans une situation pareille, avec une agitation constante en faveur de deux prétendants et sans liberté vis-à-vis de l'Assemblée. Il reprit le projet d'une loi pour l'avenir sur l'entrée en France des princes de la famille impériale, mettant hors de cause ceux de la famille royale.
La commission ne fléchit pas et maintint son ordre du jour. Le Gouvernement se contenta de l'ordre du jour pur et simple, ce qui prouvait sa faiblesse. Il fut voté par 334 voix contre 278. Il avait obtenu au prix d'une extrême modestie une majorité de 56 voix qui comprenait et celles d'Arago, de Louis Blanc, de Gambetta, de Na¬quet, de Pelletan, de Quinet et celles de de Benoît d'Azy, de de Cissey, de Duchatel, de de Goulard, etc. Majorité qui ne brillait ni par son [p.202] homogénéité, ni par sa solidité. Thiers en garda rancune aux conservateurs. Alors qu'il avait cru que la loi du 13 mars, par des concessions réciproques, avait fait la paix entre eux et lui, il les voyait saisir la première occasion, quelques jours après, pour le renverser[62].
Loi municipale de Lepère du 4 avril 1873. — Lyon avait été et restait le théâtre d'une agitation révolutionnaire continue, qui s'était accentuée avec l'élection de Barodel comme maire. Un député, le baron Chaurant, déposa pour y remédier, le 3 février 1873, un projet qui soustrayait Lyon au droit commun au point de vue de l'organisation municipale. Le Gouvernement en présenta un autre qui lui conservait le droit commun en scindant seulement la ville en deux pour l'élection des conseillers.
La Commission jugea celui-ci insuffisant et en établit un qui supprimait la mairie centrale de Lyon, le préfet du Rhône jouant le rôle de maire pour Lyon, et qui prononçait la dissolution du Conseil actuel. Le ministre de l'Intérieur adopta ce projet que Thiers, au dire de de Meaux, rapporteur de la Commission, comblait « de critiques et de sarcasmes ». Ce projet n'en fut pas moins voté après quatre jours de débats par 471 voix contre 173. Thiers n'y avait pas pris part. Il n'en était pas moins désavoué par une majorité de 300 voix après avoir vu son ministre se séparer de lui.
Ainsi fonctionnait le système du 13 mars. Sa faillite était déjà éclatante.
Buffet élu président de l'Assemblée en remplacement de Grévy, 1er-4 avril. — Grévy, s'étant exposé par un incident ridicule aux protestations de la majorité le 1er avril, donna sa démission le 2, la maintint le 4 malgré sa réélection et fut remplacé par Buffet, qui fut élu par 304 voix contre 235 en faveur de Martel, un des vice-présidents. « Nous choisîmes, écrit Thiers dans ses Notes, pour lui succéder M. Martel, qui avait tous les titres à la sympathie de l'Assemblée, mais M. Buffet, candidat de nos adversaires, obtint la majorité. » Cette élection constituait donc, de son aveu même, un grave échec pour Thiers. Elle diminuait son autorité. Avec la conquête de la présidence de l'Assemblée, la majorité voyait ses attaques facilitées. Manifestement la crise, en ce déséquilibre des forces en présence, approchait.
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Vacances de Pâques. Élections des 27 avril et 11 mai. Barodet élu contre Remusat. — Les vacances de Pâques du 8 avril au 19 mai suspendirent le conflit entre Thiers et la majorité et permirent au ministre d'élaborer ses projets constitutionnels. Mais pendant leur cours, douze élections eurent lieu le 27 avril et le 11 mai, dont les résultats eurent la plus grande influence sur la suite des événements.
L'une avait lieu à Paris. Thiers, pour associer son ministre des Affaires étrangères au grand succès que constituait l'évacuation du territoire, le présenta comme candidat ; c'était un ancien monarchiste, mais tout dévoué à sa politique. Paris s'était jusque-là montré modéré et voudrait sans doute l'appuyer en élisant son candidat. De Rémusat lui-même et une partie des ministres hésitaient. Thiers insista de toute son autorité. Il y avait danger parce qu'il s'exposait en cas d'échec et parce qu'on pouvait crier à la candidature officielle. La gauche, mécontente de son accord avec la droite pour la loi du 13 mars et de son intervention dans l'élection et pour protester contre la loi municipale de Lyon, opposa à de Rémusat, Barodet, le maire de Lyon. Une proclamation de ses chefs, Gambetta en tête, dénonça la candidature officielle et présenta Barodet comme le candidat de la République et de la démocratie. Les républicains modérés et Grévy en particulier se prononcèrent pour de Rémusat, dont l'élection devait fortifier la position de Thiers. Celui-ci hésita un moment, mais la droite, dénonçant sa faiblesse, le décida. Il agit personnellement auprès des conseillers municipaux de Paris et d'autres électeurs importants[63]. La droite lui opposa la candidature du colonel Stoffel. La gauche et Gambetta menèrent une campagne ardente. Barodet triompha par 180.045 voix contre 135.028 données à de Rémusat et 26.644 à Stoffel. Et Barodet compromit encore Thiers en proclamant qu'il n'avait pas voulu combattre mais éclairer le Gouvernement.
L'échec était pourtant très grave pour Thiers.
En même temps les candidats de la droite étaient battus partout, sauf à quelques voix dans le Morbihan, et en Charente-Inférieure, où un bonapartiste fut élu, encore à une faible majorité.
De là pour elle une grande irritation contre le Président impuissant à arrêter, même au profit de son candidat, le grand courant de l'opinion publique, qui s'écartait de lui comme de la droite. Sa chute devenait fatale et imminente.
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Derniers événements préparatoires de la crise. — Une crise ministérielle précéda la crise présidentielle. Jules Simon et de Goulard, s'étant trouvés en conflit, démissionnèrent le 16 mai, de l'Intérieur et de l'Instruction publique. Thiers demanda leurs démissions à tous leurs collègues, puis renomma ceux-ci à leurs premiers postes, moins de Fourton qui passa des Travaux publics aux Cultes, puis il nomma Bérenger aux Travaux publics, Casimir Périer à l'Intérieur et Waddington à l'Instruction publique. Ce remaniement, dit de Lacombe[64], fut le fait tout personnel de Thiers; il répondait à l'idée que le trouble venait de ce qu'on n'avait pas définitivement affirmé la République. Le résultat était que le ministère, sauf de Fourton, n'était composé que de républicains et de modérés seulement.
C'était une sorte de défi à la loi du 13 mars, dont le but était d'assurer à la majorité des ministres lui appartenant. Par personnalisme, Thiers se plaçait ainsi au-dessus de la loi et défiait la majorité, sans satisfaire d'ailleurs les républicains, beaucoup plus avancés que lui.
Il n'avait plus la force morale que ce Gouvernement personnel supposait.
Dès le 5 mai la majorité avait résolu sa chute. Elle songea d'abord à le remplacer par le duc d'Aumale, mais les légitimistes l'écartèrent, sachant l'opposition irréductible du comte de Chambord aux princes d'Orléans comme présidents, et l'on fit appel à Mac-Mahon, qui, après avoir hésité par reconnaissance pour Thiers, accepta quand il le sut définitivement condamné.
Rentrée de l'Assemblée. Interpellations des 23-24 mai. Discours de de Broglie. — L'Assemblée, après quarante jours d'absence, se réunit le 19 mai. Dufaure déposa d'emblée son projet « sur l'organisation des pouvoirs publics ». L'Assemblée refusa d'en entendre la lecture et une demande d'interpellation fut immédiatement déposée sur « les modifications opérées dans le sein du ministère et la nécessité de faire prévaloir dans le pays une politique résolument conservatrice ». On demanda les noms des signataires. « Il y en a plus de trois cents », s'écria-t-on à droite. C'était la levée en masse des adversaires liés pour la lutte décisive. La discussion fut fixée au 23 mai.
Le 20, à l'élection du bureau, Buffet fut élu à la présidence par [p.205] 359 voix, en gagnant 55 sur son élection précédente, et de Goulard, ministre démissionnaire, fut premier vice-président, mauvais symptômes pour Thiers, qui, le 22, disait pourtant à de Lacombe : « J'aurai la majorité[65]. »
Le 23 la bataille s'engagea en présence de Thiers, ce qui parut à certains contraire à la loi. De Broglie, chef de la majorité, était chargé de la conduire.
Voici le schéma de son si important discours.
Les interpellateurs veulent à la tête des affaires, devant la gravité de la situation présente, un cabinet dont la fermeté rassure le pays. « Ils doutent que le cabinet réponde à ces nécessités. » La gravité de la situation vient de ce que le parti radical est « avant tout un parti social », « qui menace la société actuelle dans ses bases ». Les idées « s'incarnent dans les hommes ». Or le parti radical, s'il n'a pas approuvé toutes les doctrines ou justifié tous les crimes de la Commune, entre elle et l'Assemblée a pensé « que les torts étaient partagés, que la Commune « avait des griefs légitimes »; M. Barodet est venu pendant la Commune en conciliateur. M. Ranc a « siégé dans la Commune de Paris et pris part à quelques-uns de ses faits les plus sinistres »; M. Lockevy, en février 1871, a donné sa démission de député « pour prendre part à sa résistance » ; Gambetta vient à Belleville de s'élever contre « les horreurs de la réaction furieuse » auxquelles Paris a été livré; M. Andrieux a déclaré que c'est « l'Assemblée qui a fait l'insurrection du 18 mars » et « qu'elle est responsable du sang et des ruines qui ont marqué le passage de la Commune ».
Aussi le programme du parti radical est-il la dissolution immédiate de l'Assemblée, l'amnistie de tous les condamnés de la Commune, la levée immédiate de l'état de siège. Quelle perspective que celle d'une Assemblée dont la majorité serait radicale! Or, en face du péril radical, le Gouvernement est partagé, une partie de ses membres lui est ouvertement hostile, l'autre est pour une politique de ménagements, de compromis pour apaiser ses passions. Ces deux tendances alternaient au pouvoir au cours du Gouvernement de Juillet; elles sont actuellement réunies dans le même ministère, qui se fait applaudir alternativement par les deux grands partis de l'Assemblée. De Broglie montre « le conflit de ces deux tendances à l'état aigu » avec l'élection Barodet à Paris et le conflit des deux ministres [p.206] Jules Simon et de Goulard. Or l'impression générale est que le nouveau cabinet est « un pas de plus dans la voie des concessions vis-à-vis du parti radical ». La preuve en est dans « la sortie du cabinet du membre qui dans ces derniers temps avait représenté les intérêts, les doctrines, les pensées de la grande majorité conservatrice de l'Assemblée ». On dit que le malaise du Gouvernement vient du refus de la majorité de « passer du provisoire au définitif », mais le garde des sceaux, à propos de la loi du 13 mars, a demandé « de s'abstenir de toucher à la question des institutions définitives » et on a confié au Gouvernement la mission de préparer les lois organiques. De Goulard est donc sorti du Gouvernement non parce que trop peu républicain, mais parce que trop conservateur. Le parti conservateur ne peut plus tolérer cet état de choses. Les 330 signataires de la demande d'interpellation veulent une politique énergique du Gouvernement contre le progrès des doctrines radicales. Il n'y a pas qu'à maintenir l'ordre matériel, il faut restaurer l'ordre moral. Si le Gouvernement obtenait une majorité de quelques voix, il tomberait avec ses partisans modérés sous la domination du parti radical, adversaires des lois organiques et de la société elle-même.
Et de Broglie, évoquant le souvenir du ministère Girondin, termina par cette apostrophe véhémente : « Périr après avoir préparé, avant de le subir, le triomphe de ses adversaires, périr ayant ouvert la porte de la citadelle, périr, en joignant au malheur d'être victimes, le ridicule d'être dupes, et le regret d'être involontairement complices, c'est une humiliation qui emporte la renommée en même temps que la vie des hommes d'État. »
Son discours, très solidement charpenté, qui exprimait les thèses et rendait toutes les émotions du parti conservateur, habile réquisitoire contre Thiers et la faiblesse de son Gouvernement sans base entre les deux grands partis de l'Assemblée, souleva l'enthousiasme de la majorité, qui n'avait jamais eu un si fidèle et si habile interprète de ses sentiments : effarement devant les progrès du radicalisme, volonté énergique d'une politique « d'ordre moral » et de combat.
En raison de la loi du 13 mars, Thiers ne put pas répondre lui-même tout de suite à de Broglie. Ce fut Dufaure qui s'en chargea. Son discours fut très faible. Il commença par des déclarations très fermes contre le radicalisme, rappelant la lutte du Gouvernement contre « l'affreuse insurrection de la Commune », la loi contre l'Internationale, le maintien de la loi sur les associations, son projet [p.207] contre les abus du jury. Pour toutes ses mesures le Gouvernement avait été unanime. Mais Dufaure fut beaucoup moins catégorique au sujet de la loi municipale de Lyon, au sujet du conflit entre de Goulard et Jules Simon et des causes de la retraite du premier ; il expliqua assez péniblement que si les trois nouveaux ministres avaient été pris dans le centre gauche, c'était parce que le Gouvernement allait proposer de reconnaître le gouvernement républicain, et la conclusion qu'il tira de l'échec électoral de de Rémusat fut seulement qu'il fallait sortir du provisoire.
Au sujet des lois organiques préparées par le Gouvernement il eut la candeur de déclarer que, si une partie de la gauche les rejetait parce que trop conservatrices, les voix perdues à gauche seraient compensées par des voix gagnées à droite. C'était persévérer dans la politique de bascule, qu'on reprochait au Gouvernement parce qu'elle donnait à sa politique un caractère ambigu, tortueux et lui interdisait la fermeté que les progrès du radicalisme, aux yeux de la majorité, requéraient impérieusement.
L'affaire s'engageait mal pour le Gouvernement.
Thiers fit alors connaître par un message, quoiqu'il assistât à la séance, qu'il voulait prendre la parole. Il voulut dire qu'il désirait que ce fût le lendemain, on l'en empêcha en lui criant : « La loi ! La loi ! » Le renvoi au lendemain fut voté pour 9 heures du matin, afin de ménager la possibilité d'autres séances dans la journée.
Discours de Thiers. — Donc le 24 mai, à 9 heures du matin, Thiers vint à l'Assemblée jouer sa suprême partie. Il le fit, malgré ses soixante-seize ans, avec sa lucidité d'esprit, sa vigueur de pensée, sa clarté de parole et son éloquence habituelles. L'âge ne semblait pas avoir de prise sur cet homme qui depuis plus de quarante-cinq ans se dépensait dans les luttes politiques.
Il commença par revendiquer pour lui toute la responsabilité de la politique incriminée la veille, faisant allusion à l'évacuation du territoire, qui allait se produire dans quelques jours.
Il rappela que le pouvoir lui avait été imposé par les circonstances bien plus que conféré par l’Assemblée ; qu'elle et lui avaient agi sous « le poids de la nécessité »; qu'il l'avait exercé « abreuvé d'amertume ».
On lui reprochait « une politique à double face »; elle était imposée « par la situation des choses et la nécessité ». Il dépeignit l'état lamentable de la France en février 1871, dont le plus grand mal [p.208] était « la division ». Elle était entre monarchistes et républicains les uns fidèles à un régime qui « pendant tant de siècles avait fait la gloire et la prospérité de la France », les autres qui voyaient dans la République « la dernière forme de Gouvernement pour le pays ».
La question du régime était « la question essentielle », celle de conservation divisait moins les esprits. Mais pour la monarchie, il y en avait trois aux prises avec trois dynasties, et pour la République il y en avait deux au moins. Et chacun disait au Gouvernement : « Gouvernez dans mon sens. » Il fallait donc non « un Gouvernement de parti », mais un Gouvernement « inexorable au désordre » et qui, l'ordre établi, se montrât impartial, conciliant ; ce ne devait pas être un Gouvernement à double face, mais « un Gouvernement de gens éclairés ». Car des tâches écrasantes s'imposaient : la paix, la réorganisation du pays, la libération du territoire. Et Thiers de dépeindre alors l'état de la France en 1871 et toute son œuvre personnelle depuis.
La tâche immédiate accomplie, la « tâche d'avenir », c'était « l'ordre moral », mais ce qui le trouble ce n'est pas la démoralisation du pays, c'est « la division des esprits quant au problème : monarchie, république ». Vainement on se dit conservateur et non monarchiste, le pays ne croit pas celui qui parle ainsi. Si les républicains applaudissent le Gouvernement, c'est parce qu'il a opté pour la République. Là est le vrai problème. Il faut le trancher parce que le Gouvernement s'affaiblit dans le provisoire. Le Gouvernement a donc dû prendre son parti. Il l'a fait parce que la monarchie est pratiquement impossible. « Il n'y a qu'un trône et on ne peut pas l'occuper à trois. »
Ce qui a inspiré le Gouvernement dans le choix de ses nouveaux ministres, c'est qu'eux aussi avaient pris leur parti et c'était nécessaire pour faire les lois organiques.
Celles-ci sont conservatrices. La loi électorale « épure les sources de la représentation nationale » en gardant le suffrage universel. La représentation est divisée en deux chambres, parce que Dieu a mis dans l'homme « l'instinct et la raison... », en livrant le pays à ses entraînements « il faut mettre quelque part la raison qui arrête les instincts, qui arrête les emportements »... Il ne faut pas un pouvoir exécutif qui discute, donc pas un directoire, mais un président. Pour lui l'élection populaire à l'américaine peut être soutenue, on a préféré celle par les assemblées avec adjonction de conseillers généraux. Enfin, pour résoudre les conflits possibles entre les pouvoirs, on a [p.209] admis la dissolution du pouvoir législatif. Telle est la véritable « politique conservatrice », « la politique prévoyante ».
On s'est plaint des élections ; la faute en est dans l'abstention du pays conservateur lors des élections partielles. Avec des élections générales et une loi électorale retouchée, il n'y a rien d'alarmant.
Et Thiers concluait : « La politique conservatrice est celle qui se tient entre les extrêmes, entre ceux qui ne veulent pas constituer parce qu'ils ne peuvent pas constituer leur monarchie, et ceux qui ne veulent pas constituer parce qu'ils veulent que ce soit une autre assemblée qui constitue la République de leur choix. »
Et il lançait ce dernier trait à de Broglie : On nous plaint d'être « les protégés des radicaux », nous répondrons à notre adversaire qu'il sera le protégé « d'un protecteur que l'ancien duc de Broglie aurait repoussé avec horreur : il sera le protégé de l'Empire ».
La grande faiblesse de Thiers était, se mettant au-dessus des partis, ou entre eux, de ne s'appuyer sur aucun et de demander, au nom de la conservation qu'il ne défendait pas contre la gauche, aux monarchistes de voter une constitution républicaine, que les républicains ne voteraient pas parce que conservatrice et qu'eux répugnaient à voter parce que républicaine. Ce qu'il disait de sa politique passée était juste, ce qu'il présentait comme sa politique actuelle portait à faux. Il était condamné par la contradiction fondamentale, qui était alors le fléau mortel de la France.
Chute de Thiers. Élection du maréchal de Mac-Mahon. Conclusions. — Le seconde séance du 24 mai s'ouvrit, selon la résolution votée à la fin de la première, à 2 h. 1/4, hors de sa présence, conformément à la loi du 13 mars. Casimir-Périer, ministre de l'Intérieur, prit la parole pour protester contre l'insinuation que la nomination des nouveaux ministres était une compromission vis-à-vis du radicalisme, tout leur passé, toute leur conduite protestaient contre cette interprétation. Il se tourna contre les interpellateurs. Quel serait le résultat de leur victoire ? Dans la coalition victorieuse à qui irait le pouvoir ? Ils étaient, eux, les ministres, « les otages rassurant le pays sur la République conservatrice ». Le ministre lut une sorte de manifeste donnant les raisons de leur adhésion à la politique gouvernementale et insistant sur la nécessité essentielle de la proclamation de la forme du Gouvernement. « Hors de là la marche vers la désorganisation politique et sociale est certaine par [p.210] le progrès du radicalisme, que vous ne sauriez réprouver plus que nous. »
La discussion générale close, on en vint aux ordres du jour. Ernoul présenta celui des adversaires du Gouvernement. Il mettait hors de cause la question de la forme du Gouvernement, prenait acte des lois constitutionnelles présentées et se terminait ainsi : « L'Assemblée, considérant que dès aujourd'hui il importe de rassurer le pays en faisant prévaloir dans le Gouvernement une politique résolument conservatrice, regrette que les récentes modifications ministérielles n'aient pas donné aux intérêts conservateurs les satisfactions qu'elle avait le droit d'attendre et passe à l'ordre du jour ». C'était le blâme.
Target, président d'un groupe, de quinze membres environ seulement vers le centre, déclare : « Tout en nous associant à l'ordre du jour, nous nous déclarons résolus à accepter la solution républicaine. » « Nous entendons, en adoptant cet ordre du jour, manifester la pensée que le Gouvernement... doit faire prévaloir désormais par ses actes une politique nette et énergiquement conservatrice. » C'était encore, avec quelque adoucissement, le blâme.
Denormandie en présenta un troisième de même esprit, mais un peu plus atténué, faisant confiance au nouveau ministère, en attendant de lui des actes résolus contre le radicalisme. L'ordre du jour pur et simple, accepté par le Gouvernement, fut repoussé par 362 voix contre 348 et au scrutin public l'ordre du jour Ernoul fut voté par 360 voix contre 344. Le groupe Target avait décidé de la victoire de la droite.
Baragnon demanda si les ministres n'avaient pas une communication à faire, celle évidemment de la démission du Président. Il y eut quelque flottement entre l'Assemblée et les ministres. Une troisième séance fut décidée pour 8 heures du soir. Sans répit la majorité poursuivait son œuvre.
Cette séance s'ouvrit à 8 h. 45. Dufaure lut le message suivant adressé au président de l'Assemblée : « Monsieur le Président, J'ai l'honneur de remettre à l'Assemblée nationale ma démission des fonctions de Président de la République qu'elle m'avait conférées. Je n'ai pas besoin d'ajouter que le Gouvernement remplira tous ses devoirs jusqu'à ce qu'il ait été régulièrement remplacé. Recevez... » Signé : « A. Thiers, membre de l'Assemblée nationale. »
Le président Buffet eut peine à lire une proposition de « procéder immédiatement au scrutin sur la nomination du successeur » du Président de la République. On souleva la question préalable de [p.211] l'acceptation par l'Assemblée de la démission donnée et on proposa le refus, qui fut rejeté par 362 voix contre 331.
Buffet provoqua encore un incident en proposant une déclaration exprimant les « regrets » avec lesquels l'Assemblée avait accepté la démission... Il fut interrompu par les cris : « Pas d'hypocrisie ! » Puis, quand on proposa de procéder à l'élection du nouveau Président, la proposition de renvoi à la Commission selon le précédent du 17 février 1871 donna lieu à un nouvel incident.
Enfin on en vint au vote. La gauche s’abstint ; il n'y eut que 392 votants avec 1 bulletin blanc. Le maréchal de Mac-Mahon obtint 391 voix, Grévy 1. Alors Buffet, cédant la présidence à de Goulard, se rendit auprès du maréchal pour lui communiquer le résultat du vote. Il revint à 11 h. 45, disant l'énergique appel qu'il avait fallu faire à son dévouement pour vaincre sa résistance et ses scrupules. Il ajouta que le maréchal faisait appel aux ministres en fonction jusqu'à la nomination de leurs successeurs.
L'acceptation du maréchal avait été difficultueuse. Il avait été pressenti sans doute, mais non informé de l'assaut décisif, si bien qu'il avait assisté au début de la séance du 24 au matin. Averti officieusement du résultat du vote contre Thiers et de l'appel qui allait lui être fait, il s'était rendu chez Thiers pour l'en informer. Celui-ci, le recevant très froidement, l'avait laissé juge de ce qu'il devait faire. C'est en rentrant à son domicile qu'il avait reçu Buffet et le bureau de l'Assemblée. De Meaux rapporte comment il se débattit longtemps, « offrant la charge qu'on prétendait lui imposer à Buffet lui-même, ou à un membre quelconque de l'Assemblée, lui promettant pour sa part soumission et dévouement absolus. Enfin il céda et quand nous vîmes Buffet remonter au fauteuil après une attente qui nous parut longue, la décision de l'Assemblée était acceptée[66]. »
Ainsi finit au bout de quelque vingt-sept mois le Gouvernement de Thiers. Ce n'était pas seulement la fin d'un homme, c'était la fin d'un régime, le régime de « Monsieur Thiers ».
Elle était l'aboutissement du jeu des forces en présence et des contradictions qui minaient tout.
Simple délégué de l'Assemblée en droit, il ne pouvait prétendre à l'intangibilité. Ayant avec le pacte de Bordeaux promis de laisser à l'Assemblée le choix du régime définitif pour la France, il ne pouvait [p.212] pas sans cesse faire le jeu de la République en dénonçant constamment l'impossibilité de la monarchie et la nécessité du définitif. Chef du Gouvernement le plus parlementaire, il ne pouvait pas toujours paralyser la responsabilité des ministres par la sienne, et la sienne par ses élections multiples et par ses services exceptionnels, ou ses moyens oratoires. Partisan d'une république « conservatrice », « sans les républicains », il ne pouvait pas indéfiniment s'appuyer alternativement sur une majorité comprenant des radicaux qu'il traitait d'ennemis de la société, et sur une autre comprenant les pires ennemis de la République.
En même temps son activité déclinait à raison des élections partielles qui désavouaient celles qui lui avaient donné sa force, avec les progrès de la restauration de la France, qui rendait moins indispensables son autorité morale, son crédit, sa grande science des affaires et aussi, il faut bien le dire, le développement de plus en plus irritant de son personnalisme.
Thiers, qui avait assisté aux chutes de Charles X, de Louis-Philippe, de la Seconde République, de Napoléon III, subit la loi commune des Gouvernements, qui meurent de leur propre affaiblissement et sous le poids de leurs fautes, plus que par le fait de leurs adversaires.