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GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE
TABLEAU SOMMAIRE DES ÉVÉNEMENTS DU 4 SEPTEMBRE 1870 AU 8 FÉVRIER 1871
Le Gouvernement de la Défense nationale (dont l'avènement au 4 septembre 1870 a clos notre Histoire constitutionnelle de la France), se présente comme le plus anormal de nos, pourtant si nombreux, régimes politiques. Né dans des circonstances extraordinaires, plus qu'aucun autre il est le fait de l'histoire et ne se comprend que par elle. Il s'installe au pouvoir sans mandat et sans se faire consacrer par le pays; il gouverne sans le concours d'aucune assemblée représentative : il s'adjoint des collaborateurs de son choix, même comme chef; il se fixe à Paris qui va être assiégé pour gouverner la France, dont il est isolé; il la représente même vis-à-vis de l'étranger sans pouvoir correspondre avec lui, il se scinde en deux (une délégation de un, puis de trois, puis de quatre membres le représentant en province hors de son contrôle) ; il exerce sans partage tous les attributs de la souveraineté, gouvernant, légiférant, percevant les impôts, traitant avec l'étranger, et proclame pourtant qu'il ne représente pas le pays et ne pourrait conclure la paix en son nom. C'est le plus exceptionnel régime politique que l'on puisse imaginer. S'il est né d'événements extraordinaires, toute sa vie se déroule au milieu de circonstances [p.4] également tragiques et anormales qui font de sa vie et de son fonctionnement l'expérience politique la plus paradoxale que nous offre notre histoire.
Elle ne se peut comprendre que par un rappel forcément très sommaire des faits au cours desquels elle s'est déroulée et qui l'expliquent.
Avènement du Gouvernement de la Défense nationale. — Nous avons dit comment la guerre contre la Prusse, préparée par les manœuvres de Bismarck, maladroitement déclarée par l'Empire, le 19 juillet 1870, non préparée, mal conduite, aboutissant rapidement au blocus de Bazaine sous Metz et à l'écrasement de Mac-Mahon à Sedan le 2 septembre, à la reddition alors de Napoléon III, provoqua le 4 septembre l'effondrement, sans résistance ni du Corps législatif, ni du Sénat, ni de l'impératrice, ni des ministres, du Second Empire et à l'Hôtel de ville, où Jules Favre et d'autres députés républicains avaient entraîné la foule, qui avait envahi et paralysé le Corps législatif, la proclamation de la République avec cette formule : « Les élus de Paris membres du Gouvernement de la Défense nationale », au moment même où les hommes de la révolution sociale, Delescluze, Millière, Rochefort, Raspail... tentaient d'y former un gouvernement de leur choix.
Le Gouvernement se trouva donc composé de Arago, Crémieux, Jules Ferry, Jules Favre, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Jules Simon, députés de Paris au Corps législatif, ou élus de Paris, mais ayant opté pour un autre département. Ils s'adjoignirent Rochefort, à cause de sa popularité, et le général Trochu, que les circonstances imposaient, le nommant président, mais Thiers, élu de Paris, resta étranger au Gouvernement.
Les ministères furent ainsi attribués : la Présidence au général Trochu, les Affaires étrangères à Jules Favre, l'Intérieur à Gambetta, les Finances à Picard, la Justice à Crémieux, l'Instruction publique à Jules Simon, les Travaux publics à Dorian, l'Agriculture et le Commerce à Magnin, la Guerre au général Le Flô, la Marine à l'amiral Fourichon. Les quatre derniers n'étaient pas des élus de Paris, ce qui rendait encore plus arbitraire la composition du Gouvernement.
Le Corps législatif tenta un essai de résistance dont J. Favre et J. Simon délégués près de lui et surtout Thiers le dissuadèrent.
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Le Sénat non inquiété par l'émeute vit ses portes scellées par Floquet.
Les ministres de l'Empire se retirèrent sans protestation devant leurs successeurs.
L'impératrice régente, abandonnée par tous, assistée d'étrangers, quitta les Tuileries, Paris, puis la France.
La Révolution, sans violence, sans lutte, fut l'évanouissement d'un régime emporté par ses fautes et ses défaites. Le Gouvernement nouveau s'installa sur des ruines qui n'étaient pas son œuvre, mais il s'était improvisé lui-même, sacré seulement par une acclamation parisienne populaire.
Premiers actes du Gouvernement. Irrégularités. — Sa première préoccupation fut de faire connaître et admettre son avènement au pouvoir.
Pour cela Gambetta adressa une dépêche aux préfets, annonçant la déchéance de l'Empire prononcée par le Corps législatif, la constitution et la ratification « par l'acclamation populaire » du « Gouvernement de la Défense nationale », le Journal officiel publia trois proclamations « aux citoyens de Paris », « au peuple français » et « à la garde nationale » et le maire de Paris, Etienne Arago, en lança une aux « citoyens », qu'il avait datée de la « Commune de Paris », à quoi on substitua « Hôtel de ville de Paris », le Gouvernement prenant tout de suite position contre l'idée de la Commune, qui allait être son ennemie.
A côté de ces manifestations, le Gouvernement procéda à des mesures plus positives : suppression du Conseil d'État, dissolution du Corps législatif et mesures pour empêcher les réunions de ses membres, abolition du Sénat, amnistie des condamnés pour crimes et délits politiques du 3 décembre 1851 au 8 septembre 1870.
Le 5 septembre furent nommés par Gambetta, sur proposition de Et. Arago, sans consultation du Gouvernement, les maires provisoires pour Paris, atteinte à la solidarité gouvernementale et marque caractéristique d'indépendance de Gambetta, actes d'autant plus graves que ces maires devaient jouer un rôle considérable et que, pris parmi les amis politiques du ministre, ils ne répondaient pas à l'opinion de la majorité du Gouvernement. Cette nomination de vingt maires écartait d'ailleurs pour Paris la constitution d'une mairie centrale, qui aurait répondu au principe d'autonomie réclamé sous l'Empire pour la capitale.
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Le 6, de même, Gambetta nomma les préfets de nos quatre-vingt-neuf départements substituant aux hommes de l'Empire ses partisans. Le Gouvernement en eut connaissance préalablement et ne protesta pas; son influence s'imposait.
Le même jour, le Gouvernement adressa à nos représentants à l'étranger une circulaire. Elle présentait l'événement de Paris comme la suite logique des faits.
La déchéance de Napoléon n'avait été qu'enregistrée, le pouvoir s'était « effondré de lui-même ». L'ordre n'avait pas été « troublé un seul moment ». « Le roi de Prusse, disait-elle, a déclaré qu'il faisait la guerre non à la France, mais à la dynastie impériale. Veut-il continuer une guerre impie?... Libre à lui... Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. Une paix honteuse serait une guerre d'extermination à courte échéance. »
Le 7 septembre Jules Ferry est nommé « délégué du Gouvernement et du ministre de l'Intérieur près de l'administration du département de la Seine », autrement dit préfet de la Seine.
A l'hécatombe administrative s'ajoute une hécatombe judiciaire. Crémieux, sur vingt-sept procureurs généraux, en remplace vingt-quatre.
Ainsi tous les grands postes, en pleine crise nationale, sont enlevés aux hommes, qui en avaient l'expérience et confiés à des amis politiques, qui seconderont le Gouvernement, mais n'ont pas l'expérience des affaires. Au milieu des soucis de la guerre les ministres n'oublient pas leurs préoccupations et leurs passions politiques.
Les élections. — Une grave question se posait aux hommes du Quatre Septembre, celle des élections. » N'étant pas les élus de la nation, nous n'avons pas qualité pour la gouverner et parler en son nom », disait Jules Favre. Comme lui, Trochu, J. Ferry, Picard, Garnier-Pagès, Magnin, Dorian voulaient convoquer les électeurs le plus vite possible. Mais Gambetta, Arago, Glais-Bizoin, Crémieux, Jules Simon, Rochefort étaient pour les rejeter au 16 octobre pour donner au Gouvernement le temps de se consolider et d'agir. Précipiter le vote, ce serait abdiquer, désavouer le Quatre Septembre[1]. On annula après le vote les voix de Dorian et de Magnin, ministres [p.7] mais non membres du Gouvernement et à une voix fut prise la grave mesure, inspirée par la politique, du recul des élections (9 septembre). Les considérants du décret : « L'Europe a besoin qu'on l'éclaire. Il faut qu'elle connaisse par d'irrévocables témoignages que le pays tout entier est avec nous », auraient exigé au contraire de rapides élections.
Siège du Gouvernement, délégation de Tours. — En présence des progrès de l'invasion et du prochain investissement de Paris le siège du Gouvernement devait-il être à Paris ou en province ? Grave question dont dès le 5 septembre J. Favre saisit le Gouvernement, qui décida « sans aucune hésitation, à l'unanimité, que le Gouvernement ne devait pas quitter Paris et qu'une simple délégation suffirait pour diriger les services administratifs en province[2] », décision folle aux conséquences incalculables. Le 12, aucun membre ne voulant quitter Paris, qui allait être investi, on ne nomma comme délégué que Crémieux à cause de son âge et on lui adjoignit un agent » muni d'instructions spéciales » par ministère. Le 17, des mouvements inquiétants se produisant dans quelques grandes villes, on renforça, si l'on peut dire," la délégation en lui adjoignant Glais-Bizoin et l'amiral Fourichon.
Formation d'un Gouvernement révolutionnaire socialiste. — Dès le 4 septembre, en face du Gouvernement de la Défense, place de la Corderie-du-Temple, se tint une réunion de l'Internationale et des fédérations ouvrières, qui décida de ne pas attaquer le Gouvernement faute de forces préparées, mais de réclamer la suppression de la préfecture de police, une police municipale, la révocation de tous les magistrats, l'octroi de toutes les libertés : association, réunions, presse, l'élection d'une municipalité parisienne, l'amnistie pour les condamnés politiques, etc. Une délégation fut envoyée à l'Hôtel de ville dans la nuit même, qui ne fut pas reçue. Le 5, les arrondissements étaient sollicités de former des comités d'arrondissement devant déléguer chacun quatre membres pour former le « Comité central républicain », qui, le 15, formé des délégués de quinze arrondissements, tint sa première séance[3]. C'était l'ébauche de la Commune, force révolutionnaire et socialisante, qui [p.8] s'établissait comme pouvoir de contrôle à côté du Gouvernement toléré à raison de la guerre.
Événements militaires. — Comme ils dominent les événements politiques, un bref tableau en est nécessaire. Après Sedan la 8e armée allemande et celle de la Meuse, laissant échapper heureusement notre 13e corps, marchent sur Paris, sans résistance même de Laon; 170.000 hommes avec 672 pièces de campagne viennent ainsi mettre le siège devant la capitale. L'enlever de force avec ses forts et ses remparts entraînerait des pertes telles que les Allemands se décident pour un siège en règle, comptant sur la révolution et la famine pour réduire la ville.
Notre ligne de défense comptait 70 kilomètres et ne permettait un bombardement que par grosses pièces, qui manquaient encore à l'ennemi.
L'armée de Paris comprenait les 11e et 14e corps de l'armée active, soit 50.000 hommes, 16.000 marins, 12.000 gendarmes, douaniers, gardes de Paris, 5.000 cavaliers, 118.000 hommes de la garde mobile de médiocre valeur, 350.000 hommes de la garde nationale de valeur nulle, qui touchaient 1 fr. 50 par jour plus 0 fr. 75 pour leur femme et 0 fr. 25 par enfant, enfin des corps francs équipés à leurs frais, échappant à la direction générale de l'armée. Le nombre permettait des illusions, que le défaut de valeur réelle rendait vaines. Le général Trochu eut la faiblesse de passer une « revue monstre » et de lancer ensuite une proclamation qui enflamma les esprits et y éveilla des espérances chimériques. Il organisa la défense au moyen de neuf secteurs partant du centre de Paris en éventail jusqu'aux fortifications, ayant chacun son chef et son organisation.
Le 17 septembre, la 8e armée allemande s'approcha de Paris; il y eut entre Français et Allemands une première rencontre : le siège commençait.
Le 19, le général Ducrot échoua dans une tentative de sortie sur le plateau de Châtillon; c'était la première d'une série d'opérations sans but défini, sans possibilité de résultats positifs, éveillant de vaines espérances toujours suivies de démoralisantes déceptions.
Le 20, l'investissement était complet. Le 23 pourtant, la réoccupation du plateau de Villejuif réussit. Mais le 30, une opération sur Choisy-le-Roi échoua devant les organisations défensives allemandes. L'avenir de Paris était dès lors réglé.
Par ailleurs nos places fortes, sauf Toul, Bitche, Strasbourg [p.9] et Belfort se rendaient sans pouvoir résister à l'artillerie moderne, Strasbourg devait capituler le 27 septembre, Belfort seul tint jusqu'à la fin de la guerre.
Armée de Metz, négociations de Bazaine et de l'Impératrice avec Bismark, capitulation. — La seule force militaire française encore subsistante était l'armée commandée par le maréchal Bazaine. Il nous est impossible de rapporter, même en bref, sa déplorable histoire : comment son chef se laissa bloquer sous Metz, comment il prétendit la conserver à la France en attendant la formation d'armées nouvelles, comment il entra en rapport avec l'ennemi pour apprendre les événements qui se déroulaient par ailleurs, les énigmatiques démarches de l'aventurier Régnier auprès de Frédéric-Charles et de Bazaine, l'envoi de Bourbaki auprès de l'impératrice découvrant la machination tramée contre lui, au début d'octobre la consultation des généraux sur le parti à prendre, les négociations du général Boyer auprès du quartier général allemand à Versailles, entraînant Bazaine, joué finalement par Bismarck, sur la voie de la trahison, enfin, quand la place et l'armée furent à la dernière extrémité, la reddition dont la convention du 27 octobre réglait les très rigoureuses conditions. Terrible tragédie de Metz, dans laquelle la politique avait joué un rôle capital et criminel, qui nous faisait perdre une armée de 175.000 hommes, 53 drapeaux, 1.407 pièces de canon, 200.000 fusils, un immense matériel de guerre, notre dernière force sérieuse, qui avait su infliger aux Allemands des pertes considérables et immobiliser une grande partie de leurs armées. On peut dire que désormais le sort de la guerre lui aussi était réglé.
Effort diplomatique pour la paix. — Dès le 9 septembre, Jules Favre sollicita Thiers, pour une mission auprès des neutres, en vue d'une intervention ou d'une médiation de leur part en notre faveur. Pressentant l'échec, malade, Thiers hésita, puis accepta; le 12, il s'embarqua pour Londres.
Jules Favre de son côté fit lui-même pressentir Bismarck au sujet d'un armistice, qui permettrait l'élection d'une assemblée nationale, pouvant traiter pour la France. Bismarck souleva toutes sortes d'objections. J. Favre voulut tenter de le convaincre lui-même et, sans prévenir ses collègues, le 18 septembre, eut une entrevue avec lui dont il a laissé le dramatique récit. Il soutint que l'Empire seul était [p.10] responsable de la guerre; il rappela que le roi Guillaume avait déclaré ne pas la faire à la France, mais à Napoléon III; il montra qu'une paix honorable, sans conquête, rapprocherait les deux pays; que le démembrement de la France appellerait une nouvelle guerre de revanche et de libération. Bismarck répondit que Paris et le Corps législatif avaient voulu la guerre, que la France vaincue serait toujours une menace pour l'Allemagne qui avait besoin contre elle d'un glacis, que Strasbourg était la porte de l'Allemagne, que le Gouvernement de la Défense nationale était à la merci d'une révolution et ne pouvait traiter, qu'il pouvait s'entendre avec le Gouvernement impérial, seul pouvoir légitime. L'entrevue échoua donc et Jules Favre n'eut plus qu'à en faire le récit à ses collègues.
La mission de Thiers ne fut pas plus heureuse. A Londres dont il ne partit que le 18 septembre, malgré le souvenir des services rendus, la perspective d'une Allemagne toute-puissante, il n'obtint qu'une vague déclaration de sympathie, une démarche en vue de l'entrevue de Jules Favre et de Bismarck, pas même la reconnaissance par l'Angleterre du Gouvernement de la Défense. Le 20, Thiers passa par Tours pour gagner Vienne et Saint-Pétersbourg. Le Tsar lui manifesta de la sympathie pour la France, mais il s'était engagé envers la Prusse pour le cas où l'Autriche s'allierait à nous; il promit de conseiller à Guillaume la modération, mais nous conseilla aussi de faire la paix au prix de sacrifices que la continuation de la guerre aggraverait. A Vienne au début d'octobre Thiers n'obtint que la promesse d'une action commune avec les autres puissances en faveur d'un armistice. Thiers se rendit ensuite à Florence. Victor-Emmanuel se déclarait prêt à agir pour nous, mais se retranchait derrière ses ministres en roi constitutionnel et ceux-ci, malgré le rappel de la guerre d'Italie, s'opposèrent à toute intervention armée[4].
Le 20 octobre, ayant achevé son infructueuse mission, Thiers était à Tours, où Gambetta continua son opposition à l'idée d'un armistice en vue des élections, alors que le 21, une dépêche de Londres annonçait que les puissances se prononçaient en sa faveur. Une délibération eut lieu, dont Gambetta communiqua à Paris les résultats : autorisation à Thiers de gagner Paris sans passer par le quartier général allemand, unanimité pour un armistice, mais de vingt-cinq jours avec ravitaillement des places assiégées, élections, mais que Gambetta n'admettait qu'avec l'inéligibilité de tous les serviteurs ou [p.11] partisans anciens de l'empereur. Thiers, muni d'un sauf-conduit obtenu par les puissances, arriva à Versailles le 30; il vit Bismarck sans discuter avec lui, le soir il était à Paris, y apprit la capitulation de Metz, dit son peu de confiance dans les armées de province, blâma énergiquement l'influence qui dominait à Tours, dit le désir du pays pour un armistice et des élections.
Il reçut alors mission de négocier à Versailles en vue d'un armistice avec ravitaillement proportionnel à sa durée.
Thiers se rendit le 31 octobre à Versailles, l'émeute se déchaînant; ses négociations durèrent quatre jours. Thiers s'efforça d'obtenir le ravitaillement pendant l'armistice, mais l'état-major allemand, escomptant la révolution, ne consentait à ce ravitaillement que contre la livraison de deux forts, qui lui auraient livré Paris. Thiers eut de Bismarck des indications sur les conditions que la Prusse entendait nous imposer et sur les aggravations qu'y ajouterait la prolongation de la guerre. Le 5 novembre il rencontra au pont de Sèvres J. Favre et Trochu, fit son rapport et conseilla de conclure la paix et de procéder à des élections même sans armistice, ce qui conduirait à la paix. Pour attendre la décision du Gouvernement, il retourna à Versailles et y reçut l'ordre de rompre les négociations et de regagner Tours. C'était l'échec de ces négociations.
Les puissances étrangères se dérobaient à toute intervention pour nous, nous conseillaient de conclure un armistice, de nous résigner aux sacrifices inévitables et ne reconnaissaient même pas encore notre Gouvernement. L'homme le plus autorisé pour plaider notre cause n'avait en somme rien obtenu d'une Europe indifférente sinon hostile.
Embarras du Gouvernement : les élections, délégation de Gambetta à Tours. — Au cours même de cette action diplomatique le Gouvernement éprouva de grandes difficultés au sujet des élections. Ses membres, ennemis par principe du pouvoir personnel, sans mandat national, n'étaient que des dictateurs, d'où leur désir de procéder à des élections, mais ils s'étaient trouvés divisés quant à leur date et celle du 16 octobre, tardive, l'avait emporté.
En attendant, le 15 septembre, ils décidèrent l'élection dans tout le pays de nouveaux conseils municipaux pour remplacer ceux de l'Empire, mais pour Paris il y eut conflit au sein du Gouvernement; certains membres préconisaient la formation d'un conseil municipal à pouvoir limité malgré le danger de la formation d'un corps rival [p.12] du Gouvernement et ces débats provoquèrent un mouvement séditieux en faveur de la Commune.
Le 16 septembre le Gouvernement crut devoir avancer les élections au 2 octobre, puis au soir du 22 il décida simplement qu'elles seraient ajournées. Or la province, impatiente en face d'un Gouvernement purement parisien, les réclamait et la délégation de Tours crut pouvoir les maintenir au 16 octobre. Le Gouvernement s'éleva contre cet acte d'insubordination de ses délégués, et annula leur décret de convocation des électeurs. Gambetta hostile à toute élection d'une Assemblée réclama l'envoi à Tours d'un délégué énergique qui soutiendrait le Gouvernement. J. Favre, qu'on voulut déléguer pour faciliter son action diplomatique, se récusa et ce fut Gambetta qui fut désigné parce que le plus jeune et le plus énergique. On lui attribua double voix, mesure anormale et grave, qui, son personnalisme et son énergie aidant, devait faire de lui un dictateur. Il partit en ballon le 7, arriva à Tours le 9. La France avait désormais deux Gouvernements.
Organisation et action des forces révolutionnaires. — En face du Gouvernement de la Défense nationale on a vu dès le 4 septembre se constituer les comités d'arrondissements et avec leurs délégués le comité central; le 22 est élue une commission de vingt membres qui avec les chefs de bataillon de la garde nationale réclament l'élection de la Commune et l'envoi de délégués en province.
Soixante clubs au moins et quarante journaux les appuient.
Beaucoup des maires nommés par Arago et Gambetta appartiennent aussi au parti révolutionnaire. Comme les fonctions des maires sont très considérables, ils sont très puissants, gonflent leur personnage. Ils tiennent des séances hebdomadaires entre eux à l'Hôtel de ville ou au ministère de l'Intérieur, ce qui en fait une force collective et organisée sous le contrôle d'ailleurs des comités d'arrondissement.
La garde nationale complète la force révolutionnaire. Fort mal recrutée elle compte de 30 à 35.000 repris de justice, des étrangers, des agitateurs de clubs. Elle élit ses chefs et fait commandants Blanqui, Vallès, Millière, Varlin et Flourens; ce dernier élu par cinq bataillons prend le titre de « major des remparts » et le grade, inexistant de colonel.
En face de cette révolution en formation, le Gouvernement, en une place assiégée, se refuse à proclamer l'état de siège et prétend [p.13] n'user que de « l'autorité morale ». « L'idée de maintenir l'ordre par la force de la baïonnette et du sabre... me remplit d'horreur et de dégoût », écrit lui-même le général Trochu au Temps. Issu de la Révolution, le Gouvernement n'ose pas la combattre.
Manifestations révolutionnaires. Faiblesse du Gouvernement. — Les forces révolutionnaires ne devaient pas rester inactives. Le 27 septembre délégués et commandants de la garde nationale se présentèrent au Gouvernement pour réclamer notamment « l'élection immédiate de la Commune de Paris ». E. Picard provoqua la dislocation des manifestants en annonçant qu'une attaque de vive force des Allemands était déclenchée. Les révolutionnaires, furieux d'avoir été joués, décidèrent une nouvelle manifestation pour le 5 octobre que Flourens et ses cinq bataillons devaient soutenir. Prévenu par lui et Arago, le Gouvernement la reçut le jour dit. Elle réclamait des armes, une grande sortie, des élections municipales, des explications sur les opérations militaires et la politique du Gouvernement. Plusieurs membres du Gouvernement, Arago et Floquet, répondirent et ramenèrent bon nombre d'officiers de la garde nationale, Flourens donna sa démission qui fut acceptée le lendemain, mais qu'il retira ensuite. Le 7, une proclamation condamnait les rassemblements de la garde sans ordre supérieur prenant l'apparence de la sédition, favorisant l'ennemi, détruisant la discipline.
Le 8, une nouvelle manifestation n'en eut pas moins lieu sans plus de résultat, mais prouvant la constante agitation des révolutionnaires. Une nouvelle proclamation suivit selon le système de « l'autorité morale ». La partie sérieuse devait avoir lieu à la fin du mois.
Actions militaires. — Après la sortie sur Choisy-le-Roi du 30 septembre l'opinion publique, hantée des souvenirs de la Révolution, réclamait la « ruée en masse », les « sorties torrentielles ». Tant d'hommes ne pouvaient-ils rompre les lignes allemandes ?
Trochu résistait; dès les 29 septembre et 2 octobre, il avait déclaré que les sorties de troupes si peu aguerries et organisées étaient « d'héroïques folies » et il parlait de son « plan » qu'il ne pouvait divulguer et qui consistait pour plus tard en une percée par la basse Seine vers Rouen. Il subit pourtant la pression de l'opinion et le 13 octobre trois colonnes attaquèrent Châtillon, Bagneux, Clamart, l'attaque sur Châtillon échoua et entraîna une retraite générale. Puis, le 21, eut lieu une reconnaissance sur la Malmaison et Bougival. Le 28, ce fut l'attaque et la prise du Bourget qui nous fut repris le 30.
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Assaut révolutionnaire. — Ce revers après un succès exagérément grossi surexcita l'opinion qui s'exalta encore plus à l'annonce de la reddition de Metz d'abord démentie par le Gouvernement et des tractations des neutres et de Thiers en vue d'un armistice. Des rassemblements se produisirent, le comité central décida la marche sur l'Hôtel de ville pour la proclamation de la déchéance du Gouvernement, l'institution d'une commission provisoire en vue de l'élection de la Commune. Les maires obtinrent d'Arago de se réunir à l'Hôtel de ville qui fut envahi par la foule, le bataillon de garde faisant défection. Le Gouvernement promit aux maires d'immédiates élections. La salle du Conseil fut envahie par les chefs de bataillon puis par la foule. Flourens prit la tête du mouvement, fit garder prisonniers les membres du Gouvernement, fit acclamer un Gouvernement dont il était le chef. Picard, Trochu, Ferry et Arago dans le tumulte s'échappèrent et pendant qu'entre Delescluze et Dorian des négociations avaient lieu en vue de l'évacuation de l'Hôtel de ville, sans répression de la part du Gouvernement, les membres libres du Gouvernement firent marcher un bataillon de mobiles bretons, qui pénétra dans l'Hôtel de ville et qui en ouvrant les portes aux gardes nationaux délivra le Gouvernement.
Arago, selon sa promesse, convoqua les électeurs pour le 1er novembre, mais le Gouvernement fit arracher ses affiches. Dans son sein de pénibles débats eurent lieu. Adam, préfet de police, démissionna. Les modérés du Conseil réclamaient l'arrestation des chefs révolutionnaires et la suppression de leurs journaux. Ce fut rejeté par 6 voix contre 4. La politique d'action morale survivait à cette redoutable émeute.
Plébiscite du 3 novembre pour le Gouvernement. Élection de maires et d'adjoints. — Le Gouvernement profita de l'émotion causée par l'émeute pour se faire plébisciter. Le 3, les électeurs furent convoqués pour dire s'ils voulaient oui ou non le maintenir au pouvoir. En même temps on les convoquait le 5 pour élire par arrondissement un maire et trois adjoints; c'était éviter la commune, assemblée unique pour Paris, en faisant tout de même élire les administrateurs de Paris. Puis les chefs révolutionnaires ayant décidé une nouvelle attaque contre le Gouvernement, il en fit arrêter vingt-quatre.
Le plébiscite fut une éclatante victoire pour le Gouvernement avec 557.000 oui et 62.000 non. Malgré souffrances et mécontentement [p.15] Paris presque unanime s'élevait contre la révolution. Mais, si bien des arrondissements nommèrent des maires et des adjoints favorables au Gouvernement, dans les quartiers populaires ce furent des partisans de la Commune qui furent élus.
Arago, compromis par son entente avec eux, démissionna le 15 novembre et fut remplacé par J. Ferry, qui fut chargé de l'administration de Paris.
Le Gouvernement ne prit par ailleurs aucune mesure contre les chefs et les journaux révolutionnaires, dont le plébiscite gêna pourtant les attaques.
Délégation de Tours. — Pendant qu'à Paris le Gouvernement menait cette pénible existence, que se passait-il à Tours? La Délégation au 12 septembre ne comptait que Crémieux et des délégués des différents ministères avec voix consultative : le général Lefort, de Chaudordy, Roucy, Clément Laurier, Mazure et Cazot, le 17, on lui adjoignit Glais-Bizoin et l'amiral Fourichon, puis le 5 octobre, Gambetta avec double voix. Elle commença dans une anarchie complète, délibérant sans règles, sans méthode, sans secrétaire ni procès-verbal, sans archives, sa table présentant un inexprimable fouillis de papier. Elle se trouva tout de suite en conflit avec Paris, par exemple quant à la date des élections, ou pour l'élection des officiers de la garde mobile. Elle se montra très faible vis-à-vis des mouvements autonomistes du Midi et du Sud-Ouest. Des dissentiments s'élevèrent entre l'amiral Fourichon, imbu des idées d'ordre, de discipline et les autres membres, notamment quand on voulut envoyer dans les Bouches-du-Rhône Marc Dufraisse avec de pleins pouvoirs mêmes militaires et quand on en conféra à Challemel-Lacour, préfet du Rhône. L'amiral donna sa démission comme ministre de la Guerre et fut remplacé par Crémieux nominalement, en fait par le général Lefort.
L'envoi et l'arrivée de Gambetta mécontentèrent fort ses collègues. Glais-Bizoin rendit leur sentiment en s'écriant à son arrivée : « Fatal ballon! » Ils sentirent que c'était un maître qui venait. Pour remonter leur moral, sans scrupule vis-à-vis de la vérité, il présenta la situation à Paris de manière flatteuse. C'était le moyen de se faire acclamer, d'enflammer les esprits, mais aussi de préparer d'amères déceptions. Partisan de la guerre à outrance, il pensait que l'optimisme pouvait seul la soutenir. Soucieux de l'avenir de son parti, il voulait le représenter comme triomphant et maître de la victoire. [p.16] Dans sa proclamation du 18 octobre il prit le titre de ministre de la Guerre et de l'Intérieur malgré l'opposition énergique de Crémieux et de Glais-Bizoin[5], et sans que le Gouvernement de Paris le lui eût conféré[6], mais soutenu par l'amiral Fourichon en désaccord, on l'a vu, avec ceux-ci.
La maîtrise de Gambetta s'affirma dans la question des élections. La Délégation, poussée par tous les préfets convoqués à Tours, les avait déclarées voulues par le pays et nécessaires, elle les avait fixées au 16 octobre. Il imposa sa volonté qui était d'ailleurs celle du Gouvernement de Paris et fit rapporter le décret de convocation des électeurs. Dans ses dépêches à Jules Favre il ne craignait pas d'ailleurs de parler de la Délégation en termes peu flatteurs. « La faiblesse du Gouvernement de Tours, y lit-on, l'avait jeté dans un discrédit profond. »
Malheureusement dans ses actes et ses paroles Gambetta manquait de mesure, de diplomatie et en prenait trop à son aise avec la vérité. Le 30 octobre, à propos de la capitulation de Metz, il lança une « proclamation au Peuple français » dans laquelle il parlait de » l'armée française... engloutie, malgré l'héroïsme de ses soldats, par la trahison des chefs dans les désastres de la patrie... », « ... sinistre épilogue du coup de main de décembre ». Cette diatribe politique avait le tort de séparer les soldats héroïques de leurs chefs représentés en bloc comme traîtres. Elle jeta la division dans la Délégation, l'amiral Fourichon refusa de la signer. Elle força son auteur à se désavouer en lançant une proclamation à l'armée, mais dans laquelle il parlait encore des « chefs indignes », dont elle allait être « débarrassée », ce qui suscita des manifestations, notamment à Toulouse contre des chefs militaires dont on exigeait la démission. La proclamation du 30 servit à Bismarck pour justifier l'échec des négociations de Thiers en vue de l'armistice.
Au sujet de l'armistice Gambetta assura le Gouvernement de Paris que la France entière l'approuvait et le suivrait jusqu'au bout, alors que la Délégation, au témoignage de Glais-Bizoin, renseignée par Thiers, estimait que le Gouvernement, « dominé par la population commettait... une faute capitale » et que Glais-Bizoin s'offrait pour aller à Paris pour tenter de l'éclairer et de lui faire accepter l'armistice sans ravitaillement[7].
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Si l'on veut apprécier à quel point Gambetta poussait l'optimisme pour ne pas dire l'illusionisme, il faut lire sa proclamation, qui ne fut signée que par lui, du 1er décembre dans laquelle il représentait en termes dithyrambiques la sortie de Ducrot du 29 novembre comme une grande victoire, voyant déjà nos troupes à Longjumeau, confondant Epinay-sur-Seine, sur lequel on avait marché, avec Épinay-sur-Orge. Le général Ducrot s'était couvert de gloire, une attaque générale était partout engagée. Les troupes d'Orléans s'étaient en même temps lancées en avant; nos deux grandes armées marchaient à la rencontre l'une de l'autre! Ce serait l'éternel honneur de la République d'avoir rendu à la France le sentiment d'elle-même, etc. Hélas! La victoire n'existait que dans l'imagination de Gambetta, trop désireux d'en attribuer la gloire et le profit à son parti politique.
Gambetta n'était pas moins en désaccord avec Thiers, qui soutenait la nécessité d'arrêter une guerre sans issue en formant une Assemblée nationale pour traiter avec l'ennemi. Dans une dépêche du 9 décembre, manifestant ses préoccupations politiques constantes, il protesta contre les accusations dont il était l'objet et déclara inadmissibles des élections sans l'inéligibilité des hommes de l'Empire et une assemblée qui ne serait pas composée de républicains.
C'est dans cet esprit que, les conseils municipaux ayant été dissous, il ne procéda pas à des élections, mais forma, avec uniquement des républicains, des commissions municipales, et que le 29 décembre il prononça la dissolution des conseils généraux pour les remplacer par des commissions départementales en nommant leurs membres, qu'il ordonna la lecture par les instituteurs aux populations du Bulletin de la République créé par lui, pour leur faire comprendre que « la République seule peut assurer par ses institutions la liberté, la grandeur et l'avenir de la France ».
Les divisions au sein de la délégation et l'autoritarisme de Gambetta ne cessèrent jamais. Quand le 9 décembre elle jugea nécessaire pour sa sécurité de se transférer de Tours à Bordeaux, « pour assurer la parfaite liberté des mouvements stratégiques des armées », expliquait Gambetta aux préfets, lui-même ne s'y rendit qu'à la fin du mois et Glais-Bizoin n'y rejoignit ses collègues que sur un ordre formel. En même temps Gambetta dénonçait à Paris « Thiers et ses amis » qui le traitaient d'usurpateur, il demandait l'autorisation de purifier les administrations publiques, ordonnait aux préfets de lui signaler les fonctionnaires qui s'étaient signalés par leur zèle sous l'Empire, il prenait des mesures contre les journaux hostiles au Gouvernement [p.18] puis se rendait auprès des armées jusqu'à Lille par Saint-Malo pour les encourager de sa présence. Le 26 janvier seulement il était de retour à Bordeaux pour recevoir, dans la nuit du 28 au 29, l'annonce de la signature de l'armistice.
Ces quelques traits marquent les extraordinaires défauts de ce Gouvernement détaché de Paris sous le nom de Délégation, son incohérence, son défaut d'ordre, de méthode, d'entente, de solidarité, l'espèce de dictature à demi officielle du tribun de trente et un ans qui lui apporta son énergie, sa fougue, son patriotisme, mais aussi sa passion politique, avec ses illusions et son besoin de domination.
Les opérations militaires. — Nous ne pouvons songer à suivre, même à grands traits, les opérations de la guerre qui se poursuivit jusqu'à la fin de janvier 1871.
Après la reddition des armées de Mac-Mahon et de Bazaine et l'encerclement de Paris, la France dut improviser des armées avec les troupes d'Algérie, des dépôts, la garde mobile, la classe de 1870, des corps francs, les célibataires et les veufs sans enfants, de moins de quarante ans. Cela fit une masse considérable d'hommes, mais pas même 100.000 hommes instruits et équipés. L'armement, l'équipement et l'outillage pour en produire manquaient. Les chefs de tous grades faisaient aussi défaut. Le général Lefort d'abord, puis surtout Gambetta et de Freycinet dépensèrent la plus grande activité pour former de nouveaux corps. Mais le haut commandement, improvisé et manquant légitimement de confiance auprès de ses troupes, n'osait entreprendre aucune action sérieuse. Au-dessus de lui, Gambetta, imbu des idées de la première révolution, jouant les Carnot, jaloux de consolider la République par des victoires, ne rêvait qu'offensive et audace, traçait des plans de campagne et de batailles qu'il imposait aux généraux placés ou remplacés par lui à la tête des armées et prétendait combiner l'action des armées de province et de l'armée de Paris, qu'il ne pouvait connaître. Dans ces conditions l'histoire des campagnes de nos armées de province ne pouvait être qu'une longue suite d'échecs ou de défaites lourdes. Nous ne suivrons ni l'armée de la Loire qui, à un moment coupée en deux, dut reculer au delà du Mans, et sur Bourges, ni celle du Nord sous Faidherbe d'abord plus heureuse, ni celle de Garibaldi, ni celle des Vosges, ni celle de l'Est qui, finalement sous Bourbaky, laissée par mégarde hors de l'armistice, dut opérer jusqu'en Suisse une retraite meurtrière et désastreuse.
Nous ne dirons qu'un mot de Paris avec, le 21 décembre, l'affaire du Bourget, avec, à partir du 5 janvier, le bombardement de la rive gauche et le 19, la dernière sortie sur Montretout. Les horreurs du siège : froid intense sans combustible, manque de nourriture, rationnement, pain innommable, mortalité sans cesse accrue, absence de nouvelles, sentiment d'abandon, accablèrent la capitale.
Capitulation de Paris et fin de la guerre. — Les échecs ininterrompus des sorties successives amenèrent la démission de Trochu comme gouverneur de Paris, mais non comme chef du Gouvernement, ce qui le mettait dans une situation singulière.
Après Montretout, le 22 janvier, un mouvement révolutionnaire se produisit. Flourens et les autres chefs révolutionnaires détenus à Mazas furent délivrés par l'émeute. Une manifestation eut lieu contre l'Hôtel de ville, on réclamait la « sortie en masse ». A des coups de feu tirés contre eux les mobiles répondirent par des salves qui dissipèrent les foules de manifestants. Vinoy, le nouveau gouverneur, fit fermer les clubs et supprima des journaux.
Mais Paris n'avait plus que quelques jours de vivres. J. Favre, le 23 janvier, se rendit à Versailles pour négocier la capitulation, avec un armistice en vue d'élections pour la réunion d'une Assemblée nationale. Les termes en furent arrêtés le 24 : désarmement des troupes, prisonnières de guerre sur place, contribution de 200 millions pour Paris, armistice de vingt et un jours, entrée à son terme de l'armée allemande dans la capitale. Le 26, le Gouvernement de la Défense en accepta les conditions, la convention fut signée le 28.
La guerre était terminée.
Le Gouvernement de la Défense nationale qui l'avait menée dans de si paradoxales conditions, en la prolongeant au prix d'indicibles souffrances, avait peut-être sauvé l'honneur, il en rendait la liquidation terriblement onéreuse. L'ennemi abusant de sa force, méconnaissant les lois de l'humanité et même la prudence pour l'avenir, arguait de notre résistance pour exagérer les sacrifices d'argent et de territoires qu'il nous imposait. Il se trouvait en présence d'un pays totalement épuisé, dont il occupait vingt-cinq départements, ne connaissant que la loi du plus fort, voulant se garer d'une revanche que ses rigueurs devaient lui faire craindre, il s'apprêtait à exiger une indemnité de guerre sans précédent et la cession d'une partie riche et importante de notre territoire. L'Empire, le Gouvernement de la Défense nationale devaient supporter inégalement d'ailleurs, la responsabilité de ces sacrifices si douloureux, fruits de cette guerre à jamais déplorable.
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CONSTITUTION, CONDITION, FONCTIONNEMENT DU GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE
Le tableau des événements au cours desquels le Gouvernement du 4 Septembre est né et a fonctionné ayant été très sommairement rappelé, il est possible de l'étudier dans sa constitution, dans sa condition et dans son fonctionnement, que les faits ont constamment dominés.
Naissance fortuite du Gouvernement, sa composition de hasard et uniquement républicaine. Leurs conséquences. — La chute de l'Empire était la résultante inévitable de ses fautes impardonnables et de nos défaites écrasantes. Le Corps législatif aurait pu et normalement dû organiser un gouvernement pour le remplacer. Thiers, le 4 septembre, lui proposa de nommer une commission de Gouvernement en attendant l'élection d'une Constituante. Le parti républicain et le Gouvernement impérial lui proposèrent des solutions différentes, mais instituant un gouvernement issu de lui, définitif ou provisoire. La foule, dans sa liberté du dimanche, mobilisée par le bruit de la défaite, spontanément, sans être dirigée par aucun chef, par aucune organisation, se porta sur le Corps législatif et le paralysa; il ne put former le nouveau Gouvernement. On a rappelé[8] comment quelques députés républicains entraînèrent la foule à l'Hôtel de ville et l'y improvisèrent, devançant les chefs révolutionnaires en lançant la formule que la foule acclama : « Les députés de Paris membres du Gouvernement de la Défense nationale. » Aucun groupe ne l'avait précédemment arrêtée, aucune délibération [p.21] antérieure n'avait eu lieu. Glais-Bizoin déposant à la commission d'enquête sur l'origine du 4 Septembre put dire : « Il n'y eut ni conspiration ni combat. Le Gouvernement se trouva donc être le fruit d'une improvisation, le résultat des dernières élections qui n'avaient certes pas été faites en vue de sa constitution, ce ne fut pas une combinaison délibérée d'avance d'hommes choisis pour exercer ensemble le pouvoir gouvernemental. » Jules Favre[9] dit bien qu'il y eut discussion à ce sujet entre lui et les députés venus du Corps législatif à l'Hôtel de ville et accord entre eux pour cette formule quoique les noms de Félix Pyat et Rochefort suscitassent des oppositions, mais s'il y eut ainsi une décision prise elle fut improvisée, elle fut telle qu'il n'y eut pas choix des hommes appelés ainsi au Gouvernement et Glais-Bizoin[10] déclare qu'il ignore même qui en eut l'initiative. On peut donc affirmer qu'il y eut là une véritable improvisation.
Sans doute les députés de Paris étaient populaires à cause de leur lutte contre l'Empire et ils comptaient des hommes de valeur comme J. Favre ou Jules Simon, des hommes d'énergie comme Gambetta, ou des esprits déliés comme E. Picard.
Cette solution était pourtant imprudente et grosse de conséquences graves.
Ces hommes n'étaient pas choisis pour leur valeur personnelle ou leur expérience des affaires. Hommes d'opposition, ils ne siégeaient la plupart que depuis peu au Corps législatif, ils ne s'étaient formés à la politique que dans la presse ou les cénacles républicains. Ils étaient, comme gouvernants, sans aucune formation ni expérience.
Puis, ce n'étaient que des élus de Paris. Sans doute ils s'associèrent des élus de Paris, élus aussi en province et ayant opté pour elle, et J. Simon[11] en conclut que lui et ses collègues n'étaient pas « à proprement parler un ministère parisien » ; pourtant tous ses membres n'en faisaient partie que parce que élus de Paris et que parce que c'était Paris qui les avait acclamés comme gouvernants et quand ils s'associèrent comme ministres d'autres députés, ceux-ci n'en devinrent pas pour autant membres du Gouvernement, parce que non élus parisiens. Paris, ce n'était donc pas la France, d'autant plus que tout au cours de l'Empire une profonde opposition [p.22] avait régné entre elle et la capitale et que Paris avait professé pour le reste du pays un très grand mépris, se présentant, lui, comme la Ville-Lumière.
De leur origine non nationale les hommes du 4 septembre avaient si bien conscience qu'ils terminaient leur première séance de Gouvernement par la résolution « de faire au plus vite des élections générales », mais elles furent différées d'abord à cause des événements, et abandonnées plus tard et pendant cinq mois[12] ; le pays, toujours en conflit avec Paris, fut donc gouverné par les seuls élus de Paris; ce fut pour lui et pour eux une grande faiblesse.
Ce Gouvernement parce que parisien était faible vis-à-vis de Paris même, porté par lui au pouvoir en un jour de révolution, il ne pouvait s'opposer à une autre révolution qui le renverserait, aussi légitime que la première. J. Simon[13] déclare qu'ils prévoyaient celle-ci et pouvaient « à coup sûr en désigner les chefs ».
Une autre faiblesse, venant de cette composition du Gouvernement, était qu'il ne comptait que des républicains, qui sembleraient gouverner dans leur intérêt de parti, qui n'auraient pas le crédit d'un Gouvernement d'union nationale.
Et ce grave défaut n'était même pas racheté par une homogénéité particulière du Gouvernement, car le parti républicain, même sous l'Empire, était loin d'être unifié. Il y avait des républicains « modérés » et d'expérience, il y avait des républicains « purs » ou « jeunes » ou « irréconciliables » ou « radicaux ». Le programme de 1869 du « cahier à mes électeurs » de Gambetta et de sa « réponse » répondait mal aux idées d'un J. Favre ou d'un E. Picard. Au cours des élections de 1869, il y avait eu de rudes luttes entre les uns et les autres. A Thiers on avait opposé Alton-Shée, pair de France devenu radical. Garnier-Pagès avait eu à lutter contre G. Baudin, Raspail et un socialiste, J. Favre contre Contagrel et Rochefort. Aussi y eut-il au sein du Gouvernement deux partis. L'un modéré, avec Jules Favre, était prêt à des transactions avec des hommes d'autres partis, combattait les révolutionnaires intégraux, mettait au premier plan la défense nationale et l'intérêt du pays. L'autre, avec Gambetta, voulait en même temps que la guerre, soutenir le programme et les intérêts du parti.
Enfin ce Gouvernement uniquement républicain avait le gros défaut de faire supporter au seul parti républicain la responsabilité [p.23] de la conduite de la guerre, l'Empire ayant succombé à celle de sa déclaration et de ses débuts.
Les hommes du Gouvernement. — Quels étaient en définitive ces « élus de Paris » qui allaient exercer sur la France une dictature de cinq mois? On ne peut consacrer que quelques mots à chacun.
Etienne Arago, né en 1809, avait participé déjà aux journées de juillet, et été compromis dans les insurrections de 1832-1834. Il avait été un des fondateurs de la Réforme. Il avait été impliqué dans l'échauffourée du 13 juin 1849, condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée, il avait été amnistié en 1859. C'était un républicain « de la première heure », une « victime du 2 décembre ».
Crémieux était de 1796, avait plaidé dans les procès politiques de la Restauration et sous Louis-Philippe. Élu député en 1842 et en 1846 il avait participé à la campagne des banquets. Membre du Gouvernement provisoire et de la commission exécutive à la Justice, il avait soutenu la candidature de Louis-Napoléon à la Présidence, siégé à la Montagne. Il avait été incarcéré au 2 décembre et avait été élu en novembre 1869 à Paris.
C'étaient là deux républicains de « vieille date », des « vieilles barbes ».
Jules Favre, né en 1809, avait plaidé pour les mutualistes de Lyon et les accusés de 1835. Député de la Seine à la Constituante, il avait été sous-secrétaire aux Affaires étrangères. Élu en 1857 il avait été le chef des « cinq », avait comme avocat et député prononcé des discours retentissants. Réélu en 1862, il avait été l'adversaire principal de Rouher. En 1869, il avait été élu au deuxième tour contre Rochefort. Il s'imposait par son grand talent oratoire, sa longue carrière politique, une certaine expérience des affaires, sa lutte contre l'Empire. Aussi le nomma-t-on vice-président du Gouvernement.
Jules Ferry, né en 1832, avait un passé politique plus court et plus modeste. Il avait fait surtout du journalisme. Candidat en 1864 il s'était retiré devant Garnier-Pagès, en 1869 il avait été élu au second tour contre Cochin. Il avait combattu Émile Ollivier.
Gambetta, né en 1838, s'était voué tout jeune à la politique, il avait soutenu la candidature de Prévost-Paradol en 1863; s'était rendu célèbre par sa violente plaidoirie dans l'affaire du monument Bauclère. En 1869, avait été élu à Paris contre Carnot et à Marseille contre Thiers. Il s'était élevé au Corps législatif contre la déclaration de la guerre. Il s'imposait par la fougue de son tempérament, l'éclat de [p.24] son éloquence, son ardeur républicaine, mais son expérience des affaires à trente-deux ans était courte, pour ne pas dire nulle.
Garnier-Pagès, de 1803, était du type des vieux républicains de 1848. Il avait été élu en 1864 et en 1869.
Glais-Bizoin était son aîné de trois ans. Il avait combattu la Restauration, siégé à la Chambre de 1832 à 1848, voté avec les modérés à la Constituante, échoué aux élections de 1849, 1852, 1857 et triomphé en 1863 et 1869.
Eugène Pelletan, né en 1813, avait été journaliste, n'avait été élu que sous l'Empire en 1863 et en 1869, il avait été l'un des fondateurs et le rédacteur en chef de la Tribune.
Ernest Picard, âgé de 49 ans, n'était entré dans la politique qu'en 1856, élu et réélu en 1857, en 1865, en 1869 à Paris et dans l'Hérault, il avait fondé la « gauche ouverte »; ne faisant pas à l'Empire une opposition radicale, plutôt modéré, il était un orateur habile et sympathique.
Henri de Rochefort, né en 1831, avait eu des débuts difficiles d'expéditionnaire à 100 francs par mois. Il s'était voué au journalisme en 1861, il avait fondé la Lanterne en 1868 et dû s'expatrier. Il avait échoué aux élections en 1869, mais il avait été élu en novembre, pour sa polémique au sujet de l'affaire de Victor-Noir il avait été incarcéré à Sainte-Pélagie.
Jules Simon enfin, né en 1814, était un normalien, philosophe, suppléant de Cousin. Élu en 1848 il avait été un modéré, démissionnaire en 1849 il était entré au Conseil d'État. Révoqué comme professeur à la Sorbonne, candidat en 1857 il avait échoué mais avait été élu en 1863 et en 1869 à Paris et dans la Gironde.
Tel était le Gouvernement des onze élus de Paris, hommes entraînés à la politique, toujours dans l'opposition, n'ayant presque jamais participé à la direction des affaires, populaires par leur opposition à l'Empire. Leur républicanisme les rapprochait sans les unir, et les rendait suspects à une grande partie du pays.
Dérogations à la formule : « Les Élus de Paris membres du Gouvernement ». — Si la formation du Gouvernement par les élus de Paris était une combinaison sans raison et périlleuse, elle avait cet autre inconvénient d'être fausse.
Elle était fausse parce que l'un des élus de Paris, le plus illustre et de beaucoup le plus capable, ne fit pas partie du Gouvernement. Thiers, élu de la seconde circonscription de Paris, refusa de s'y [p.25] associer. Jules Favre[14] reconnaît qu'il était « véritablement le premier personnage de l'État », par suite de son « illustration, de son rôle courageux et brillant » sous l'Empire, de « sa noble et patriotique attitude au moment de la déclaration de la guerre » et Jules Simon[15] lui rend le même hommage. Thiers avait des raisons majeures pour ne pas s'associer aux autres élus de Paris. Il n'était, en 1870, pas républicain comme eux, il était un conservateur déterminé. A la nouvelle de la défaite de Sedan il s'était séparé de ceux qui voulaient la proclamation immédiate de la déchéance. Il jugeait la guerre perdue et la paix rapide nécessaire, redoutait la responsabilité de la guerre et se ménageait pour l'avenir. Le Gouvernement privé de lui rechercha tout de même ses services et son patronage. C'est ainsi que lui fut confiée la mission diplomatique auprès des neutres. « Le seul fait de l'avoir pour patron, dit Jules Simon, auprès des Cours étrangères donnait au Gouvernement de la Défense une sorte de consécration légale »; plus tard il fut chargé de négocier avec la Prusse en vue d'un armistice et fut envoyé à Tours comme conseil en quelque sorte de la Délégation. Mais ces services étaient loin de valoir une collaboration.
La formule était fausse encore parce que les élus de Paris s'associèrent et mirent à leur tête le général Trochu. La guerre y exigeait un général et celui-ci par son opposition à la direction que l'Empire lui avait imprimée était populaire. Ses collègues l'estimaient grandement. Jules Favre vante « la justesse de ses observations » en toutes matières, « son ascendant sur les autres membres du Gouvernement », « la hauteur de son âme », son don de convaincre[16]. Sa présence à la tête du Gouvernement tempérait le caractère politique trop étroit de celui-ci et assurait son entente avec l'armée. Mais tout de même c'était une atteinte à la fameuse formule.
Une troisième dérogation lui fut apportée par l'appel de deux députés non élus par Paris, Dorian pour le ministère du Commerce et de l'Agriculture et Magnin pour celui des Travaux publics, et de deux militaires : le général Le Flô et l'amiral Fourichon pour la Guerre et la Marine. Ministres ils faisaient partie en fait du Gouvernement, mais ils n'en étaient pas membres en droit, ne votant pas avec les autres.
Enfin tous les élus de Paris n'étaient pas égaux dans le [p.26] Gouvernement; seuls au début Gambetta, Picard, Crémieux, Jules Simon et Jules Favre étant ministres.
Toutes ces atteintes au principe donnaient au Gouvernement quelque chose de boiteux, d'approximatif, qui n'était pas pour le consolider.
Légitimité du Gouvernement comme représentant de la France ? — Les conditions dans lesquelles le Gouvernement était né, sa seule consécration par l'acclamation de la foule parisienne, sa composition en principe des élus de Paris, pouvaient faire douter de sa légitimité comme organe de la souveraineté nationale.
Son attitude à cet égard fut ambiguë. D'une part il n'hésita pas, et c'était nécessaire, à exercer les attributs de la souveraineté, légiférant, percevant l'impôt, gouvernant. Mais d'autre part, surtout dans ses rapports avec l'étranger et l'ennemi, il hésita à se dire et à se considérer comme le légitime représentant du pays.
Dès le 8 septembre Trochu et ses collègues s'inquiètent du moyen d'établir un gouvernement régulier. Trochu propose de remettre en vigueur le régime de 1848 et J. Favre parle d'un régime électoral à établir pour l'élection d'une constituante.
J. Favre justifie sa démarche auprès de Bismarck, le 18 septembre, par sa volonté de faire élire une assemblée qui « se prononcerait, avec le droit de souveraineté que la nation peut seule exercer, sur la redoutable question de la paix à conclure ou de la guerre à poursuivre »[17]. Auprès de Bismarck il reconnaît la situation « irrégulière du Gouvernement », il déclare que « c'est à la nation qu'il appartient de se prononcer elle-même sur la forme du Gouvernement qu'elle entend se donner et sur les conditions de la paix »; il lui dit : « Laissez-nous convoquer une assemblée, vous traiterez avec elle[18]. » Bismarck entre d'ailleurs dans ses vues et lui dit : « Vous représentez une minorité imperceptible. Vous êtes nés d'un mouvement populaire qui peut vous renverser demain. » Sans cesse dans leur débat cette idée revient. J. Favre dit encore par exemple : « Notre pouvoir est essentiellement provisoire. Il ne comporte pas la possibilité d'un traité définitif... La convocation de l'Assemblée est pour nous comme pour vous le seul moyen de sortir de l'impasse où nous sommes2. » Pour ces deux hommes d'État le Gouvernement de la Défense ne pouvait pas traiter avec l'Allemagne, seule une [p.27] Assemblée nationale élue en aurait le droit. La note du 21 septembre de l'Officiel, qui annonça et expliqua l'entrevue de Ferrières et le rapport de Jules Favre publié le 22 mirent sous les yeux de la France ces déclarations.
La Presse, surtout naturellement les journaux hostiles au Gouvernement, adoptaient cette thèse. Les Débats du 19 septembre écrivaient : « Le Gouvernement provisoire est sans pouvoir pour représenter le pays. » L'Opinion nationale du 18 disait : « Il est impossible de comprendre à quel titre les gouvernements allemands pourraient traiter avec un pouvoir qui, jusqu'à présent, ne représente qu'une partie de la gauche de l'ancien Corps législatif. »
Le Gouvernement n'était pas moins contesté par les révolutionnaires qui réclamaient l'élection de la Commune. Pour eux le Gouvernement non élu était sans titre pour dénier ce droit à la capitale.
Même au point de vue intérieur vint le moment où le Gouvernement sentit le besoin de consolider son pouvoir par une consultation électorale. Ce fut après la journée révolutionnaire du 31 octobre. Il décida de se faire plébisciter. Il annonça cet appel au peuple en ces termes :
Considérant qu'il importe à la dignité du Gouvernement et au libre exercice de sa mission de défense de savoir s'il a conservé la confiance de la population parisienne... Décrète : ARTICLE PREMIER. — Le scrutin sera ouvert le jeudi 3 novembre de huit heures du matin à six heures du soir sur la question : la population de Paris maintient-elle : oui ou non les pouvoirs du Gouvernement de la Défense nationale ? »
Et dans la proclamation que le Gouvernement lança il demandait si la population « voulait pour Gouvernement Blanqui, Félix Pyat, Flourens et leurs amis renforcés par une Commune révolutionnaire ou si elle conservait sa confiance aux hommes qui ont accepté le 4 septembre le périlleux devoir de sauver la Patrie ». « La force du Gouvernement n'est qu'une force morale. L'acclamation du 4 septembre ne suffit plus. Il faut le suffrage universel. »
Acte et déclarations des plus graves. C'était l'aveu que la légitimité du Gouvernement était douteuse, que l'acclamation du 4 septembre avait perdu sa force, même au regard de Paris. Le plébiscite aurait-il plus de valeur? Toute « journée » nouvelle était capable de faire douter de la confiance de Paris dans le Gouvernement.
Que dire alors de la légitimité du Gouvernement au regard de la [p.28] France tout entière? En quoi un plébiscite uniquement parisien pouvait-il la fonder ?
Gambetta, qui combattait, par ailleurs, la volonté du Gouvernement de faire élire une Assemblée nationale, ne se fit pas faute de critiquer ce plébiscite : « Vous donnez raison, disait-il, à tous nos adversaires des départements qui nient la légalité du Gouvernement de Paris et l'autorité de la Délégation de Tours. Le seul fait de vous mettre aux voix dans l'intérieur de Paris sans consulter le reste de la France frappe de nullité la représentation du Gouvernement en province, auquel de tous côtés on va demander le même baptême. »
Si le plébiscite du 3 novembre fut un triomphe numériquement, il fut une cause de faiblesse pour le Gouvernement parce qu'il ébranlait, en effet, sa base primitive. On crut pourtant d'abord le contraire. Les Débats du 4 novembre écrivaient qu'ils espéraient que le général Trochu et ses collègues ne se montreraient désormais plus aussi faibles; et le maire de Paris constatant qu'aucun gouvernement n'avait obtenu une telle proportion de voix approbatives disait : « Le nôtre retrempé dans vos suffrages prendra de nouvelles forces. »
C'était une illusion. Le Gouvernement ne montra guère d'énergie pour poursuivre les promoteurs du 31 octobre, contenir les municipalités hostiles qui venaient en même temps d'être élues et tenir en respect la presse et les clubs révolutionnaires. Pas plus que l'acclamation du 4 septembre, le plébiscite du 3 novembre ne donna au Gouvernement le sens de la légitimité et de l'autorité.
Le plébiscite ne désarma pas le parti révolutionnaire. Dans le Réveil Delescluze s'était élevé contre l'idée même de soumettre le Gouvernement à l'approbation de la population tout entière, mais avait exhorté celle-ci à l'écraser « sous un tonnerre de « non ». Le tonnerre de « oui » ne le convertit pas. « Si vous vous considérez comme des triomphateurs, s'écriait-il, c'est le cas de retourner le mot de Brennus et de dire : « Malheur aux vainqueurs. » « Le plébiscite du 3 novembre sera pour vous ce qu'a été celui du 8 mai pour Bonaparte. » De même parlait le Combat du 3 novembre : « Nous ne voulons pas plus du plébiscite Favre que du plébiscite Bonaparte. » Pourquoi? Parce qu'il barrait la route à la Commune alors que « la Commune est de droit supérieure et antérieure à la République ». Et le même journal après le vote, pour lequel il avait demandé 500.000 « non » et qui avait donné 557.996 « oui », écrivait le 16 : « Les hommes ne sont pas infaillibles, ni les majorités non plus. La majorité va s'apercevoir qu'elle a voté autre chose... elle a voté quoi ? [p.29] L'armistice c'est-à-dire une constituante, la royauté, la France démembrée, nos navires et nos milliards à l'ennemi... Pauvre France! Après tout un peuple peut vivre dans la mort, voyez la Pologne. »
Le Gouvernement lui-même ne puisa pas dans son triomphe électoral un redoublement d'autorité. Dans une proclamation il dit bien aux citoyens : « Désormais c'est l'autorité de vos suffrages que nous avons à faire respecter », mais il ne prit aucune mesure contre les chefs de l'émeute et se borna à dire : « Donnons au monde le spectacle nouveau d'une ville assiégée dans laquelle règne la liberté la plus illimitée. » Les hommes du Gouvernement ont d'ailleurs avoué leur impuissance, « Il ne suffisait pas de vouloir réprimer, il fallait le pouvoir. Le dédain, l'impunité affaibliraient moins le pouvoir qu'un commencement de poursuites suivi d'un acquittement... Pendant tout le siège, la justice répressive nous fit à peu près défaut... Certains quartiers de Paris étaient comme des forteresses où Flourens, Blanqui pouvaient aisément défier notre police désorganisée. » Sans doute pourtant on décida que les auteurs du 31-0ctobre seraient poursuivis, on se sépara d'Et. Arago, dont l'attitude avait été pitoyable, Cresson succéda à la préfecture de police à Adam, on rétablit les sergents de ville et le droit de faire appel à la troupe en cas de nouvelle émeute, mais on resta fidèle à la formule : la liberté la plus illimitée. Le plébiscite ne galvanisa pas le Gouvernement.
Il ne lui donna pas même le sentiment qu'il représentait le pays. En vue de la capitulation et de l'armistice il continua à dire qu'une Assemblée élue par lui pourrait seule parler en son nom. Et Jules Simon a plus tard confirmé la pensée des hommes du 4-Septembre et du 3-Novembre : « Ni à ce moment (18 septembre), ni plus tard nous n'eûmes l'idée de conclure la paix au nom de la France. Un Gouvernement régulier, issu d'une Assemblée librement élue et en ayant reçu le mandat spécial avait seule le droit de la faire[19]. » Singulier gouvernement qui menait la guerre en doutant de lui-même, de sa légitimité et de son droit de faire la paix.
Politique d'action morale et peur de la révolution. — Ce sentiment devait conduire à la politique d'action morale. « Je fais appel aux hommes de tous les partis, dit Trochu en prenant le pouvoir, je leur demande de contenir par l'autorité morale les ardents qui ne sauraient se contenir eux-mêmes. » Étonnant langage dans un [p.30] chef de Gouvernement, d'un général, d'un gouverneur de ville assiégée, qu'il complétait en écrivant au Temps que » l'idée de maintenir l'ordre par la force des baïonnettes... le remplissait d'horreur et de dégoût ». Et Jules Favre disait de la population parisienne : « Pouvait-elle supporter la rigueur de la loi militaire souvent bienfaisante en pareille crise? N'était-il pas plus sage de la gouverner par l'application d'une entière liberté ?[20] » Et Jules Simon ne parle pas autrement. Posant ce dilemme de la politique de compression et de celle d'action morale il déclare : « Nous étions tous pour l'action morale, Trochu autant que pas un de nous[21]. » Cette politique, celui-ci l'a défendue même devant la commission d'enquête. Évoquant le souvenir du 31-Octobre et son interdiction de faire venir la troupe pour le défendre, il dit : « Ce jour-là il s'est produit une force morale énorme ». Il s'en glorifie, mais il ajoute : « Il est vrai que j'aurais pu être tué et le Gouvernement renversé. »
La réaction contre l'Empire, le passé politique des hommes du 4-Septembre, leur doute sur leur légitimité les acculèrent à cette politique, qui était une abdication, et qui les amena à ordonner des sorties que Trochu proclamait d'héroïques folies pour satisfaire une opinion qu'on n'osait pas combattre. Gambetta et Ferry font valoir qu'elles calmaient l'agitation des esprits. Pour ne pas sévir contre des citoyens exaltés, on envoyait ainsi inutilement des milliers de soldats à la mort. Tout Gouvernement qui a peur de faire verser le sang, s'il est nécessaire, est condamné à en faire verser des torrents. Et c'est la même crainte de l'opinion exaltée qui a fait retarder au delà de toute limite raisonnable l'armistice, en imposant à Paris, à l'armée, à la France des souffrances et des morts sans nombre et inutiles.
La faiblesse du Gouvernement était d'autant plus grave qu'il avait le sentiment de sa précarité. « A partir de ce jour, l'un des premiers du Gouvernement, et jusqu'à la fin du siège, écrit Jules Simon, l'émeute fut notre préoccupation constante[22]. » Il énumère avec les 6, 12, 22, 26, 28 septembre tous les actes insurrectionnels qui dès le début ont eu lieu. Et on lit dans les œuvres posthumes du général Trochu : « Le Gouvernement vivait au jour le jour au milieu de foules armées et d'un peuple infiniment plus agité que reconnaissant, qui ne l'acclamait jamais... Le soir d'une agression bien étudiée il aurait été sous clé et Paris dans l'anarchie[23]. »
[p.31]
D'où le jugement de la commission d'enquête, dans le rapport de Daru[24] : « Le tort du Gouvernement fut de céder à des impulsions qu'il savait peu raisonnables par crainte des excès qui pourraient être commis, ou des luttes intestines, qui pourraient être suscitées. » On ne gouverne pas surtout dans une ville assiégée au lendemain d'une révolution et sous sa menace constante par la seule raison, la seule force morale et la liberté la plus illimitée.
Fonctionnement du Gouvernement de la Défense nationale. — Le caractère paradoxal du Gouvernement s'accentue encore quand on observe son fonctionnement.
Il siège à l'Hôtel de ville, ce qui lui donne une apparence plus municipale que nationale. C'est le lieu traditionnel des manifestations insurrectionnelles, à proximité des faubourgs et l'émeute viendra à plusieurs reprises l'y trouver. Si bien qu'après la plus redoutable, celle du 30 octobre, il émigrera au Louvre.
Les séances étaient quotidiennes ou même bi-quotidiennes, ce qui l'absorbait et le tenait en état d'agitation constante, d'autant plus qu'elles avaient lieu la nuit de 9 heures à minuit, voire à 2 ou 3 heures du matin.
Il ne régnait dans son travail ni ordre, ni méthode, ainsi qu'il appert des pseudo-procès-verbaux publiés d'après les manuscrits de Dreo, gendre de Garnier-Pagès, l'un des secrétaires, publiés sous ce titre : Le Gouvernement de la Défense nationale, septembre 1870-16 février 1871. Il n'y avait ni ordre du jour, ni procès-verbal officiel et lu. Les questions se suivaient au hasard, souvent sans solution, se reprenant ou non par la suite. La lecture des notes de la séance du 4 septembre de 10 h. 30 à 1 h. 10 est particulièrement édifiante à ce sujet, à côté des hommes du Gouvernement siègent même des individus qui n'en font pas partie. Et qu'on ne croie pas que le désordre soit particulier à ce jour de révolution et de début. Il règne d'un bout à l'autre du régime.
La présidence appartient au général Trochu. Il aurait dû être un vrai chef. Il jouit d'une grande popularité. Ses collègues l'ont appelé à leur tête. Il a posé ses conditions; on est en guerre et lui seul y est compétent, il pourrait s'appuyer sur l'armée, on reconnaît unanimement ses hautes qualités morales, il s'impose même à Rochefort le moins respectueux des hommes, il a le don de la parole et de la [p.32] conviction. Pourtant et malgré tout, chef véritable le général Trochu ne le fut pas. Il l'a dit lui-même. Parlant du 4-Septembre, il dit : « Je n'ai eu pendant toute la durée de mon éphémère et tourmenté Gouvernement que ce seul jour d'influence sur mes associés. » « Lors qu’il me fut démontré que sur le terrain des principes militaires, presque autant que sur celui des affaires publiques, mes vues ne pourraient prévaloir dans les conseils du Gouvernement républicain, je cessai d'y prétendre et d'agir à ma guise. » Il ne cessa pourtant pas d'exposer ses idées « que mes collègues écoutaient avec courtoisie, même avec déférence, seulement ils n'en tenaient aucun compte, et gardaient leur tradition militaire de 1792[25] ». « Singulier Gouvernement, on l'a dit, écrit le général. Oui et plus singulier que n'imaginent ses plus ardents détracteurs. L'État était une fiction. Le chef de l'État était une fiction encore plus caractérisée. Les délibérations, les discussions, les résolutions étaient des fictions. On en vivait misérablement au jour le jour[26]. »
Le général Trochu malgré d'éminentes qualités n'était pas un chef. C'était un esprit critique plus qu'imaginatif, sa popularité lui était venue des critiques qu'avant et au début de la guerre il avait formulées contre l'Empire sur le terrain militaire.
Il différait d'ailleurs du tout au tout des autres membres du Gouvernement; il n'était pas comme eux un élu, un homme politique, un républicain, un esprit dégagé de la religion. Il ne croyait pas comme eux à la victoire, pour lui la partie était perdue. Seul trait commun, c'était un orateur à défaut d'un homme d'action; mais la parole, à la différence de l'action, dissocie les hommes plus qu'elle ne les rapproche.
Pour être un chef il faut voir juste et s'imposer parce qu'on a raison. Le général commit sur la conduite de la guerre dès le début la plus lourde erreur. Il crut que les Allemands, pour finir la guerre d'un coup, attaqueraient Paris, ce qui les rendrait maîtres de la France. Il imagina que les forts, le mur d'enceinte, les barricades qu'on élèverait dans la ville permettraient à ses troupes, bonnes seulement pour une défensive, de briser l'armée allemande. Son plan c'était de faire de Paris une Saragosse qui anéantirait l'ennemi. Or, les Allemands se résolurent à un siège, long sans doute, mais sûr et ménager de leurs troupes. Ils entourèrent Paris de tranchées sans l'attaquer et ce fut l'armée française qui, poussée par l'impatience [p.33] de l'opinion, la crainte de la révolution et la famine menaçante, avec les sorties attaqua l'armée allemande. S'étant complètement trompé sur l'avenir du siège, Trochu n'eut plus, il l'a dit lui-même, « ni une idée de stratégie, ni une idée de tactique... Ma première conception du siège de Paris ne fut remplacée dans mon esprit par aucune autre. »
Dès lors il ne dirige plus les opérations. « C'est au hasard des circonstances, souvent au hasard des visées personnelles des généraux... que se sont déroulés les événements militaires. »
A l'erreur s'ajoutait donc le manque d'imagination et de foi. Quelle autorité eût-il pu avoir sur ses collègues du Gouvernement, d'autant plus qu'il leur faisait part, dans sa loyauté, de son état d'esprit. « Il nous déclarait, a dit E. Picard[27], que la défense telle que nous la comprenions était une héroïque folie, qu'il n'y avait rien à attendre du dedans et du dehors... Il ne nous laissait aucun espoir... Il menait le deuil du siège ».
Se trompant si lourdement, manquant d'idées et de confiance, comment le général Trochu eût-il pu s'imposer comme chef du Gouvernement? Il n'en eut pas l'idée ou la résolution. Par exemple il a dit : « Nous n'exclurons personne du service de la France, nous ne sommes pas un Gouvernement de parti », et, Gambetta ayant pris tous ses préfets dans une seule fraction du parti républicain, il protesta mais il laissa faire.
J. Favre conçoit seul sa rencontre avec Bismarck, il lui en confie sous le sceau du secret, le projet, il ne réclame pas une délibération du Gouvernement et laisse faire. De même il laisse supprimer la préfecture de police et des sergents de ville. La révolution gronde sans cesse, il gémit et ne recourt qu'à « l'action morale ».
Le Gouvernement de la Défense nationale, auquel il s'était imposé comme chef, avec lui à sa tête en réalité n'en eut pas.
Manque de solidarité et d'union dans le Gouvernement. — L'unité n'existait pas dans le Gouvernement par la communauté des idées, elle n'existait pas par l'autorité d'un chef s'imposant à tous, elle aurait dû se faire par la compréhension de sa nécessité pour répondre aux difficultés d'une situation aussi terrible.
Ses membres n'en eurent aucunement conscience. Même pour des actes capitaux, ils agirent à leur guise sans délibération [p.34] commune. Ainsi firent Gambetta pour la nomination des préfets, et Arago pour celle des maires, à l'indignation de Trochu et de Picard, mais sans qu'un blâme leur fût même adressé. Ainsi fit J. Favre se rendant à Ferrières, entourant son départ du plus grand secret, sachant que le Gouvernement s'y serait opposé. (« J'étais déterminé à agir malgré sa volonté[28] », a-t-il écrit.) Ce qui d'ailleurs le paralysa dans ses négociations, car il ne pouvait répondre de la pensée de ses collègues et ce qui provoqua, à son retour, de leur part une violente réaction. « Le sentiment d'irritation que fit naître mon récit fut unanime[29]. »
D'un bout à l'autre de sa durée le Gouvernement méconnut le principe de la solidarité gouvernementale. Quand en janvier on réunit un conseil de guerre ce fut en l'absence de Trochu. « Singulier gouvernement » de plus en plus, qui méconnaît le premier principe de l'art de gouverner, celui de l'unité. Et nous ne parlons que de Paris. Avec l'existence de la délégation, c'était bien autre chose.
Paris assiégé, siège du Gouvernement, gouverne sans savoir. — Mais nous n'en avons pas fini avec les extravagances du plus paradoxal des gouvernements. Le comble fut d'en fixer le siège en une ville fortifiée qui allait être assiégée, bloquée, sans communication avec le pays, et que l'esprit révolutionnaire travaillait. C'est le 12 septembre que la résolution en fut prise ainsi que celle de l'envoi d'une délégation en province. Elle fut tout de suite vivement critiquée; le 15, l'Opinion nationale écrivait : « Tout le Gouvernement de Paris doit se résumer dans le commandement militaire... C'est sur la province qu'il faut agir en ce moment. C'est là que le Gouvernement doit se porter. » Rester enfermé à Paris était une faute invraisemblable. Le Gouvernement en prenait un caractère encore moins national. Il ne pouvait agir sur le pays tout entier, la Délégation n'ayant pas l'autorité voulue. Il ne pouvait s'appuyer sur lui pour résister au mouvement séditieux de la capitale. Il ne pouvait se tenir en contact avec les gouvernements étrangers et diriger notre diplomatie, le délégué du ministère des Affaires étrangères, simple sous-ordre, ne pouvait le suppléer.
Le plus grave était encore l'ignorance dans laquelle le Gouvernement était de tout ce qu'il aurait dû savoir, état des esprits et des choses, en France, à l'étranger, état de nos forces militaires et [p.35] de celles de l'ennemi, marche des armées, combats qui se livraient ou non, succès ou revers, plans adoptés.
On dit : « Gouverner c'est prévoir », mais c'est avant tout voir et savoir. Or le Gouvernement était aveugle et ignorant. Il agissait dans la nuit.
C'est dans ces conditions que J. Favre conduisait par ses instructions à Chaudordy notre diplomatie. Il ignorait tout de la mission de Thiers et lui donnait des instructions.
Le 15 octobre, il a la candeur de lui écrire : « L'Europe est toujours fort inerte. Je ne puis qu'attendre M. Thiers. Je serai heureux de le recevoir et de conférer avec lui. Enfermé comme nous sommes, nous avons peine à juger ce qui se passe loin de nous[30]. » Il n'en donne pas moins des ordres !
Ainsi dans tous les domaines. J. Simon a écrit que le Gouvernement attendait Thiers avec impatience à ce moment même pour « lui demander dans quel état se trouvaient les départements, si les troubles du Midi étaient apaisés, si le Gouvernement était obéi, si les armées avaient quelque cohésion, si leur esprit était bon, si les généraux étaient capables » et il ajoute : « Les deux ou trois lieues occupées autour de nous par l'ennemi nous rendaient aussi étrangers au reste de la France qu'à l'Afrique et à la Russie[31]. » Pauvres gens! et qui prétendaient gouverner ainsi et mener la guerre contre une puissance forte, organisée, triomphante. C'est que les nouvelles du dehors ne venaient que par pigeons emmenés en ballons, rares et qui se perdirent souvent au cours des rigueurs du terrible hiver.
Le 23 décembre, J. Favre écrit à Gambetta que les dernières nouvelles datent de dix jours et énumère tout ce que l'on ignore[32]. Le 19 novembre, il lui écrivait : « Nous étions depuis vingt jours sans nouvelles des départements[33]. »
Et c'est dans ces conditions qu'on prétendait combiner les sorties de Paris et la marche des armées de province en vue de la fameuse « jonction » !
Pires que l'ignorance étaient les nouvelles erronées frauduleuses, que l'ennemi s'ingéniait à faire parvenir à Paris par pigeons capturés et relâchés, par journaux remis aux avant-postes, par des parlementaires. L'ennemi s'efforçait ainsi de démoraliser la capitale, [p.36] de tromper le Gouvernement qui n'osait plus croire à ce qui lui venait du dehors.
Et pires encore que cela étaient les communications illusionnistes de la Délégation. Gambetta, emporté par sa politique de guerre à outrance, par illusion personnelle ou par volonté de masquer une vérité démoralisante, dans ses dépêches dépeignait les événements de la façon la plus fausse. Pour s'en faire une idée il faut notamment lire dans le rapport de Daru deux dépêches de Gambetta arrivées par pigeon le 8 janvier et une note de l'Agence Havas donnant de la situation une idée optimiste invraisemblable. « Les nouvelles de la guerre sont bonnes », disait la note énumérant pour chaque armée ses avantages. « Nous pouvons envisager sans crainte l'état respectif des forces de la France et de la Prusse... La France peut opposer tous les jours de nouvelles armées », écrivait Gambetta[33].
Voilà ce que savait le Gouvernement, quand il savait quelque chose. C'était un aveugle qui se débattait dans la nuit et qu'égaraient des bruits mensongers.
La délégation de Tours et de Bordeaux. Division avec Paris et dans son sein. — On a vu que dès le 12 septembre, le siège s'annonçant, une délégation pour la province s'imposa, que Crémieux seul d'abord, puis deux jours plus tard Glais-Bizoin et l'amiral Fourichon furent désignés pour la composer. Le premier décret disait : ARTICLE PREMIER. M. Crémieux... est délégué pour représenter le Gouvernement et en exercer les pouvoirs. — ART. 2. Chaque département ministériel sera représenté par un délégué spécial chargé du service de ce département. — ART. 3. Le membre du Gouvernement... aura son siège à Tours et pourra le transporter partout où pourront l'exiger les nécessités de la défense. — ART. 4. Les pouvoirs conférés par le présent décret cesseront quand les relations avec Paris redeviendront libres. »
Au sujet du choix des délégués, Trochu à la commission d'enquête déclara : « On pouvait mieux faire que d'envoyer à Tours deux vieillards. Eh bien! je crois que c'est justement leur grand âge qui leur valut cette désignation. » On voulut leur épargner les rigueurs du siège. J. Simon dit de son côté qu'on pensait que dans quelques semaines le Gouvernement se trouverait réuni[35].
L'envoi de Gambetta, le 3 octobre, fut provoqué par le mécontentement [p.37] contre cette délégation. J. Favre dit qu'il fallait « apporter un terme à sa conduite mystérieuse ». Le général Trochu et J. Simon proposèrent l'envoi de Jules Favre à cause de sa « grande et légitime autorité », mais il déclina cette mission, la jugeant « peu en harmonie avec ses aptitudes et avec son caractère » et l'on désigna Gambetta[36].
Quelle était la condition en droit de la délégation? Était-elle une partie du Gouvernement avec les mêmes pouvoirs que lui? Était-elle un organe inférieur, mandataire du Gouvernement, devant lui obéir ?
Cette seconde solution semble s'imposer. Comment comprendre deux gouvernements égaux sans partage d'attributions? Puis chaque ministre gardait son autorité sur le délégué spécial chargé simplement de diriger les services en province. Le nom même de délégation impliquait la subordination. Crémieux dans le décret de sa nomination est nommé pour « représenter » le Gouvernement. Avant l'isolement de Paris, chaque jour Paris télégraphie ses ordres et la Délégation ne délibère guère, elle exécute. Tours ayant maintenu les élections au 16 octobre, Paris annule son décret du 2 octobre. Gambetta est délégué pour rappeler la Délégation à l'obéissance. Puis, quand celui-ci pour les élections, que l'armistice négocié par Thiers rend possibles, prétend décréter l'inéligibilité des hommes de l'Empire, J. Favre lui dit de ne pas s'engager dans cette voie. « Le Gouvernement est d'un avis complètement différent du vôtre. »
Tel était le droit : primauté de Paris.
Mais en fait Paris isolé, ignorant tout, ne pouvait guère exercer sa suprématie.
Toute la direction de la guerre en province lui échappa. Tours contracta des emprunts sans son avis. Et de même Crémieux naturalisa ses coreligionnaires d'Algérie.
Quelle était d'autre part la position de Gambetta au sein de la Délégation? Le paradoxe continuait. Il n'était qu'un membre du Gouvernement comme les autres; malgré cela ses collègues de Paris, voulant lui donner sur eux une prééminence pour triompher de leurs résistances, lui attribuèrent une double voix, si bien qu'en cas de partage il l'emporterait, ce qui était une cote mal taillée, car il ne pouvait l'emporter qu'avec le concours de l'un d'eux. On n'en parla pas moins de la dictature de Gambetta à Tours et à Bordeaux. En droit elle n'existait pas, la délégation demeurant subordonnée à [p.38] Paris et Gambetta n'étant pas le maître à lui tout seul. En fait il domina effectivement ses collègues. Il s'imposa tout de suite comme ministre à la fois de la Guerre et de l'Intérieur, ce qui était alors presque tout. Il conduisit la guerre à sa guise malgré les avis contraires de ses collègues. Il lança à lui seul des proclamations qu'ils désapprouvaient. J. Simon compare sa situation à celle de J. Favre à Paris : « Il était tout dans les départements », dit-il[37].
Une autre anomalie de la Délégation fut la présence et l'influence de Thiers dans son sein, alors qu'il n'était pas membre du Gouvernement.
Tout devait conduire à de graves conflits entre la Délégation et le Gouvernement comme dans la Délégation même. Dréo dans ses notes du 6 octobre écrit : « Une vive discussion s'engage à l'égard des mesures prises arbitrairement par la Délégation de Tours, qui semble ne tenir aucun compte du Gouvernement. La conduite de cette Délégation, ses silences, ses communications insignifiantes, ses résolutions dictatoriales font l'objet des plus amères critiques de MM. J. Favre, Arago, Ferry[38]. »
Le 6 novembre, à l'occasion de l'emprunt souscrit par elle, Favre « craint que le Gouvernement ait trop de ménagements à l'égard d'une délégation, qui semble n'en avoir aucun pour lui[39]. »
On a vu les conflits au sujet de l'ajournement sine die des élections et des inéligibilités à proclamer quand il est question d'y procéder.
Pour les maintenir au 16 octobre la Délégation dit, non sans raison, que Paris ignore tout de la province, que le Gouvernement subit la pression de la population. Pour ne pas y procéder plus tard, surtout sans inéligibilité, Gambetta soutient que « le mouvement en leur faveur, encouragé par MM. Grévy et Thiers, est superficiel », que « les complices de l'Empire doivent être frappés comme l'empereur de déchéance », que « des élections générales (sans inéligibilité) équivaudraient à une renonciation du parti républicain ». J. Favre lui répond qu'il considérerait » une pareille mesure (les inéligibilités) comme un suicide. Elle serait la négation de tous nos principes, une candidature officielle par voie d'exclusion, un aveu formel de notre impuissance »[40]. L'opposition était violente.
Elle fut pire encore après l'armistice, l'article de la convention [p.39] stipulant que l'assemblée à réunir serait librement élue, la délégation de Bordeaux dans le décret qui convoquait les électeurs établit un régime d'inéligibilité conforme aux idées de Gambetta. Ce fut la crise suprême qui sera rapportée bientôt. Il fallut envoyer à Bordeaux, d'abord J. Simon, puis d'autres membres du Gouvernement pour constituer une majorité et triompher de la résistance de Gambetta.
Entre Paris et la Délégation régna donc une opposition constante. Il ne pouvait en être autrement. Ces deux fractions du Gouvernement, composées d'hommes différents, vivant dans des milieux divers, les uns ignorant ce que les autres savaient, jaloux de leur indépendance, devaient s'opposer l'un à l'autre. L'extraordinaire ce n'était pas qu'il y eût conflit, c'est qu'on ne l'eût pas prévu.
Il était aussi constant et fort au sein de la Délégation, alors que l'union y eût été aussi nécessaire qu'à Paris et qu'entre elle et lui. On a vu l'accueil fait par Crémieux à ses premiers collègues Glais-Bizoin et l'amiral Fourichon. Il leur donne sa démission et veut partir. On a vu la réception faite à Gambetta et le « fatal ballon » qui l'accueille. La division est entre tous. Glais-Bizoin, qui s'intéresse aux choses militaires, porte ombrage à l'amiral Fourichon. Celui-ci se trouve en conflit avec ses collègues à l'occasion des affaires de Lyon entre le général Mazure et Challenel-Lacour, il donne sa démission. Glais-Bizoin et Crémieux s'opposent à Gambetta au sujet des manœuvres de l'armée de la Loire. Les deux premiers se rendent, contre le gré de celui-ci, auprès du général d'Aurelle de Paladine, qui partage leur avis, ce qui provoque à leur retour une altercation entre eux et la démission de Gambetta. Il faut le supplier pour qu'il la retire. Au sujet de l'armistice, que négocie Thiers à Versailles, Gambetta seul s'oppose à un armistice sans ravitaillement. Mais on n'en finirait pas si l'on voulait relever tous ces conflits qui n'étaient pas de simples divergences d'idées, mais de vraies luttes dans lesquelles Gambetta, grâce à son énergie et à son double vote, l'emportait généralement, ce qui fait donner au gouvernement de la Délégation la désignation de « dictature » de Gambetta.
Les forces spontanées : l'opinion publique, son action sur le Gouvernement. — Le ou plus exactement les deux Gouvernements de la Défense nationale agissant sans partage d'attributions avec quiconque et sans contrôle de personne, on pourrait croire qu'ils exercèrent une véritable dictature. Mais à côté des pouvoirs régulièrement [p.40] constitués, même en régime autoritaire, surtout aux époques de troubles, se forment des forces spontanées, qui exercent sur les gouvernants une influence souvent oppressive et dominatrice. Au cours de la guerre, surtout à Paris, l'opinion publique, les clubs, les organisations révolutionnaires, les maires élus pesèrent constamment sur le Gouvernement, lui imposant de désastreuses résolutions.
En temps normal l'opinion se forme par les rumeurs qui répandent des nouvelles vraies ou fausses, incontrôlées, par la presse plus ou moins bien informée, par les discours prononcés dans les Chambres ou les réunions publiques, par les déclarations du Gouvernement. Dans le Paris du siège, isolé du monde, les rumeurs l'emportaient. « En l'absence de toutes nouvelles positives et certaines des bruits de toute nature continuent à circuler », écrivaient par exemple les Débats du 6 janvier 1871 qui mettaient en garde le public contre « des bruits heureux qui circulaient à Paris depuis quelques jours » et qui étaient faux comme tant d'autres. Le Gouvernement s'efforçait parfois de les combattre, par exemple quand le 27 octobre on lança la nouvelle de la capitulation de Metz, qu'il dut d'ailleurs confirmer presque tout de suite, mais, cet exemple le prouve, il lui était difficile de les démentir, car il était en principe incapable de les vérifier.
Le public était d'autant plus porté à les accueillir que Paris, presque toujours, et parfois, on l'a vu, même pendant trois semaines, était privé de toutes nouvelles authentiques alors que les événements les plus graves pour lui et pour la France se déroulaient au delà de cette ceinture de fer et de feu qui l'enserrait. Dans le silence le moindre bruit prend une intensité extraordinaire.
Et la population parisienne était d'autant plus prête à tout accueillir que ses nerfs étaient surexcités par des souffrances et des privations extrêmes. Nourriture, chauffage, éclairage, tout ce qui entretient la vie, les forces et le moral des individus, commencèrent vite à se raréfier. Les Débats du 27 septembre présentent un sombre tableau de la vie à Paris. Déjà dans les réunions publiques la question des vivres se discute avec passion. Daru dans son rapport dépeint les souffrances qui, fin novembre, s'aggravent singulièrement. « On avait froid, on avait faim... des files de femmes et d'enfants à peine vêtus, pâles et grelottants se pressaient à la porte des boucheries[41]. »
A la fin de décembre il note la recrudescence de la souffrance et [p.41] ses effets moraux. « La misère en s'étendant devait rendre la population plus accessible aux mauvais conseils. » Cresson, préfet de police, écrit alors dans son rapport : « Quand le brigandage prend les proportions qu'on lui voit prendre... ce ne sont plus les principes, ce sont les expédients qui soutiennent la société et elle n'en a pas pour longtemps. » Dans les clubs, on s'en prend aux « bourgeois » qui veulent prendre le peuple par la « famine ». « Avant que de tels malheurs n'arrivent, marchons sur l'Hôtel de ville, crie-ton, faisons la guerre au dedans, nous ferons plus tard la guerre au dehors. » L'excitation des esprits ne connaît plus de bornes. Le 26 décembre, on abat les clôtures d'un chantier pour en prendre le bois et au club de Montparnasse Sapia s'écrie : « J'espère que la misère nous viendra en aide, pour renverser nos tyrans[42]. » Le 28 décembre, J. Favre écrit à Gambetta que « les clubs prêchent la guerre civile et l'assassinat ». Nous y reviendrons. « Une sorte de fièvre s'était emparée des cerveaux», écrit J. Favre[43].
A ces maux, au début de janvier, s'ajoute le bombardement qui ébranle encore les nerfs sinon les volontés. Au même moment les privations s'exagèrent : « On ne faisait plus seulement la queue à la porte des boucheries, on s'y disputait. » La statistique des décès permet de se rendre compte du progrès incessant de ces souffrances par un froid qui tombe à — 14°.
Du 25 au 31 décembre on avoue 3.280 morts, en augmentation de 552 sur la précédente semaine. Du 1er au 8 janvier augmentation nouvelle de 400, du 7 au 13 janvier elle est encore de 302, on atteint 3.982 morts pour une semaine[44] !
On mange un pain noir presque sans farine de blé, la viande des animaux les plus hétéroclites.
Comment le moral tiendrait-il? Comment l'opinion ne serait-elle pas en surexcitation extrême, accueillant tous les bruits, prête à subir toutes les influences.
De là les émeutes qui éclatent périodiquement. Au sujet de celle du 31 octobre, J. Favre écrit : « Elle a éclaté spontanément au choc électrique d'un orage qui grondait sourdement au sein d'une population égarée par la douleur et la colère. » Le 28 décembre, il écrivait à Gambetta : « Les clubs s'agitent, prêchent la guerre civile[45]. La garde nationale a beaucoup de peine à dominer le mouvement. » En janvier [p.42] l'agitation des esprits redouble, elle aboutira après Buzenval à l'insurrection des 21-22 janvier.
Cette surexcitation des esprits on la trouverait même dans les paroles ou les écrits d'hommes qui se détachent de la foule, dans l'adresse de Victor Hugo Aux Allemands (Débats du 8 septembre); dans des journaux comme l'Opinion nationale (voir par exemple le numéro du 5 octobre) ou comme le Réveil du 9, qui s'écrie : « Nous n'assisterons jamais vivants à la ruine de Paris, à la honte de la République », et que l'échec de l'armistice négocié par Thiers comble de joie parce que c'est « la guerre à outrance, sans merci ». Les gouvernants eux-mêmes participent à l'exaltation générale. Jules Favre, dans une circulaire diplomatique, adopte la formule retentissante : « Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses ». et parle de nos « 300.000 hommes décidés à tenir jusqu'au dernier ».
Trochu lui-même, le sceptique, après « la revue monstre » du 14 septembre, s'écrie : « Jamais général d'armée n'a eu sous les yeux le grand spectacle que vous venez de me donner » et il peignait Paris imprenable, devenant le tombeau de l'armée allemande. Tout le inonde se nourrit ainsi des plus folles illusions, que même au dehors Gambetta partage et entretient. Tous les discours prononcés, tous les journaux sont pleins de cette exaltation et de ces chimériques espérances. Le 20 janvier encore, quand l'action est engagée sur Buzenval le Journal des Débats, en principe sage, annonce « une grande action » qui a bien commencé, « peut-être touchons-nous à la fin de nos épreuves et le jour de la délivrance est-il prochain ».
Mais ces espérances toujours renaissantes étaient toujours déçues et les nerfs, les cerveaux étaient ébranlés par ces alternatives épuisantes. Alors on crie à la trahison, qui seule peut expliquer ces échecs et ces déceptions atroces.
Au club Favié, rapportent les Débats du 8 janvier, « un citoyen rappelle qu'il y a deux mois Flourens a dit à cette même tribune que la capitulation n'était qu'une question d'argent. Trochu et J. Favre ont demandé 60 millions, Bismarck s'est bien fait tirer l'oreille, mais quand il lâchera ses millions Paris sera livré aux Prussiens ».
Voilà où en arrive une opinion publique surmenée.
Action de l'opinion publique sur le Gouvernement. — Si tous les gouvernements sont très sensibles aux mouvements de l'opinion, celui de la Défense nationale devait l'être tout particulièrement. Il était né d'une révolte de l'opinion, il ne voulait agir que par l'action morale [p.43] et l'opinion avait derrière elle la garde mobile, la garde nationale, qui en étaient les principaux foyers.
Elle ne tarda pas à le prendre à partie. Les Débats des 21 et 22 septembre signalent qu'au cours de la démonstration devant la statue de Strasbourg et dans les clubs on l'a attaqué et qu'on a annoncé que des démonstrations auraient lieu contre lui.
Aussi J. Simon dit-il qu'il a toujours vécu dans la crainte de la révolution, à tel point que J. Favre écrivait à Gambetta, le 21 janvier, que lui et ses collègues s'attendaient à être tués. Comment dans ces conditions aurait-il résisté à la pression si violente de l'opinion ? Si J. Favre ne se rend pas à la conférence de Londres, c'est la crainte d'une explosion du mécontentement de Paris qui le retient.
Si, le 31 décembre, on réunit un conseil de guerre qui ébranle l'autorité du gouverneur de Paris, c'est pour obéir à la pression de l'opinion qui réclame la défense à outrance, et « le conseil décide que l'honneur militaire, l'opinion de Paris, le devoir de la défense exigent un nouvel effort auquel serait associée la garde nationale »[46].
Si au début de janvier le Gouvernement lance une proclamation pour dire qu'il ne capitulera pas, c'est que le préfet de police, le 5, lui fait savoir que les bruits de capitulation qui circulent rendent la révolution imminente[47].
Cette pression de l'opinion fut telle qu'elle entraîna la destitution du général Trochu comme gouverneur de Paris, puis le 19 janvier le déclenchement de la dernière sortie sur Buzenval.
Ce ne sont là que des exemples d'une action qui fut constante. Daru dans son rapport a donc pu écrire : « C'est elle (l'opinion) qui a voulu la continuation de la guerre depuis le premier jour du siège jusqu'au dernier et qui s'est obstinément refusée à toute transaction, c'est elle qui a pesé non seulement sur la politique, mais sur la direction des affaires militaires en réclamant sans cesse de grandes sorties », les chefs militaires leur étaient opposés, « la pression qu'exerça sur eux le sentiment public fut la cause déterminante des opérations qu'ils tentèrent »[48].
De l'influence extraordinaire de l'opinion sur le Gouvernement de la Défense on peut tirer de très importants enseignements : c'est qu'un gouvernement qui agit sans le concours et le contrôle de représentants du pays tombe plus qu'un autre sous la domination de [p.44] l'opinion; — c'est qu'un gouvernement qui paraît tout-puissant est de ce chef particulièrement faible; — c'est que l'opinion peut être l'œuvre d'une minorité, parfois minime comme le prouve le référendum, qui après le mouvement du 31 octobre le désavouait a une écrasante majorité.
Les clubs, leur nombre, leur violence, leur action, leur liberté. — Pour se former et se répandre l'opinion avait des centres où les nouvelles et les idées s'échangeaient, où les passions s'échauffaient, où les résolutions s'arrêtaient, c'étaient les clubs.
Dans une ville assiégée où les esprits sans nouvelle du dehors fermentaient, il était naturel que les citoyens se réunissent pour échanger nouvelles, rumeurs, idées, sentiments. Aussi les clubs furent-ils nombreux dans Paris au cours du siège comme ils l'avaient été sous la Révolution, ou en 1848. En établissant l'état de siège le Gouvernement aurait pu les interdire. Il l'aurait dû, car en pareilles circonstances ils sont extrêmement dangereux, étant des foyers tout préparés pour la révolution. Il les toléra, étant un gouvernement d'autorité morale, et dans les Débats le 27 septembre de Molinari les déclara nécessaires comme les baromètres permettant de mesurer la pression de l'opinion publique.
Les idées les plus violentes, les excitations les plus révolutionnaires s'y déchaînèrent. Des discours au vitriol qui s'y prononcent voici quelques exemples :
Le 28 novembre, au club du boulevard de Charonne, Bologne s'écrie : « Il ne faut plus marcher que pour descendre sur l'Hôtel de ville. »
Le 30, au club de l'École de médecine, A. Leroy déclare qu'il a la preuve de la trahison des Trochu, des Schmitz, des Thiers qui travaillent en faveur des bonapartistes et des orléanistes.
Le même jour, Giraud, au club du boulevard de Charonne, dit : « Descendons avec des cartouches dans la rue, emparons-nous de l'Hôtel de ville, où ces coquins complotent dans l'ombre la ruine de la République. »
Le 3 décembre, à la Maison-Dieu, Rocher s'écrie : « Si les d'Orléans cherchent à rentrer en France, la légion garibaldienne les fusillera et en fera autant à ceux qui leur auront ouvert le chemin. De plus si Paris tombe aux mains des Prussiens la légion brûlera Paris, quartier par quartier, maison par maison. »
Le 14, au même club, Rivet proclame que « le meilleur moyen [p.45] pour fonder la République c'est la guillotine qui aurait dû fonctionner ».
Le 23, à l'École de Médecine, A. Lévy dit : « Il faut nommer un conseil qui surveille le Gouvernement et s'il refuse de faire droit aux réclamations des citoyens, il faut le jeter par la fenêtre. »
Le 8 janvier, au club Favier, un orateur s'écrie : « La Commune si elle vient trop tard pour sauver Paris, le brûlera et fera justice des réactionnaires égoïstes et des propriétaires qui exploitent, des boutiquiers qui sont les punaises du peuple. Nous brûlerons les Prussiens du dedans avec ceux du dehors. »
Dans le rapport de Daru, dans les journaux du temps, on trouve cent discours semblables. Voilà à quel diapason les esprits surexcités par le siège en étaient arrivés, voilà l'atmosphère des clubs.
Ils ne se bornaient pas à la parole, ils agissaient; dès le 12 septembre on y nommait des commissaires de police, le 18 ils ordonnaient des perquisitions, le 22 ils envoyaient une députation de protestation contre les élections, le 28 le club de Belleville destitue son maire. Et c'est des clubs que partent les émeutes, notamment celle du 31 octobre, sans que le Gouvernement, qui délibère pourtant sur l'attitude à prendre, sorte de son abstention et de son laisser-faire.
A côté du Gouvernement inactif, les clubs constituent donc un véritable pouvoir organisé et sans cesse en action.
Action des maires, adjoints et délégués, force spontanée révolutionnaire. — A côté du Gouvernement et contre lui une autre force spontanée et adverse se dressa, celle des maires, des adjoints et des délégués. Sous l'Empire il n'y avait pas de maire de Paris, mais le préfet de la Seine, dans la main du Gouvernement, et dans chaque arrondissement un maire et des adjoints à sa disposition.
Les républicains avaient sans cesse réclamé l'unité et l'autonomie municipales pour toutes les communes y compris Paris. Aussi s'étonna-t-on quand le Gouvernement de la Défense nomma comme maire de Paris Arago et que celui-ci, avec l'agrément de Gambetta seul, nomma un maire et des adjoints par arrondissement. L'unité et l'autonomie étaient violées, le programme républicain trahi. Le Gouvernement blâma ces nominations seulement parce que faites sans son agrément. Les révolutionnaires protestèrent violemment.
« Eh! quoi, l'ennemi est à nos portes, la trahison dans nos murs et Paris n'est représenté que par des délégués du Gouvernement [p.46] improvisé, le 4 septembre, de la façon que l'on sait » disait le Réveil du 17 septembre.
Mais les révolutionnaires de leur côté avaient au 4 septembre constitué un Comité central au siège de l'Internationale et élu des délégués d'arrondissement sous sa dépendance, formant des comités d'arrondissement, que les maires avec le gré tacite du Gouvernement acceptèrent comme collaborateurs pour leur très lourdes tâches : enrôlement et équipement des gardes nationaux, assistance publique, secours, ravitaillement, etc.
Ainsi la mainmise du gouvernement sur les mairies se trouva très atténuée sous la pression des délégués constituant des comités de vigilance et devenant vis-à-vis de lui une force adverse qui grandit sans cesse. J. Simon à la commission d'enquête put dire : « Ce n'était pas une petite affaire que de négocier avec ces messieurs (les maires) pour les engager à obéir... Ils étaient entourés de conseillers qui s'étaient installés sans aucun mandat dans les mairies et qui très souvent imposaient leur volonté. » Il ajoutait que les maires voulaient toujours délibérer entre eux et avec le Gouvernement.
Cela d'ailleurs ne pouvait suffire aux révolutionnaires. La manifestation du 5 octobre dirigée par Flourens avec l'appui de ses cinq bataillons réclamait l'élection d'une municipalité; autrement dit la Commune et trois jours après une nouvelle émeute, qui avorta, la réclama à nouveau. Celle du 31 octobre fut bien près de l'imposer. La foule criait : « Pas d'armistice! Des élections! La Commune. » Dorian, membre du Gouvernement, à son insu, conclut avec Delescluze une sorte d'entente en faveur d'élections municipales et Arago pour y donner- suite fit afficher le 1er novembre, pour le jour même, la convocation des électeurs. Mais le Gouvernement, étranger à cette entente, fit lacérer ces affiches. La Commune se trouva écartée.
Seulement en même temps qu'eut lieu le plébiscite concernant le Gouvernement, furent élus le 5 les vingt maires des arrondissements, qui, même quand ils lui furent favorables, ne furent plus ses hommes. Une force municipale accrue se trouva donc constituée en face de lui. Cela n'empêcha pas les révolutionnaires de protester contre cet escamotage de la Commune. » Vingt communes ce n'est point de Commune du tout. Nous voulons l'unité, qui fait la force, et non la division, qui fait la faiblesse », écrivait le Combat le 4 novembre.
L'action des maires d'ailleurs ne cessa de se développer. Ils se réunirent couramment pour délibérer. Réunions orageuses [p.47] où des résolutions importantes se prenaient : refus du rationnement du pain, exigence d'opérations militaires, formation d'un Conseil, composé de tous les maires, de tous les adjoints de Paris, représentant l'unité municipale de la capitale.
Le Gouvernement se montra de plus en plus faible devant eux. J. Ferry, chargé, après le 15 novembre, de l'administration de Paris, les réunit habituellement au Ministère de l'intérieur. Quand la situation devint désespérée, le Gouvernement se tourna vers eux comme représentants de Paris et discuta avec eux sur les résolutions à prendre. J. Favre[49] explique qu'il les réunissait au ministère une fois par semaine « pour combattre plus efficacement le désordre ». Il leur soumit la question de son départ pour la conférence de Londres et y renonça sur leur avis contraire.
Bientôt il trouva naturel d'admettre avec eux les quarante adjoints pour « se tenir en rapports constants avec les élus de Paris ». C'est dans ces conférences souvent très orageuses que le mécontentement contre le général Trochu se manifesta, que l'on exigea « une grande action militaire », celle de Buzenval. Et l'irritation contre le général Trochu y devint telle que J. Favre écrivait le 9 janvier à Gambetta que « la conservation du commandement entre ses mains nous exposait infailliblement à une sédition dans laquelle nous n'aurions pas un défenseur[49] ».
Quand les vivres s'épuisèrent, J. Favre fit appel aux maires pour le révéler à la population. On leur communiqua en même temps la défaite de Chanzy au Mans, qui ruinait les dernières espérances de délivrance. Trochu déclarant la défense désormais impossible déclara qu'il appartenait à la municipalité de négocier avec le quartier général prussien des conditions humaines de reddition. Les maires s'y refusèrent. On leur objecta qu'ils avaient toujours revendiqué la représentation de Paris, ils rétorquèrent qu'on s'était opposé à l'élection de la Commune. C'est alors qu'on décida la formation d'un nouveau Conseil de guerre qui conclut à l'impossibilité d'une nouvelle sortie, puis un second auquel assistèrent un certain nombre de maires. Entre temps des négociations eurent lieu entre le Gouvernement, les maires, le général Trochu, qui aboutirent, sous la pression de celui-ci et quand l'émeute eut délivré les chefs révolutionnaires prisonniers de Mazas, à sa révocation comme gouverneur de Paris.
Telle fut l'action de cette force municipale spontanée, qui naquit [p.48] au 4 septembre à côté du Gouvernement, que celui-ci, si faible comme représentant du pays, n'osa pas combattre, qui grandit en face de lui, s'imposa à lui et à laquelle il aurait même voulu confier les négociations de la capitulation de Paris. Un gouvernement anormal, sans assises nationales, ne peut s'opposer à la croissance à côté de lui de forces adverses qui se présentent comme l'expression du sentiment public.
Crise finale du Gouvernement de la Défense nationale, Armistice. Lutte entre Paris et Gambetta. — Né de la guerre n'ayant de légitimité et de raison d'être que dans la guerre, le Gouvernement du 4 septembre devait cesser avec elle. L'arrêt des hostilités ouvrit la crise de sa liquidation. Liquidation aussi extraordinaire que sa vie même.
Hésitant devant les responsabilités à assumer, doutant de lui-même, le Gouvernement avait voulu se décharger sur les maires de la négociation de l'armistice.
Contraint d'en prendre la charge, il la confia à J. Favre qui accepta « par esprit de sacrifice », dit-il. Le 22, alors que l'émeute grondait, il obtint non sans retard, une audience à 8 heures du soir, de Bismarck, qui commença par lui dire que la Prusse avait traité avec l'Empereur et songé à ramener le Corps législatif. Le Gouvernement de la Défense n'étant pas « régulier » ne pouvait « s'engager pour la France ». J. Favre livra une première bataille sur cette question. Il entendit ensuite les critiques du ministre prussien contre les folles illusions de son Gouvernement.
Le 24, les négociations reprirent, le roi de Prusse et de Moltke ayant été consultés. Les bases de l'armistice furent posées. Le même jour, J. Favre, rentré à Paris, les communiqua à ses collègues. Trochu et le général Clément Thomas présentèrent des objections sur la conservation de ses armes par la garde nationale, sur la nécessité d'obtenir trois divisions de l'armée régulière pour le maintien de l'ordre.
Le 26, Favre retourna à Versailles; le débat porta sur Belfort, l'application de l'armistice aux armées de province, et le lamentable malentendu concernant l'armée de l'Est se produisit, de Molkte ne concéda qu'une division pour le maintien de l'ordre dans la capitale. Le feu devait cesser ce même jour à minuit et c'est par le silence qui régna alors que Paris apprit la fin de son supplice.
Le 27, l'Officiel faisait connaître et justifiait l'armistice et annonçait [p.49] l'élection d'une Assemblée nationale. Le 28, J. Favre retournait à Versailles avec le général Valan, qui obtint quelques concessions. La convention fut signée à 10 heures du soir.
L'armistice commencerait pour Paris ce jour même, pour les départements trois jours plus tard, il durerait vingt et un jours. La ligne à observer entre les deux armées sauf en Côte-d'Or, Jura et Doubs était tracée; les opérations continuant dans ces départements et à Belfort.
L'armistice avait « pour but de permettre au Gouvernement de convoquer une Assemblée librement élue, qui se prononcerait sur la question de savoir si la guerre devait être continuée ou dans quelles conditions la paix devait être faite ».
En quinze articles furent résolues les questions concernant le désarmement, le ravitaillement, la contribution imposée à Paris, l'échange des prisonniers, le siège de l'Assemblée, les élections.
De suite, à 11 h. 15 du soir, J. Favre télégraphia à Gambetta : « Nous signons aujourd'hui un traité avec le comte de Bismarck. Un armistice de vingt et un jours est convenu. Une Assemblée est convoquée à Bordeaux. Faites exécuter l'armistice, convoquez les électeurs pour le 5 février. Un membre du Gouvernement va partir pour Bordeaux. » Cette dépêche ne mentionnait pas l'exclusion de l'Est, on en sait les suites.
Le ravitaillement de Paris absorba alors l'attention du Gouvernement.
Le 29, il rendit un décret relatif aux élections : application de la loi électorale de 1849, suffrage universel, électorat à vingt et un ans, éligibilité à vingt-cinq ans, inéligibilité seulement pour les préfets dans leur département, scrutin de liste, vote au canton, telles en étaient les dispositions principales.
Le Gouvernement, sans nouvelles de la Délégation, dont on n'avait reçu que deux dépêches depuis le 1er janvier, était fort inquiet sur ses dispositions; on savait l'opposition de Gambetta à des élections sans inéligibilité des hommes de l'Empire.
On ignorait pourtant la lettre extraordinaire, outrageante, insurrectionnelle, véritable réquisitoire, que Gambetta avait écrite à J. Favre.
Elle soutenait que la capitulation enlevait au Gouvernement de Paris sa raison d'être, qu'il ne représentait plus la France, que la Délégation pouvait seule parler en son nom. Que les derniers événements de Paris prouvaient que dans la population comme dans le [p.50] Gouvernement il n'y avait plus ni accord, ni fermeté, ni clairvoyance; — que Paris avait été systématiquement amolli, énervé, découragé par ceux qui le gouvernaient; — que le Gouvernement y avait subi un pouvoir personnel. Gambetta déclarait s'inspirer uniquement du « sentiment profond des intérêts et des devoirs du grand parti de la Révolution française ». Il reprochait au Gouvernement de ne pas s'être inspiré de « l'esprit de Paris », de ne pas avoir eu « confiance pleine et entière au parti républicain ». Il lui déniait le droit de conclure à Versailles « une capitulation comme Gouvernement ». « Vous ne pouvez stipuler que pour Paris et exclusivement comme représentant de Paris. C'est Paris qui est réduit ce n'est pas la France », « tout ce que vous accorderiez en dehors des intérêts propres de Paris sans notre consentement... serait nul et de nul effet ».
Et après beaucoup d'autres affirmations semblables Gambetta concluait : « Quant à nous, Délégation du Gouvernement central, devenu le Gouvernement lui-même à partir de la capitulation, notre route est clairement tracée : poursuivre la guerre jusqu'à l'affranchissement. » Il se demandait d'ailleurs s'il ne faudrait pas substituer « à une autorité purement morale une véritable dictature ».
Cette lettre constituait une véritable insurrection de la Délégation contre le Gouvernement et montrait l'irréductible divorce moral qui s'était produit entre les hommes de Paris et ceux de Tours puis de Bordeaux; ignorant de part et d'autre les conditions dans lesquelles Paris et la province s'étaient débattus, ils ne pouvaient se comprendre et Gambetta, cédant à sa nature, en venait à l'injure même.
Avant de recevoir cette lettre le 29, Paris envoie à Bordeaux Jules Simon avec deux décrets. Le premier l'adjoignait à la Délégation, pour faire exécuter ses décrets. Les délibérations seraient prises à la majorité, sans voix prépondérante pour un membre.
Le second disait : « Dans le cas imprévu où la Délégation résisterait aux ordres du Gouvernement... M. J. Simon est investi par les présentes des pleins pouvoirs les plus absolus pour les faire exécuter. » Paris se posait en maître, quand Gambetta prétendait son pouvoir périmé. Le conflit était à l'extrême.
J. Simon après quelques difficultés pour son départ quitta Paris le 31.
Pendant ce délai, Bordeaux reçut le 29 au matin la dépêche de J. Favre. Gambetta dans la matinée annonça aux armées et aux préfets [p.51] l'armistice, disant à ceux-ci d'attendre ses ordres pour les élections. « Je ne m'inspirerai que des intérêts de la République, ajouta-t-il, qu'il nous reste à sauver puisqu'on vient de sacrifier ceux de la France. » Il dit à ses collègues qu'il ne procéderait pas aux élections.
Le 30, il accusait à Paris réception de la dépêche, ajoutait sans autres explications qu'il ne pouvait prendre les mesures nécessaires à la convocation des électeurs.
Ce fut Bismarck qui lui répondit — toute la correspondance passant par Versailles. Il précisait les conditions de l'armistice, l'exclusion des trois départements; il croyait que les élections auraient lieu le 8 février, la réunion de l'Assemblée le 12, qui déciderait de la guerre ou de la paix. Gambetta fut très irrité d'être ainsi informé par Bismarck et d'apprendre l'exclusion de l'armée de l'Est de l'armistice.
Le 31, J. Favre répondit à son tour comprenant la double faute de son silence et pour l'armée de l'Est. Il annonçait l'arrivée de J. Simon, souhaitait la bonne entente, l'exécution de l'armistice et des mesures en vue des élections.
Gambetta entraînant ses collègues entra en révolte déclarée et passa le Rubicon.
Il lança une proclamation. Il parla de « l'armistice conclu à notre insu, sans nous consulter » avec une « coupable légèreté ». Il faut, « à la place de la Chambre réactionnaire et lâche que rêve l'étranger », « une Assemblée vraiment nationale, républicaine... capable de vouloir la guerre et prête à tout plutôt que d'aider à l'assassinat de la France ». « Aux armes! aux armes! »
Cette proclamation était suivie d'un décret concernant les élections, « Considérant que tous les complices du régime... doivent être frappés momentanément de la même déchéance que la dynastie », il établit l'inéligibilité des individus qui « depuis le 2 décembre 1851 jusqu'au 4 septembre 1870 ont accepté les fonctions de ministre, sénateur, conseiller d'État ou préfet » et de ceux qui dans cette période ont « accepté la candidature officielle ». Ce décret était signé de tous les membres de la Délégation, par transaction, Gambetta voulant, lui, ne pas faire procéder du tout aux élections.
Ces actes suscitèrent la protestation de quelques préfets et de journaux. Les Débats, le 5, parlent des « derniers actes de délire de notre Gouvernement de province ». « Il faut mettre la camisole de force à ces gens-là », ajoutent-ils. Ils plaignaient la France d'être tombée « dans les mains d'un aliéné ». Ils se demandaient si Paris [p.52] avait fait « la Révolution du 4 septembre à la seule fin de changer de maître et d'installer dans le trône désert de Napoléon III, souverain absolu, le dictateur Gambetta » ?
Le 1er février, J. Simon arrive à Bordeaux. Le décret de la Délégation y est affiché. Il est assailli par ses collègues de reproches amers. « Il se laisse injurier », dit Glais-Bizoin. Gambetta conteste l'authenticité du décret qu'il produit, il doit télégraphier à Paris pour confirmation. On lui dit que sa liberté est menacée, le télégraphe refuse ses dépêches. Thiers présent le conseille : qu'il affiche le décret de Paris, qu'il use de la force, qu'il fasse venir de Paris trois autres collègues pour avoir la majorité.
J. Simon use de subterfuge pour rendre publics les actes de Paris, s'abouche avec l'autorité militaire, hésite à se servir de ses pleins pouvoirs, mais ne cède pas.
Le 2, Gambetta reçoit une nouvelle lettre de Bismarck, qui proteste contre son décret concernant les inéligibilités, qui est contraire à l'armistice stipulant des élections libres. Bismarck aurait dû s'adresser au Gouvernement, avec lequel il avait traité. Gambetta s'emporte contre cette immixtion déterminée dans nos affaires. Il publie la lettre, l'accompagne d'une violente et peu diplomatique proclamation de protestation.
J. Simon se décide à produire à ses collègues ses pleins pouvoirs et à s'en servir. Il maintient le décret de Paris. Il admet seulement que les préfets ne soient pas inéligibles dans leur département, concession à Gambetta, car ce sont ses hommes. Mais la Délégation résiste encore et interdit au télégraphe, à la poste, aux journaux, aux afficheurs de transmettre, de reproduire, d'afficher la proclamation et le décret de J. Simon. Celui-ci en vient à changer de résidence par mesure de sécurité, et trouve l'aide de journaux pour ses publications. Voilà où en est venu le conflit.
Pendant ce temps, Bismarck adresse une nouvelle protestation, mais au Gouvernement de Paris. Celui-ci réagit alors contre Bordeaux, un décret du 4 février annule à nouveau celui du 31 janvier de la Délégation et une proclamation répond à la lettre de Gambetta du 27, protestant contre les accusations lancées contre Paris, dépeignant ses souffrances, sa détresse, l'abandon de la France, l'impuissance du Gouvernement et s'élevant contre les restrictions que l'on voudrait apporter à la liberté des élections en renouvelant des procédés dignes de l'Empire.
A Paris, Rochefort pourtant proteste contre l'annulation du [p.53] décret de Bordeaux, se demandant « en quoi le Gouvernement de J. Favre serait plus légitime que celui de Gambetta ». Et les Débats écrivent : « Eh bien! nous n'en savons rien non plus! » Mais ils ajoutent : « Il est clair qu'un pays ne peut pas continuer à vivre sous un Gouvernement, ou sous deux Gouvernements, dont les membres sont obligés à passer leur temps à se révoquer les uns les autres. Sans l'armistice, ils en seraient sans doute venus à se manger les uns les autres. » A quel désarroi, à quelle anarchie n'en était-on pas arrivé? La partie de Gambetta était pourtant désormais perdue.
Enfin le 6, la crise va cesser. Garnier-Pagès, Pelletan, Arago envoyés par Paris arrivèrent à Bordeaux constituer avec J. Simon la majorité dans la Délégation.
Gambetta n'assiste pas à ses séances. Il écrit aux préfets, maintient son point de vue, mais fait connaître sa condamnation par le Gouvernement de Paris, et sa démission, que sa conscience, dans ce désaccord, lui impose. Il leur demande de prendre les mesures nécessaires pour les élections, après quoi ils prendront « telle détermination qui leur conviendra ». C'est les engager à démissionner.
A la place de Gambetta, Paris avait nommé J. Simon à l'Intérieur; pour ménager les préfets de Gambetta on désigna à Bordeaux Arago pour le remplacer.
Il ne restait plus qu'à procéder aux élections. Elles eurent lieu à Paris et dans toute la France le 8 février. On les étudiera dans leur préparation et leurs résultats dans la partie suivante, consacrée à l'Assemblée nationale de 1871.
État du pays. — Telle fut la vie tragique du Gouvernement paradoxal de la Défense nationale. Gouvernement né d'une révolution, d'ailleurs pacifique, sans mandat de la nation, sans légitimité autre que la nécessité d'une autorité, inorganisé, coupé en deux morceaux dépendants en droit, indépendants en fait, l'un de l'autre, l'un d'eux commandant mais sans même savoir ce qui se passait hors de Paris, ayant à faire face, dès son avènement, à une guerre perdue sans espoir, sans cesse menacé par la révolution et ne pouvant ou ne voulant la combattre que par la persuasion. Jamais, dans l'ordre politique, les principes les plus élémentaires de la raison ne furent plus radicalement méconnus. Les résultats furent ce qu'ils devaient être, pitoyables. La raison peut être méconnue, elle finit toujours par avoir raison.