Quatrième Partie - Elaboration des lois constitutionnelles des 24 et 25 février 1875


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QUATRIÈME PARTIE

ÉLABORATION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES DES 24 ET 25 FÉVRIER 1875

I

PRÉLIMINAIRES

Message présidentiel du 6 janvier. « L'heure est venue d'aborder la grave discussion des lois constitutionnelles... l'opinion comprendrait mal un nouveau retard... » C'est en ces termes que le Président de la République, en un nouveau message du 6 janvier, posa définitivement devant l'Assemblée la question qui, depuis si longtemps, tenait le pays dans l'anxiété.

Nécessité de voter sans délai les lois constitutionnelles; — priorité à donner à la loi concernant le Sénat « complément nécessaire » de son Gouvernement, « garantie » des intérêts conservateurs dont on lui a « confié la défense », dont l'intervention peut être nécessaire dans ses conflits possibles avec la future assemblée et dont l'appui lui serait nécessaire pour se servir du droit « extrême » de dissolution, d'un « usage périlleux; — remise au 20 novembre 1880 de la détermination de « la forme du Gouvernement de la France »; — au cas de son décès avant cette date, droit pour l'Assemblée souveraine de faire connaître sa volonté, mais remise préférable de la question du régime au 20 novembre 1880. Tels étaient les conseils donnés par le Président à l'Assemblée. La priorité pour la loi du Sénat était le point qui présentait la plus grande portée immédiate.

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Début des débats constitutionnels. La priorité. Mise en minorité du Ministère, son maintien. — Après la lecture du message, Batbie, Président de la Commission des lois constitutionnelles, demanda leur mise à l'ordre du jour et pour la loi sur le Sénat la priorité. Il prétendait que les deux Chambres devant, à la vacance du pouvoir, « pourvoir à cette éventualité, avant d'attribuer ce droit au Sénat, il fallait savoir ce qu'il serait », argument bizarre, subtile, qui provoqua le vote, car on savait les vrais motifs de la priorité demandée. Batbie fit d'ailleurs remarquer que la loi sur le Sénat contenant un article qui la liait à la loi sur les pouvoirs publics, elle serait, même votée, subordonnée au vote de celle-ci.

Laboulaye, mandaté par un groupe d'amis politiques, réclama au contraire la priorité pour la loi dite sur la transmission des pouvoirs, disons désormais la loi des pouvoirs publics. Ils avaient, dit-il, pris position avant que le message fût connu, mais celui-ci laissait la liberté à l'Assemblée. Ils ne comprenaient pas qu'on pût aborder les lois constitutionnelles « par un seul des pouvoirs publics ». Puis, « organiser le Sénat, mais pour quel Gouvernement ? » « Un Sénat hypothétique, pour un Gouvernement hypothétique ». « Chaque Gouvernement a, pour ainsi dire, son Sénat fait à l'avance... » La loi sur les pouvoirs publics donne la priorité à « la grande question qui préoccupe le pays ». « Le véritable rendez-vous, celui qu'acceptent d'avance tous ceux qui veulent défendre leur drapeau à la face du soleil, c'est la question d'organisation des pouvoirs publics. »

Ainsi débutait, aux applaudissements répétés de la gauche, dans ces débats constitutionnels décisifs, l'un des hommes qui devaient y jouer un rôle de premier plan.

De Castellane, avec une autre inspiration, soutint la même thèse. Qu'adviendrait-il si, après avoir fait un Sénat monarchique ou républicain, on établissait un régime opposé ? Les projets antérieurs de Thiers, de de Broglie liaient les deux choses, la seconde Chambre et le régime.

Comment consacrer de longues séances à la loi sur le Sénat si elle devait être annulée par l'échec de la loi sur les pouvoirs publics ?

Le rapporteur, A. Lefèvre-Pontalis, leur répondit. Il invoqua les engagements pris par l'Assemblée, dans ses votes des lois du 13 mars et du 20 novembre 1873, de ne pas se séparer sans avoir statué sur la création d'une seconde Chambre et pourvu à l'affermissement des pouvoirs du Président. On devait confier au Sénat un rôle considérable pour l'exercice du droit de dissolution et pour la révision [p.309] constitutionnelle; il fallait déterminer au préalable ce qu'il serait. La loi sur le Sénat diviserait moins l'Assemblée que celle sur les pouvoirs publics, il fallait commencer par elle. En subordonnant la première à la seconde, la Commission faisait preuve de loyauté, elle ne pourrait pas s'arrêter en route.

Le discours que prononça ensuite Jules Simon ne fit guère que reprendre les arguments de Laboulaye, ajoutant qu'un Sénat équivoque, sans caractère, ne pourrait servir au septennat, ne serait pas pour lui un soutien. « Le pays, en ce moment, s'écriait-il, a besoin de savoir ce qu'il est. Vous allez vous occuper de lui faire un Sénat ! Ce n'est pas à cela qu'il pense, ce n'est pas à cela qu'il songe jour et nuit. »

Le moment était venu pour le Gouvernement, engagé par le message, d'intervenir. Le ministre de l'Intérieur de Chabaud-Latour prononça un discours manifestement gêné et sans vigueur.

On présentait deux projets : c'était « dans la pensée de faciliter l'étude et la solution de difficiles questions ». Le Gouvernement avait appris dans la matinée la demande de priorité pour le Sénat, il s'y était associé par quelques mots du message. Il pensait qu'il était difficile de déterminer le rôle politique du Sénat « si auparavant on ne savait pas ce que serait ce Sénat ». Interrompu à gauche à ce moment, le ministre engagea le ministère à fond : « Je suis peu disposé, dit-il, à traiter ces questions légèrement, car je comprends la responsabilité que j'ai en ce moment et combien ces questions sont graves pour l'avenir du pays. » Il répondit à l'objection : « Un Sénat pour quel régime ? », en posant que la loi avait donné « mission d'organiser un Sénat, et un Sénat pour le septennat », « je répète, le Sénat doit-être organisé pour apporter au maréchal de Mac-Mahon, chargé du pouvoir exécutif pour six ans, les moyens d'exécuter son mandat ». Et de même à l'objection qu'il fallait « définir dès aujourd'hui le Gouvernement de la France », il répondit que « le Gouvernement de la France était défini, qu'il avait été défini par la loi du 20 novembre ». C'était là une très grave déclaration. Le Gouvernement éliminait ainsi des lois constitutionnelles la question du régime. Elles n'avaient pour but que d'organiser le régime du septennat intangible jusqu'en 1880. Le ministre le disait d'ailleurs : « Vous avez décidé, il y a peu de mois, que la République ne serait pas proclamée comme le Gouvernement de la France. »

C'était dresser contre soi tous les républicains et aussi les légitimistes, [p.310] car le septennat, non remis en question, s'opposait à la Monarchie comme à la République.

Le ministre admettait par ailleurs la solidarité des deux lois, sur le Sénat et sur les pouvoirs publics, ce qui enlevait à la première son efficacité.

Le débat était terminé. L'Assemblée rejeta par assis et levé la priorité demandée pour la loi sur le Sénat. L'extrême droite, fidèle à son hostilité contre le septennat obligatoire, avait voté une fois de plus avec les gauches. Elle rejetait la République pour six ans, elle allait provoquer le vote de la République pour toujours.

L'Union avait en quelque sorte annoncé ce résultat. Elle avait écrit la veille (numéro du 6 janvier) : « Les réunions de l'Élysée ont rendu manifeste l'impossibilité de former une majorité conservatrice, qui soit favorable aux lois constitutionnelles. » Elle prônait « la seule politique qui puisse reformer la majorité » : « renoncer aux lois constitutionnelles, et unir les quatre cents députés de droite dans une lutte contre l'impérialisme et le radicalisme ».

Du message elle disait (numéro du 8) : « La France va juger le message; elle reconnaîtra avec douleur qu'il porte un caractère de parti pris en dehors des règles les plus élémentaires d'expérience et de sagesse politiques. » Aussi dans le même numéro elle présentait la chute du ministère comme naturelle. « Tous ceux qui ont suivi les conférences de l'Élysée savaient bien que les deux centres s'étaient quittés plus ennemis que jamais, que le Gouvernement allait jouer une partie dangereuse, où chaque groupe allait essayer de duper son voisin et où lui seul allait perdre. » Qu'est-ce que l'extrême droite, démolissant pour la troisième fois un ministère de droite, prétendait donc avoir gagné, sinon la satisfaction d'une rancune impuissante ?

Un homme raisonnable et sans parti pris, comme de Lacombe[1], jugeait l'événement du point de vue de la droite tout autrement : « Nous voici, écrivait-il dans son journal, à la date du 7 janvier, dans des circonstances bien tristes. Tout manque à la fois après des engagements formels. On se demande si on abordera seulement les lois constitutionnelles, qui sont mortes hier. »

Le Ministère démissionnaire maintenu pour l'expédition des affaires. — Le ministère mis en minorité présenta sa démission au Président de la République; selon l'usage, celui-ci pria les titulaires [p.311] de conserver l'administration de leurs ministères en attendant la formation d'un nouveau cabinet. Le maréchal reçut un certain nombre d'hommes politiques : Dufaure, de Larcy, Audiffret-Pasquier.

On crut à la reconstitution d'un ministère de Broglie. La République française (11 janvier) l'attaqua violemment comme prêt à ne pas constituer après avoir dit que l'œuvre constitutionnelle s'imposait. Le 12, elle écrivait : « Ce personnage est le représentant par excellence d'une politique que la majorité a condamnée trois fois, le 16 mai avec M. de Broglie lui-même, le 19 juillet avec M. de Fourtou, le 6 janvier avec M. de Chabaud-Latour. Elle ajoutait que le parti auquel il appartenait inspirait « à droite comme à gauche autant de répugnance que de soupçons ». « Malgré sa défaite d'hier, c'est le centre droit qui va régner; M. de Broglie, fortifié et grandi par ses déroutes, redeviendra ministre. » Malgré ces pronostics, il n'y eut pas de ministère de Broglie, les ministres démissionnaires ne furent pas remplacés.

C'était là une solution déplorable. Deux fois battu, deux fois maintenu en place, il n'était que l'ombre d'un Gouvernement. La République française pouvait écrire : « Il n'y a plus de ministère... Il reste dans chaque département des machines à signer, les hommes complaisants qui composaient le cabinet battu le 6 janvier... ne forment pas un ministère. Le pouvoir n'a plus d'organe autorisé. »

Et comme déjà l'autorité du Président avait été fortement atteinte par le vote qui avait repoussé, malgré son avis contraire, la priorité en faveur de la loi du Sénat, il en résulta que dans les débats constitutionnels, alors que l'organisation et les droits respectifs du Gouvernement comme des Chambres allaient être réglés, le Gouvernement ne serait représenté par personne de qualifié, ayant prestige et autorité, pour défendre ses prérogatives. La Constitution serait l'œuvre de l'Assemblée seule, naturellement disposée à favoriser le Parlement, à exagérer ses prérogatives, à en faire le premier sinon le seul pouvoir de l'État.

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SECTION II

OUVERTURE DES DÉBATS CONSTITUTIONNELS. LOI SUR LES POUVOIRS PUBLICS. PREMIÈRE DÉLIBÉRATION.

Projet de la commission. Discours de Ventavon, rapporteur. Première délibération, 20 et 22 janvier 1875. — Retardé par la discussion de la loi des cadres et effectifs de l'armée, le débat sur la loi sur les pouvoirs publics ne s'ouvrit que le 20 janvier.

Voici l'analyse du projet en cinq articles seulement que la commission présentait :

Le maréchal « continue à exercer avec le titre de Président de la République le pouvoir exécutif dont il est investi par la loi du 20 novembre 1873 »;

« Il n'est responsable que dans le cas de haute trahison. Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du Gouvernement et individuellement de leurs actes personnels. »

Le pouvoir législatif s'exerce par deux Assemblées, la Chambre des députés nommée par le suffrage universel et le Sénat composé de membres élus ou nommés selon une loi spéciale.

Le Président est investi du droit de dissoudre la Chambre des députés, une nouvelle Chambre devant être élue dans les six mois.

A l'expiration du terme fixé par la loi du 20 novembre 1873 et en cas de vacance de la Présidence, les deux Chambres convoquées en congrès par les ministres « statuent sur les résolutions à prendre ».

Pendant la durée de ses pouvoirs le Président seul peut proposer la révision.

On remarquera : que c'est là une loi toute personnelle, elle ne vise que le Président actuel, que c'est la continuation du septennat, simplement consolidé par l'institution du Sénat et par le droit de dissolution, que c'est le septennat personnel puisqu'à l'expiration du mandat du Président, quelle qu'en soit la cause, les Chambres « statuent sur les résolutions à prendre ».

Le discours du rapporteur de Ventavon justifiant le projet en souligne l'esprit. C'est par la loi du septennat qu'il commence. La restauration n'ayant pu se faire, ses partisans ont voulu demander pour la France « quelques années de sécurité à l'épée du maréchal ». [p.313] Cette loi est « irrévocable comme empreinte du cachet constitutionnel », qui lui a été reconnu à plusieurs reprises. « Le terrain constitutionnel n'est pas libre. » « Il s'agit simplement aujourd'hui, d'organiser des pouvoirs temporaires, les pouvoirs d'un homme. »

Toutes les autres solutions ont échoué : l'Appel au peuple avec la proposition Eschassériaux. La République avec celle de M. Casimir Périer. La monarchie légitime avec celle du duc de La Rochefoucauld. Et de plus les réunions de l'Élysée n'ont pas abouti. « Cherchons donc un terrain de conciliation en dehors d'un régime défini... Il est sans doute amer d'aboutir au provisoire. Mais ne rien faire serait déserter la cause de la France. »

Ainsi la Commission a voulu « consolider les pouvoirs du maréchal, afin qu'il puisse pour le bien de la France exercer la haute magistrature dont il est investi » (suivait la justification de tous les articles du projet). A propos de la responsabilité ministérielle, le rapporteur signalait l'abus qui pourrait en être fait. Il représentait la dissolution comme un appel au pays en cas de conflit entre le Président et la Chambre et reconnaissait qu'elle était empruntée aux Constitutions monarchiques. Il prenait parti pour le septennat personnel : « établi à cause des mérites exceptionnels du maréchal reconnu par tous, il devait finir avec lui ». Il ne précisait pas d'ailleurs ce que les Chambres réunies devraient faire au terme de son mandat. Il concluait en faisant appel pour voter le projet à tous ceux qui avaient voté la loi du 20 novembre, dont il n'était que la confirmation. « C'est donc un devoir pour l'Assemblée d'accueillir le projet de la Commission et pour ceux qui ont voté la loi du 20 novembre c'est un devoir de conscience et d'honneur. » « Que chacun, disait-il encore, garde ses espérances et sa foi, mais que chacun descende sur le terrain neutre des pouvoirs du maréchal. »

La première contradiction très énergique vint de Lenoël, républicain. Le projet ne faisait que maintenir et aggraver le provisoire dont le fléau avait été dénoncé par tout le monde : par Vitet, loi de juillet 1871; Decazes, loi du 13 mars 1873; le maréchal et les auteurs de la loi du 20 novembre. Lefèvre-Pontalis, le 31 août 1875, n'avait-il pas dit: « Faisons du définitif ou faisons du provisoire... mais ne disons pas que nous faisons définitivement du provisoire. » L'irresponsabilité était une prérogative essentiellement monarchique pour le maintien de l'institution, non de l'homme. La dissolution de la Chambre ne se comprenait pas non plus en République : comment un mandataire délégué pouvait-il renvoyer son mandat ? Réserver [p.314] l'initiative de la révision au Président était impossible, « car elle intéresse essentiellement les destinées de la nation ». La Constitution devait être faite non pour le septennat, mais pour la République, qui était en fait le régime existant. A l'objection : « Quelle République ? », il répondait qu'il y avait aussi différentes monarchies et inconciliables, que les républicains admettaient tous certains principes communs; que le plus essentiel, celui de la souveraineté nationale, avait été proclamé par l'Assemblée elle-même. Si on n'en tirait pas les conséquences il fallait craindre que « dans l'avenir comme dans le passé elle s'exerçât par le triste moyen des révolutions et de la violence ».

De Lacombe défendit au contraire le projet. C'était une œuvre de transaction, comme la loi du 20 novembre. Des républicains comme des monarchistes étaient pour la responsabilité ministérielle, les deux Chambres, le droit de dissolution. « Pourquoi ne pas consolider le régime institué par les uns et les autres au moyen des institutions que les uns et les autres acceptaient sous le régime de leur préférence? » « Laissez là les partis, ne voyez que la France. Les partis vous disent de rester divisés. La France vous prie, vous supplie, elle vous adjure de rester unis autour de ce pouvoir que vous avez créé pour lui donner les lois, les institutions que vous lui avez promises dans l'intérêt de la patrie, de la société, dans l'intérêt de l'ordre et de la liberté, deux causes qu'il ne faut pas séparer, mais qui ne vivront que par l'union de tous leurs défenseurs. »

De Carayon-Latour fit entendre au contraire la protestation des monarchistes intransigeants, éloquemment d'ailleurs :

« La France ne veut pas de la République parce qu'elle sait son histoire. » « Elle n'oublie ni la Terreur, ni la Commune. » « Nous savons que la République produit inévitablement l'Empire. »

Le pays ne veut pas du septennat, il n'a pas « l'illusion de croire que l'institution septennale pourrait être la trêve des partis ». « La France a besoin de savoir où elle va et, soyez-en certains, elle n'attendra pas six ans pour fixer son sort. » « Nous aimons trop notre pays pour renoncer jamais au rétablissement de la monarchie. » Paroles à effet oratoire, mais dont l'effet pratique allait être la proclamation de la République et la renonciation forcée à la royauté.

En cette première séance du grand débat constitutionnel, ce n'est pas de hautes théories constitutionnelles, de systèmes, de principes supérieurs qu'il fut traité. On se plaça au point de vue des opportunités, des possibilités, de la solution qui pouvait trouver une [p.315] majorité. Chaque parti d'ailleurs prit position, le centre droit pour le septennat consolidé, les républicains pour la proclamation immédiate de la République, les monarchistes intransigeants contre tout ce qui pouvait entraver la réalisation de leur rêve.

Le 22 janvier la première délibération de la loi des pouvoirs publics, discussion générale, reprit. Les orateurs : de Meaux, Lucien Brun, de Broglie, Raoul Duval, du Temple, de Chabaud-Latour, Jules Favre, Baragnon, Bocher, tout en présentant des points de vue variés, échos des thèses de chaque parti et du Gouvernement, n'échappèrent pas à des répétitions et à l'esprit de parti. Tâchons de dégager de leurs discours l'essentiel.

De Meaux cherche à rallier la majorité autour du maréchal. Il répond à de Carayon-Latour. Les craintes qu'il a exprimées vis-à-vis de la République, il les partage, aussi veut-il « fortifier la seule digue qui nous en sépare à l'heure actuelle. Sans doute la monarchie eût été encore plus forte, mais puisqu'il a fallu renoncer à ses espérances monarchiques a-t-on le droit de refuser au pays « ce qui est partout le premier vœu, le premier droit du peuple, un Gouvernement?... Nous l'avons fait capable de rassurer le présent en réservant l'avenir. »

On dit qu'il n'est ni définitif, ni défini. Mais un Gouvernement n'est définitif que s'il n'est pas contesté, cela ne se décrète pas. Un Gouvernement défini peut l'être, sinon par un titre, du moins par des institutions, c'est l'objet du projet. Ces institutions, de Meaux les passe en revue et ajoute : en vous les présentant votre Commission « croit non seulement remplir son devoir, mais obéir à vos ordres les plus formels ». D'ailleurs « l'Assemblée demeure liée au maréchal par la loi du 20 novembre ».

Aux républicains il montrait qu'en rejetant ces institutions ils rendaient le pouvoir « beaucoup plus personnel », ce qu'ils critiquent avant tout.

Aux monarchistes il disait : en rejetant la loi « aurez-vous rapproché la France de la monarchie »?

Aux uns et aux autres ne pas la voter c'est « laisser face à face le Président et une Assemblée » sans prise l'un sur l'autre. On sait où cela conduit.

Lucien Brun, lui répondant, montre l'intransigeance de l'extrême droite en s'efforçant de la justifier. On prétendait que ceux qui avaient voté la loi du 20 novembre devaient « d'honneur » voter le projet. Il protestait que ses amis et lui n'avaient voté cette loi [p.316] que comme une prorogation des pouvoirs personnels du maréchal, non comme instituant un régime défini, empêchant pendant sept ans d'établir la République ou la Monarchie, que c'étaient les ennemis de la loi, qui en avaient fait, au lendemain du vote, « leur propriété, leur domaine, où ils se sont installés contre nous ». « Une institution pareille vous pourrez la faire, mais vous n'avez pas le droit de nous la demander, nous ne la ferons pas. » Il en concluait qu'il ne fallait pas continuer une « discussion évidemment inutile », « l'union des conservateurs risquant d'être rompue ».

Il s'en prenait spécialement, chose curieuse, au Sénat. Ses membres devaient en grande partie être nommés par le Président; si c'était avant l'élection de la Chambre, si l'on y plaçait des conservateurs, le suffrage universel réagissant « nous enverra précisément les hommes que vous n'avez pas voulu y mettre »; on vous enverra des radicaux et des bonapartistes, les élections se feront contre notre première Chambre. « Si la nomination des sénateurs se faisait après l'élection de la Chambre », dans le Sénat vous allez mettre qui? Ceux dont le suffrage universel n'aura pas voulu?

Dans l'un et l'autre cas quelle garantie aurait-on? Ce serait le conflit.

Conclusion : Ne pas édifier des institutions complémentaires du septennat, que son parti ne pourrait voter, qui détruiraient l'union des conservateurs, mais faire une loi électorale corrigeant le suffrage universel, des lois sur l'enseignement, sur les réunions, sur les associations, développant les pouvoirs du maréchal et par-dessus tout faire la monarchie, pour laquelle ne manquait ni le roi, ni son héritier, mais uniquement le concours de nos propres volontés. »

Malheureusement, ce concours, le prétendant lui-même l'avait rendu impossible en octobre 1873 et toutes ses manifestations depuis le rendaient encore plus impossible. L'Assemblée, en entendant Lucien Brun, n'avait fait qu'entendre un discours de plus, montrant l'irrémédiable division des partis de droite.

De Broglie fut amené à la tribune par l'accusation de Lucien Brun, qui avait prétendu que son parti avait été trompé lors de la présentation de la loi du 20 novembre. N'en était-il pas l'auteur principal? Il affirma qu'au moment même de sa présentation et de son vote elle avait été présentée comme instituant le septennat obligatoire même pour l'Assemblée qui ferait la Constitution. Les lois actuellement en discussion avaient été « promises le même jour et par la même loi qui avait établi le pouvoir du maréchal ». On s'était [p.317] engagé vis-à-vis de lui à « ne pas le laisser désarmé devant les hasards de l'avenir » et à entourer son pouvoir d'institutions fortes et régulières.

Raoul Duval se servit de l'opposition radicale que présentaient les thèses de Lucien Brun et de de Broglie pour combattre la demande de clôture des débats, qui avait été proposée. Ainsi ce n'était plus tant la loi constitutionnelle à faire qui servait de thème à la discussion que la loi naguère votée. C'est que, vu l'état des partis, c'étaient moins les questions constitutionnelles que les querelles de partis qui attiraient l'Assemblée.

Certes ce ne fut pas du Temple qui, prenant ensuite la parole, devait la ramener aux questions sérieuses d'organisation politique. Incohérent, se complaisant aux personnalités offensantes, injurieuses même, cet extraordinaire orateur provoquait le rire, les huées de l'Assemblée, les rappels à l'ordre du Président, les désaveux même de ces coreligionnaires monarchistes.

Avec Bérenger de la Drôme on revint à quelque chose de plus sérieux. Il releva l'attitude imprévue de l'extrême droite, qui présentait comme un piège qui lui avait été tendu la loi du 20 novembre, votée pourtant par elle. Adversaire du projet parce qu'il ne créait pas « un état sensiblement différent du néant actuel », il voterait pourtant le passage à la seconde délibération. Elle éclaircirait la situation et telle solution pourrait se produire qui pourrait « réunir les esprits sages dans une œuvre sérieuse ». Cette solution, pour lui, c'était le vote de la République par les républicains modérés et une fraction de la droite désormais dissociée.

Le ministre de l'Intérieur de Chabaud-Latour intervint alors. Il lut deux textes, ce qui pouvait être apaisant : la résolution du 13 mai 1873, selon laquelle l'Assemblée nationale ne se séparerait pas « avant d'avoir statué sur l'organisation et le mode de transmission des pouvoirs législatif et exécutif, sur la création et les attributions d'une seconde Chambre, et sur la loi électorale », et puis la loi du 20 novembre où on lisait : « Ce pouvoir (du maréchal) continuera à être exercé avec le titre... et dans les conditions actuelles jusqu'aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles. » Ces textes prouvaient que l'Assemblée s'était engagée d'abord à faire les lois constitutionnelles et à constituer en particulier une seconde Chambre, et aussi que « les conditions » du pouvoir du maréchal ne pouvaient être que « modifiées » même par [p.318] les lois constitutionnelles. C'était la pleine confirmation de la thèse de la Commission.

C'est sans doute pour échapper à cette logique de juriste, pourrait-on dire, que Jules Favre prononça son discours tout de passion, qui fit passer à l'Assemblée des heures de colère, de haine, de déchirement. Tout ce qui pouvait irriter ses adversaires, avec une éloquence incendiaire, J. Favre se plut longuement à le jeter dans la fournaise : les abus de l'ancien régime, la Régence, Louis XV, Louis XVI appelant l'étranger, là noblesse avec son appui servant contre la France sous des généraux prussiens, le retour de la monarchie en 1814 dans les fourgons de l'étranger, l'appui des monarchistes au coup d'État de 1851, leur effacement lors de la Commune, leur abandon de Thiers par la suite, les manœuvres pour la restauration, et celles fallacieuses du septennat, le sacrifice actuel du pays privé d'un régime pour faciliter le retour du roi, tout y passa, provoquant cris, menaces, protestations violentes, ripostes aussi violentes, le Président demeurant impuissant pour ramener l'ordre.

Du projet, J. Favre parla peu; il reprit pourtant la constante objection : « Ce n'est pas une institution pour le pays, c'est une individualité pour laquelle on crée des règles éphémères comme elle. » A la fin de son discours il rappela les promesses de de Broglie et du maréchal de donner à la France des lois constitutionnelles. « Ces institutions régulières, les avez-vous? » demandait-il. « Le projet qui vous est présenté aggrave le mal au lieu de le diminuer... c'est le pouvoir d'un homme qu'on a constitué, c'est la fortune, c'est la destinée d'un grand État qu'on fait reposer sur une existence humaine. » « Le dernier boutiquier de Paris ne voudrait pas concourir à une affaire dans les conditions qui vous sont proposées pour la France. »

Sans doute c'était le point faible du projet, mais pour autant J. Favre, pas plus que ses devanciers, n'avait abordé le problème constitutionnel lui-même.

Des discours encore, prononcés par Baragnon, sous-secrétaire d'État, et par Bûcher, un des chefs du centre droit, rien de nouveau ne ressort.

C'est dans ce déchaînement de passions, après deux jours de discussions, dans lesquelles les partis avaient échangé leurs griefs plus que leurs idées sur les institutions à donner à la France, que la clôture des débats fut prononcée et le passage à la deuxième délibération volée par 538 voix contre 145. La minorité était formée de [p.319] républicains très avancés et de légitimistes irréductibles, dont les bulletins de part et d'autre prenaient l'habitude de se rencontrer.

Après quoi on vota que la loi sur le Sénat serait discutée en première lecture avant la seconde délibération de la loi sur les pouvoirs publics.

L'opinion et les premiers débats constitutionnels. — Les journaux au cours de ces débats insistent sur les divisions et les passions qui déchirent l'Assemblée. Dans le Rappel du 25 janvier Lockroy montre leurs partis pris qui se heurtent. « Voici donc aujourd'hui, écrit-il, l'état des partis : un parti légitimiste qui veut tenir la porte ouverte au coup d'État, un parti orléaniste qui veut condamner à mort le Gouvernement qu'il invente, un parti de transaction qui désire renverser le Gouvernement qu'il consent à établir, un parti républicain qui n'a pas la majorité, un parti bonapartiste qui cherche à organiser le désordre. » C'est toujours la seule question du régime, non celle des institutions, qui domine donc l'Assemblée et qui la déchire, le journal ne voit que cela. Et de même la République française, qui, le 23, s'applique spécialement à montrer la coupure qui existe dans la majorité, en opposant Lucien Brun, qu'elle vante, à de Broglie; de leur opposition au sujet du septennat résultent « de sourdes colères et d'amers ressentiments ». « Les hommes et les partis, qui ont volé la loi du 20 novembre, sont en désaccord. Ils se haïssent, ils se jalousent. » Le 24, la République montre l'Assemblée incapable d'aboutir. « La Chambre ne contient de majorité ni pour la monarchie légitime, ni pour la monarchie constitutionnelle, ni pour le septennat personnel, ni pour le septennat impersonnel. » Que fera-t-on donc? Le journal se montre des plus sombres : « On ne gouvernera plus, on n'aura plus de politique, on suspendra la vie de la France, on s'arrangera pour satisfaire les bonapartistes, les orléanistes, les royalistes par fractions à peu près égales. Toute liberté sera supprimée, toute critique sera interdite. Le principe électif, qui est gênant, sera mis en sommeil. Plus de municipalités, plus d'élections, l'état de siège partout, tel est le plan de M. Lucien Brun (que le journal encensait la veille); il fera certainement horreur à tous les bons Français. » Tableau outrancier, qui montre à quel degré de surexcitation en étaient arrivés les esprits.

Le journal radical le Siècle se moquait de la solution de la Commission. « C'est une sorte de tente que l'on dresse au milieu de la France pour six ans; point d'assises, point de fondements, la maison [p.320] ne repose sur rien. Elle a ceci de très ingénieux que n'ayant pas de fondements, elle n'a pas davantage de couronnement. M. de Ventavon écrit sur la porte : « Édifice temporaire », et il dit sans rire au peuple français : « Entrez, je vous offre le repos et la sécurité. » Le journal critique d'un mot le droit de dissolution : « L'Assemblée souveraine se met à la merci de son délégué. » Il se moque des débats qui ont porté sur le sens de la loi du 20 novembre : « Sommes-nous à Versailles, chef-lieu du département de Seine-et-Oise, écrit-il, ou dans la fameuse tour de Babel? » Naturellement le journal réservait tous ses éloges pour les discours de Jules Ferry, « l'événement du jour », et de Jules Favre, qui avait remporté « un magnifique triomphe ».

Si des journaux de la gauche avancée nous passons à ceux de l'extrême droite, nous voyons l'Union déplorer la division qui existe au sein de la droite. « La République, l'Empire, se prêtant un mutuel appui, frappent à nos portes, et l'histoire dira qu'à ce moment solennel la droite monarchique est restée divisée, qu'elle n'a pas voulu resserrer ses rangs sur le seul terrain où elle puisse lutter avec honneur, sur le terrain du roi. C'est là une faute qui pèsera lourdement sur une fraction de la droite. » Sans doute, mais à qui en était la faute ?

Le journal, avec plus de perspicacité, déplorait l'absence d'un cabinet qui put faire entendre la voix du Gouvernement : « Les débats vont s'engager, disait-il. sans qu'il y ait en face de la Chambre un ministère pour discuter au nom du Gouvernement, car le cabinet actuel ne compte plus, n'a plus l'ombre d'autorité parlementaire. »

Par ailleurs, l'Union, reflétant l'état des esprits, disait que monarchie ou république, tout était là; quel Sénat on pouvait avoir, le Président aurait-il le droit de dissolution? « Toutes ces questions de détail disparaissent et leur puérilité est démontrée par l'impossibilité de s'entendre avant d'avoir fixé la forme du Gouvernement. »

Naturellement l'Union trouve tout naturel que les légitimistes aient voté avec les républicains. « Ce n'est pas plus étonnant que de voir des membres du Gouvernement voter avec Jules Favre. »

A ces témoignages de la presse qui montrent la conscience que l'on avait dans le pays des divisions de l'Assemblée, de la prédominance du problème du régime, cause de ces divisions et du déchaînement des passions dans son sein, on pourrait en joindre beaucoup d'autres; celui-ci par exemple, de Louis Blanc, dans son Histoire de la Constitution de 1875, décrivant l'Assemblée au cours de ces [p.321] débats : « Il faut avoir assisté à cette séance du 22 février 1875, il faut avoir vu l'animation des visages, il faut avoir entendu les interruptions haineuses, qui à chaque instant coupaient la parole des orateurs, les exclamations bruyantes échangées, la fureur des applaudissements mêlés à la fureur des murmures, pour avoir une idée du profond désordre que l'Assemblée d'alors portait dans ses flancs. » L'Officiel, d'ailleurs, confirme cette peinture en relevant les « mouvements » qui si souvent se déchaînaient dans l'Assemblée. Aussi ne s'étonne-t-on pas après la lecture de ses comptes rendus et celui des journaux de lire dans de Lacombe à la date du 26 janvier : « Parmi les conservateurs règne un grand abattement, nulle direction, nulle cohésion, aucune supériorité qui s'impose et tout à l'abandon. »

III

PREMIÈRE DÉLIBÉRATION SUR LA LOI CONCERNANT LE SENAT 25 JANVIER 1875

La première délibération relative à la loi du Sénat fut extrêmement courte et même languissante. Il ne s'agissait plus de la forme du Gouvernement, du fameux problème : République, Monarchie, mais d'un problème précis, très important d'ailleurs, l'attention ne s'y portait pas.

Bardoux, adversaire non du Sénat mais du projet de la Commission, prit le premier la parole. Il opposa d'abord de Ventavon à Lefèvre-Pontalis, les deux rapporteurs successifs de la Commission, le premier, d'après lequel il ne s'agissait que d'organiser les pouvoirs d'un homme par une loi qui n'était même pas constitutionnelle, le second présentant un projet si définitif qu'il faisait nommer par le Président cent cinquante sénateurs inamovibles, dont les pouvoirs survivraient à ceux de celui qui les aurait choisis.

Il opposait aussi le Sénat du projet Dufaure à celui du projet actuel. Le premier était une Chambre de contrôle pour assurer la maturité des débats et lutter contre le despotisme possible d'une Chambre unique. Le second était « une Chambre de résistance, de contrepoids au suffrage universel ». Pour lui le Sénat devait être « une seconde Chambre élue, se retrempant dans l'opinion publique, [p.322] vivant au milieu d'elle et la redressant, et par cela même, avec plus de sûreté ».

Ce discours, très bref, fut écouté dans le plus grand calme; on put croire qu'il formerait à lui seul la « discussion générale ». J. Simon, inscrit après Bardoux, renonça à la parole et on criait déjà : « Personne ne demande la parole. Aux voix! Aux voix! »

Raoul Duval demanda pourtant et obtint la parole. Ce ne fut d'ailleurs pas pour s'attaquer au problème du Sénat, mais pour soutenir la thèse de l'appel au peuple, naturellement. République avec Casimir Périer, Monarchie avec La Rochefoucauld, avaient échoué; on ne pouvait faire une Constitution pour un homme et instituer des pouvoirs qui lui survivraient. « Soumettez nos différends à la nation, acceptez-la pour juge. » Du Sénat il n'était pas question. L'Assemblée ne pouvait échapper à sa hantise, à l'éternel problème, celui du régime.

Lefèvre-Pontalis, rapporteur, prit pourtant la défense du projet; ce fut surtout pour répondre au discours de Lucien Brun, qu'il avait entendu avec étonnement se désintéresser du Sénat et chercher le remède contre les excès du suffrage universel dans une loi électorale. Il montra le rôle indispensable de la Chambre Haute comme arbitre entre le chef de l'État et la Chambre élue, en rappelant les catastrophes des Constitutions de 1791 et de 1848, qui l'avaient supprimée, l'exemple des États-Unis, qui avaient trouvé leur stabilité dans les deux Chambres, d'abord difficilement admises. Il s'efforçait de répondre, mal d'ailleurs, à la difficulté du choix des sénateurs par le Président, qui constituerait une provocation ou un défi adressé au Corps électoral. Il déclara que l'on avait échoué à propos de la loi électorale municipale dans l'essai d'y trouver une garantie contre le suffrage universel. Il déclara sans ambages que la création du Sénat pour la Commission avait pour but « de créer un instrument régulier de Gouvernement et ensuite d'opposer au parti révolutionnaire une barrière suffisante pour qu'il ne puisse s'emparer légalement du pouvoir ». « Convient-il, ajouta-t-il, que le nombre, ce grand souverain, soit compté pour tout, et devienne ainsi un maître absolu, un despote? » Et il prétendit montrer qu'à côté des « intérêts du plus grand nombre » il y avait « ceux que crée la propriété acquise et consolidée, les capacités éprouvées, les services rendus ». Il admettait l'évolution de la démocratie, l'appel à ce qu'on appelle les nouvelles couches, « mais la seconde Chambre était la barrière qui [p.323] devait empêcher la démocratie d'être une grande force déréglée, qui enlève tout sur son passage comme un torrent ».

Jules Simon, après avoir renoncé à la parole d'abord, répondit à Lefèvre-Pontalis. Dans le Sénat proposé par la Commission, ce qui le choquait surtout c'étaient les sénateurs inamovibles nommés par le Président de la République. Il les aurait admis sous la monarchie, nommés par le roi parce que « toute la monarchie repose sur cette hypothèse qu'il y a d'un côté la nation qui manifeste sa volonté dans ses assises, de l'autre un principe de stabilité représenté par le chef de l'État, non pas comme individu, mais comme membre d'une race, possédant à perpétuité le pouvoir ». « Des sénateurs nommés par le pouvoir exécutif sont une institution intelligible, raisonnable, explicable quand le pouvoir exécutif est un pouvoir royal héréditaire, mais je pense que le rapporteur de la Commission aura besoin de toute la force de son esprit, de toute son habileté, lors de la seconde délibération, s'il entreprend de nous démontrer la légitimité de la création de sénateurs nommés par un magistrat temporaire et conservant le droit de faire des lois avec les élus de la volonté populaire alors que celui qui les aura choisis aura lui-même disparu. »

Jules Simon déclarait du reste voter le passage à la seconde délibération, se réservant de combattre alors le projet, parce que le rejeter d'emblée ce serait remettre en question l'ensemble des lois constitutionnelles.

Après son discours, le passage à la seconde délibération fut voté par 498 voix contre 173; parmi les opposants se trouvaient Benoît d'Azy, Lucien Brun, La Rochefoucauld, à côté de Rouher, Murat et encore Barodet, Louis Blanc, Gambetta, assemblage de noms révélant le trouble des esprits.

Le trouble des esprits, l'anarchie se perpétuait donc dans l'Assemblée, qui ne consacrait que quatre discours à la discussion d'un sujet aussi important que celui de l'institution de la Chambre Haute. C'est toujours la preuve qu'une seule question captivait les esprits, celle du régime, monarchie, septennat, république, noms magiques qui excitaient toutes les passions, pour lesquels on se battait, laissant de côté ce que l'Union traitait « de questions de détail et de puérilité ».

En cette séance du 25 janvier, sur un si grand sujet quatre discours seulement furent donc prononcés, tout à fait superficiels et inégaux, d'ailleurs pauvres en science politique et en arguments, que [p.324] l'Assemblée faillit même refuser d'entendre et qui manifestement ne l'intéressèrent pas, une seule chose l'intéressant : la lutte des partis, sur l'unique question, celle du régime.

IV

DEUXIÈME DÉLIBÉRATION DE LA LOI SUR LES POUVOIRS PUBLICS

Ouverture des débats. — C'est le 28 janvier que la deuxième délibération sur ce projet commença. La question du régime allait se poser définitivement et tout de suite souleva à nouveau la tempête. La prévoyant, un homme de toute sagesse, Raudot, proposa le retrait du projet de l'ordre du jour. « Si l'immense majorité de l'Assemblée est convaincue qu'il n'y aura pas de majorité sur les lois constitutionnelles, pourquoi alors discuter? On doit renoncer au but qu'on s'est proposé, s'il y a devant lui un abîme infranchissable. Il faut nous occuper des affaires sérieuses et ne pas nous perdre dans des discours infinis, inutiles et dangereux. » Mais l'Assemblée ne pouvait s'avouer impuissante, cette proposition trop modeste fut écartée.

On passa donc à la discussion de l'article premier du projet.

Vinrent les contreprojets. Wallon donna quelques indications sur le sien; puis on lut celui de Naquet, le plus éloigné de celui de de la Commission. Il comportait : une Assemblée unique, élue au suffrage universel, selon la loi actuelle, pour deux ans seulement et renouvelable intégralement.

A partir du 20 novembre 1880, à la tête du Gouvernement, un Président du Conseil, élu par l'Assemblée, révocable par elle, prenant le titre de Président de la République.

La ratification de la loi constitutionnelle et des lois de révision possibles votée par des assemblées de révision élues par le suffrage universel.

Naquet soutint son projet en un long discours péniblement écouté par l'Assemblée. Il commença par prendre un à un les nombreux arguments théoriques, historiques, de droit comparé de Lefèvre-Pontalis contre la Chambre unique et continua, en justifiant chacun des points de son projet. Après ce discours, sans intérêt pratique, l'article premier mis aux voix fut repoussé à mains levées, entraînant tout le reste.

[p.325]

Amendement et discours Laboulaye. — Après un autre contre-projet beaucoup plus sérieux de Marcel Barthe, que son auteur retira, on passa à l'amendement Chadois, Chiris, Danelle-Bernardin. Laboulaye, dont ce dernier fut le défenseur et dont voici l'article premier : « Le Gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d'un Président. »

Avec lui on considérait que c'était la forme du Gouvernement qui était mise en question. De là son extrême importance.

Le discours, aussi habile qu'éloquent, que Laboulaye prononça en sa faveur est d'une importance capitale et historique. Il doit être analysé de près.

Tout son effort est pour amener les monarchistes modérés à voter cet article qui consacre « le Gouvernement de la République ».

« L'amendement, dit-il tout d'abord, constate un fait qui a été oublié par la Commission, c'est que nous vivons en République. » « Provisoire », » battue sur la proposition Casimir-Périer », lui crie-t-on. « Ce que je viens de constater, reprend-il simplement, c'est que nous vivons en République. » Il ajoute : « Rien n'est plus loin de ma pensée que de passionner le débat » ; et encore : « les mutuels égards », que l'on se doit entre collègues, consistent « dans le silence ».

Pour rassurer les septennalistes, il déclare alors que « ses amis et lui... ne prétendent » toucher en rien aux droits que le maréchal de Mac-Mahon a reçus de la loi du 20 novembre 1873, ils ne l'ont pas votée parce qu'elle avait été faite « sans être soutenue par aucune loi constitutionnelle », mais pour autant « nous n'entendons, disait-il, rien changer à la nature, à l'esprit de son pouvoir ». « Quant à l'esprit dans lequel nous lui demandons de gouverner, c'est celui que M. le Président de la République a plusieurs fois exprimé publiquement en disant qu'il voulait gouverner avec les hommes modérés de tous les partis. » Il ne s'agit donc que de conserver ce qui existe.

La République, ce ne sera pas le triomphe d'un parti. « Nous ne demandons pas un Gouvernement de parti, nous demandons un Gouvernement où il y ait place pour tout le monde. C'est le grand avantage qui nous fait accepter la République, car c'est le seul Gouvernement qui n'exclut personne. »

Et voici les arguments en sa faveur : « Tous nous nous montrons jaloux des libertés populaires. » Il leur faut des garanties. « Pouvez-vous garantir la sécurité avec le provisoire? » Il faut un Gouvernement définitif. Qui peut le donner ? « Sont-ce les légitimistes ? » Se [p.326] tournant vers eux, Laboulaye leur dit : « Vous n'osez pas faire la proposition de rétablir la monarchie parce que vous savez que dans cette Assemblée cette proposition n'a aucune chance de succès. » « Ce n'est pas, ajoute-t-il pour calmer la blessure qu'il vient de faire, qu'il manque un prince digne de respect », et il prononce l'éloge du comte de Chambord. Mais si le roi revenait il ne pourrait être qu'un roi constitutionnel et par suite la monarchie légitime est impossible. Ses partisans déclarent qu'on ne peut leur demander de voter pour la République. Ne se sont-ils pas engagés à donner un Gouvernement à la France? Poursuivent-ils « la politique du pire »? Système déplorable.

Aux monarchistes constitutionnels Laboulaye expose qu'entre leur régime et la République la différence est dans l'hérédité seule. « Cela compte-t-il, dans un pays où depuis quatre-vingts ans nous n'avons jamais eu un héritier succédant au précédent monarque? » La différence, selon Benjamin Constant, n'est-elle pas quant au fond entre la monarchie absolue et la monarchie constitutionnelle tandis que « entre la monarchie constitutionnelle et la République la différence est dans la forme »... Or vous, constitutionnels monarchistes, « vous n'avez pas de roi qui puisse réaliser la forme de monarchie que vous rêvez ». Vous voulez alors attendre 1880 en gardant vos espérances, mais la République admet la révision; si elle ne répond pas au vœu de la nation, elle pourra être supprimée.

Quant à l'Empire, Laboulaye l'écarte parce qu'il ne peut donner la sécurité, et que rétabli, il voudrait racheter le passé et faire la guerre le plus tôt possible.

Il ne reste donc que la République. On objecte, avec l'histoire, qu'elle est le désordre et la préface de l'Empire. Il ne faut pas abuser de l'histoire, elle ne se répète pas fatalement. Depuis quatre ans la République n'a menacé ni la propriété, — elle a restitué leurs biens aux d'Orléans, — ni la famille, — le divorce n'a pas été rétabli, — ni la religion, — les prêtres, les moines, les religieuses persécutés à l'étranger se réfugient en France. Une monarchie constitutionnelle ne ferait pas autre chose, mais il faudrait un monarque.

Chacun réfléchira, prendra ses responsabilités. Vous pouvez faire un Gouvernement avec la République, et si vous ne l'acceptez pas vous ne pouvez pas faire de Gouvernement, mais alors votre mandat est fini, il faut le remettre à la nation.

Et Laboulaye terminait par cette éloquente adjuration : En ce moment l'Europe tout entière vous regarde, la France vous implore. [p.327] Nous vous supplions, nous vous disons: « N'assumez pas sur vous « une pareille responsabilité, ne nous laissez pas dans l'inconnu, et pour tout dire en un mot, ayez pitié de ce malheureux pays. »

L'Officiel accompagne le texte de ce discours de cette mention : Acclamations, salves redoublées d'applaudissements à gauche; l'orateur, en retournant à son banc, est chaleureusement félicité par ses collègues.

Et la presse est presque unanime à en faire l'éloge. Les Débats, tout acquis, écrivent : « Jamais la raison et le sentiment n'ont fourni à un orateur d'arguments plus solides, ou de plus nobles aspirations. Avec une logique puissante, avec une émotion contenue, l'honorable député de la Seine a plaidé non pas tant la cause de la République que celle de la France. » Le Français, qui est orléaniste, n'est pas moins élogieux dans la peinture qu'il fait de l'orateur : « Il faut le voir à la tribune avec son costume tout noir, sa redingote boutonnée, ses longs cheveux encadrant une figure sans barbe, sa tête un peu penchée, sa physionomie douce et sérieuse; semblable à un prédicant anglais ou américain. » La complaisance avec laquelle le journal peint l'orateur révèle la profonde impression qu'il a produite. Cette impression, la République française la constate en disant l'effet extraordinaire du discours. « L'Assemblée n'en a pas entendu de plus substantiel, de plus puissant, de plus habile, ni d'un plus grand effet. L'Assemblée a été remuée, secouée, ébranlée. » L'Union ne rend pas elle-même moins justice à l'orateur. « La véritable discussion, écrit-elle, a commencé avec M. Laboulaye »; « il a parlé avec calme et modération de la monarchie et de son prétendant, il a su se faire écouter par l'Assemblée conquise. »

Et en effet Laboulaye avait parlé avec la modération, la raison, l'éloquence qui convainquent et qui entraînent, ménageant ses adversaires, leur montrant la vanité de leurs espérances, dissipant leurs préventions contre la République, leur montrant le danger d'un avortement et le spectre des élections qui le suivraient.

Malheureusement la séance continua et l'on ne vota pas sous l'impression produite par ce discours sensationnel. De la Bassetière évoqua les déceptions des conservateurs qui, en 1848, avaient fait l'essai loyal de la République.

Louis Blanc surtout, longuement et confusément, malgré ses amis, discourut sur la manière dont la question était posée; si bien que l'Assemblée étant lasse, et pour amortir l'effet du discours de Laboulaye, on demanda et on vota le renvoi du vote au lendemain.

[p.328]

Le lendemain, 29 janvier, on procéda donc au vote sur l'amendement défendu par Laboulaye; on sentait tellement son importance que des députés malades s'étaient fait porter à l'Assemblée et qu'on dépouilla le scrutin avec des précautions toutes spéciales. Il donna 359 voix contre et 336 pour.

Après quelques hésitations sur la marche des débats le premier discours prononcé sur l'article premier relatif au pouvoir législatif fut celui d'un monarchiste, Ferdinand Boyer, qui combattit, chose au premier abord étrange, l'institution du Sénat; nous n'en relèverons que quelques traits. Puisqu'on ne consacrait ni la Monarchie ni la République, on restait dans le provisoire; or, une seconde Chambre représente fatalement la durée, elle était donc incompatible avec un régime non définitif. Une Chambre Haute en monarchie est nommée par le roi, en République élue, on proposait un Sénat nommé et élu par moitié, c'était créer l'antagonisme dans son sein. Le Sénat était inutile en temps calme, le veto du Président suffirait pour arrêter les lois malfaisantes; en cas de révolution toute Chambre Haute s'est révélée impuissante. Le Sénat, en 1880, constituerait avec la Chambre des députés un congrès qui statuerait sur les résolutions à prendre, on allait donc reconnaître le pouvoir constituant à un Sénat dont tous les membres ne seraient pas élus par le pays, ce serait contraire au principe même de la souveraineté nationale. Boyer déclarait avoir confiance dans le pays pour élire l'Assemblée qui disposerait de lui comme en 1848, en 1849, en 1871; « aux heures décisives, en face du danger il a conscience de ses devoirs, il sait confier le soin de ses intérêts, de ses destinées aux plus prudents, aux plus loyaux, aux plus conservateurs ». Après ce discours, auquel personne ne répondit, l'article premier, paragraphe 1er, mis aux voix fut voté : « Le pouvoir législatif s'exerce par deux Assemblées : la Chambre des députés et le Sénat. La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel dans les conditions déterminées par la loi électorale »; puis un amendement Marcel Barthe y fit ajouter le paragraphe 2 : « La composition, le mode de nomination, et les attributions du Sénat seront réglées par une loi spéciale. »

C'est alors que fut présenté l'amendement Wallon comme article additionnel : « Le Président de la République est élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. »

Le rapporteur A. Lefèvre-Pontalis demanda alors son renvoi à la Commission. On en contesta le bien fondé, ce texte ayant fait [p.329] partie du contre-projet Wallon que la Commission avait examiné. Non sans confusion, le renvoi fut voté et la discussion fut renvoyée au lendemain.

Amendement et discours Wallon. Le vote pour la République, 30 janvier. — Le lendemain, 30 janvier 1875, allait être le jour de naissance de la Troisième République.

Après un début de séance assez confus de Ventavon déclara que la Commission repoussait l'article additionnel de Wallon, ce qui provoqua dans l'Assemblée des « mouvements divers ».

Wallon prit alors la parole; sur un ton modeste, calme, même quelque peu endormant, il commença par des explications préliminaires sur son projet dont l'article additionnel était détaché, sur les amendements qu'il présenterait, sur le maintien de la loi du 20 novembre, constitutionnelle et donc intangible. L'Assemblée écoutait médiocrement, le Président réclamait souvent le silence et l'orateur continuant ses explications fastidieuses, un député, Prax-Paris, à un moment s'écria : « Quel est le but, quelle est la portée de l'amendement de M. Wallon? Il n'en a pas dit un mot! » Cela n'empêcha pas l'orateur de présenter encore des explications préliminaires. Certes, les passions n'étaient pas excitées, quand Wallon déclara enfin : « Je viens à l'objet de mon amendement », et il commença alors son vrai discours.

Il ne veut pas ébranler, mais compléter la loi du 20 novembre. Elle a assuré une certaine stabilité au pouvoir; s'il y a eu des crises, elles ont été ministérielles et non présidentielles. Mais pour que la sécurité dure il ne faut pas dire que le régime ne durera que sept ans. Mais la loi n'a pas réalisé la trêve des partis et le parti conservateur, dans leur lutte, sera vaincu s'il ne fait qu'organiser le provisoire dont le pays est las, les élections le prouvent « dans lesquelles triomphent la République et l'Empire, la République faite sans nous et contre nous, l'Empire, c'est-à-dire la ruine de nos espérances et la ruine du pays ».

Et Wallon de déclarer péremptoirement : « La France veut savoir sous quel régime elle doit vivre. » Ainsi Wallon pose la question du régime « Je ne connais, dit-il, que trois formes de Gouvernement : la Monarchie, la République, l'Empire. L'Empire, personne n'a osé vous proposer de le voter. La Monarchie, l'honorable M. de Carayon-Latour en a éloquemment exposé les titres dans le passé et ceux qu'elle pourrait avoir dans l'avenir. Si la Monarchie était [p.330] possible en novembre 1873, pourquoi M. Lucien Brun et ses amis ont-ils voté la loi du 20 novembre? Pourquoi M. de Carayon-Latour a-t-il demandé qu'on ne passât pas à la deuxième délibération de la loi que nous discutons? C'était le moment au contraire de proposer la Monarchie. Pense-t-on qu'elle sera plus possible le 20 novembre 1880? Erreur profonde! On ne fait que perdre des chances en maintenant le provisoire. »

« Mais, dira-t-on, vous proclamez donc la République? » « Je ne proclame rien, je prends ce qui est, je prends les choses sous le nom que vous avez accepté... Je veux faire que ce Gouvernement, qui est, dure tant que vous ne trouverez pas quelque chose de mieux à faire. » « Si la République ne convient pas à la France, le meilleur moyen d'en finir avec elle c'est de la faire. » D'ailleurs elle profite de tout ce qui se produit de bien et tout ce qui arrive de mal est imputé à ce qu'on ne la proclame pas.

Il faut donc accepter la République. « Ou elle s'affermira avec notre concours et donnera à la France le moyen de se relever... et alors vous ne pourrez que vous réjouir du bien auquel vous aurez participé, ou bien votre concours même sera insuffisant, on trouvera qu'il n'y a pas assez de stabilité dans le pouvoir, que les affaires ne reprennent pas et alors, après une épreuve loyale, le pays, reconnaissant des sacrifices d'opinion que vous aurez faits... sera plus disposé à suivre vos idées, et ce jour-là vous trouverez le concours de ceux qui aujourd'hui ont une autre opinion. »

« Ma conclusion, dit en terminant Wallon, c'est qu'il faut sortir du provisoire. Si la Monarchie est possible, montrez qu'elle est acceptable, proposez-la. Si au contraire elle n'est pas possible, je ne vous dis pas : prononcez la République, mais je vous dis : constituez le Gouvernement, qui se trouve maintenant établi et qui est le Gouvernement de la République. Je ne vous demande pas de le déclarer définitif. — Qu'est-ce qui est définitif? — Mais ne le déclarez pas non plus provisoire. »

« Je fais appel à tous ceux qui mettent le bien de la chose publique au-dessus de toute question de parti... »

Ce discours, réplique adoucie, estompée de celui de Laboulaye, est tout à fait caractéristique. Ni l'un, ni l'autre de ces deux professeurs ne font de théorie, ne comparent, quant à la légitimité de leurs principes, quant à leurs avantages pratiques, quant à leur concordance avec les aspirations ou les besoins de nos sociétés modernes, [p.331] les deux régimes : Monarchie, République. Ils prennent la question de la façon la plus pragmatique, du point de vue état des partis, nécessité d'aboutir, opportunité, possibilité dans les conditions des choses existantes.

La République est-elle meilleure que la Monarchie? Ce n'est pas la question; elle est, on n'a même pas à l'établir, mais seulement à l'organiser; l'expérience la jugera; condamnée par elle, elle pourra être supprimée. Rien de moins théorique : la République n'est pas un idéal doctrinal, elle est un produit du fait.

Et ces deux hommes de science, mais de science historique d'ailleurs, de dire après Thiers, un autre historien et un praticien de la politique : « Si votre monarchie est possible, faites-la »; sinon consacrez le fait existant.

A Wallon succède Albert Desjardins, un professeur encore, sous-secrétaire d'État à l'Instruction publique. Il se présente non comme ministre, les ministres ne faisant plus qu'expédier les affaires, ce qui était déplorable d'ailleurs, mais comme député simplement.

Il propose de reculer l'effet de l'amendement Wallon à l'expiration des pouvoirs du maréchal, si d'ici-là l'Assemblée n'a pas fait autrement œuvre constitutionnelle. Le but en est de conserver à la majorité toute liberté.

Puis monte à la tribune l'inévitable Raoul Duval, avec son inévitable thèse de l'appel au pays par la voix de l'élection d'une nouvelle Assemblée, le vote de la veille ayant montré à nouveau l'impossibilité d'aboutir, car comment voterait-on maintenant ce qu'on vient de rejeter ?

Avec Chesnelong, c'est la thèse monarchiste qui se dresse contre la proclamation de la République. L'amendement Wallon n'est que la reprise de l'amendement Laboulaye rejeté : on ne peut se désavouer à vingt-quatre heures d'intervalle. Pourquoi proclamer la République ? On peut sans cela fortifier les pouvoirs du maréchal. Elle ne peut garantir la stabilité, la durée que réclament la vie économique avec ses entreprises d'avenir, la vie de la société qui après quatre-vingts ans de révolution exige un principe d'autorité au-dessus des compétitions, la vie internationale et ses alliances nécessaires supposant la confiance. L'histoire démontre que la République n'a jamais répondu à ces besoins.

Si elle n'a porté atteinte ni à la religion, ni à la famille, ni à la propriété, c'est que la République n'a été jusqu'ici que celle de la [p.332] majorité. Mais l'orateur énumère les projets des républicains, qui menacent ces fondements de la société.

La vérité, c'est que l'esprit républicain, aujourd'hui distinct de l'esprit révolutionnaire, tend à se confondre avec lui. « La République surexcite ses espérances, elle lui donne des allures et des prétentions de vainqueur. »

Ce réquisitoire vigoureux devait impressionner le parti conservateur. Son grand défaut était d'être négatif. Or il fallait faire quelque chose.

C'est ce que reprend un député encore obscur, Clapier, du groupe Target, groupe aux frontières des républicains du centre gauche et des monarchistes du centre droit, qui par l'apport de ses voix peut déplacer la majorité à droite ou à gauche. Il soutient l'amendement Wallon avec l'adjonction de l'amendement Desjardins. Sans doute le parti conservateur a renforcé le pouvoir exécutif en mettant à sa tête le maréchal de Mac-Mahon et en lui conférant un mandat de sept ans. Mais le pouvoir d'un homme vis-à-vis d'une Assemblée est insuffisant, il lui faut des institutions : seconde Chambre, droit de dissolution et durée de l'Assemblée actuelle. Comment, quand la démocratie déborde, que la foi monarchiste s'est éteinte, imposer une monarchie sans condition, avec sa charte? Ce serait préparer pour le pays des tempêtes et des orages.

Or un parti dit aux conservateurs : « J'ai voté et je voterai la seconde Chambre, le droit de dissolution, la durée de l'Assemblée actuelle. » « La transaction est-elle bonne ou mauvaise? Les concessions que nous faisons sont-elles excessives? On nous donne des avantages immédiats, on nous demande en échange des engagements qui se reportent à six ans (expiration du septennat selon la proposition Desjardins). Je ne crois pas que la proposition soit mauvaise, dit Clapier, qu'il faille la rejeter. » Et comme on lui crie : « Il ne s'agit pas d'un marché », il répond : « Dans les affaires des hommes il faut arriver à des concessions mutuelles, à des compromis. »

« Compromis », « transaction », ce sont les mots de la situation. Des forces sont en présence, qui se paralysent, qui empêchent une volonté de s'imposer aux autres; il faut bien en venir à un compromis. Parce qu'une Constitution est toujours une affaire de force, quand il y a plusieurs forces qui se tiennent en balance, elle ne peut être qu'un composé de ces forces, qu'une transaction entre les idées qu'elles représentent.

« Si nous n'acceptons pas, conclut Clapier, vous n'aurez ni le [p.333] Sénat, ni le droit de dissolution et vous serez obligés de vous séparer. » Cette menace dernière est le grand moyen de pression vis-à-vis de la majorité.

De Ventavon, rapporteur de la Commission, se devait d'intervenir. Il abaisse le débat. Contre l'amendement Wallon il dit qu'il ne fait que régler la procédure de l'élection présidentielle et critique l'élection à la simple « pluralité des voix » quand le bureau de l'Assemblée n'est élu qu'à la majorité absolue. A l'amendement Desjardins il objecte qu'il est plus logique de laisser à l'Assemblée le soin de statuer dans six ans plutôt que de la faire statuer tout de suite et de reporter à six ans l'effet de la décision actuelle.

Le débat se termina par des interventions de Wallon et de Desjardins en faveur de leurs amendements.

Le moment solennel du vote enfin arriva. L'amendement Desjardins fut repoussé par 522 voix contre 129.

L'amendement Wallon, le nombre des votants étant de 705 et la majorité de 353, fut voté par 353 voix contre 352. Le groupe Target s'était décidé à le voter et avait déterminé le résultat en contradiction avec celui de la veille.

C'était bien la République qui était votée, puisque la loi prévoyait comment seraient nommés tous les successeurs du maréchal. La présidence de la République n'était plus l'attribut d'un homme, du maréchal, elle était devenue une institution, on était en présence d'un régime.

Des membres du centre droit comme de Laigle, Audiffret-Pas-quier, de Barente, Decazes, d'Harcourt, d'Haussonville, le prince de Joinville, Pagès-Duport, Piou, de Saint-Pierre, Savary, de Ségur, de Talhouet, avaient voté pour.

L'extrême droite, les bonapartistes, la gauche avaient voté contre.

Le vote de l'amendement Wallon et l'opinion. — Ce n'est pas sans étonnement que l'on constate, à la lecture des journaux, leur hésitation, en face du vote du 30 janvier, habitué que l'on est à y voir le triomphe de la République, et leurs appréciations sur le discours de Wallon, consacré depuis « père de la République ».

Le Siècle du 31 janvier constate que ce n'est pas sans peine qu'il s'est fait entendre des monarchistes qui criaient : « Aux voix! » et que son discours, s'il a été un des meilleurs de la session, n'en a pas été l'un des plus brillants.

[p.334]

Par ailleurs, de l'amendement Desjardins il dit qu'il était l'œuvre de de Broglie et qu'il avait été rejeté par le centre droit. Le journal se contente en somme de constater que : « Lorsque la Chambre a voulu définitivement faire une loi de Gouvernement, elle n'a pu en faire d'autre que celle de la République. Elle n'a pas proclamé la République, elle n'avait pas à la proclamer. Elle l'a reconnue, confirmée, et cela suffit à l'honneur de la Chambre. »

Ce n'était pas un chant de victoire. Le journal radical recevait avec maussaderie la République des mains de Wallon.

Même attitude de la République française. Elle relevait bien que l'amendement n'avait été voté qu'à une voix de majorité, ajoutant seulement que « le scrutin n'en était pas moins considérable », que « l'émotion était extrême dans l'Assemblée quand on attendait le résultat ». Elle reconnaissait l'importance de l'intervention de Clapier. Ce qui frappe le plus, c'est le commentaire auquel le journal se livre pour établir que c'est bien la République qui a été votée et non pas seulement le septennat personnel. « Une disposition constitutionnelle qui... statue sur le mode de transmission d'une haute magistrature qu'elle consacre, et qui déclare qu'elle est essentiellement élective, est une disposition qui bat en brèche et mine le principe même de la monarchie, et par conséquent il est raisonnable de regarder une semblable loi comme essentiellement républicaine. » C'est avec ce commentaire, qui montre quelque hésitation, que la République française établit le sens républicain de l'amendement Wallon. L'opposition des monarchistes, qu'elle relève, le confirme.

Le Temps lui aussi montre quelque hésitation sur la portée de l'amendement. Il dit que les journaux sont d'accord pour y voir « la consécration de la forme républicaine », mais se croit obligé d'invoquer à l'appui de cette opinion, en plus du texte de la proposition, « les commentaires qui en ont été successivement donnés par son auteur et par ses adversaires et le groupement des noms dans les scrutins ».

Du discours de Wallon l'éloge est faible. « M. Wallon n'y a pas mis beaucoup d'éloquence, mais un calme, un droit sens qui n'ont pas laissé que de faire bonne impression. » Le « père de la République » méritait mieux.

Et le journal termine par un souhait. « Il est permis d'espérer que la majorité, après s'être faite sur la République, ira s'augmentant, quand on en viendra à l'organisation du fait désormais mis hors de discussion. »

[p.335]

Même attitude modeste et un peu hésitante du Journal des Débats du 31 janvier. Après avoir regretté l'échec de l'amendement Laboulaye, le journal écrit : « La bataille n'est pas entièrement perdue; dans la séance d'aujourd'hui l'Assemblée a adopté à la majorité d'une voix l'article additionnel présenté par M. Wallon dont la formule, moins absolue que celle de l'amendement, contre lequel l'Assemblée s'est prononcée hier, implique cependant la reconnaissance de la République. »

L'éloge de Wallon est également modeste. « Il s'est exprimé en termes clairs, malgré certaines hésitations de parole, qui décèlent à la fois quelque inexpérience de la tribune politique et les scrupules d'une conscience respectueuse d'une grande Assemblée. » Pour le « père de la République » ce n'est toujours pas un panégyrique bien enthousiaste.

C'est par la force des choses plus que par celle des arguments, par la résignation de certains de ses adversaires plus que par la force de persuasion de ses partisans, comme une expérience qui pouvait n'être que temporaire non comme une institution désormais définitive, comme le fait existant non comme une nouveauté à établir que la République venait d'être reconnue et l'on comprend que nul enthousiasme n'ait par suite éclaté, au jour de son avènement. Mais l'histoire devait prouver que ce qui naît d'elle est souvent plus fort, plus solide, plus durable que ce que produisent l'imagination, l'intelligence et la volonté des hommes et ce qui à un moment les exalte et les enchante.

Discussion sur les articles de la loi. Séance du 1er février. — Ce fut le 1er février que les débats reprirent sur les dispositions institutionnelles de la loi.

Ils portèrent ce jour-là d'abord sur un amendement Marcel Barthe, qui énumérait les pouvoirs du Président, passés sous silence dans le projet de la Commission, silence qui pouvait faire croire à une sorte de dictature présidentielle; en particulier il refusait au Président le droit de se mettre à la tête de la force armée.

Le ministre de Chabaud-Latour fit observer d'abord que le projet de la Commission renvoyait à la loi du 20 novembre, disant que le Président aurait ses pouvoirs dans les conditions actuelles découlant des lois et notamment de celle du 31 août 1871, qu'il n'y avait donc pas danger de dictature, mais il déclara que le maréchal quitterait [p.336] le pouvoir s'il se voyait refuser le droit de prendre le commandement de l'armée. Marcel Barthe retira alors son amendement.

On aborda alors l'article 3 du projet qui disait : « Le maréchal, Président de la République, est investi du droit de dissoudre la Chambre des députés. Il sera procédé, en ce cas, à l'élection d'une nouvelle Chambre dans le délai de six mois. »

Wallon présentait un amendement, qui renvoyait l'énumération des droits du Président de la République aux articles de la Constitution de 1818, et qui exigeait, pour l'exercice du droit de dissolution, l'avis conforme du Sénat et des élections nouvelles dans les huit mois. Wallon faisait observer que le projet de la Commission était tout personnel au maréchal, que désormais la loi était impersonnelle, faite pour tous les présidents successifs, qu'il y avait donc plus de précautions à prendre. Le message du 6 janvier avait d'ailleurs posé que le maréchal ne croirait pas pouvoir user de la dissolution sans être appuyé par le Sénat; ce serait pour lui vis-à-vis du suffrage universel une garantie plus qu'une entrave. Un membre de la Commission, Paris, demanda le renvoi de l'amendement à la Commission qui en effet n'avait envisagé que l'organisation du pouvoir du maréchal; appuyé par Dufaure le renvoi fut voté.

2 février. Discussion sur le droit de dissolution. — Le 2 février la Commission fit connaître son avis :

1° Elle n'admettait le droit de dissolution que pour le maréchal;

2° Elle écartait la nécessité de l'avis conforme du Sénat;

3° Elle maintenait le délai de six mois pour les élections nouvelles.

Un amendement Bertauld en consacrait les deux premiers points. Son auteur refusait le droit de dissolution aux successeurs du maréchal, parce qu'élus par les Chambres, ils étaient sans appui pour en dissoudre une. Il supprimait la nécessité de l'adhésion du Sénat parce que s'il la refusait, la position du Président serait impossible.

Tout au contraire un membre du groupe Target, Luro soutint l'exigence de l'avis conforme du Sénat; sans lui le Président se trouverait sans appui pour prononcer la dissolution, à la différence d'un roi qui s'appuyerait sur le principe héréditaire; le Président délégué des Chambres ne pourrait renvoyer son maître. L'argument était faible parce que l'élection n'est pas forcément une délégation de pouvoir, un élu peut être indépendant vis-à-vis de ses électeurs. Et ceci prouve comme beaucoup d'autres thèses produites au cours des [p.337] débats constitutionnels de 1875 que la théorie, les principes y étaient bien incertains, qu'ils y jouaient un faible rôle.

Luro expliquait que la résistance de la Commission venait de ce qu'elle n'avait pas encore réalisé la portée de l'amendement Wallon, créant une institution définitive avec la République; et comme on lui criait : « A une voix de majorité! »; « Elle n'existe plus! », il prophétisa : « Avant la fin de cette discussion, dit-il, vous ferez la République, non pas à une seule voix de majorité, mais à une majorité considérable, qui s'établira malgré vous. » Et il entra ensuite dans des explications confuses sur l'altitude de son groupe, qui avait voulu faire l'union pour créer une force et affermir les pouvoirs du Président de la République.

La thèse de la Commission fut à son tour soutenue par de Meaux.

Le droit de dissolution ne se justifiait qu'au profit du maréchal, et que comme garantie du septennat qui rendait ses pouvoirs incommutables. Les présidents suivants, élus par les Chambres, hommes de partis, se serviraient de ce droit pour leurs partis et pour eux-mêmes, on ne pouvait le leur reconnaître, on n'avait pas d'ailleurs décidé que tous les Présidents à l'avenir auraient les mêmes droits.

On ne pouvait subordonner le droit de dissolution à l'avis conforme du Sénat; on ignorait ce qu'il serait; élu, il ne pouvait dissoudre une autre Chambre élue. Les débats au Sénat sur la politique générale de la Chambre ne seraient ni « convenables », ni « salutaires », ni dignes des « institutions représentatives ». La position du Sénat après de nouvelles élections rappelant la Chambre dissoute serait « impossible »; la Chambre se présentant comme incarnant seule la volonté du pays, elle deviendrait une Convention.

Dufaure, l'auteur du projet constitutionnel de 1873, était qualifié pour répondre à la thèse de la Commission. Il avait dans son projet admis le droit de dissolution pour le Président de la République, quel qu'il fût, malgré la tradition républicaine contraire, parce qu'il n'admettait pas que celle-ci s'imposât à toute époque, quels que fussent « les circonstances, les temps, les traditions du pays, son état actuel ». Il était aussi favorable à la nécessité de l'avis conforme du Sénat parce qu'il serait un arbitre élevé, impartial, qui arrêterait le Président s'il agissait sous l'empire d'un sentiment coupable, factieux, qui le seconderait et le soutiendrait au contraire s'il avait raison.

Tout semblait avoir été dit. De Ventavon reprit pourtant encore la thèse de la Commission. Le droit de dissolution pour le Président [p.338] même élu par le peuple n'existait dans aucune Constitution républicaine. Si on l'accordait au maréchal, c'était parce qu'on le connaissait, mais on pourrait avoir un Président violent, tyrannique, affectant les allures d'un dictateur. Au profit du maréchal ce droit n'était que la garantie de son septennat, sans lui une autre Chambre pourrait rendre son Gouvernement impossible, d'ailleurs il tenait son pouvoir de l'Assemblée et c'est une autre Chambre qu'il pourrait dissoudre. L'intervention du Sénat était inadmissible : elle établirait sa suprématie « sur le Corps législatif qui retrempe constamment ses racines dans le suffrage universel », elle subordonnerait par ailleurs le Président au Sénat et le forcerait à se retirer si le Sénat se prononçait contre lui. Enfin elle supprimerait la responsabilité ministérielle, la dissolution devenant le fait du Sénat.

Ainsi la Commission se rapprochait de la thèse de Bertauld, républicain déclaré, pour combattre l'amendement de Wallon, conservateur déterminé.

Bertauld, d'ailleurs, retira son amendement, mais il fut repris par Depeyre qui réclama pour lui la priorité demandée pour celui de Wallon. Au scrutin elle fut refusée au premier tour par 354 voix contre 310.

On se trouva alors devant l'amendement Wallon, ainsi rédigé :

« Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat.

» En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois. »

Un sous-amendement de Chabrol supprimant « sur l'avis conforme... » fut repoussé par assis et levés. On demanda le vote par division, la bataille étant vive. Le premier paragraphe fut voté ainsi qu'un amendement portant le délai pour les nouvelles élections à six mois. Enfin l'ensemble fut voté par 425 voix contre 243. Comme il s'était agi d'imprimer à cette disposition sur le droit de dissolution un caractère impersonnel et de consacrer ainsi le caractère définitif du régime que l'on édifiait, c'était la confirmation du vote du 30 janvier, mais non plus à une voix de majorité. Wallon, du même coup, s'affirmait dans son rôle de guide de l'Assemblée, de « père de la Constitution ».

Les débats sur le droit de dissolution et l'opinion. — Si l'on se reporte aux journaux pour rechercher la réaction de l'opinion [p.339] à la suite de ces débats sur le droit de dissolution, on est frappé de voir que ce n'est pas cette institution en elle-même qui les intéresse. Ils ne parlent guère de sa portée, de son utilité ou de ses dangers, de la place qu'elle tiendra dans la vie des corps politiques et du pays, de la façon dont elle a été réalisée, des garanties qu'on a prises ou non contre les abus auxquels elle pouvait prêter. Tout l'intérêt se concentre sur ceci : en votant l'amendement Wallon, l'Assemblée a confirmé son vote du 30 janvier en faveur de la République. Le projet de la Commission, ses défenseurs au cours des débats voulaient consacrer le septennat personnel, en réservant au maréchal seul le droit de dissolution; en le reconnaissant au profit de tous les Présidents de l'avenir, l'Assemblée en a fait une institution définitive, une institution du régime républicain, qu'elle a ainsi consacré à nouveau, auquel le centre droit s'est définitivement rallié. La voix unique du 30 janvier a fait place à 200 voix de majorité pour la République. C'est le triomphe.

La presse confirme ainsi ce qui a été dit de l'Assemblée déjà et ce qu'il faudra redire bien des fois encore. Les discussions constitutionnelles de 1875 sont absolument dominées par la question du régime, pour laquelle les partis se battent, les institutions, les règles qui le mettront sur pied, qui le réaliseront, l'aménageront, passent tout à fait à l'arrière-plan, n'intéressent guère que dans la mesure où elles le confirment ou non.

L'Union, par exemple, le 4 février, après le vote de l'amendement Wallon, écrit : « Les coups de théâtre se succèdent à l'Assemblée. Le premier amendement de M. Wallon avait obtenu une voix de majorité; le deuxième, qu'il présentait hier sur l'exercice du droit de dissolution, en a réuni 182. Le parti républicain peut entonner en chœur l'hymne du triomphe. » Ce n'est pas évidemment parce que le droit de dissolution, qui est opposé à ses traditions, a été voté, c'est parce que ce vote confirme le vote pour la République. Aussi l'Union écrit-elle également que Wallon est en train de s'illustrer et de mériter le nom de « Père de la République ». En principe, le droit de dissolution qui fortifie le pouvoir du chef de l'État, devrait satisfaire un journal monarchiste, dans son vote il ne voit qu'une chose : la confirmation de la République.

Les journaux de gauche ne se placent pas à un autre point de vue. Ils ne devraient montrer pour le vote en faveur de ce droit qu'un enthousiasme des plus modérés et plutôt, au contraire, du mécontentement.

[p.340]

Or la République française est si contente qu'elle fait de Luro un éloge dithyrambique : « L'Assemblée, dit-elle de son discours, a rarement entendu des paroles plus sensées, plus honnêtes, d'une plus simple et plus naturelle loyauté. »

Elle remarque que le duc de La Rochefoucauld, en déclarant que voter l'amendement Wallon c'était confirmer la République, a montré l'importance de ce vote. Mais elle-même ne l'approuve pas pour une autre cause. Pour tout le monde tout est là.

De même pour le Siècle. Il relève que la majorité de une voix est passée à huit, puis à deux cents. Les votes du 2 février pour la dissolution ne sont donc que des répétitions du vote du 30 janvier pour la République. Et le journal, qui fait les plus grandes réserves sur le droit de dissolution et sur les diverses parties de la Constitution, écrit : « Mais une chose domine tout le reste, c'est que nous fondons en ce moment une République. » Aussi le journal se moque-t-il de ceux qui avaient compté que les républicains, hostiles au droit de dissolution, voteraient contre l'amendement. « Ceux qui comptaient sur la désertion des républicains pour réussir dans leurs desseins sont obligés de reconnaître que, n'ayant pas les atouts dans leurs mains, ils ont perdu la partie, leur dépit éclate en récriminations contre nous. » « Les leçons de l'expérience ne seront pas perdues pour les républicains », ajoute le journal, ce qui veut dire qu'ils voteront tout pour avoir la République.

Les Débats prêtent les mêmes sentiments aux monarchistes et à la Commission des Trente, qui repoussent tous les amendements parce qu'ils ne veulent pas aller plus loin que le septennat personnel, parce qu'il ne faut pas aboutir à la République.

Le journal souligne le caractère politique des débats. « Les monarchistes, n'ayant pu faire la monarchie, s'obstinent à repousser la République, les journaux d'extrême droite et les journaux bonapartistes les y engagent vivement. L'Union fait un appel désespéré à M. le maréchal de Mac-Mahon. L'Ordre oppose avec ostentation les 7.500.000 suffrages du plébiscite impérial à la voix unique, qui a assuré le triomphe de l'amendement Wallon... c'est une prise d'armes générale de tous les amis du pouvoir. » Mais eux-mêmes d'ailleurs font appel à la sagesse des républicains. « Il faut maintenant viser au possible, à ce qui est réalisable immédiatement. Les républicains ne se réservent-ils pas pour eux aussi le bénéfice de la révision. » Peu importent les institutions, les règles que l'on propose. Il s'agit d'instituer le régime; le reste, l'avenir s'en chargera.

[p.341]

Combien ces citations éclairent l'esprit dans lequel se déroulent les débats constitutionnels! Discours et votes ne sont pas affaire de conviction, mais de tactique. Ce n'est pas la valeur des institutions qui est en question, mais leur opportunité pour obtenir ou repousser le régime que l'on veut, ou que l'on rejette. Les députés parlent et votent en hommes non de doctrine mais de parti. C'est d'un jeu de forces que la Constitution doit sortir.

Responsabilité gouvernementale. Élection présidentielle. Séance du 3 février. — La suite des débats constitutionnels confirme avec éclat ces observations capitales. Après le vote à 182 voix de majorité du second amendement Wallon, il y a chose jugée, la République a triomphé, la droite est disloquée et vaincue, le reste de la loi ne rencontrera plus d'objection, on ne discutera plus, on votera à la diable.

Le 3 février on soumet à l'Assemblée l'article 3 du projet qui sera l'article 6 de la loi.

« Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres, de la politique générale du Gouvernement et individuellement de leurs actes personnels.

» Le maréchal de Mac-Mahon, Président de la République, n'est responsable que dans le cas de haute trahison. »

Dufaure déclare qu'il faut supprimer les mots « le maréchal de Mac-Mahon » et dire « le Président de la République... » puisque la loi est impersonnelle et non propre au maréchal. La Commission, par l'organe de Paris, le reconnaît sans difficulté. Mais cela soulève des « interruptions », des « rumeurs prolongées à droite » et provoque un bref discours, violent d'ailleurs, de de Gavardie qui déclare qu'il est injurieux pour le maréchal de lui enlever son titre. Laboulaye réplique qu'il est encore plus injurieux de supposer qu'il peut commettre un acte de haute trahison et c'est à cela que se bornent les explications; l'article sans plus est voté.

Pourtant il est capital, car il consacre : l'adoption du parlementarisme, la subordination du Gouvernement aux Assemblées, la seule responsabilité politique des ministres, ce qui écarte de l'action gouvernementale le Président.

Or ce texte aurait besoin de précisions, car qu'est-ce que la « politique générale » et que sont les « actes personnels » ? Car la responsabilité « devant les Chambres » implique-t-elle la responsabilité devant le Sénat et dans les mêmes conditions que devant la Chambre [p.342] des députés? On se battra par la suite sur ce point en particulier. Et d'autre part l'adoption de la responsabilité parlementaire du Gouvernement est une règle aux conséquences formidables.

Or tout passe sans discussion, sans éclaircissements, sans observations même. Il ne s'agit plus du régime : Monarchie, République, la question est tranchée, le reste importe peu.

Et de même pour l'article, abordé le même jour, qui consacre l'élection du Président : « En cas de vacance par décès ou pour toute autre cause, les deux Chambres réunies procèdent immédiatement à l'élection du nouveau Président. Dans l'intervalle le Conseil des ministres est investi du pouvoir exécutif. »

Paris se borne à signaler les deux points sur lesquels la Commission a modifié le projet présenté sur cette question par Wallon, décidément reconnu comme l'oracle incontesté; il suspendait l'élection pendant un mois, au cours duquel le pouvoir était exercé par un vice-président. Et ce furent là les seules explications présentées devant l'Assemblée.

De l'élection possible du Président par le peuple, ou par un collège spécial, selon le projet Dufaure, de la réunion, de la constitution du congrès, de ses pouvoirs, de sa procédure, toutes questions de la plus grosse importance, il ne fut pas parlé, on n'eut même pas l'air de les soupçonner.

Même attitude quand, le même jour, tant on allait vite, on mit en discussion le texte qui devint l'article 9 de la loi visant la révision de la Constitution.

« Les Chambres, disait-il, auront le droit, par des délibérations séparées prises dans chacune d'elles à la majorité des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la République, de déclarer qu'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. Après que chacune des deux Chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée nationale pour procéder à la révision. Les délibérations portant révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie, devant être prises à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale. Toutefois, pendant la durée des pouvoirs consacrés par la loi du 20 novembre 1873 à M. le maréchal de Mac-Mahon, une révision ne peut avoir lieu que sur la proposition du Président de la République. »

Paris se borna à expliquer que ce texte était la combinaison des projets Dufaure et Wallon sur ces sujets, qui ne différaient que sur des points secondaires et dont les auteurs s'étaient mis d'accord.

[p.343]

Deux orateurs seulement présentèrent des observations tout à fait secondaires : Cottin, critiquant la possibilité de faire porter la révision sur la forme du Gouvernement, et Baragnon désapprouvant l'exigence de la majorité pour tous les votes concernant la révision et on vota ce texte par assis et levés.

Il était pourtant, lui aussi, capital. Il soulevait le problème, théoriquement et pratiquement des plus ardus, de la nature et de l'attribution du pouvoir constituant; on l'attribuait aux deux Chambres. — faisant ainsi d'un des pouvoirs constitués le pouvoir constituant, ce qui semble contre la nature des choses et méconnaissant aussi l'égalité des deux Chambres, dont l'une dans l'Assemblée nationale devait compter deux fois plus de membres que l'autre. On ne disait pas si les votes des deux Chambres pourraient limiter la portée de la révision et les pouvoirs de l'Assemblée nationale. On ne disait pas si après la réunion de celles-ci les Chambres pourraient se réunir séparément et exercer leurs fonctions ordinaires, ni si le Président continuait à disposer vis-à-vis de la Chambre des députés du droit de dissolution et quelle pourrait en être la conséquence sur l'Assemblée nationale.

C'étaient là des questions de la plus grande importance, mais comme il ne s'agissait plus du régime, l'Assemblée ne les soupçonnait même pas. La République adoptée, elle se désintéressait du reste, on le laissait de côté pour éviter les difficultés qui auraient rompu la majorité péniblement et comme artificiellement établie.

Un article additionnel, aujourd'hui article 9 de la loi, fut pour finir présenté par de Kerdrel; ainsi conçu : « Le siège du pouvoir exécutif et des deux Chambres est à Versailles », il répondait aux préoccupations de la majorité conservatrice et à son désir de faciliter la restauration en éloignant de Paris le siège des pouvoirs publics. Abandonné sur l'observation qu'il pourrait être repris lors de la troisième délibération, il fut repris par A. Giraud et voté au scrutin public malgré l'opposition de Wallon par 332 voix contre 327. Ce fut la seule occasion pour l'ancienne majorité de se manifester, bien diminuée d'ailleurs et pour un bien modeste succès. On vota encore un article additionnel présenté par Delsol disant que « la loi sur les pouvoirs publics ne serait promulguée qu'après le vote définitif de la loi sur le Sénat ». Puis on vota le passage à la troisième délibération, au scrutin public, par 508 voix contre 174, à 334 voix de majorité; on était loin de la voix unique du 20 janvier!

[p.344]

Le vote de la loi sur les pouvoirs publics et l'opinion. — Quand on lit les journaux au lendemain du vote du 3 février, on les voit tous reconnaître son importance exceptionnelle. Un morceau de la Constitution, le plus important, est acquis; naturellement les uns s'en désespèrent, et les autres s'en réjouissent, mais ces derniers avec moins d'éclat qu'on ne pourrait croire : ils ont obtenu la République, mais pas celle de leur rêve. Certains voient dans la loi non un terme, un point d'arrivée, mais un point de départ. Mais ce que l'on remarque dans toute la presse, de quelque parti qu'elle soit, c'est qu'aucun journal ne donne un exposé des institutions, droit de dissolution, révision de la Constitution; en aucun d'eux on ne trouve ni une vue d'ensemble qui dégage l'esprit de cet ensemble, ni une étude analytique qui présente le sens, la portée, les conditions d'exercice de chacune de ces institutions particulières. Pas plus qu'à l'Assemblée, dans la presse, la loi n'a été étudiée et présentée dans son tout, ni dans ses parties. La lutte des partis, leur succès ou leur échec, la République établie, le régime, voilà ce qui seul intéressait l'opinion. Prenons des exemples :

L'Union désemparée écrit le 5 février : « Obligés de voir et de juger, témoins de ces thèses attristantes, que dire? Quelle tâche plus inutile que de chanter à des sourds et de parler aux vents. Nous assistons à une sorte de déroute des esprits. Les uns recueillent les fruits amers des fautes commises, les autres la proie de savantes intrigues, d'autres se réjouissent du succès de leurs pièges. »

Le Pays, organe du bonapartisme, le 2 février, a vu dans le vote du 30 janvier le résultat de la haine de l'Empire qui a jeté « dans les bras de la République un certain nombre d'orléanistes peu dégoûtés » et le 5, de Cassagnac écrit : « Il ne faut pas se dissimuler que la situation est extrêmement grave. Oui, la République est presque faite. » « Les orléanistes se sont joints aux républicains. Ils espèrent pêcher en eau trouble et faire sortir de cette révolution parlementaire quelque lieutenance générale pour un descendant de Louis-Philippe. » « Nous souhaitons que, dans un avenir qui n'est pas loin, ils ne pleurent pas des larmes de sang, ces hommes qui viennent de livrer la société française à son éternel fléau : la Révolution. » Le 6 février, le vote de la loi par 508 voix contre 174 leur paraît une tactique des monarchistes « pour enlacer la République, l'étouffer et l'absorber à la façon du boa ». La consolation est que la République va ramener l'Empire. « Si l'on voit arriver la vraie République, oh! alors c'est autre chose, et vous verrez ce que la France [p.345] dira et fera : ce sont les républicains qui rétabliront l'Empire », car « l'Empire seul est de taille à se mesurer avec le monstre, seul il est assuré de le terrasser ».

Les journaux de gauche n'ont pas une autre attitude. La République française, 5 février, se borne à constater « l'heureuse impression de satisfaction, de détente et d'espoir qui règne dans le pays » et que l'Assemblée est « toute joyeuse et surprise d'avoir pu rompre enfin ce charme fatal, qui l'a si longtemps condamnée à l'impuissance ». Le 6, elle regrette l'article sur la révision et pense que la forme du Gouvernement sera l'enjeu de toutes les élections changées en plébiscites. Par la suite le journal exprime moins sa satisfaction de la République établie, que sa volonté de la voir vraiment organisée. La France est une démocratie... les institutions qu'il s'agit de lui donner ne peuvent être aujourd'hui que démocratiques. Toutes les inventions, tous les subterfuges que l'on imaginerait pour échapper à la démocratie ne serviraient de rien. » D'exposé, d'étude de la loi dans le journal de gauche pas plus que dans ceux de droite il n'est trace.

On pourrait les attendre d'un journal du centre, dogmatique et sérieux comme le Journal des Débats. Ce qu'il s'applique avec complaisance à montrer, c'est l'évolution des partis à partir des projets de la Commission des Trente et du rejet de l'amendement Laboulaye, avec le vote des amendements Wallon, à la majorité, le premier d'une voix, le second de 182 voix, et le vote de l'ensemble à une majorité de 334 voix. « C'est là un résultat, écrit-il, dont nous avons le droit de nous féliciter, car nous n'avons cessé de le préparer depuis trois ans... L'Assemblée a prévenu les dangers de la dissolution... Nous nous sommes plu à reconnaître la sincérité parfaite du centre droit... Tâchons maintenant de ne plus nous diviser. »

Le jeu des partis, voilà ce qui intéresse. D'ailleurs, quand un journal, même comme les Débats, parle d'une des institutions adoptées, comme la révision, il se montre peu perspicace dans ses vues d'avenir. Comme l'initiative de la révision peut être prise à tout moment, il imagine que si même les Chambres n'en prenaient pas tous les ans l'initiative, elles n'échapperaient pas aux sollicitations qui leur seraient adressées à ce sujet. La multiplication des initiatives de révision, ce n'est vraiment pas ce que l'avenir réservait à la France. Le Journal des Débats ne réalisait pas que les hommes politiques même les plus avancés sont extrêmement conservateurs des institutions, dont ils arrivent à se rendre les bénéficiaires.

[p.346]

Il n'en est pas moins vrai que la presse, après le vote en seconde lecture de la loi des pouvoirs publics, ne la jugea qu'au point de vue du succès de la République et du jeu des partis et non quant au sens et à la valeur des institutions, qu'elle consacrait dans leur ensemble et chacune en particulier.

SECTION V

DEUXIÈME DÉLIBÉRATION DE LA LOI SUR LE SÉNAT (11-24 FÉVRIER 1875)

Séances des 11 et 12 février. Votes contradictoires. Désarroi. — Ce ne fut que le 11 février que l'Assemblée aborda la seconde délibération de la loi sur le Sénat. L'objet en paraissait moins capital. Mais les conservateurs attachaient au Sénat, refuge des intérêts qu'ils représentaient, un intérêt majeur; les républicains ayant gagné la République étaient moins disposés aux concessions, les adversaires irréductibles de la République, en torpillant la loi, espéraient couler la République elle-même. Ces débats, à leur tour, devaient donc être affaire de passion plus que de raison.

La Commission avait été saisie des projets des ministres Dufaure et de Broglie et de divers autres émanant de simples députés. Dès le 3 avril 1874 le rapport de Lefèvre-Pontalis avait été déposé. Il s'agissait seulement alors d'un Sénat destiné à consolider le pouvoir du maréchal au cours de son septennat. On se rend compte, dès l'abord, qu'il ne cadrait plus avec la situation où l'on en était au milieu de février 1874, après les votes antérieurs.

L'article premier disait : « Le Sénat est composé : 1o de sénateurs de droit; 2° de sénateurs nommés par le Président de la République; 3° de sénateurs élus dans les départements et dans les colonies. Le Sénat ne peut compter plus de trois cents membres. »

Le débat commença par un contre-projet du comte de Douhet instituant trois assemblées, dont un Sénat, au rôle « politique dirigeant » mais imprécis, à côté de deux Chambres législatives. Les explications de son auteur furent très confuses, et il retira lui-même son projet.

Autrement sérieux fut l'amendement Pascal Duprat ainsi conçu : « Le Sénat est électif, il est nommé par les mêmes électeurs que la Chambre des députés. » Son auteur prononça un discours extrêmement [p.347] étudié, développé, qui était une critique radicale du projet de la Commission.

Pascal Duprat déclarait ce projet « anachronique » parce que conçu pour le septennat du maréchal, alors qu'on était en face d'une république définitive.

Les sénateurs de droit se comprenaient dans une monarchie, créant « à côté d'elle des institutions qui lui ressemblaient ».

Et de même les sénateurs nommés par le chef de l'État. Comment le Président élu pour sept ans pourrait-il « investir des citoyens, qu'il pourrait choisir à son gré. d'un pouvoir législatif et constitutionnel, qui pourrait durer autant que leur vie ? » Comment pourrait-il nommer des sénateurs, dont il aurait à prendre l'avis pour la dissolution de l'Assemblée, et qui pourraient devenir ses juges?

Et les sénateurs élus. — Ils sortiraient d'un Corps électoral particulier, aux membres pris dans « les grandes situations », les « hautes influences sociales » représentant « des intérêts conservateurs »; mais on en excluait les hommes qui, par leur science, leurs talents dans les professions libérales, sont de premier ordre; ce serait le régime de l'arbitraire.

Contre ce Sénat artificiel. Pascal Duprat invoquait par ailleurs l'histoire, de pareilles Chambres n'ayant jamais conjuré de sérieux périls, ni prêté secours à la monarchie menacée (1830, 1848, 1870).

Il n'y a pas du reste, pour le composer, une noblesse qui soit « une force politique ou sociale » comme en Angleterre et la bourgeoisie qui n'a songé qu'à s'enrichir et ne travaille qu'à « ses intérêts particuliers » n'en a pas pris la place.

Aux États-Unis, dans les États particuliers, les sénateurs sont élus par les mêmes électeurs que les députés. Il en était ainsi dans le projet Dufaure, et le père du duc de Broglie s'est prononcé pour ce régime.

On dit le suffrage universel « ignorant, aveugle, brutal ». « Nous sommes tous ici, tant que nous sommes, M. le duc de Broglie comme moi, les fils de cette brutalité du nombre »; « les Assemblées de 1848, de 1849 et l'Assemblée actuelle, modérées, ont été élues par le suffrage universel. Sous la Seconde République il a élu jusqu'à trois évêques. »

Et de conclure : « Vous avez commencé à organiser la République, achevez de l'organiser en donnant à la République un Sénat républicain. »

Lefèvre-Pontalis, au nom de la Commission, combattit cet [p.348] amendement. Le Sénat, quel qu'il fût, serait à l'abri de la Révolution parce qu'il serait la loi et que le maréchal serait la force au service de la loi.

L'amendement mis aux voix obtint 322 voix contre 310, ce qui provoqua dans l'Assemblée un « mouvement prolongé ». C'est que vingt-huit bonapartistes contre sept seulement l'avaient voté, pour se poser en défenseurs du suffrage universel et arrêter l'œuvre constitutionnelle et que l'extrême droite, pour cette même raison, s'était abstenue, escomptant la rupture définitive de la majorité.

Le centre droit résolut alors de voter contre le passage à la troisième délibération.

Le groupe Lavergne-Wallon représenta au centre gauche que l'entente était impossible sans un Sénat conservateur. On songea à l'obtenir en établissant avec le suffrage universel des conditions d'éligibilité. Irréductible, la Commission décida de ne plus participer aux débats et la gauche en demeura au Sénat issu simplement du suffrage universel.

C'était le chaos. L'opinion fut très agitée.

Le 12, à la reprise des débats, Lefèvre-Pontalis fit connaître la retraite de la Commission, elle se réservait seulement « d'intervenir selon les circonstances ».

Le général de Cissey fit connaître que le maréchal n'autorisait pas non plus les ministres à prendre part aux débats, le dernier vote dénaturant le Sénat, enlevant aux lois constitutionnelles leur caractère et compromettant les intérêts conservateurs. Un député du centre droit dénonça la rupture du pacte qui existait entre ceux qui avaient voté l'amendement Wallon, le groupe ne pouvait plus voter les amendements qui seraient présentés.

L'Assemblée, profondément troublée, se livra à des manifestations désordonnées.

Laboulaye s'efforça de répondre à Charreyron et de montrer que le Sénat, élu par le suffrage universel mais pour neuf ans et par tiers, aurait l'esprit de durée, pourrait faire contrepoids à la Chambre. Refuser de discuter, désormais, pour son parti, c'était antiparlementaire.

Bérenger, tout en regrettant l'amendement Pascal Duprat, y chercha une atténuation dans l'élection d'un tiers des futurs sénateurs par l'Assemblée même, laissant entendre qu'elle les prendrait dans son sein. Raoul Duval ne se fit pas faute de souligner cette sorte de marchandage.

[p.349]

Bardoux proposa des atténuations au suffrage universel, dans l'égalité du nombre des sénateurs pour tous les départements, avantage pour les départements ruraux par rapport aux autres à grands centres populeux, dans l'âge de quarante ans exigé pour l'éligibilité, et dans l'établissement de seize catégories d'éligibles. Cet amendement fut rejeté puis on vota sans débats les articles du projet de la Commission, qui n'étaient pas en contradiction avec l'amendement Pascal Duprat.

Restait à voter le passage à la troisième délibération. C'était le moment où les partis conservateurs de l'ancienne majorité s'étaient donné rendez-vous. Il fut repoussé par 368 voix contre 345. Le triomphe des gauches, dû à la manœuvre des bonapartistes et de l'extrême droite, s'évanouissait et l'œuvre constitutionnelle semblait anéantie du même coup.

Jules Simon dénonce alors le défaut de direction et l'incohérence de ces débats.

Brisson propose la convocation des électeurs pour le premier dimanche d'avril.

Raoul Duval se joint à lui et réclame d'urgence la dissolution.

De Castellane la repousse, elle livrerait le pays à une « effroyable mêlée politique ». Il dénonce le danger de l'avortement du travail constitutionnel. Les passions sont si déchaînées que les débats deviennent presque impossibles. V. Lefranc proteste pourtant encore contre l'urgence du projet de dissolution, que Bethmont soutient en dénonçant l'intervention du maréchal, qui détruit la responsabilité ministérielle.

Decazes proteste que le ministère assume la responsabilité de la déclaration qu'il a lue.

Gambetta rejette sur les conservateurs la responsabilité de la rupture de l'entente entre une partie d'entre eux et les républicains. Ceux-ci ont fait de gros sacrifices pour le vote de la première loi : les deux Chambres, le droit de dissolution, la révision. Les conservateurs manquent « la seule occasion peut-être de faire une république véritablement ferme, légale et modérée ».

De Chabaud-Latour lui répond que les monarchistes ont bien consenti le sacrifice de la monarchie, qu'ils doivent trouver des compensations dans un Sénat conservateur, qu'en aucun pays un Sénat n'est élu au suffrage universel.

On sent à quel degré de tension et de passion les esprits, au cours de ces discours hachés, faits de reproches mutuels, étaient arrivés.

[p.350]

L'urgence pour le projet de dissolution est repoussée par 390 voix contre 257.

L'opinion en face du désarroi de l'Assemblée. — Il faut lire les journaux de ce moment critique pour sentir le trouble, l'agitation des esprits à la suite des séances incohérentes des 11 et 12 février. On ne peut, malheureusement, en donner que quelques témoignages.

L'Union exulte naturellement. « La République achetée au prix d'un Sénat doctrinaire s'est révoltée... le marché est rompu, acheteurs et vendeurs ne sont plus faits pour s'entendre. » « L'équipée républicaine devait finir dans le ridicule. » (13 février.) « La séance d'hier comptera parmi les plus importantes de l'Assemblée. Tout y a croulé : le Sénat, les lois constitutionnelles et la coalition du centre droit et des gauches. » Et répondant au reproche qu'on a fait à son parti de son abstention du 11 : « Oui ou non, avons-nous réussi, répond-elle, à briser le cercle dans lequel on voulait nous enfermer? » « Le Sénat repoussé. La majorité conservatrice reconstituée, tels sont les résultats de la campagne parlementaire des royalistes. »

Naturellement la République française triomphait le 18 février. « Le vote (de l'amendement Pascal Duprat) a causé une profonde émotion dans l'Assemblée » et au dehors. « Le vote d'hier est le complément, le couronnement des votes du 30 janvier et du 2 février. » Mais après le refus de passer à la troisième délibération, c'est la colère. La République dénonce « le parti qui manœuvre entre les groupes de droite et de gauche », précédemment loué par elle. « C'est un véritable joug que l'Assemblée a subi une fois de plus. »

Elle s'en prend à l'intervention du Président qui joue « un jeu dangereux », mais « on en est aux expédients ». Elle tonne contre le centre droit qui veut « un Sénat à lui », en dehors de quoi il préfère « le rejet pur et simple des lois constitutionnelles ». Ce parti a horreur du suffrage universel et cela se comprend. Depuis dix-huit mois il n'a pas eu un succès électoral, malgré la pression du pouvoir. Mais « le suffrage universel ne lui pardonnera jamais de l'avoir méconnu ».

Par la suite, des tractations se poursuivant, comme on verra, pour s'entendre sur de nouveaux projets, la République française revient à des sentiments plus doux : « L'esprit d'entente et de conciliation paraît dominer les esprits modérés de l'Assemblée. » Le centre gauche est prêt à des pourparlers. Le groupe Lavergne, [p.351] précédemment honni, prend en mains l'œuvre de rapprochement. Le Gouvernement la favorise. Après le poing fermé c'est la main ouverte.

L'attitude des Débats est plus nuancée. Ils ne se sont pas élevés violemment contre l'amendement Pascal Duprat et le suffrage universel; mais ils relèvent que la majorité n'a été que de 322 voix contre 310, que des membres du centre gauche ont voté contre, les bonapartistes pour, que les légitimistes se sont abstenus. Le journal reste donc dans une attitude réservée, tout en protestant contre l'idée de rester dans le statu quo. Après le vote destructeur du 12, il se déclare « battu », déplore l'attitude négative de la Commission et du Gouvernement. Il aurait fallu voter la troisième délibération pour alors corriger le projet.

Plus tard, les Débats, évoluant, critiquent surtout l'amendement de Pascal Duprat qui « a fait de l'édifice (la Constitution) une véritable tour de Babel, ceux qui y travaillaient du meilleur cœur ne s'entendent plus ». Ils voudraient que les ministres parlent, disent non : « Nous ne voulons pas cela », mais : « Nous voulons ceci. » Ils finissent par espérer qu'avec le projet Waddington les choses pourront s'arranger.

Le Temps dénonce surtout l'incohérence de l'Assemblée. « Il en est décidément d'elle comme du possédé de l'Évangile. Le démon du vertige et des dissensions, un instant écrasé, s'en est allé par les lieux arides. Il y a rencontré sept esprits plus méchants que lui, puis il est rentré dans son ancienne demeure et l'état de cet homme, ajoute l'Évangile, est devenu pire qu'auparavant. »

La faute en est dans « l'absence de toute stratégie, les discours laissés au hasard, les pointes en avant tentées par des généraux sans soldats. La politique dans le Gouvernement parlementaire ne peut se concevoir sans la direction de leaders désignés à la fois par la sagacité, le maniement des hommes, et une éloquence toujours prête. »

A travers tous ces témoignages se révèle le désarroi des esprits qu'ils dénoncent ou qu'ils reflètent.

Agitation, combinaisons, nouveau projet Wallon-Ricard. — Après son vote contre l'urgence du projet de dissolution, l'Assemblée vota le renvoi à la Commission de deux projets Waddington et Vautrain, pour permettre, malgré le vote de non-passage à la troisième délibération, de reprendre le travail constitutionnel.

Tout le monde sentait la nécessité de sortir de l'impasse, [p.352] d'aboutir. Les uns voyaient la solution par la formation d'une majorité prête à adopter un projet transactionnel. Les autres envisageaient une sorte de coup de force du Gouvernement. Des députés de droite demandaient au maréchal de former un autre ministère, sur la base du 24 mai, qui retirerait les lois constitutionnelles, la majorité accorderait seulement au Président les droits de veto et de dissolution. L'Assemblée se perpétuerait, en se renouvelant par tiers. Le maréchal consulta Decazes, de Broglie, Léon Renault, préfet de police. De Broglie conseilla de continuer l'effort constitutionnel; Buffet, indiqué pour former un nouveau ministère, se prononça dans le même sens. Il n'y avait plus qu'à trouver un terrain d'entente. Des projets divers furent présentés à la Commission, les tractations eurent lieu entre les deux centres. Wallon et Ricard, les représentant, se mirent d'accord sur un projet dont voici le résumé :

« ARTICLE PREMIER. — Sénat de 300 membres. 225 élus par les départements et les colonies, 75 élus par l'Assemblée nationale.

» ART. 2. — Répartition des 225 premiers entre les départements et les colonies.

» ART. 3. — Élection des sénateurs à la majorité absolue, au scrutin de liste du chef-lieu, par un collège électoral composé de : 1o les députés; 2° les conseillers généraux; 3° les conseillers d'arrondissement; 4° des délégués élus par les conseillers municipaux parmi les électeurs de la commune à raison d'un par commune.

» ART. 4. — Élection des sénateurs élus par l'Assemblée, au scrutin de liste à la majorité absolue.

» ART. 5. — Élection des sénateurs des départements pour neuf ans, renouvelables par tiers.

» ART. 6. — Sénateurs élus par l'Assemblée, inamovibles, au terme de leur mandat remplacés par des élus du Sénat lui-même.

» ART. 7. — Initiative des lois pour le Sénat comme pour la Chambre, sauf pour les lois de finances.

» ART. 8. — Constitution du Sénat en Haute Cour de Justice pour juger le Président, les ministres, les auteurs d'attentats contre la sûreté de l'Etat.

» ART. 9. — Élection du Sénat un mois avant la séparation de l'Assemblée, entrée en fonction et constitution, au jour de sa séparation. »

Ce projet recueillit l'adhésion du centre droit. En réunion plénière des gauches il ne fut combattu que par Grévy, le 20 février, le 21 le centre gauche l'adopta sans difficulté, la gauche décida [p.353] de repousser tout amendement. A l'Union républicaine il y eut des résistances des extrémistes, mais Gambetta décida l'acceptation. La crainte d'un coup de force gouvernementale influença beaucoup d'esprits en faveur de cette transaction dont la base avait été la renonciation par le maréchal au droit que le centre droit réclamait pour lui de nommer les soixante-quinze sénateurs inamovibles.

L'opinion et l'effort de transaction. — Naturellement la presse suivit tout cet effort de conciliation et dans sa grande majorité l'approuva, l'encouragea et en facilita certainement le succès.

Ce ne fut pourtant pas l'attitude de tous les journaux, les extrémistes de droite et de gauche l'accueillirent rageusement. L'Union, le 16 février, faisait appel à Tacite pour flétrir les manœuvres en cours. Le 17 elle raillait les républicains. « O miracle ! Ce parti Spartiate n'était nullement ce qu'on croyait. On le croyait intransigeant, c'est une calomnie. Quel parti fut plus accommodant ? » Elle opposa à la reprise de la discussion des débats relatifs au Sénat l'article 70 du règlement de l'Assemblée, qui imposait un délai de trois mois à la présentation d'un nouveau projet sur le même objet, quand un projet précédent avait été rejeté. Le 18 elle s'en prenait au maréchal qui avait fait échouer la proposition de lui donner un pouvoir renforcé et de retirer les lois constitutionnelles. Elle écrivait de lui : « Le maréchal veut être Président d'une République... L'honneur d'avoir été choisi par la droite est un fardeau qu'il veut déposer sur l'autel de la République. Il pouvait marcher à notre tête, il préfère suivre les troupes que dirigent MM. Thiers et Gambetta. » « Cette place n'est plus celle d'un maréchal de France... Nous avons maintenant devant nous M. de Mac-Mahon, descendant d'une race honorée pour sa fidélité au serment, candidat rééligible à la présidence de la République, qu'il avait reçu mission de combattre. » L'Union s'en prenait dans le même style aux Débats, notamment : « Comédie républicaine », « Changements de masques », « Comœdia in comœdia », « Dissimulation », « Jonglerie », tous les termes du mépris entaillaient ses articles.

La Gazette de France s'en prenait de la même manière aux « meneurs du centre droit ». Pour eux « la question est très simple, elle consiste uniquement dans ce fait : être de la majorité ». Ils disent à la droite : « Êtes-vous la majorité? — Non. — Eh! bien, comme nous voulons être de la majorité, trouvez bon que nous vous plantions là, vous, vos principes monarchiques et vos espérances. »

[p.354]

Voilà où en était la majorité qui depuis le 24 mai avait soutenu le Gouvernement.

Mais les journaux modérés, ou ayant l'esprit politique, encourageaient au contraire énergiquement la conciliation.

Les Débats, le 15, reprenaient courage en en constatant les débuts. Le 16 ils écrivaient : « Les colères sont très apaisées à Versailles. » Le 17 ils énuméraient les projets Cézanne, Waddington, Tallon, Delacour, Clapier et autres qui y tendaient. Ils dénoncèrent la manœuvre de l'extrême droite pour tirer de l'article 70 du règlement un empêchement à la reprise des débats. Le 19 ils montraient les progrès réalisés et vantaient le maréchal qui facilitait la transaction en vue d'un Sénat conservateur en renonçant à son droit de nomination des inamovibles. Le 20, ils écrivaient : « C'est une chose bien décidée, le maréchal abandonne les partis intransigeants qui voulaient faire de son pouvoir un obstacle invincible à l'établissement d'institutions régulières. » Ils exultent. « Qui féliciter d'abord? Le centre droit, la gauche, le groupe Lavergne, le Président de la République? Tout le monde a fait son devoir et apporté sa part au sacrifice commun. Il y a en ce moment comme une ivresse de sagesse et d'abnégation. (C'est cette phrase qui déchaîne contre eux la fureur de l'Union.) Ils ajoutent : « Cette conjonction des centres, que nous voulions avant le 24 mai... la voilà qui triomphe aujourd'hui. »

Le Temps, plus à gauche, suivait le mouvement avec les mêmes encouragements. Dès le 17 il écrivait : « Les groupes de gauche sont disposés à aborder toutes les propositions dans un grand esprit de conciliation. Le groupe Wallon est prêt à devenir le trait d'union entre la gauche et les esprits modérés de la droite ! » Le 19 : « Les nuances se fondent, les hésitants se classent. Il n'y a plus que deux partis, ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas constituer. » Le 20, relevant l'accord réalisé sur le projet Wallon-Ricard, « c'est une base acceptable sur laquelle on peut s'entendre ».

La République française, par une évolution bien plus accentuée, en est au même point. Après avoir fulminé contre le non-passage à la troisième délibération, elle avait tout de suite laissé entrevoir une conciliation possible. Elle ne cessa de l'encourager. Le 22 elle professait au sujet du Sénat cet opportunisme, qui devenait la caractéristique de la politique de Gambetta. Elle écrivait : « La conscience de chacun est ici engagée, aussi bien à droite comme à gauche, aussi bien celle de nos amis les plus chers que celle de nos adversaires dont nous nous défions le plus. On veut de part et d'autre [p.355] agir. L'action est difficile et la réflexion est nécessaire. » Ceci posé, le journal, rapportant les réunions des centres et du groupe Wallon, relevait les divergences avec la gauche, mais déclarait : « Ce n'est pas le lieu de discuter ce qui provoquerait de nouvelles exigences respectives, il faut maintenir le projet Wallon et n'y admettre aucun amendement. »

De cette trop rapide revue de la presse, il se dégage que les nouveaux débats sur le Sénat allaient s'ouvrir dans une atmosphère d'apaisement. L'opinion se prononçait pour la conciliation, pour l'aboutissement par la voie parlementaire de l'œuvre constitutionnelle. L'Assemblée, organe de la volonté nationale, allait être entraînée par ce puissant mouvement des esprits.

Reprise de la deuxième délibération de la loi sur le Sénat, 22-24 février 1875. Rapport A. Lefèvre-Pontalis. — La Commission ayant arrêté son projet, Lefèvre-Pontalis le fit connaître et le justifia en un rapport très étudié qui en dégage l'esprit et les points essentiels. En voici un aperçu malheureusement trop bref.

Il énumérait les projets soumis à la Commission, le dernier, de Wallon, n'ayant été présenté qu'à la dernière séance. Il expliquait comment la Commission, après avoir adopté en principe le projet de Broglie, à la suite des votes de l'Assemblée, avait accueilli les nouvelles propositions, « ouvrant la voie à des transactions désirables ». Puis, les passant en revue, il marquait la caractéristique de chacune et indiquait la décision de la Commission à son sujet.

La proposition Vautrain faisait élire les sénateurs par le suffrage universel, mais à deux degrés. La Commission l'écartait, les électeurs comprendraient-ils l'importance et le rôle du Sénat, ne se désintéresseraient-ils pas d'élections de simples électeurs, leurs choix n'iraient-ils pas aux agitateurs de profession ? Puis le Sénat ainsi élu aurait même origine que la Chambre, ne représenterait comme elle que les intérêts du nombre.

Le projet Clapier faisait nommer le tiers des sénateurs par le Président, les autres par le suffrage universel, mais seulement parmi les électeurs payant 2.000 francs de contributions directes. Cela créerait une inégalité parmi les sénateurs, les élus auraient par rapport aux autres une force irrésistible. Puis ce serait créer un Sénat de riches et sans garantie, parce que les plus opulents peuvent se mettre au service des plus mauvaises passions.

Le projet Waddington faisait élire les sénateurs par les conseillers [p.356] généraux et les conseillers d'arrondissement. Il assurait la prépondérance peu justifiée de ces derniers par leur nombre, alors que leurs attributions et leur autorité sont les plus minimes.

Le projet Tallon ne les faisait élire que par les conseillers généraux, corps électoral infime, le plus grand nombre des départements n'en comptant que de dix-huit à trente.

Arrivé au projet Cézanne, qui comportait deux cent vingt-cinq sénateurs élus et soixante-quinze sénateurs nommés, qui pour l'élection des premiers adjoignait aux conseillers généraux et d'arrondissement comme électeurs sénatoriaux, les députés et les délégués des conseils municipaux, le rapporteur annonçait son adoption, en principe, par la Commission. Quant à ceux-ci, elle avait reçu des renseignements rassurants sur l'état d'esprit de la majorité des conseils municipaux, « il y avait plus à gagner qu'à perdre à les intéresser à l'existence du Sénat ». Avec ce système, « les sénateurs seront les représentants des communes comme des départements ». « L'origine des deux Assemblées, sans cesser d'être populaire, sera ainsi entièrement différente. » La Commission ne craignait pas que les conseils municipaux cessassent d'être des corps administratifs pour devenir des corps politiques, les intérêts locaux l'emporteraient toujours pour eux sur le rôle qu'on allait leur confier. La Commission écartait la représentation des communes par un nombre variable de délégués proportionnel à leur population pour rompre avec la loi du nombre et parce que le Sénat représenterait les communes, non la population. La Commission divisait de plus le Corps électoral sénatorial par arrondissements, pour éviter des « réunions trop nombreuses » et pour éviter l'enrégimentement au chef-lieu au profit des partis; puis, pour l'élection des délégués, elle adjoignait aux conseillers municipaux en même nombre qu'eux les contribuables les plus imposés « pour donner une satisfaction légitime aux intérêts de la propriété, du commerce, de l'industrie dont le Sénat doit être le représentant ». Quant au choix des soixante-quinze sénateurs à nommer, la Commission s'était prononcée pour leur nomination non par l'Assemblée mais par le Président, pour affermir son autorité, parce que cela assurerait mieux le choix de ces sénateurs dans les différentes catégories sociales que le Sénat devait représenter, parce que cela éviterait les compromis entre partis auxquels le choix par l'Assemblée donnerait lieu.

Enfin le rapport disait que c'était à l'unanimité que la Commission [p.357] avait adopté l'inamovibilité pour ces soixante-quinze sénateurs.

Il signalait enfin les deux points de divergence entre ce projet et celui de Wallon : l'adjonction des plus imposés aux conseillers municipaux et l'élection des inamovibles par le Président. La Commission n'ignorait pas que le projet Wallon était conçu comme la transaction nécessaire pour aboutir. Mais elle avait voulu faire connaître ce qu'elle jugeait, elle, le meilleur.

Débats sur le projet de la commission, 22 février. — Les débats s'ouvrirent le 22 février et par une bataille de mauvais augure, sur une demande de déclaration d'urgence et une demande repoussée de renvoi de la discussion.

Après ces escarmouches s'engagea la discussion générale et ce fut par un discours du marquis de Castellane.

Le projet avait pour but de « rendre définitive » la Constitution républicaine de M. Wallon; c'était « de ce point de vue essentiellement politique » qu'il le combattait. Ainsi c'était toujours la question de régime qui dominait tout.

S'adressant aux modérés, de Castellane leur disait : « Vous voulez avec le Sénat une barrière contre le radicalisme et l'Empire; élus essentiellement par les délégués des conseils municipaux, les sénateurs ne joueront pas ce rôle. De Broglie, dans le débat sur les maires, Thiers avant lui, vous ont dit leur méfiance vis-à-vis des conseils municipaux. Après les dernières élections municipales les conservateurs se sont écriés : « Nous sommes perdus ! »

Aux républicains il disait qu'ils avaient déclaré ne devoir jamais souffrir une atteinte au suffrage universel, le projet devait être inacceptable pour eux avec l'égalité de toutes les communes, et au cas d'une commission municipale remplaçant un conseil municipal avec l'élection du délégué par la première; avec encore l'élection des inamovibles, sans doute par l'Assemblée, qu'ils déclaraient ne représenter à aucun degré le pays. Si vous votez le projet du Sénat, leur disait-il, « renoncez à vous dire les serviteurs soumis du suffrage universel ».

Puis de Castellane s'en prenait à la Constitution elle-même, qui n'était ni la monarchie, ni la République. Elle n'était pas la République, dont le principe était la souveraineté du peuple, et le Sénat en serait la contradiction, et le droit de dissolution en était la négation, car un Président autoritaire pourrait la méconnaître par la [p.358] dissolution de la Chambre issue du suffrage universel. Et de Castellane s'écriait : « Ah! si ceux qui ont été l'honneur de votre parti, si vos grands chefs d'autrefois revenaient aujourd'hui, s'ils étaient témoins de la facilité avec laquelle vous voulez livrer le principe qu'ils avaient si soigneusement établi, quel ne serait pas leur étonnement! »

Puis, revenant aux conservateurs, il leur montrait leur erreur. Le prétexte de leur attitude c'était de « rendre la stabilité à la patrie, en mettant un terme au provisoire »; mais, avec le droit de révision, de stabilité il n'y en avait pas.

Manifestement l'orateur de la droite avait cherché à provoquer la réaction des républicains et des conservateurs pour rompre leur entente, mais la consigne du silence, pour garder l'union, fut observée. Personne ne se présenta pour lui répondre, on vota le passage à la discussion des articles et le Président annonça que le contre-projet le plus opposé au projet de la Commission était celui de Wallon. Mais Raoul Duval en présenta un autre, qui n'était que l'amendement Pascal Duprat présenté en d'autres termes, en faveur de l'élection des trois cents sénateurs par le suffrage universel. Il critiquait l'introduction, en un régime reposant sur certains principes, d'institutions fondées sur des principes différents, dans le cas présent dans un régime à base d'élection de droits pour le chef de l'État supposant l'hérédité monarchique. Il affirmait qu'entre deux Chambres aussi opposées que le Sénat et la Chambre des députés, le conflit « était inévitable et la lutte impossible pour le Sénat ».

Lepère, quoique de la gauche, dénonça le projet de Raoul Duval comme une manœuvre pour faire échouer la loi et la prise en considération fut repoussée. Le renvoi au lendemain des débats, autre manœuvre d'obstruction, le fut également par 345 voix contre 236.

Le terrain déblayé, on aborda l'article premier de l'amendement Wallon. Il disait : « Le Sénat se compose de 300 membres, 225 élus par les départements et les colonies, 75 élus par l'Assemblée nationale. » Il s'agissait donc de transférer du Président à l'Assemblée la désignation des sénateurs non élus.

Depeyre le combattit. En 1874 le ministère, dans son projet, attribuait au Président la nomination de la moitié des sénateurs. Après le message de juillet 1874 et après la démarche du ministère auprès de la Commission sollicitée par lui, celle-ci avait réservé au Président la nomination du tiers des sénateurs. Elle ne pouvait se [p.359] déjuger et supprimer totalement le droit de nomination du Président. Elle savait d'ailleurs que l'amendement était la condition d'un accord pour former une majorité et que le Président avait consenti au sacrifice de sa prérogative, mais elle ne considérait pas que l'attribution qui lui en avait été faite fût un « hommage personnel » en sa faveur, c'était à ses yeux une nécessité, le Sénat devant jouer le rôle d'arbitre entre la Chambre et le Président, celui-ci devait participer au choix de ses membres. Depeyre reprochait encore à l'amendement Wallon de supprimer l'adjonction des plus imposés aux conseillers municipaux pour l'élection des délégués. Puis il ajoutait, non sans découragement : « Toute discussion est inutile, car je suis bien convaincu que je ferais de vains efforts pour vous ouvrir les yeux sur les dangers que vous ne voyez pas. L'avenir décidera entre vous et nous si la Constitution du Sénat, telle que vous la faites, est un acte de prudence et de sagesse bien réfléchi. »

Wallon n'hésita pas à reconnaître le but de son amendement. Lui et ses amis eussent préféré la nomination par le Président de la République. Mais la majorité qui aurait voté la loi du Sénat dans ces conditions, ne voterait pas la loi sur les pouvoirs publics. Il avait donc fallu pour aboutir rendre la loi du Sénat acceptable à la majorité qui voterait la seconde loi.

Après un nouvel incident de procédure et le rejet d'un nouvel amendement Paul Cottin, l'article premier de l'amendement Wallon fut voté par 422 voix contre 261. Le centre droit, le centre gauche, la gauche l'avaient voté.

Suite des débats, 23 février. — L'accord conclu, qui s'était ainsi montré tout-puissant, demeura inébranlable le lendemain, avec une discipline de plus en plus rigide, qui fit de Wallon l'arbitre de tout le débat.

Raoul Duval, toujours lui, présenta à la reprise de la discussion cet amendement : « Ils (les sénateurs à nommer par l'Assemblée) ne peuvent être pris parmi les membres de l'Assemblée. » Il le défendit, non sans ironie, en disant que les membres de l'Assemblée désireux d'être sénateurs pourraient se présenter dans les départements, qu'ils en auraient une autorité accrue, que c'était une « question de dignité ». Et comme à gauche on protestait, à droite on s'écria : « Voilà les Spartiates! », « La liste des sénateurs est déjà prête ! » Mais l'amendement fut naturellement rejeté.

On passa à l'article 2 de l'amendement Wallon, fixant de deux [p.360] à cinq le nombre des sénateurs par département. Combattu par Brunet, qui montra ce que cette répartition avait d'arbitraire, étant également contraire à l'égalité et à la proportionnalité par rapport à la population, il n'en fut pas moins voté. L'article 3 le fut à son tour, sans débat.

Puis, sur les modalités de l'élection des sénateurs dans les départements, l'inlassable Raoul Duval proposa trois modifications: le vote au chef-lieu de canton des délégués sénatoriaux, l'inéligibilité comme délégués sénatoriaux des maires et des adjoints nommés par le Gouvernement, l'élection des délégués au suffrage universel direct dans les communes où une commission municipale serait nommée pour remplacer un conseil municipal. Ces propositions, qui étaient défendables, furent rejetées sans discussion. C'était le régime de la guillotine sèche.

A ce moment Lefèvre-Pontalis, au nom de la Commission et à l'étonnement de l'Assemblée, prit la parole pour signaler ses objections à l'amendement Wallon. Elle était : pour la participation des plus imposés à l'élection des délégués sénatoriaux; pour le vote au chef-lieu d'arrondissement et non de département; pour l'élection des délégués par les plus imposés de la commune en cas d'absence de conseil municipal. Ce fut Wallon qui lui répondit, affirmant ainsi son rôle prépondérant dans l'élaboration de la loi; et après le rejet d'un amendement de Clerc l'article 4 de l'amendement Wallon fut voté jusqu'au paragraphe qui fixait le nombre des délégués sénatoriaux par commune.

J. Brunet présenta un amendement qui faisait varier le nombre des délégués sénatoriaux à raison de la population des communes, l'égalité annulant l'influence des centres urbains, la Seine n'ayant que deux cent vingt et un délégués dont quarante-trois députés, quand un département de 125.000 habitants en comptait au delà de quatre cents. Cet amendement fut repoussé comme les autres.

De même fut repoussée l'adjonction des plus imposés de la commune aux membres du conseil municipal pour l'élection des délégués, thèse de la Commission soutenue par le marquis d'Andelarre, qui reconnaissait par ailleurs les mérites du Corps électoral sénatorial, constituant vraiment « la hiérarchie sociale de notre époque », mais qui ajoutait que la propriété, l'industrie, le commerce que les plus imposés représentaient dans la commune constituaient les seules garanties, les seules forces dont la Commission réclamait instamment la reconnaissance et l'influence et qui montrait [p.361] que sans cette adjonction les conseils municipaux, tout-puissants, deviendraient « le point de mire des partis » s'efforçant de les conquérir. Cet amendement, soutenu par la suite, fut au vote public repoussé lui aussi et par 378 voix contre 255. La nouvelle majorité était inébranlable.

Deux dispositions additionnelles relatives au cas où, dans une commune, il y avait une commission municipale, l'une de Vacherot, l'autre de la Commission, furent la première retirée, la seconde rejetée.

A l'occasion d'une autre, relative aux élections sénatoriales aux Indes françaises, on entendit Wallon s'écrier : « J’accepte ! », puis le rapporteur et le Président proclamer son acceptation, ce qui fut accueilli par des applaudissements ironiques de la droite, et ce fut voté; Wallon était vraiment le chef d'orchestre qui conduisait le chœur de l'Assemblée.

Moins heureuse fut la proposition Lemayrac rendant obligatoire le vote pour les délégués sénatoriaux. Elle fut repoussée comme une autre de Raoul Duval qui accordait une indemnité à ces délégués. Le parti pris de la majorité de ne rien entendre qui pût entraver le vote était absolu.

Enfin on arriva au vote sur l'ensemble de l'article 4, qui donna 431 voix pour, 236 contre.

Sur l'article 5, visant les sénateurs à élire par l'Assemblée, Martial Delpit proposa un amendement disant qu'ils seraient élus sur une liste de présentation au double du Président de la République. Son auteur prétendait éviter ainsi les intrigues, les compétitions auxquelles cette élection donnerait lieu dans l'Assemblée. Prévoyant le parti pris auquel il allait se heurter, Delpit le traitait de « monstruosité tout à fait inouïe dans les annales de nos assemblées parlementaires », qui compromettait, non seulement la Constitution que l'on votait, mais « l'existence même du régime parlementaire des assemblées délibérantes et du droit de discussion ». Sur ces objurgations l'amendement fut renvoyé à la Commission.

Même échec pour la proposition Raoul Duval d'appliquer aux sénateurs le même régime d'incompatibilités qu'aux députés, et pour l'amendement Leurent déclarant inéligibles les fonctionnaires de l'ordre administratif dans le département de leurs fonctions, et pour d'autres propositions encore, relatives aux élections complémentaires de sénateurs, ou à la gratuité du mandat sénatorial, ou à la ratification par le peuple de la loi elle-même.

[p.362]

La même hâte, le même parti pris firent voter sans débat des dispositions aussi importantes que celles relatives aux droits du Sénat en matière législative, à sa constitution et à sa compétence comme Haute Cour de Justice.

Fin des débats. Vote final, 24 février. — Le lendemain, la Commission fit connaître par l'organe de Lefèvre-Pontalis qu'elle rejetait l'amendement Delpit. En vain on lui en demanda les raisons et on sollicita l'avis du Gouvernement, l'amendement fut repoussé par 361 voix contre 211.

Restait le vote sur l'ensemble de la loi. Raoul Duval, toujours sur la brèche, en demanda le rejet et parce qu'elle transformait les conseils municipaux en des corps politiques et parce qu'elle contredisait à la fois les principes des deux partis, qui n'en avaient voté les articles, qu'en les reniant et sans parler pour ne pas faire éclater l'opposition de leurs idées. Il se donna même le malin plaisir de relire la lettre écrite par le comte de Paris au comte de Chambord, le 4 août 1873, pour s'incliner devant lui. Comment ses partisans pouvaient-ils en être venus à faire la présente loi constitutionnelle sur le Sénat d'accord avec les républicains ?

Le vote sur l'ensemble n'en eut pas moins lieu par 435 voix contre 234.

La nécessité avait tout emporté. Il fallait aboutir pour éviter la dissolution, que les conservateurs redoutaient plus que tout le reste.

Il ne s'était plus agi de faire une œuvre de logique, mais une œuvre de compromis entre thèses contradictoires. Les passions étaient tombées, faisant place à la résignation. Les discussions, qui l'auraient compromise, avaient été bannies. On s'était abandonné à la direction de l'homme qui, par son tempérament, incarnait le mieux l'esprit de conciliation.

L'opinion et la loi sur le Sénat. — La presse, au cours de ces débats et de ces votes, garda la même attitude que pendant les tractations qui les avaient précédés.

La République française, considérée comme l'organe des républicains, montre l'émotion qui règne en ces jours décisifs, prêche l'union et le sacrifice des préférences personnelles. Le 23 elle écrit : « L'émotion générale nous dispense d'insister sur la gravité d'une telle délibération... Nous touchons au terme d'une situation qui n'a que trop duré. » Elle loue le Président qui a renoncé à nommer une [p.363] partie des sénateurs. Le lendemain : « L'émotion était grande aujourd'hui à l'Assemblée... on sentait qu'il y avait une majorité décidée à en finir et à résister aux tentatives de cette coalition de négation qui a si longtemps refusé à la France un Gouvernement définitif. » Au vote de l'article 5 de l'amendement Wallon, « la débandade a été telle que cet article a été voté par 422 voix contre 261... » Le 25, sur la séance du 23 : « La lutte s'est poursuivie avec les mêmes incidents, les mêmes passions. D'un côté un grand parti solide, uni, tout à son affaire, éveillé du côté des pièges; de l'autre côté une impuissante coalition de rancunes, de fureurs, de colères et de rages, qui s'épuise à multiplier les stratagèmes, dont personne ne peut être dupe. » Et le journal énumère, sans une critique, les articles votés, presque tous contraires aux principes dits républicains, il observe lui aussi la consigne.

Le lendemain il peint de même la lutte : « C'est une lutte corps à corps. Les deux partis : le présent et l'avenir sont aux prises. On dispute le terrain pied à pied... Mais tout plie, tout s'abaisse, tout s'efface sous le flot montant de l'esprit nouveau. Le vieux monde est submergé. » « Voilà comment finit la monarchie de quatorze siècles ! » Le triomphe remporté, le journal est moins prudent et il laisse entendre que la forme du Gouvernement étant gagnée il s'agira de conquérir les institutions de la République. C'est le congé donné au magnifique parti uni, qui a remporté la victoire et dont la veille ou l'avant-veille on proclamait l'invincible cohésion. » Oui, pour remporter la victoire, mais non pour l'exploiter.

Le Temps, les 23, 24, 25, 26 février, donne la même note. « La journée d'hier a été décisive... Ce vote (de l'art. 1er) préjuge l'adoption de l'amendement (Wallon) tout entier » (23 février). « La majorité était liée par des engagements mutuels et les fractions dont elle se compose ont dû observer simplement le pacte qu'elles avaient conclu » (24 février). « La Constitution est moins une œuvre qu'un expédient. La raison, la nécessité si l'on veut, ont présidé à sa confection... Les moyens de la révision y sont largement réservés et ceux qui l'ont votée ont certainement compté sur l'avenir pour corriger ce que leur travail avait de défectueux. » « Moins les choses humaines éveillent d'attente et d'enthousiasme, moins elles causent de déception et plus par conséquent elles ont des chances de vivre » (27 février).

Les Débats signalent eux aussi, et préconisent l'union, la discipline des centres : « Jusqu'à ce qu'elle soit terminée, leur œuvre [p.364] pourra être compromise par la plus légère imprudence. L'union et la discipline sont de plus en plus nécessaires » (24 février). La cause de cette union est pour eux la peur commune du bonapartisme, « Restons unis, s'écrient-ils, l'ennemi est signalé. » Cette coalition est d'ailleurs extraordinaire. Elle a été formée, non « pour renverser mais pour fonder un Gouvernement ». Mais le journal laisse percer une inquiétude : « Après la loi il faut des hommes », et le journal rapporte que le maréchal vient d'appeler Buffet.

Naturellement à l'extrême droite règne la fureur, qui se traduit en injures. Le 24, l'Union écrit : « La coalition comédienne de la République est dans son triomphe. Le Journal des Débats et la République française battent des mains à l'envie. C'est trop de joie, nous aurions aimé plus d'hypocrisie. » « Les meneurs de la défection puritaine ont lieu d'être fiers. Ils ont voté avec un prince de la Maison, avec trois ducs de tous régimes, avec toute la gentilhommerie millionnaire. Ils donnent à cela le nom de République démocratique. Leur langue même est de la comédie. » « C'est fait. La République est votée et apparaît triomphante sous une loque sénatoriale. Vaincus, nous conservons nos armes et nous nous préparons à d'autres luttes. »

Si l'on se reporte au journal politique de de Lacombe, on voit quelle fut l'anxiété des hommes modérés de la droite en présence du problème aux solutions si grosses de conséquences, qui leur était posé. A la date du 24, il écrit : « Aujourd'hui, vote de la loi du Sénat : j'ai voté pour l'ensemble. Il m'a paru que, préférant un Sénat même défectueux à une Chambre unique probablement radicale, je ne pouvais hésiter. Mais le vote m'a beaucoup coûté parce que mes plus chers amis agissent autrement. » Et le lendemain il écrit : « Je me suis abstenu dans ce vote. Il m'est impossible de voter contre ces lois quand je n'ai rien à offrir au pays, et quand je sais que leur chute exposerait le pays aux plus grandes catastrophes. »

De ces témoignages de l'opinion, comme de la lecture des débats parlementaires, se dégage la certitude que l'enfantement de nos lois constitutionnelles s'est produit dans la douleur, non par le jeu de la raison et de la logique mais par celui des partis, dominés par les circonstances et la nécessité d'une solution qui s'imposait à leur volonté sans avoir l'adhésion de leur esprit.

[p.365]

VI

TROISIÈME DÉLIBÉRATION DE LA LOI RELATIVE À L'ORGANISATION DES POUVOIRS PUBLICS 24-25 FÉVRIER

Séance du 24 février. — C'est dans la séance même en laquelle s'était close, par le vote de l'ensemble, la deuxième délibération, qui fut la dernière à cause du vote initial d'urgence de la loi sur le Sénat, que l'Assemblée aborda, sans interruption, la troisième délibération de la loi sur les pouvoirs publics.

On ne pouvait imaginer hâte plus grande. Les esprits étaient encore tout échauffés par les luttes qui venaient de se livrer. On allait reprendre la lutte avec, pour la majorité victorieuse, la seule pensée d'achever son triomphe, d'étouffer toutes les résistances, d'écarter tous les obstacles et de maintenir l'union en écartant tous les débats susceptibles toujours de provoquer des divergences de vues et des scissions.

Aussi en réalité cette troisième délibération ne fut rien moins qu'une délibération. Comme pour la loi du Sénat il n'y eut pas de véritable discussion; les amendements, fort rares, furent écartés de parti pris, les articles ne furent l'objet d'aucune explication, ni d'aucune contestation sérieuse. Quand des orateurs tentèrent de se faire entendre le bruit, les exclamations, les cris couvrirent leurs voix, le Président renonçant même à leur assurer le respect de la parole et à conserver à ces séances quelque apparence de dignité. Parce que c'était le régime qui était en cause et qui seul intéressait et non les institutions, les passions étaient déchaînées. Il s'agissait encore pour chacun des partis d'assurer la victoire au régime de son choix et non pour des constituants de construire un ensemble d'institutions rationnellement conçues, adaptées à leurs fonctions, d'un jeu régulier, harmonisé et répondant aux fins de l'État.

C'est encore Raoul Duval qui prend le premier la parole. Il propose comme article premier cette disposition : « La souveraineté réside dans l'universalité des citoyens français. »

Les variations qui se sont produites dans les opinions de beaucoup de membres de l'Assemblée prouvent la nécessité d'affirmer le « principe initial de notre droit public ». Ce texte n'est que l'article [p.366] premier de la Constitution de 1848. Son vote servira de pierre de touche à la sincérité de certaines alliances.

Cette proposition est violemment combattue par Paul Cottin. La raison condamne ce principe. Un peuple ne peut être à tout moment le maître du pouvoir et l'exercer. Le Gouvernement demande la stabilité, sa volonté est instable. Le pouvoir est fait pour réprimer ses écarts, il ne peut l'exercer. L'histoire ne le condamne pas moins, jamais un peuple dans son ensemble n'a ni renversé ni constitué un régime politique. La proclamation de ce principe favoriserait l'esprit révolutionnaire et l'anarchie.

Lepère réplique qu'il n'appartient pas aux élus du suffrage universel de contester ce principe. Il en repousse pourtant la proclamation. Elle se trouvait dans la déclaration des droits de l'homme. La proclamer à nouveau ce serait l'affaiblir.

Luxe inutile d'éloquence. L'article proposé fut rejeté par 476 voix contre 30.

On passa à l'article premier de la loi qui établissait les deux Chambres législatives.

De la Rochejaquelein le combattit en un discours qui fut avant tout une attaque violente contre la République, une apologie de la monarchie, et une sortie très vive contre la coalition du centre droit et des républicains. « Des hommes qui se disent monarchistes organisent la République, des radicaux votent la création d'un Sénat, des républicains convaincus travaillent à une œuvre sans valeur et sans avenir. » Et pour venger son parti l'orateur reprenait la péroraison du discours de de Broglie du 23 mai 1873. « Périr pour sa cause en tenant son drapeau dans la main... c'est une mort glorieuse... Périr au contraire après avoir préparé avant de le subir le triomphe de ses adversaires, périr en ayant ouvert la porte de la citadelle... c'est une humiliation, qui emporte la renommée en même temps que la vie des hommes d'État. » L'éloquence de de Broglie se retournait contre lui, mais son rappel creusait encore davantage le fossé entre les deux partis monarchistes.

Après cette manifestation, vaine comme toutes celles de l'extrême droite, les deux premiers paragraphes de l'article 2 furent votés.

Alors fut présenté un amendement Raudot se référant au troisième paragraphe, visant le Sénat. Il établissait l'égalité du nombre des sénateurs et de celui des députés.

Son auteur arguait de l'égalité qui devait exister entre les deux [p.367] Chambres quand elles se réunissaient pour l'élection du Président ou la révision de la Constitution. Il dénonçait les inconvénients des Assemblées trop nombreuses, et faisait même valoir l'économie à provenir de la réduction du nombre des députés. Raudot était un homme sensé, il parlait raison; comment l'aurait-on écouté ? Son amendement fut rejeté sans discussion.

On passa à l'article 2 de la loi, consacré au Président de la République élu par l'Assemblée nationale pour sept ans et rééligible.

De Lorgeril proposa de le débaptiser et de dire « Président du Gouvernement de la France » et ce fut pour lui l'occasion de refaire avec l'histoire le procès de la République, de la première avec la Terreur, de la seconde avec ses abus et son échec, de la présente avec la Défense nationale et l'échec de Thiers. Il évoqua la ruine de la Pologne avec la monarchie élective et prétendit que la République n'avait été adoptée que pour satisfaire Bismarck. On devine l'accueil fait à un pareil discours. Il suffisait à de Lorgeril de l'avoir prononcé, il retira sa proposition et l'article 2 fut voté par 413 voix contre 248. C'était celui qui, voté à une voix de majorité, avait emporté tout le reste.

Une disposition additionnelle de de Colombet et de Cintré fut présentée, disant : « Aucun membre des familles qui ont régné en France ne peut être nommé Président de la République ». C'était un coup droit aux princes d'Orléans, soupçonnés d'ambitionner la présidence, comme jadis l'avait fait le prince Napoléon. De Colombet disait aux républicains que leur devoir était d'assurer de longs jours à la République, que prudence est mère de sûreté, en même temps qu'il évoquait l'histoire de la Seconde République.

Effort encore inutile. Cette disposition additionnelle fut repoussée par 535 voix contre 42.

Tout autrement sérieux fut un amendement Wallon, Beau, Ricard, Corne énumérant les pouvoirs du Président. Wallon rappela qu'il avait été présenté lors de la seconde lecture; que la Commission n'avait pas su présenter les dispositions voulues, qu'il s'était inspiré du projet constitutionnel de Dufaure de 1873. L'Assemblée vota sans difficulté la prise en considération qui entraînait le renvoi à la Commission.

On en vint à l'article 3 de la loi qui deviendrait, après le vote des articles 3 et 4 formés plus tard par cet amendement, l'article 5 de la loi définitive.

[p.368]

Il consacrait le droit du Président de dissoudre la Chambre avec l'avis du Sénat.

Un amendement de Paul Cotin supprimait la nécessité de cet avis conforme, qui, selon son auteur, rendait ce droit « parfaitement illusoire ». Il fut repoussé sans autres explications.

Il en fut de même d'un article additionnel présenté encore par Raudot, qui consacrait au profit du Président le droit de dissoudre le Sénat avec l'avis conforme de la Chambre. Raudot faisait valoir que le Sénat pouvait être aussi dangereux que la Chambre. Ses soixante-quinze membres élus par l'Assemblée pouvaient sortir d'intrigues insoupçonnées et non de la majorité conservatrice. Les deux cent vingt-cinq élus le seraient par les campagnes où l'impérialisme était toujours très influent. Le droit de dissolution, destiné à renforcer le pouvoir du Président, remplirait encore mieux ce rôle s'il s'appliquait aux deux Chambres.

Cette disposition, même non combattue, fut repoussée.

Quand on aborda l'article 4 sur les responsabilités du Président et des ministres, le renvoi des débats au lendemain fut demandé, depuis des heures on légiférait sans arrêt, ce fut une occasion de tumulte et ce fut rejeté. Un amendement présenté par Gaslonde, en jonction avec l'amendement Wallon, fut renvoyé à la Commission.

Sur l'article 5 prévoyant l'élection d'un nouveau Président, il n'y eut aucun amendement.

Quand au contraire le Président, ayant lu l'article 6 sur la révision de la Constitution, annonça un amendement insignifiant d'ailleurs de Cottin et une disposition additionnelle de Raudot, des exclamations réitérées partirent de la gauche. Plus de retards, de retouches, d'explications; on ne voulait plus rien entendre, une troisième délibération ne devait évidemment pas comporter de délibération du tout. Raudot voulait que l'on consacrât le droit et le devoir pour les ministres de prendre part aux débats constitutionnels, pour le Président de la République le droit dans le mois qui suivait le vote de la révision de demander des modifications à l'ensemble ou à une partie de la Constitution.

Difficilement Baudot put faire entendre quelques-uns de ses arguments : utilité de l'intervention des ministres encore plus grande dans les débats constitutionnels que dans les débats législatifs, utilité démontrée par leur absence presque totale aux débats actuels, utilité d'autant plus nécessaire que la révision de la Constitution, à la différence d'une loi ordinaire, est l'œuvre d'une Assemblée unique; [p.369] utilité, pour la même cause, du droit pour le Président de demander dans le mois du vote une nouvelle délibération au sujet des dispositions votées.

L'Assemblée, pendant ce discours, se déchaîna; elle le couvrit de ses clameurs. La voix de l'orateur, qui demanda en vain, si on ne voulait plus prolonger la discussion, qu'on la renvoyât au lendemain, ne parvenait pas à l'auditoire.

L'amendement n'eut l'honneur ni d'une contradiction, ni d'une objection, on ne lui opposa que le tapage, il fut rejeté purement et simplement.

Restaient les amendements sur les droits du Président renvoyés à la Commission. Tirard, dans la hâte que l'on avait d'en finir, proposa une simple suspension de séance pour permettre à celle-ci de délibérer, d'arrêter ses conclusions, de présenter son rapport à la Chambre et à celle-ci de voter.

La Commission, « ayant à délibérer sur deux amendements qui devaient être coordonnés avec plusieurs dispositions législatives antérieures », réclama le renvoi de la suite des débats au lendemain, ce que l'Assemblée dut voter.

Séance du 25 février. Vote de l'ensemble de la loi sur les pouvoirs publics. — Le lendemain, la commission fit connaître qu'elle approuvait les amendements de Wallon et Gaslonde, que la loi demeurait incomplète et qu'il faudrait en voter une troisième réglant les rapports des pouvoirs exécutif et législatif entre eux. Elle proposait les deux articles qui sont devenus les articles 3 et 4 de la loi du 25 février. L'article 3 consacrait au profit du Président l'initiative de lois concurremment avec les membres des Chambres, leur promulgation, leur surveillance et exécution, le droit de grâce, l'amnistie étant réservée aux Chambres, la disposition de l'armée, la nomination à tous emplois civils et militaires, en soumettant tous ses actes au contreseing ministériel, la présidence des solennités nationales.

L'article 4 lui accordait le droit de nommer les conseillers d'État, et de les révoquer par décret rendu en Conseil des ministres. Les conseillers nommés en vertu de la loi du 24 mai 1872 demeurant sous l'empire de cette loi et ne pouvant être après la dissolution de l'Assemblée révoqués que par le Sénat.

Raoul Duval intervint encore pour réclamer le renvoi au lendemain de la discussion de ces articles si importants présentés oralement, [p.370] que personne n'avait pu étudier; celui qui concernait les conseillers d'État en particulier présentait des obscurités et pouvait être critiqué.

Ses explications soulevèrent des protestations violentes de la gauche, qui n'avait qu'une idée : en finir.

Il provoqua de nouvelles clameurs en présentant un amendement qui ne fut naturellement pas pris en considération.

Raudot signala encore ce qu'il y avait d'étrange à voir l'Assemblée, qui avait mûrement préparé et voté la loi du 22 mai 1872, improviser hâtivement et voter sans discussion un régime tout opposé et créer deux sortes de conseillers d'État. Le vote sur l'ensemble de l'article 4 n'en obtint pas moins 467 voix contre 64.

Un article additionnel fut aussi proposé permettant au Président de la République de proposer une révision de la Constitution avant la séparation de l'Assemblée; son auteur tirait argument de la précipitation même avec laquelle les lois constitutionnelles étaient votées. Naturellement il ne fut pas pris en considération.

Il en fut de même d'un autre article additionnel qui établissait la solidarité entre les lois constitutionnelles votées et celle qui restait à établir.

Il ne restait plus que le vote final sur l'ensemble. Ce fut l'occasion de déclarations de principes, que l'Assemblée en possession de sa loi consentit à entendre.

De la Rochette dénonça les futurs malheurs de la France privée de la Monarchie, la trahison d'une partie des monarchistes, qui avaient abdiqué les convictions de leur vie entière et les futures évolutions semblables qui se produiraient parmi les républicains, les républicains modérés devant passer à la République radicale.

De Tocqueville proclama au contraire que le pays ne pouvait trouver « le repos et la sécurité que dans la République »; qu'il demandait qu'on oubliât ses divisions et ses préférences pour ne plus penser qu'à lui.

De Belcastel protesta que ceux même des monarchistes qui étaient passés à la République étaient restés dans le fond fidèles à leurs idées, qu'ils avaient bien pu devenir les « prêtres » du temple, sur le fronton duquel ils avaient hésité à inscrire le nom de la République, mais qu'ils n'en seraient jamais les « croyants ».

Paul Cottin, qui se présentait comme républicain, se refusait à doter la République « d'un ensemble d'institutions incompatibles avec un Gouvernement régulier ».

[p.371]

Ces professions de foi pouvaient soulager la conscience de leurs auteurs, non modifier les résolutions d'une majorité qui ne s'était jamais laissé ébranler. L'ensemble de la loi fut votée par 425 voix contre 254; à 10 voix près en moins c'étaient les chiffres obtenus le 24, la veille, lors du vote d'ensemble sur la loi du Sénat.

Les deux lois fondamentales du nouveau régime se trouvaient donc définitivement votées.

Elles étaient l'une et l'autre extrêmement courtes, comptant l'un neuf et l'autre onze articles. Elles laissaient de côté des questions de la plus grande importance, toutes les questions de principe concernant l'État : sa nature, ses droits, ses rapports avec les particuliers, les droits de l'homme, la conception du régime démocratique, celle du régime représentatif, la nature de l'acte électoral et du mandat législatif, les rapports des électeurs et des élus. Elles se bornaient à l'organisation des pouvoirs politiques, et encore de la façon la plus rudimentaire, avec d'énormes lacunes, si bien que toutes sortes de difficultés se poseraient sur leur interprétation.

Après s'être fait attendre pendant quatre ans, elles avaient été présentées et votées en seulement un peu plus d'un mois.

Elles n'avaient donné lieu à aucune discussion sérieuse, la question du régime mise à part; quant aux institutions et aux règles qu'elles consacraient, des questions comme la dualité des Chambres, comme le suffrage universel, comme l'élection du Président de la République, la durée de son mandat, comme la constitution, la compétence, la procédure de la Haute Chambre de Justice, comme la formation du pouvoir constituant et sa nature n'avaient même pas été discutées. Des solutions vaille que vaille avaient été adoptées, sans que les très graves problèmes qu'elles tranchaient fussent abordés, peut-être même soupçonnés.

Jamais Constitution française ne s'était fait aussi longtemps attendre, n'aurait pu être plus sérieusement étudiée ni discutée en des temps en somme aussi calmes, et jamais Constitution ne fut chez nous réalisée avec si peu d'ordre et de réflexion.

C'est que la composition de l'Assemblée, avec ses multiples partis, qui se rattachaient à toutes les formes antérieures de Gouvernement, passionnés chacun pour l'une d'elles, devait faire porter toute son attention, tout son effort sur la question du régime. Adopter l'un ou l'autre était l'affaire suprême et c'était affaire de force, non de raison.

[p.372]

S'il est vrai de dire que toutes les Constitutions sont le fruit de l'histoire, cet axiome de science politique, tant de fois vérifié par nous, n'a jamais peut-être été plus vrai, tout ce qui précède le prouve, qu'en ce qui concerne la Constitution de 1875.