Troisième Partie - Présidence et septennat du maréchal de Mac-Mahon


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TROISIÈME PARTIE

PRÉSIDENCE ET SEPTENNAT DU MARÉCHAL DE MAC-MAHON

Avec l'arrivée à la présidence du maréchal de Mac-Mahon, c'est un système nouveau de gouvernement qui s'instaure. Au régime semi-parlementaire, semi-personnel de Thiers, fait place un Gouvernement complètement parlementaire. Les monarchistes, qui occupent la présidence, et les ministères, tout en travaillant pour la restauration monarchique, sont les hommes de la majorité, et proclament la suprématie de l'Assemblée et de la majorité.

Quand les tentatives de restauration échoueront, ils lutteront pour perpétuer un provisoire, qui laisse la porte ouverte à leurs espérances et perpétue leur Gouvernement, jusqu'au jour où la nécessité leur imposera de faire, contre leur gré et en l'aménageant à leur façon, une constitution républicaine préparée par leur pratique même du parlementarisme.

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CHAPITRE PREMIER

ORDRE MORAL. TENTATIVE DE RESTAURATION MONARCHIQUE

Position du maréchal, contraste avec Thiers. — Mac-Mahon prend la place de Thiers, mais ne revêt pas son personnage. Ce n'est plus « l'homme inévitable », fait président par le pays même et tenant de lui une supériorité incontestable.

Sans doute il a un glorieux passé. Saint-Cyrien à dix-sept ans en 1825, il se signale en 1830 à Alger et est décoré à vingt-deux ans. Il est colonel à trente-sept ans, général de brigade à quarante et de division à quarante-quatre. Après l'Algérie, la Crimée le rend légendaire par son courage. Il est fait sénateur. En Italie, à Magenta, il sauve la situation et l'Empereur; il est nommé maréchal et duc. En 1870 ses premiers échecs sont imputés à l'infériorité de ses troupes. Sa retraite sur Châlons est sage, sa marche sur Sedan lui a été imposée, sa terrible blessure lui a épargné la capitulation. Sa carrière, constamment brillante, s'est poursuivie sous tous les régimes; il n'a été qu'un soldat, il est le « loyal soldat ». S'il réprime la Commune douloureusement, sa gloire n'en est pas ternie.

C'est donc un haut personnage, qui a du reste été mis par Thiers à la tête de l'armée, qui prend la présidence de la République. Il est légitimiste, de tradition familiale. Il n'a pas personnellement de passé politique, et n'a pas par suite d'expérience politique. Il est l'homme de l'Assemblée, qu'il trouve au pouvoir quand il y accède lui-même. Entre lui et Thiers tout est contraste. A un républicain porté au personnalisme, succède un légitimiste que tout prépare à la discipline parlementaire.

Ministère de Broglie et message de Mac-Mahon, 25-26 mai 1873. — Le nouveau ministère s'impose de lui-même. De Broglie, le vainqueur et le chef de la majorité du 24 mai, en [p.216] prend la direction et en nomme personnellement les membres : Beulé, Ernoul, Magne, Batbie, Deseiligny, de la Bouillerie, l'amiral Dampierre d'Hornoy, le général de Cissey. Ils sont tous de la majorité. Magne y représente les impérialistes. C'est le prototype des ministères parlementaires.

C'est le vice-président du Conseil, et non le Président de la République, qui en a choisi les membres selon l'usage parlementaire et à la différence de la méthode de Thiers, qui composait lui-même ses ministères.

Et c'est par des messages et non par des discours que le Président communiquera avec l'Assemblée. Dès le 26 mai il lui en adresse un des plus caractéristiques.

Il débute par l'affirmation du plus pur parlementarisme. « La pensée qui m'a guidé dans la composition de ce ministère et celle qui devra l'inspirer dans tous ses actes, c'est le respect de vos volontés et d'en être le scrupuleux exécuteur. » « Le droit de la majorité est la règle de tous les gouvernements parlementaires, mais cette règle est surtout d'une application nécessaire dans les institutions qui nous régissent, en vertu desquelles le magistrat chargé du pouvoir exécutif n'est que le délégué de l'Assemblée en qui réside la seule autorité véritable et qui est l'expression vivante de la loi ». C'était là une protestation formelle contre le personnalisme de Thiers et sa résistance à la majorité.

Suivait, pour l'appuyer, l'éloge de l'Assemblée dont il énumérait les « grandes tâches » poursuivies d'ailleurs avec le concours de tout le pays, ce qui diminuait le rôle de Thiers, qui en principe s'en attribuait tout le mérite.

Le maréchal rendait pourtant hommage à « l'homme illustre dont une dissidence qu'il déplorait sur la politique intérieure avait seule pu le séparer »; c'était le salut obligatoire et mérité au chef d'État écarté du pouvoir.

Puis venait le programme du nouveau Gouvernement. Dans la politique extérieure, « la même ligne de conduite que vous avez toujours approuvée ».

En politique intérieure : « Le sentiment qui a dicté tous vos actes est l'esprit de conservation sociale... le Gouvernement, qui vous représente, doit donc être et sera, je vous le garantis énergiquement et résolument conservateur. » Et le message indiquait les lois à faire dans ce but.

Puis il visait les lois « qui soulevaient des questions [p.217] constitutionnelles », présentées par son prédécesseur. Le Gouvernement et l'Assemblée les étudieraient avec soin, « quand viendra le jour où vous jugerez convenable de les discuter ». Le Gouvernement ferait connaître son sentiment sur chaque point. Évidemment on y mettrait le temps.

Le message se terminait par un couplet de bravoure glorifiant l'Assemblée et l'assurant que le Gouvernement ne faillirait pas à son devoir. « Elle était, elle, le vrai boulevard de la société menacée en France et en Europe »; son poste, à lui, serait celui « d'une sentinelle qui veille au maintien de l'intégrité du pouvoir souverain de l'Assemblée ».

Suprématie de l'Assemblée vis-à-vis du Gouvernement, application intégrale du parlementarisme ainsi compris, politique conservatrice énergique, tel était le programme du message. Manifestement, un régime tout différent de celui de Thiers s'inaugurait et c'étaient les monarchistes qui restauraient contre le personnalisme du président républicain le pur parlementarisme. Les ultras de 1815 ne l'avaient-ils pas déjà affirmé contre le ministère de Louis XVIII.

Faiblesse du Gouvernement. Mouvement administratif. Interdiction du journal « Le Corsaire ». Interpellation Lepère. — Le Gouvernement s'était donc présenté comme devant être très énergique dans la défense de l'ordre et de la société. Bien des causes allaient l'en empêcher.

Il était voué à une politique de conservation, de défense, de résistance, or la défense attend l'attaque pour y répondre et ne commence pas par l'action et c'est une faiblesse. En réalité la restauration monarchique était sa vraie raison d'être. Mais selon le principe légitimiste la restauration devait être l'œuvre du roi lui-même qui n'avait pas à recevoir son pouvoir du peuple et de ses représentants. Et cela encore enlevait au Gouvernement l'initiative, le plaçait dans une position d'attente, donc de faiblesse; puis encore le Gouvernement était formé d'hommes de partis différents ne s'entendant que pour défendre, non pour agir et promouvoir, et enfin il était composé d'hommes nouveaux dans la politique, non formés à l'action : c'était là autant de causes de faiblesse. De Lacombe rapporte dans son journal, à la date du 16 juin, qu'il dénonça à de Broglie toutes ces causes de faiblesse de son Gouvernement, en l'exortant à l'action, à l'initiative. « Il convient, dit-il, de la vérité de ces observations. Mais là est le côté faible du cabinet, il n'y a pas une pensée maîtresse, [p.218] et des idées arrêtées. Chaque ministre... attend les impulsions au lieu de les donner[1]. »

Il fit pourtant, ce qui était le plus facile, un mouvement administratif pour pouvoir par des moyens administratifs poursuivre sa politique d'ordre moral. Depuis le Gouvernement de l'Algérie et la préfecture de la Seine, jusqu'aux préfets, sous-préfets, conseillers de préfecture, membres des parquets et maires des communes, alors nommés par le Gouvernement, ce fut un grand branlebas administratif. L'Officiel, pendant plusieurs jours, surtout les 27, 29 mai et 1er juin, eut ses colonnes remplies de révocations, de démissions et de nominations administratives.

Puis, pour marquer ses résolutions par un acte caractéristique, le Gouvernement, en vertu de ses pouvoirs d'état de siège, frappa d'interdiction le journal le Corsaire, « Considérant, disait l'arrêté ministériel, que le journal le Corsaire, par la violence de sa polémique, par les doctrines antisociales qu'il professe, est une menace incessante pour la paix publique, et ne saurait être toléré plus longtemps sans danger pour la paix publique; Considérant enfin que le Corsaire, après avoir été l'objet d'une suspension, n'en a pas moins persévéré dans ses attaques contre l'ordre établi. »

Le 10 juin, une interpellation présentée par Lepère sur cette affaire vint en discussion à l'Assemblée.

Comme on voyait dans l'organisation minutieuse dans les divers quartiers de Paris d'une souscription dite « des cinq sous » une association illicite, Lepère prétendit que l'article 291 du Code pénal était inapplicable, parce que l'association devait comporter des réunions périodiques, et parce que la souscription, d'ailleurs, n'avait pour but que de couvrir les frais de la candidature Barodet, ce que la presse de droite elle-même déclarait licite. Au reproche de violence dans les polémiques, Lepère répondit en citant les journaux d'extrême droite, attaquant avec la dernière violence les républicains.

Au grief des doctrines antisociales, Lepère objectait l'imprécision de ce qui constituait l'ordre social et l'arbitraire des poursuites fondées sur ce grief.

De même qu'était-ce que « l'ordre établi » ? Le Gouvernement actuel, comme celui de Thiers, n'était-il pas républicain ? Le Corsaire n'attaquait certes pas la République, qui était l'ordre établi.

Beulé, ministre de l'Intérieur, répondit à Lepère. Ce fut de la façon la plus faible. La souscription du Corsaire avait pour but la [p.219] constitution de cadres en vue de futurs mouvements insurrectionnels. L'ordre établi, l'ordre social avaient leurs bases dans la propriété, la liberté de conscience, la religion, la famille, et c'étaient ces bases qu'une certaine presse ébranlait. Tout cela était bien vague; il était évident qu'on pouvait en discuter et que le moment où de la critique permise on passerait à l'attaque illicite était bien difficile à préciser.

Mais la catastrophe pour le ministre fut quand, parlant de l'ordre établi et présentant l'Assemblée comme sa base même, il prononça ces paroles : « L'Assemblée nationale que le pays s'est donnée dans un jour de malheur pour le sauver »; sa voix fut couverte par des exclamations et des applaudissements ironiques de la gauche. Le ministre, ne se rendant même pas compte de son lapsus, ne put reprendre sa démonstration et l'effet de son discours fut désastreux.

Ce débat, en tout cas, révéla combien la politique d'ordre moral était difficile à justifier, la notion même en étant des plus incertaines et donnant à ses applications un caractère d'arbitraire presque inévitable.

Au cours de la discussion, d'ailleurs, un incident très fâcheux pour le Gouvernement se produisit. Gambetta lut une circulaire du ministre de l'Intérieur à ses représentants dans les départements, leur demandant des renseignements sur les journaux, leurs opinions, tendances, « situation financière » et prix qu'ils pourraient attacher au concours bienveillant de l'administration. Il s'agissait donc de les acheter. Les députés de gauche manifestèrent la plus vive indignation, quoique Gambetta leur rappelât lui-même qu'il y avait à l'Intérieur un bureau de la presse avec trente-deux fonctionnaires, et que l'emploi des fonds secrets affectés à ce ministère n'était pas douteux, quoique Thiers eut pu dire un jour « qu'accuser le Gouvernement de corrompre la presse, c'était comme accuser quelqu'un de corrompre une fille publique »[2]. La réponse de Beulé à Gambetta ne fut pas plus vigoureuse que la précédente. Pourtant l'ordre du jour pur et simple, auquel le ministère se rallia, fut voté par 368 voix contre 308. La majorité ne s'était pas laissé entamer. Mais à la première expérience la politique de défense sociale s'était révélée difficile à pratiquer et à défendre. Les légitimistes s'en prirent à Pascal, auteur de la fameuse circulaire, et les partis de la majorité, malgré [p.220] leur vote commun, se critiquèrent vivement les uns les autres. Ce n'était qu'un commencement, mais le mal du régime se révélait sans tarder.

Nouvelles mesures d'ordre moral, nouvelles attaques. Poursuites contre Ranc, arrêté sur les enterrements civils. — Le Gouvernement, malgré ces difficultés, n'en continua pas moins sa politique d'ordre moral.

Ernoul, Depeyre soutinrent par exemple la demande de poursuite contre Ranc, élu député du Rhône, présentée par le Gouvernement militaire de Paris pour participation à la Commune, alors que sous le Gouvernement de Thiers il n'avait pas été inquiété. C'était une preuve de fermeté que donnait le Gouvernement. L'autorisation fut votée par 420 voix contre 135. Gros succès pour le Gouvernement, remporté sur un terrain plus ferme.

Il eut, le 24 juin, une nouvelle occasion de s'affirmer avec une interpellation de Le Royer, au sujet d'un arrêté du préfet du Rhône réglementant pour Lyon les enterrements civils, leur assignant une heure matinale et le parcours le plus direct entre le domicile du défunt et le cimetière.

Le Royer attaqua l'arrêté préfectoral comme créant « deux classes de citoyens », les uns appartenant à l'une des religions reconnues par l'État, les autres mourant avec d'autres croyances religieuses, ou sans croyances religieuses, et infligeant à ceux-ci « une flétrissure murale » en leur imposant « le silence du matin ou les ombres de la nuit ». C'était là pour l'interpellateur la « méconnaissance de notre droit public » et le « retour à un passé jugé »; c'était un « excès de pouvoir et l'usurpation du droit législatif ».

L'État laïc ne pouvait pas faire de distinction entre les citoyens et les traiter différemment à raison de leurs croyances. L'arrêté violait la liberté de pensée, qui n'implique pas seulement la faculté intérieure d'adhérer à telle ou telle pensée, mais encore de la traduire par des actes extérieurs; il plaçait l'individu entre le scrupule d'infliger à sa famille une flétrissure et la satisfaction de sa conscience. Le Royer évoquait le souvenir des ordonnances de Louis XIV sur l'enterrement des religionnaires et rapprochait de l'arrêté l'incident, qui s'était produit à l'enterrement civil d'un membre de l'Assemblée, les troupes, qui rendaient les honneurs, n'accompagnant pas le cortège qui allait directement du domicile du défunt au cimetière.

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Beulé répondit à ce discours avec beaucoup plus de fermeté et de précision que précédemment. Il rappela qu'à Lyon plus de 2.000 enterrements avaient lieu de 6 à 7 heures du matin à cause des obligations du travail, que les heures prévues par l'arrêté étaient donc usuelles. Puis il s'attaqua à l'exploitation, pourrait-on dire, des enterrements civils transformés en manifestations et aux abus auxquels ils donnaient lieu : association organisée pour les multiplier par toutes sortes de procédés, si bien qu'au lieu d'être très rares ils devenaient quotidiens, convocations nombreuses, présence obligatoire des membres de la société, foules comptant des milliers de personnes étrangères aux familles, heures et itinéraires choisis pour donner à ces enterrements la plus grande publicité, discours de tendance politique, quêtes au cimetière pour des buts politiques.

Ces enterrements, disait-il, n'étaient pas inspirés par des sentiments philosophiques respectables, mais par une pensée antireligieuse et politique.

Ces faits étaient si indiscutables que de Pressensé, tout en s'élevant contre l'arrêté du Rhône, les réprouva.

Après des interventions de de Witt, de Fournier, de de Belcastel, un ordre du jour considérant que la liberté de conscience n'était pas en cause et s'associant aux sentiments exprimés par le Gouvernement fut voté par 413 voix contre 251. C'était pour le Gouvernement, par rapport au vote précédent, un sérieux redressement. Mais combien les débats avaient été passionnés et combien ils avaient montré que les mesures d'ordre moral provoqueraient dans l'assemblée des conflits aigus !

Cette interpellation était la seconde en quinze jours; cette institution était ainsi, tout de suite, détournée de son but normal. Moyen de contrôle, elle était transformée en moyen d'attaque, en arme de combat. Le fléau de notre parlementarisme, la guerre au Gouvernement, se révélait dès que le parti républicain devenait le parti de l'opposition après avoir soutenu ou ménagé un Gouvernement qui lui avait donné des encouragements.

Loi du 24 juillet 1873, relative à l'église du Sacré-Cœur. — La politique d'ordre moral et religieux inaugurée par le nouveau Gouvernement suscita de vives oppositions non seulement par la voix de l'interpellation, mais encore à l'occasion de propositions qui soulevèrent des conflits et des luttes passionnés.

L'archevêque de Paris, Mgr Guibert, donnant suite à un vœu de [p.222] son prédécesseur Mgr Darbois, au cours de la guerre, communiqua au Gouvernement son projet d'élever par souscription nationale une église consacrée au Sacré-Cœur à Montmartre, lieu des premiers martyres parisiens et du début de la Commune, à titre de reconnaissance et d'expiation. Le ministre des Cultes, Batbie, présenta le 21 juin, au nom du Gouvernement, un projet de loi qui déclarait d'utilité publique les travaux à entreprendre, ce qui permettait l'expropriation des terrains nécessaires.

Ce projet souleva de vives controverses même entre les légitimistes, qui voulaient qu'il fût aussi affirmatif que possible de son but et de son caractère religieux et les monarchistes du centre droit qui voulaient atténuer les choses pour ménager l'opinion non religieuse.

C'est ainsi que la rédaction de l'article 1er du projet qui, primitivement, contenait le vocable de « Sacré-Cœur », et qui indiquait que le but était d'appeler sur la France et Paris « la miséricorde et la protection divines », subit plusieurs changements. Les débats de ce projet, si simple en somme, durèrent trois jours.

L'un des opposants, Bertauld, professeur de droit, opposa au projet qui attribuait l'église future à l'archevêque de Paris et à ses successeurs et reconnaissait aux travaux de son édification le caractère d'utilité publique, alors que l'édifice ne serait pas public, des arguments juridiques multiples et subtils, qui trahissaient peut-être plus l'hostilité d'un adversaire politique que les scrupules d'un légiste très soucieux de la légalité même devant une Assemblée disposant du pouvoir législatif. Batbie, professeur de droit comme lui, fit d'ailleurs assaut de science administrative pour lui répondre. Manifestement ce projet surexcitait les esprits parce qu'il était une manifestation de la tendance religieuse du Gouvernement.

Un incident accrut cette excitation. Cazenove de Pradines, pour accentuer le caractère national et politique de l'érection de la nouvelle église, proposa un article supplémentaire disant que l'Assemblée se ferait représenter à la pose de la première pierre par une délégation de son bureau. Le centre droit vota contre cet article qui fut repoussé par 262 voix contre 103. Et ce fut l'occasion d'une manifestation du comte de Chambord qui écrivit au général : « Vous me connaissez trop pour attendre de moi une phrase banale sur votre énergique insistance dans la mémorable lutte, dont vous êtes sorti, comme à Patay, le glorieux vaincu. Je vous félicite, je vous remercie, [p.223] je vous embrasse, heureux d'ajouter au témoignage de votre conscience celui de mon admiration et de ma vieille amitié. »

Dans son Journal, de Lacombe[3] écrivit le 26 juillet : « Lettre du comte de Chambord à Cazenove. C'est un parti pris de défier la société actuelle et de s'aliéner même les amis. De pareilles lettres sont pour les feuilles légitimistes de province le signal d'un nouveau débordement contre les modérés. » Il comprenait que la politique vit d'hypothèses et non de thèses et que les exagérations d'une politique morale et religieuse déchaînent contre elle les adversaires du Gouvernement et divisent ses partisans.

Absence de décision et de volonté de la majorité et du Gouvernement. — Ordre moral et religieux, c'est à cela que semblait s'arrêter la politique du Gouvernement et de la majorité ardente pour arracher le pouvoir à Thiers, elle et le Gouvernement émané d'elle semblaient, après l'avoir saisi, ne savoir qu'en faire. Le Gouvernement surtout ne comprenait pas son rôle de conducteur, d'entraîneur de la majorité. Il contribua à fausser notre parlementarisme en abandonnant l'impulsion à l'Assemblée.

La première question qui se présentait était celle de l'organisation municipale, de l'électorat municipal et du choix des maires : électorat différent ou non de l'électorat politique, nomination des maires par le Gouvernement ou élection par le conseil municipal, loi municipale générale, ou loi électorale municipale préalable. C'étaient là de grosses questions qui se posaient à la Commission de décentralisation.

Elles intéressaient au premier chef le Gouvernement, c'était à lui à faire valoir auprès de la commission ses idées et à en précipiter les solutions.

Or, de Lacombe, membre de la commission, nous montre les ministres, Beulé, de Broglie, Batbie, hésitants, amorphes, sans initiative. Que l'on se reporte dans son Journal aux séances des 21, 23, 27, 28 juin notamment, on sera stupéfait de leur attitude d'inertie. Il semble que ce soient là des questions nouvelles pour eux, sur lesquelles ils n'ont pas d'idées. « L'indécision des ministres produit une impression pénible », écrit de Lacombe. « Nous attendions l'opinion du gouvernement, lui dit Jouvenel; son opinion, c'est qu'il n'en a pas. » De Broglie semble ériger cette attitude en principe. Il dit à de Lacombe qui la lui reproche : « Nous sommes les chiens du [p.224] berger. Nous veillons autour du troupeau mais nous ne le conduisons pas. » Le malheur, c'est qu'au-dessus d'eux il n'y a pas de berger pour les conduire. Ces autoritaires, au Gouvernement, ne savent pas gouverner. Ils sont les premiers, par réaction contre Thiers, à fausser, en sens contraire de lui, le parlementarisme; l'impersonnalité de la présidence ils l'étendent au ministère.

Ajournement du problème constitutionnel. — Si la majorité et le Gouvernement nouveau se montraient tout de même assez pressés de prendre quelques mesures, conformes à leur programme d'ordre moral, ils reculaient devant le problème constitutionnel. Il semblait s'imposer à eux pourtant. La restauration de la monarchie n'était-elle pas leur objectif essentiel, la condition même du redressement social qu'ils désiraient ? Et puis la question n'était-elle pas engagée ?

La loi du 13 mars, leur œuvre, avait confié au Gouvernement la rédaction des lois constitutionnelles et Dufaure avait, avant le 24 mai, saisi l'Assemblée de trois projets, l'un sur le régime électoral, un autre sur l'organisation et la transmission des pouvoirs législatif et exécutif, le troisième sur une seconde Chambre.

Une commission prévue par la loi devait être nommée pour les examiner. Elle ne l'avait pas été. L'élire, n'était-ce pas chose à faire sans retard ? La majorité n'avait-elle pas constamment critiqué elle aussi le provisoire, la précarité du pouvoir comme la cause de sa faiblesse, de la stagnation des affaires et du trouble qui régnait dans les esprits ?

Au commencement de juillet pourtant la commission n'était pas nommée et il n'était même pas encore question de son élection. C'est que la majorité ne voulait pas compromettre la restauration par des institutions politiques qui la devanceraient et pourraient être en contradiction avec elle. C'est que la restauration restait fort en suspens, la fusion entre les familles royales n'étant pas réalisée. Le principe de la légitimité impliquait que le roi n'aurait pas à être appelé au trône, mais s'y installerait de son propre droit et que ce serait lui qui donnerait au pays ses institutions. Et enfin le comte de Chambord ne paraissait pas prêt à abandonner son principe et son drapeau, considérés, même par la grande majorité des monarchistes, comme d'insurmontables obstacles à son retour.

Ce ne fut pas le Gouvernement mais bien Dufaure qui mit l'Assemblée en face de la question de l'élection de la commission. Il le [p.225] fit le 2 juillet. Il rappela que la loi, dont de Broglie avait été le rapporteur, la prévoyait; que l'Assemblée avait toujours revendiqué le pouvoir constituant et devait l'exercer; que le provisoire ne pouvait pas devenir le définitif; que le groupe Target s'était prononcé pour la République.

Un député du Nord, Leurent, au nom des intérêts, déclara que ce serait les compromettre que d'entrer, avant les vacances, dans une période d'agitation en posant le problème qui surexcitait les passions, sans pouvoir pendant de longs mois le résoudre.

Gambetta reprit sa thèse première de l'incompétence constitutionnelle de l'Assemblée, la représenta comme incapable de trancher le problème du régime et conclut une fois encore à la nécessité de la dissolution.

De Broglie lui répondit en réaffirmant le pouvoir constituant de l'Assemblée, en le démontrant par l'exercice qu'elle en avait fait sous Thiers, et il répondit à Dufaure que l'Assemblée était maîtresse de choisir son heure, que l'approche des vacances rendait la nomination actuelle de la commission inopportune. Il se rallia à la proposition Leurent, la fixant à un mois après la rentrée de l'Assemblée.

Elle fut votée à mains levées. « La majorité est enchantée, écrit à cette date de Lacombe, sauf l'extrême droite, qui ne voit que l'échéance déterminée des lois constitutionnelles[4]. » — Hésitation, ajournement, division dans son sein, tel était le bilan de la majorité quant à la question constitutionnelle.

Campagne monarchiste de 1873. Ses précédents. Sa nécessité. — A l'ouverture des vacances de l'Assemblée la question constitutionnelle était donc posée pour une date fixe. De là la nécessité absolue pour la majorité monarchiste, si elle voulait faire la restauration, de devancer cette échéance. Il fallait réaliser tout d'abord l'unité parmi les monarchistes, attachés les uns au légitimisme de droit divin, les autres à l'orléanisme de droit national, et que le comte de Chambord devînt enfin l'unique prétendant, le comte de Paris s'effaçant devant lui, quitte à lui succéder à sa mort.

Mais l'opération, appelée d'un nom mal approprié, la fusion, car deux principes aussi contradictoires ne pouvaient fusionner, s'était précédemment heurtée à l'intransigeance absolue du comte de Chambord, une première fois quand, après la lettre du comte de Paris lui annonçant sa visite, qui était l'équivalent de sa soumission, [p.226] il y avait répondu par le manifeste du 5 juillet affirmant le principe légitimiste intégral et le maintien irréductible du drapeau, qui en était le symbole, une seconde fois quand le 25 janvier 1872 le prince avait écrit la lettre qui avait redit son inébranlable fidélité à sa foi et à son drapeau, puis encore quand, au début de 1873, à la supplication de l'évêque d'Orléans il avait répondu de façon aussi intransigeante, ne voyant dans le drapeau tricolore que « le symbole de la révolution ». Et tout récemment encore la lettre du prétendant au général d'Aurelle ne venait-elle pas de le montrer aussi ancré dans les mêmes idées ? Et la fusion paraissait aussi difficile du côté des orléanistes, malgré la démarche du comte de Paris, avec le souvenir et la tradition de 1830, avec la volonté dernière exprimée par le duc d'Orléans que son fils demeurât « le serviteur passionné et exclusif de la France et de la Révolution ». N'était-ce pas pour ne pas désavouer le drapeau tricolore que le comte de Paris, après le 5 juillet 1871, n'avait pas répondu à l'invitation du comte de Chambord, d'aller le voir ? Le duc d'Aumale n'avait-il pas, dans l'Assemblée, proclamé le 28 mai 1872 son attachement au drapeau tricolore en le qualifiant de « drapeau chéri » ?

On espéra pourtant contre toute espérance. La nécessité d'aboutir n'imposerait-elle pas les concessions nécessaires ? Le succès remporté par l'union le 24 mai contre Thiers n'encouragerait-il pas à rester unis pour construire comme pour détruire ?

Mais ces espérances devaient rester vaines. Après des démarches qui firent croire à leur réussite, elles s'évanouirent avec la fameuse lettre du 27 octobre.

Entrevues de Vienne et de Froshdorff. Fausse entente. — Dès avant le 24 mai des chefs du parti monarchiste avaient pressé le comte de Paris de se rendre auprès de son cousin à Froshdorff. Le duc d'Aumale, interrogé, déclara que la démarche était difficile mais désirable. Le 2 août, le comte de Paris, incognito, se rendit donc à Vienne; le lendemain, par le télégraphe, il demanda au comte de Chambord où et comment il pourrait le recevoir.

Le prince chargea de Vanssay d'aller régler l'affaire à Vienne, en lui remettant une note précisant sa pensée. Pour que cette visite ne donnât lieu « à aucune interprétation erronée », le comte de Chambord demandait « que M. le comte de Paris, en l'abordant, déclarât qu'il ne venait pas seulement saluer le chef de la maison de Bourbon, mais bien reconnaître le principe dont M. le comte de [p.227] Chambord est le représentant, avec l'intention de reprendre sa place dans la famille ». C'était garder l'attitude de 1871, imposer l'adhésion formelle au fameux principe.

Dans la conversation du comte de Paris et de de Vanssay celui-ci formula la même condition et fut amené à remettre au prince la note même dont il était porteur, qui provoqua, selon son récit, chez le prince « un désappointement très marqué ». Pour en atténuer censément l'effet, le messager ajouta que le prétendant « n'avait jamais tenu un autre langage et qu'il serait inébranlable sur ce point ». Le comte de Paris se raidit, mit la note dans sa poche, demanda à réfléchir et se déclara prêt à repartir si le comte de Chambord le préférait. L'entrevue cessa alors rapidement et froidement.

De Vanssay, après être retourné à Frosdorff, revint à Vienne le lendemain. Le prince déclara « avec une certaine émotion qu'il avait profondément réfléchi, que la condition qui lui était imposée était capitale... qu'il n'en était pas moins résolu à prononcer la phrase demandée ». Il remit à son tour une note dans laquelle il reconnaissait, comme on le lui demandait, le principe représenté par le comte de Chambord, mais en ajoutant : « Il souhaite que la France cherche son salut dans le retour à ce principe »; il terminait en assurant que le comte de Chambord ne rencontrerait aucun compétiteur dans sa famille.

Sous l'apparence d'une adhésion à la note du comte de Chambord, c'en était la contradiction. Souhaiter que la France cherchât son salut dans le retour au principe du prince, c'était le méconnaître; car c'était mettre le droit du pays au-dessus de celui du droit légitime ; subordonner la légitimité à l'adhésion du pays, c'était la nier.

De Vanssay déclara accepter cette note et déclara pouvoir assurer que « Monseigneur l'accepterait aussi ». Sur quoi le comte de Paris déclara : « J'irai demain à Froshdorff. » L'entrevue y eut lieu le lendemain et la fameuse phrase fut répétée dès l'arrivée, mot pour mot et devant témoin. Il avait été dit par ailleurs, par l'intermédiaire encore de de Vanssay, que le comte de Paris avait et pouvait avoir, même en politique « ses idées personnelles ».

La réunion se poursuivit par des présentations, un déjeuner familial, un entretien particulier des princes.

Quelques mots arrêtés d'avance, prononcés et entendus, quelques propos échangés, quelques heures de rapprochement, le tout enveloppé d'un protocole rigide, est-ce cela qui pouvait opérer la fameuse [p.228] fusion? Au lieu de l'entente, n'était-ce pas le désaccord qui se révélait ?

La comtesse de Chambord, qui, au dire du marquis de Dampierre, ne manifesta guère en cette circonstance de satisfaction, n'en avait-elle pas le sentiment[5] ?

Et du côté des orléanistes, ne le sentait-on pas ? Le comte d'Harcourt, compagnon de voyage du comte de Paris, ne signalait-il pas, dans une lettre, que la note de celui-ci ne parlait plus de la « place reprise par lui dans la famille », et qu'elle contenait l'affirmation des droits de la France à choisir son Gouvernement ? Le comte de Paris ne déclara-t-il pas à plusieurs reprises que sa démarche permettait l'union de tous les conservateurs, « le dernier mot demeurant au pays »[6] ? Et le 18 août, dans une réponse au marquis de Dampierre, qui lui avait écrit : « Ce grand acte laisse la parole à la représentation nationale pour dire dans quelle condition elle veut le rétablissement de la monarchie », ce qui était l'opposé de la thèse légitimiste, du « principe », le comte n'écrivait-il pas : « Vous définissez avec une heureuse précision la lâche qui après ma démarche de Froshdorff incombe aux représentants du parti conservateur dans l'Assemblée. Aujourd'hui la monarchie traditionnelle et constitutionnelle, définie d'une manière si ferme et si précise dans le manifeste de la droite de février 1872, peut être le programme commun de tous les conservateurs, à quelque nuance qu'ils appartiennent. » Parler ainsi après s'être incliné devant le principe du comte de Chambord, c'était le méconnaître radicalement.

Si l'on se reporte au Journal de de Lacombe pour trouver l'impression produite sur les monarchistes modérés par ces entrevues et ces échanges de notes, on voit qu'ils ont attaché une grande importance à ce qu'il appelle « la grande démarche »; qu'ils ont approuvé le comte de Paris de l'avoir faite; qu'ils se rendent compte de toutes les précautions prises et des difficultés rencontrées, mais qu'ils se rendaient mal compte du point où on en était.

Pour réussir, il eût fallu de la lumière, une entente parfaite sur le but à atteindre permettant l'accord de tous les partis conservateurs; on demeurait dans l'obscurité, avec seulement une apparence d'entente et de part et d'autre une méfiance réciproque. Ce n'était pas le succès mais l'échec qui pouvait seul en résulter.

[p.229]

Le Gouvernement conscient de la difficulté. Envoi de délégués à Froshdorff. — De Broglie se rendit bien compte de la difficulté de la situation. Dans une lettre à de Falloux et dans une conversation avec lui il la signale sans illusion. On a applani la route, il reste à la parcourir. Le prétendant devrait en faire la moitié. Fera-t-il même un pas ? Le comte de Paris a rapporté des espérances, mais le comte de Chambord s'opiniâtre dans son point d'honneur exagéré, il ne cédera pas d'avance, peut-être ne s'opposera-t-il pas plus tard au vœu de la France régulièrement exprimé. A quoi de Falloux objecta qu'on est dans un cercle vicieux : le prince ne céderait que revenu, on ne l'appellerait que s'il cédait d'avance. « Nous n'en sommes pas sortis, nous travaillons à en sortir », répond le ministre.

Pour en sortir en envoie à Froshdorff Merveilleux du Vignaux et de Sugy, amis d'Ernoul. Avant leur réception une note est envoyée par le prince à celui-ci. Le prétendant proteste contre l'intention qu'on lui prête de restaurer le pouvoir absolu. Sa monarchie serait essentiellement tempérée, avec deux Chambres, dont une nommée au suffrage universel. L'Assemblée l'ayant purement et simplement proclamé roi nommerait une commission chargée d'étudier avec lui les questions constitutionnelles et politiques. Quant à la question du drapeau, « il se réservait à son entrée en France de la traiter lui-même avec l'armée ». « Il se faisait fort de trouver une solution compatible avec son honneur », « sans recourir à aucun intermédiaire ».

Cette note témoignait de dispositions conciliantes et assez libérales sur le terrain constitutionnel, mais de l'intransigeance quant au drapeau : pas de solution avant son retour, à son retour entente avec l'armée seule. Comment le pays, rebelle au drapeau blanc, pourrait-il l’accepter ?

Dans l'entrevue entre le prince et les délégués du Gouvernement l'intransigeance du prince s'affirma. On lui signala le danger de faire du drapeau tricolore l'arme contre lui de l'insurrection. Il répondit à voix basse : « Si le drapeau blanc était repoussé, je reviendrais ici. » Et Merveilleux du Vignaux « ayant protesté avec un douloureux respect », il garda le silence, puis il demanda si Ernoul défendrait le drapeau blanc à la tribune. On lui répondit que ce ne serait pas sans crainte de mettre le drapeau tricolore aux mains de l'émeute.

La contradiction était complète, seulement on n'osait pas la [p.230] faire éclater ouvertement. Quelle chance pouvait-il y avoir de réussir ?

Réunions monarchistes du 25 septembre et du 5 octobre. — Le temps pressait. Il fallait s'entendre pour agir. On se réunit. Le 25 septembre, soixante députés monarchistes se rencontrèrent sous la présidence du duc d'Audiffret-Pasquier. Il affirma qu'il ne pouvait se rallier qu'à la « monarchie tricolore », la seule que la France pût accueillir, qu'il fallait la faire accepter par le prince. Les légitimistes répondirent par des protestations de loyalisme vis-à-vis du comte de Paris pour l'avenir, mais demandèrent qu'au lieu de monarchie tricolore on dit monarchie du drapeau tricolore. C'est donc sous son signe qu'on se groupa. Il restait à le faire accepter par le comte de Chambord. Quelques jours plus tard le comte de Paris, tout en se félicitant des heureuses suites de cette réunion, signalait l'anxiété qu'il éprouvait, une « inspiration malheureuse » pouvant « tout gâter », et il parlait « d'un insuccès » auquel il aimait mieux « ne plus croire ».

N'était-ce pas un optimisme de commande plus que de raison ?

Le maréchal de Mac-Mahon éprouva le besoin de faire connaître lui-même ses dispositions, son sentiment. Son propre aide de camp, le marquis d'Abzac, déclare au comte de Blacas qu'il n'entraverait pas la restauration mais que, de l'avis des chefs de corps, la suppression du drapeau tricolore pourrait désunir l'armée, seul soutien de l'ordre et de la paix intérieurs.

En même temps un nouveau légitimiste, Combier, fut envoyé à Froshdorff par Ernoul pour tâcher d'obtenir pour le drapeau une phrase plus catégorique que celle de la note du 13 septembre. Il revint sans refus mais sans assurance.

Le 4 octobre, le temps pressant de plus en plus, une nouvelle réunion des groupes de droite eut lieu sous la présidence du général Changarnier. On y décida la formation d'une commission pouvant préparer les solutions et arrêter l'action opportunes. On discuta beaucoup pour savoir si on lui donnerait ou non une mission définie. Audiffret-Pasquier, président du centre droit, fit des déclarations catégoriques. Ses amis et lui admettaient le droit royal héréditaire du comte de Chambord, mais étaient convaincus que la monarchie n'était possible qu'à la condition d'être la monarchie constitutionnelle et la monarchie du drapeau tricolore. « Si le maintien du drapeau tricolore n'est pas stipulé dans l'acte qui rappelle le roi au [p.231] trône de ses pères, le centre droit est convaincu que l'entreprise monarchique ne peut être conduite au succès. » « Aujourd'hui nous sommes arrivés au bout des sacrifices possibles, nous ne pouvons pas abdiquer le drapeau tricolore. Sommes-nous d’accord ? » A cette déclaration catégorique, les légitimistes ne pouvaient répondre catégoriquement. On épilogua.

Chesnelong fut l'homme des compromis. On touchait à la victoire. Il fallait un terrain d'union entre le roi et l'Assemblée; l'union était impossible avec la répudiation du drapeau tricolore, mais on ne pouvait oublier le manifeste du prince; il avait refusé de répudier le drapeau blanc mais, sans rejeter le drapeau tricolore, il fallait les concilier entre eux. Pour cela et pour obtenir l'adhésion du roi, il fallait une commission déjà proposée par Changarnier.

Celle-ci fut composée, sous la présidence du général, de deux membres des quatre groupes extrême droite, droite modérée, centre droit, groupe Changarnier. Le centre droit n'avait adhéré que sous la réserve, dont on lui donna acte, que le maintien du drapeau tricolore serait garanti dans l'acte même qui appellerait le comte de Chambord au trône. Avec quelles difficultés ne progressait-on pas ?

Commission des Neuf. Séance du 6 octobre. — La Commission des Neuf, dernier espoir, se réunit le 6 octobre sous la présidence du général Changarnier. Elle posa ces points : la monarchie est nécessaire; elle doit être constitutionnelle, le prince l'admet; le drapeau tricolore n'est pas moins nécessaire pour l'opinion, pour l'armée, on ne saurait le sacrifier au roi. Il faut trouver le moyen de le conserver. Daru, Audiffret-Pasquier surenchérissent. Il faut qu'un article formel de l'acte de restauration consacre son maintien. De Larcy se dit « navré de douleur ». L'obtiendra-t-on du prince, qui consentira peut-être seulement à ce que soit réservé l'accord du roi et de l'Assemblée pour le drapeau. Carteron déclare que c'est la seule solution légale. Audiffret déclare que sans la garantie du maintien du drapeau tricolore, « il n'y aurait pas la monarchie restaurée, il y aurait la révolution maîtresse ».

Les deux thèses s'opposent. C'est l'heure de Chesnelong, l'homme des transactions.

On peut imaginer un drapeau blanc sur une face et tricolore sur l'autre, ou un drapeau tricolore avec un écusson fleurdelysé. Pasquier répond : « Nous l'acceptons tous. »

Et si le prince jugeait ne pouvoir proposer une pareille solution [p.232] qu'à son retour, l'accepterait-on? « Nous marcherions », répond Pasquier.

Et si le prince, le drapeau tricolore ayant été arboré à son retour, se réservait de proposer alors à l'Assemblée une autre solution, l'accepterait-on ?

La formule à insérer dans l'acte de restauration serait alors, non « le drapeau tricolore est maintenu » mais « le drapeau tricolore est maintenu; il pourra être modifié par l'accord du roi et de la représentation nationale ».

« Ces propositions, écrit Chesnelong, provoquèrent un grand mouvement d'adhésion dans la commission. » Pasquier répéta que « le drapeau blanc était impossible », mais il accepta la formule, en gage d'union, et « un applaudissement général accueillit ce mouvement de cœur ».

Ainsi, cet aréopage de neuf personnes, en vase clos, par des formules sybillines, se croyait en mesure de disposer d'un trône, d'un roi, d'un pays !

Restait le prétendant à convaincre. Daru proposa de lui déléguer Chesnelong lui-même, pour qu'il achevât son œuvre. Celui-ci demanda et obtint que Lucien Brun et de Larcy lui fussent adjoints.

Le lendemain 7 octobre, en une nouvelle réunion, il exposa son plan d'action et Pasquier insista pour que dans l'acte de restauration on insérât les principes de l'ordre politique nouveau, que l'on fît comprendre au prince l'état d'esprit de l'Assemblée, la déclaration du maréchal, la formule arrêtée par la commission, en lui disant toute la vérité. Chesnelong vit ensuite de Broglie qui approuva cette formule et fit des vœux pour la restauration dans des conditions qui en permettraient le succès. Le 8, Chesnelong correspondait avec Dreux-Brézé pour son audience. Elle n'eut lieu à Salzbourg que le 14 octobre.

Chesnelong à Salzbourg. Attitude décisive du comte de Chambord. — C'est là qu'allait se jouer la partie décisive. On ne saurait trop recommander la lecture du long récit de Chesnelong, qui a rapporté comme un sténographe ses interminables entretiens avec le prince, qui furent d'ailleurs presque des monologues.

En voici le plus bref résumé. Chesnelong affirme sa foi monarchique; il n'est pas venu poser au prétendant des conditions, mais l'informer des possibilités et des nécessités actuelles. Il dit les espérances à la suite de la démarche du 5 août.

[p.233]

Quant à la question constitutionnelle, l'Assemblée ne fera que déclarer que la monarchie nationale, héréditaire et constitutionnelle, est le Gouvernement de la France, qu'Henri V, en vertu de son droit héréditaire, est appelé au trône.

C'est le roi qui présentera à l'Assemblée les lois constitutionnelles que leur accord consacrera. L'acte même de rétablissement énoncera seulement les garanties que la Constitution assurera : exercice du pouvoir législatif par le roi et les représentants du pays, liberté civile et religieuse, égalité devant la loi, libre accès de tous aux fonctions publiques, vote annuel de l'impôt. Sur la responsabilité des ministres Chesnelong, comme la commission, se montrait discret, le prince répugnant au parlementarisme. Comme celui-ci avait écouté cet exposé sans protester, souvent même en approuvant, Chesnelong en prit acte. Il le résuma en trois points qui furent soulignés d'un geste d'assentiment par son interlocuteur.

Vint ensuite la question du drapeau. Le prince sait qu'elle rencontre « bien des difficultés » et en exprime le regret. Chesnelong déclare que la restauration en dépendra, qu'il parlera en toute franchise. Le prince lui répond qu'il n'ambitionne pas le pouvoir, qu'il est prêt pourtant à consacrer à la France ses forces et sa vie, qu'elle y a droit, mais qu'elle ne peut lui demander le sacrifice de son principe et de son honneur et que la question du drapeau touche aux deux. « De là sa gravité et sa délicatesse. » Chesnelong est bien en face de l'homme du 2 juillet 1871; il sent « un désaccord profond entre les résolutions du prince et les exigences de la situation ». Il s'arme de courage et aborde ce redoutable sujet. Il comprend que le prince ne puisse renoncer au drapeau blanc. Mais, si le drapeau tricolore a commencé par être celui de la Révolution, « la gloire a effacé la tache de son origine ». « Après avoir été au triomphe il a été récemment, avec la France elle-même, à la peine et à la défaite. Il lui est devenu plus cher après les malheurs qui en ont obscurci l'éclat, mais qui n'ont pu en ternir l'honneur. » Donc « la France ne peut demander à Henri V de renier le drapeau de Henri IV. Le roi ne peut demander à la France de renier le drapeau tricolore, qui lui rappelle tant de fiertés légitimes et tant de patriotiques douleurs ». « La solution doit être cherchée dans la fusion, dans la coexistence des deux. » Le prince accueille ces paroles par « un sourire un peu voilé de tristesse » et « n'interrompt pas ». Chesnelong continue. La Commission ne considère pas comme possible l'abandon du drapeau tricolore, l'Assemblée n'y souscrirait pas, sans [p.234] lui le Gouvernement refuserait son concours, l'armée serait blessée, le pays protesterait.

« Je sentais, écrit Chesnelong, en rapportant ce « douloureux exposé », que ces communications étaient pénibles pour le prince, je sentais qu'elles l'attristaient sans l'ébranler et je souffrais de mon impuissance à le persuader. » Il sentait en lui « un parti pris de silence impassible, qui semblait témoigner d'une résolution irrévocable ». Chesnelong continua pourtant, développant son idée de la fusion ou de la coexistence des deux drapeaux.

Échappa alors la parole décisive : « Le prince m'interrompit, dit-il, en me disant avec une fermeté douce, comme s'il se parlait à lui-même : « Je n'accepterai jamais le drapeau tricolore. » A quoi Chesnelong répondit : « Monseigneur permettra que je n'aie pas entendu cette parole; si je la rapportais je suis assuré que la campagne monarchique serait aussitôt abandonnée. » Il ajouta que le prince lui dirait à la fin de l'entretien sa réponse définitive. A quoi le prince répondit : « Soit, mais vous voyez quel est mon sentiment. » Et quand Chesnelong, après de nouveaux et longs développements sur tous les points où l'accord existait, revint à la fameuse question du drapeau, le prétendant reprit son thème du principe dont il était depuis plus de quarante ans le gardien et du drapeau qui en était le symbole inséparable. Il comprenait d'ailleurs la gloire de l'armée française, son sentiment pour « un drapeau si souvent teint de son sang »; quand ils se rencontreraient, elle et lui, ils se comprendraient, leur honneur respectif leur serait sacré. Elle prendrait de ses mains, sans en être blessée, le drapeau qu'il lui remettrait. Entre lui et la France les obstacles s'aplaniraient et « l'accord qui semblait aujourd'hui si difficile naîtrait de la situation elle-même ». Quel serait ce drapeau que le prince remettrait à l'armée, quel serait cet accord entre lui et la France, rien d'ailleurs ne le précisa.

Vainement Chesnelong exposa que la rentrée du roi ne pouvait se faire qu'avec le drapeau tricolore, qu'il était jusqu'à son changement régulier le drapeau légal, que devant le drapeau blanc les opposants s'en saisiraient et que la troupe, si on le déployait contre elle, ne marcherait pas sous les plis du drapeau blanc.

Il se heurta « au silence impassible et presque improbateur du prince et se demanda si les deux assurances, « sans lesquelles le projet de restauration monarchique serait immédiatement abandonné à Paris, n'allaient pas lui faire défaut ». Il s'efforça de mettre [p.235] en balance les bienfaits de la restauration et les dangers d'une prorogation des pouvoirs du maréchal à la suite de son échec. Or c'est la question seule du drapeau qui arrête la première. Question d'honneur pour le prince, mais aussi pour la France. Pour en sortir, il faut un acte de générosité. « On ne peut le demander qu'à la magnanimité d'une grande âme de prince. » Le prince a écouté avec une attention émue, son visage révélant les angoisses de son âme. Après un silence de quelques minutes, souriant et bienveillant, il met fin à l'entretien qui sera repris dans la soirée. Il avait duré deux heures. « La vérité, avoue Chesnelong, est qu'à ce moment j'étais découragé. » Les conseillers du prince le poussent pourtant à chercher une solution. Il leur demande d'engager le prince à accepter les trois déclarations que la Commission l'a chargé de solliciter. Mais ceux-ci, après avoir vu le prétendant, ne peuvent rapporter à ce sujet qu'un résultat négatif et c'est dans ces conditions que se présente le nouvel entretien entre Chesnelong et le comte de Chambord. Les trois déclarations en question sont alors présentées par le premier :

1° « Monseigneur le comte de Chambord ne demande pas que rien soit changé au drapeau avant qu'il ait pris possession du pouvoir. »

Le prince répond qu'il ne demande pas que l'Assemblée prenne l'initiative d'un changement dans le drapeau et qu'il n'a pas l'intention de la prendre lui-même. Chesnelong en prend acte.

2° « Monseigneur se réserve de présenter au pays et se fait fort d'obtenir de lui par ses représentants une solution compatible avec son honneur. »

Le prince répond qu'il n'a pas d'objection à y faire. Chesnelong propose d'ajouter « à l'heure qu'il jugera convenable ». C'est accepté. Et encore ces mots : « et qu'il croit de nature à satisfaire l'Assemblée et la nation », ce qui semblait déjà ménager l'entente nécessaire du roi et de l'Assemblée. Le prince acquiesce encore.

3° « Monseigneur accepte que la question du drapeau, après avoir été posée par le roi, soit résolue par l'accord du roi et de l'Assemblée. »

Le prince ne fit pas d'objection à cette troisième déclaration et Chesnelong prétend qu'à ce moment elle « était acceptée sans réserve comme les deux premières ».

Il ajoute : « Je ne saurais exprimer l'émotion qui s'empara de moi... Aucun malentendu ne me semblait possible. Les formules [p.236] acceptées se complétaient l'une l'autre et ne donnaient prise à aucune équivoque. Ma joie déborda... Mon émotion se communiqua au prince, son âme parut s'ouvrir à l'espérance... « Rendez-vous fut pris à la gare, d'où ils devaient partir l'un et l'autre. Les effusions recommencèrent avec les fidèles du prince, qui s'étonnèrent pourtant que les trois déclarations n'eussent pas rencontré d'objections. En réalité, il y avait eu maldonne. Le comte de Chambord, parlant à de Blacas des déclarations qui lui avaient été présentées, maintint son adhésion aux deux premières, mais ajouta : « Quant à la troisième, M. Chesnelong m'a parlé sans doute de l'accord du roi et de l'Assemblée comme pouvant seul trancher la question et je n'y ai pas contredit. Mais je ne voudrais pas que cela fût déclaré d'avance et en mon nom. Je me mettrais pour ainsi dire à la discrétion de l'Assemblée. Dites mes impressions à M. Chesnelong au sujet de la troisième déclaration. Je désire qu'il s'en tienne aux deux premières. »

Mis au courant, Chesnelong fut atterré. L'adhésion du prince aux trois déclarations était la condition formelle imposée par la commission à la proclamation de la monarchie; elle était retirée quant à la troisième, la plus catégorique. Par ailleurs, il y avait la parole catégorique : « Jamais je n'accepterai le drapeau tricolore »; et il y avait le silence du prince quant à la combinaison des deux drapeaux, il y avait son silence quant à la solution qu'il devait présenter à l'armée, au pays et qu'il se faisait fort de leur faire accepter. Tout son plan, toutes ses espérances s'écroulaient.

Il s'en expliqua auprès des fidèles du prince et insista pour avoir la certitude de l'adhésion de celui-ci à tout le moins aux deux premières déclarations. Il obtint une troisième entrevue qui eut lieu à 11 h. 1/2. Le prétendant portait « la trace de la fatigue et d'une profonde émotion intérieure ». Chesnelong lui relut le texte des trois déclarations. Le prince écarta la troisième qui « le mettait trop à la merci de l'Assemblée ». Chesnelong lui montra que la deuxième impliquait déjà l'adhésion de celle-ci à la solution qu'il proposerait, la troisième ne faisant que préciser et couper court à toute controverse. Le prince répondit que si elle n'était qu'une répétition on pouvait la supprimer. Chesnelong la déclara nécessaire pour rassurer l'opinion par des termes précis et intelligibles pour tous. La question du drapeau ne pouvait être tranchée que par l'accord, ou par la force. La force pouvait se retourner contre qui voudrait l'employer, [p.237] restait l'accord. Quel intérêt y avait-il à ne pas le dire explicitement ?

Le prince répondit qu'il ne saurait employer la force, mais que pour l'accord, s'il ne se produisait pas avec l'Assemblée et s'il sentait le pays sympathique il voulait se réserver de faire appel d'elle à lui. A quoi Chesnelong répliqua que l'Assemblée était constituante; que sa dissolution n'étant pas prévue, le roi ne pourrait la dissoudre que par un coup d'Etat et qu'en la dissolvant il « comblerait les vœux des ennemis de la monarchie »; qu'il ne trouverait aucun ministère pour le suivre dans cette voie. Le prince conclut qu'il voyait » la gravité de ces considérations »; qu'il écartait l'idée d une dissolution, mais maintint que la troisième déclaration ne ménageait pas assez sa liberté. « Je vous prie, conclut-il, de n'en pas parler et de vous en tenir aux deux premières. » Chesnelong s'inclina, demandant seulement pour les légitimistes la faculté de voter cette adjonction à l'article prononçant le rappel du roi : « Le drapeau tricolore est maintenu, il ne pourra être modifié que par l'accord du roi et de l'Assemblée. » Le prince déclara qu'ils étaient libres comme représentants du pays. Il admit aussi que les compagnons de Chesnelong, Lucien Brun, Carayon-Latour, et Cazenove de Pradines, s'engageassent à voter et à faire voter cet article.

En définitive, toutes ces longues explications, subtiles et compliquées, avec leurs stipulations, leurs réticences, montraient combien le comte de Chambord avait de répugnance pour le drapeau tricolore et voulait se réserver le droit de tout faire pour l'écarter.

La séparation des deux interlocuteurs eut lieu à la gare, le prince donnant rendez-vous à Chesnelong dans six mois au château de Pau.

Celui-ci arrêta ses plans. Il garderait le silence sur le : « Jamais je n'accepterai le drapeau tricolore. » Il dirait l'accord sur les deux premières déclarations, se tairait encore sur la troisième, proclamerait la liberté pour les légitimistes de leur vote, se prononcerait pour la continuation de la campagne monarchiste, avec l'espoir que le roi et l'Assemblée, étant en présence, l'un ou l'autre céderait. Les fidèles du prince lui avaient bien dit qu'en cas de refus du drapeau blanc il abdiquerait; il voulait croire que devant sa responsabilité il ne le ferait pas.

Retour de Chesnelong, ses démarches, ses communications aux Neuf. — De retour à Paris, Chesnelong se rendit chez le [p.238] général Changarnier, puis chez le duc d'Audiffret-Pasquier et à Versailles auprès d'Ernoul, pour mettre ces chefs de groupes et le Gouvernement au courant de sa mission.

Le même jour, 16 octobre au soir, il en rendit compte chez le général Changarnier à la Commission des Neuf.

Il s'étendit sur les quatre points concernant la question constitutionnelle, rapportant l'acquiescement du prétendant « par de nombreux signes d'approbation ». L'accord était complet, parfait, « aucune réserve n'avait été formulée ».

Sur la question du drapeau il déclara avoir « transmis toutes les informations que la Commission l'avait chargé de porter à la connaissance du prince ». Il exposa ses propositions de fusion ou de coexistence des deux drapeaux, il ne dissimula pas que le prince ne s'y était pas montré favorable, mais se garda « de répéter le mot » qui à ce moment lui avait été dit par le comte de Chambord. Ce silence, conforme à ce qu'il avait dit lui-même au prince, sans opposition de sa part, lui paraissait légitime ; il était pourtant de nature à tromper la commission sur les véritables et irréductibles dispositions de celui-ci. C'était s'engager dans les ténèbres.

Chesnelong continua, en rapportant qu'il avait alors présenté au prince la formule : « Le drapeau tricolore est maintenu, il ne pourra être modifié que par l'accord du roi et de la représentation nationale » et demandé les deux garanties stipulées par la Commission : « Rien de changé jusqu'à la prise de possession du pouvoir », possibilité pour le roi ensuite de présenter à l'Assemblée une solution acceptable par elle. Il ajouta que le prince avait commencé par garder une attitude impassible, ne permettant pas de saisir ses intentions, qu'il lui avait montré la gravité de la situation, d'un échec possible, qu'à la suite d'un second et d'un troisième entretien il pouvait rapporter à la Commission les deux fameuses déclarations dont il développa le sens.

« En résumé, j'apporte, déclara Chesnelong, au nom du prince, en ce qui touche le drapeau, les deux déclarations que j'ai dites, avec le sens qu'elles comportent, rien de plus, rien de moins. »

Était-ce exact ? Le formel refus du drapeau tricolore, le refus encore plus formel de la troisième déclaration, parce que trop attentatoire à la liberté du prince, les silences, les expressions de désapprobation du prince étaient passés sous silence, c'étaient autant de « moins » que la Commission ne connaissait pas. Chesnelong ne la trompa point par des affirmations mensongères, mais il la tint [p.239] intentionnellement dans l'ignorance de paroles, d'attitudes, de rétractations de la plus grande importance.

Après ce long récit, Audiffret-Pasquier marqua sa satisfaction de l'accord sur la question constitutionnelle; mais pour le drapeau il marqua le point périlleux. Le roi proposerait après son retour « sa solution ». Que ferait-il si celle-ci n'était pas acceptée ? Se résignerait-il, ou abdiquerait-il ? Et « pouvait-on espérer voir une majorité se former pour rétablir la monarchie sur un terrain si étroit et si périlleux » ?

Daru et un autre membre du centre droit se déclarèrent prêts à voter le rétablissement de la monarchie dans ces conditions, mais doutaient que leurs collègues du groupe y consentissent.

De Larcy, Tarteron, Baragnon, Combier déclarèrent avoir confiance dans tous les groupes monarchistes de l'Assemblée pour se mettre d'accord avec le roi.

Pasquier demanda le temps de la réflexion.

Chesnelong déclara que les craintes de celui-ci n'étaient pas sans fondement, mais tenait pour impossible que l'Assemblée brisât la monarchie après l'avoir faite. Il savait pourtant quelle serait la solution du roi, il espérait donc que ce serait pour celle-ci la carte forcée.

Nouvelle réunion des Neuf. Projet de résolution à voter pour la restauration. — Après des démarches encourageantes auprès du comte de Paris, du duc de Nemours, d'Ernoul, les Neuf se réunissent de nouveau le 17. Pasquier se déclare prêt à poursuivre l'entreprise de restauration et présente le projet de résolution à voter par l'Assemblée. Document de grand intérêt parce qu'il montre dans quelles conditions le centre droit envisageait le rétablissement de la monarchie.

« L'Assemblée nationale, usant du droit constitutionnel, qui lui appartient et qu'elle s'est toujours réservé, déclare :

» ARTICLE PREMIER. — La monarchie nationale, héréditaire, constitutionnelle est le Gouvernement de la France. En conséquence, Henri-Charles-Marie-Dieudonné, chef de la Famille royale de France, est appelé au trône, les princes de cette famille lui succédant de mâle en mâle par ordre de primogéniture.

» ART. 2. — L'égalité de tous les citoyens devant la loi et leur admissibilité à tous les emplois civils et militaires, les libertés civile et religieuse, les différents cultes, le vote annuel des impôts par la [p.240] représentation de la nation et généralement toutes les garanties qui constituent le droit public des Français sont et demeurent maintenus.

» Le Gouvernement du roi présentera à l'Assemblée nationale des lois constitutionnelles ayant pour objet de régler et d'assurer l'exercice collectif de la puissance législative par le roi et deux Chambres, l'attribution du pouvoir exécutif au roi, l'inviolabilité de la personne royale et la responsabilité des ministres qui en est inséparable, et généralement toutes les lois nécessaires à la constitution des pouvoirs publics.

» ART. 3. — Le drapeau tricolore est maintenu, il ne pourra être modifié que par l'accord du roi et de la représentation nationale. »

Cette déclaration affirmait le pouvoir constituant de l'Assemblée et le confirmait, les projets constitutionnels élaborés par le roi devant lui être présentés.

Elle consacrait la légitimité de la monarchie, qu'elle n'établissait pas, qu'elle reconnaissait comme étant le Gouvernement de la France.

Il y avait là comme une contradiction.

Elle posait les principes du droit public des Français en dehors des lois constitutionnelles, qui seraient établies par l'accord du roi et de l'Assemblée, ce qui les imposait au roi.

Elle prévoyait pour ces lois elles-mêmes un certain nombre de règles, comme la responsabilité des ministres, qui semblaient imposées.

C'étaient autant d'atteintes à la souveraineté du monarque légitime.

Cette déclaration fut discutée dans des réunions de groupes et subit trois retouches :

1° « La liberté de la presse sous les garanties nécessaires à l'ordre public » fut énoncée dans le paragraphe 1er de l'article 2, ce qui la rendait intangible;

2° « L'organisation du suffrage universel » fut visé dans le paragraphe 2 du même article parmi les principes à consacrer dans les lois constitutionnelles;

« La responsabilité ministérielle » passa du paragraphe 2 au paragraphe 1er de cet article, ce qui la rendait intangible pour le roi et l'Assemblée.

C'est dans ces conditions que le rétablissement de la monarchie [p.241] se présenterait aux groupes de droite d'abord, à l'Assemblée éventuellement ensuite.

On discuta encore à la réunion du Comité des Neuf sur l'opportunité de publier un rapport de l'entrevue de Salzbourg, à rédiger par Chesnelong; ce fut écarté pour éviter les polémiques. Toutes ces réunions suscitaient d'ailleurs des bruits et des commentaires aussi nombreux que contradictoires.

Réunion des députés de la droite et du centre droit ; 18 octobre. — Le lendemain, aux membres des bureaux monarchistes se joignirent des députés des deux droites et du centre droit, qu'il fallait informer et entraîner.

Changarnier, Chesnelong les mirent au courant de l'œuvre accomplie : réunions, mission de Chesnelong, déclarations acceptées par le prétendant, résolution préparée, engagement des légitimistes à la voter. Pasquier clôtura la séance par une vigoureuse exhortation à l'union et à l'énergie, reprenant le thème essentiel : le roi ne pouvant modifier le drapeau que d'accord avec la représentation nationale. Il fit décider qu'une commission de cinq membres rédigerait une note pour les journaux, dont voici quel fut l'essentiel : « La monarchie, selon les propositions arrêtées par les réunions tenues, serait rétablie; toutes les libertés civiles, politiques, religieuses qui constituent le droit public de la France seraient garanties; le drapeau tricolore serait maintenu et des modifications ne pourraient y être apportées, l'initiative royale restant d'ailleurs intacte, que par l'accord du roi et de la représentation nationale. » Si l'on se rappelle l'attitude du comte de Chambord vis-à-vis de Chesnelong, ne trouve-t-on pas que c'était s'avancer beaucoup ?

Réaction du dehors. L'opinion, la presse. Les partis. — Tandis que les monarchistes dans leurs comités et leurs groupes par ces démarches, comme en vase clos, préparaient le sort de la France, comment l'opinion réagissait-elle? Quelques sondages dans la presse le font entrevoir.

Du côté légitimiste, l'Union est intéressante à suivre. Le 6, à la suite de la réunion du 4, elle met une sourdine à la confiance qui éclate. « Quelques journaux donnent à entendre que sur toutes les questions l'accord a été complet. » « Il serait dangereux de laisser supposer que toutes les questions débattues ont été résolues. » « Le débat n'est pas clos. » « Sur la question du drapeau l'accord n'est [p.242] point fait. » Le journal annonce une nouvelle réunion pour le 21. « D'ici là, tout en évitant les questions irritantes, il convient de travailler à dissiper les derniers malentendus. » Ce n'est pas l'enthousiasme. Et le journal attaque « les politiques, les subtils, les entêtés » qui s'attardent à des « questions accessoires », à « des préférences hypothétiques ». La monarchie légitime s'impose, » il devient puéril de disserter sur les formes accidentelles ».

C'est l'intransigeance, le tout ou rien. Le journal s'élève même contre le mot de « monarchie constitutionnelle », « c'est un mot, rien de plus ». Vaine est la question du drapeau, « comprend-on qu'elle soit pour les politiques (lisez les orléanistes) une raison de tenir la France suspendue sur des abîmes ».

Le 7, l'Union admet pourtant que cette question sera tranchée par le roi et les Chambres, lex fit consensu populi et constitutione regis.

Le 8, l'Union proteste contre l'intransigeance de ses contradicteurs : « Pour l'idée il faudra que la France reste en l'air. » Le 9, elle va plus loin : « Comment au moment de sortir de la révolution conserver le drapeau de la révolution ? » « Pourquoi exiger du comte de Chambord un sacrifice que l'Assemblée ne voudrait pas faire ? »

Le 13, elle somme le maréchal de se prononcer expressément en faveur de la restauration; « l'abnégation a des limites, où le patriotisme se montre avec d'autres vertus ». « Nous disons qu'il y a un droit d'initiative qui va tout à l'heure peser sur sa conscience d'honnête homme et de chef d'État. »

L'organe de l'extrême droite, dans l'attente d'un événement si grave et si délicat, se montrait donc, à son ordinaire, intransigeant, soupçonneux et impérieux. Le pire est qu'on pouvait croire qu'il n'était que l'écho d'une pensée beaucoup plus haute.

L'attitude du Journal des Débats au cours de la campagne monarchiste est encore plus intéressante, car il représente à peu près l'opinion du centre gauche, de ses éléments voisins du centre droit, dont le ralliement aux droites était la condition du succès pour la campagne. Hostilité initiale, puis scepticisme et hésitation, puis adhésion sans enthousiasme et comme résignée, tels sont les sentiments successifs du Journal.

Après la réunion du 25 septembre, les 26 et 27 il s'étonne devant le projet « étrange » de « la restauration de la monarchie légitime par une Assemblée représentative du suffrage universel ». Si le suffrage universel est souverain, il faut « le consulter aujourd'hui [p.243] comme hier »; s'il n'est pas souverain, il n'appartient pas à la moitié plus un de ses élus d'imposer leur volonté à la moitié moins un de ses mandataires, appuyés par les indications ultérieures et invariables du corps électoral. « On va faire du droit divin avec une fraction de ce même droit populaire, que l'on conteste chaque jour dans son principe. » Des principes passant aux faits, le journal trouve que la réunion du 25 « ne paraît pas avoir beaucoup avancé les affaires de la fusion ». Le 30, notant que les déclarations d'Audiffret-Pasquier n'ont reçu qu'un « accueil courtois » et non « un assentiment absolu », comme on le prétend, il déclare que « la fusion se fait dans la confusion ». Puis il évoque les manifestations du prétendant du 5 juillet 1871 et du 6 février 1873 et dit : « Nous sommes en présence d'une pensée constante, sur laquelle n'ont de prise ni les événements... ni le sourd travail des intrigues fusionnistes. »

Après la réunion du 5 octobre, les Débats dénoncent encore « les menées du parti ultramontain » et évoquent « le messie d'un nouveau genre attardé dans sa retraite de Froshdorff ». Ils déclarent que « la restauration monarchique, qui se prépare, n'inquiète pas seulement les républicains, qu'elle inspire aussi de légitimes appréhensions à tous les partisans des libertés consacrées par l'immortelle l'évolution de 1789 ».

Le 6, l'attitude du journal change, l'hostilité déclarée fléchit. « L'homme a tous nos respects, écrit-il, mais que sera l’institution ? » « Il nous est impossible de rappeler la monarchie en blanc, sans savoir ce que sera le livre et qui sera chargé de l'écrire. »

Le 11 octobre, les Débats relèvent dans le Times l'indication de l'accord entre le centre droit et la droite, les droits modernes de la nation étant respectés et le drapeau national étant conservé. Ils se demandent seulement quelle sera l'attitude du comte de Chambord.

Le 14, à la suite des élections du 12, le Journal redevient sceptique, le pays se prononce partout contre la restauration; tandis que les républicains se présentent avec leur étiquette, les monarchistes prennent celles de « conservataires », de « champions de l'ordre ». Pour faire la restauration il faudrait mutiler le suffrage universel ou le supprimer même radicalement.

Le 17, il relève l'étonnement des légitimistes en face de l'importance attachée par l'opinion à la question du drapeau et des conditions d'établissement de la Constitution. Si c'est accessoire, [p.244] pourquoi le comte de Chambord ne l'ait-il pas les concessions nécessaires ?

Le 19, les Débats lui posent de catégoriques questions : « Jurera-t-il d'être fidèle à la Charte? Cette charte sera-t-elle un contrat entre lui et la France, ou simplement de sa part un don gracieux et par conséquent révocable ? »

Ainsi l'évolution du journal se poursuit, avec des hésitations pourtant. Le 20, elle s'accentue. Il prend acte du maintien annoncé du drapeau tricolore, mais repose la question de l'origine et de la nature de la Constitution. La restauration lui paraît « assurée ». « Après le rapprochement qui s'est opéré entre les deux grandes fractions du parti conservateur il ne nous paraît pas douteux que le rétablissement de la monarchie soit assuré d'une majorité suffisante de l'Assemblée. »

Le 21, les Débats relèvent que le groupe Target prépare son évolution; son chef s'impatiente quand on lui rappelle ses engagements républicains; le 22, ils notent que d'anciens monarchistes ralliés à la République retournent à leurs premières opinions, « depuis les vacances on est en présence d'une situation entièrement nouvelle ».

Le 23, le Journal se dit prêt « à soutenir de nouveau le système de 1830 », mais pour soutenir la monarchie « il faudrait être sûr qu'elle peut résister aux orages ».

Le 24, il explique qu'il était au fond pour la monarchie constitutionnelle; « ce qui nous a empêchés d'y songer depuis deux ans, c'est que nous n'avions pas de roi ». Et s'il hésite encore, c'est qu'il n'est pas sûr « que M. le comte de Chambord veuille ou puisse devenir un roi vraiment constitutionnel ». Mais le même jour John Lemoine explique pourquoi il s'est décidé : c'est à cause des « informations et des assurances qui ont été positivement données hier dans les réunions des partis conservateurs ». Les ayant réclamées, les ayant obtenues, comment ne pas y répondre ? Il est vrai que dans ce numéro le Journal reproduit la résolution du centre gauche fidèle à la « République conservatrice ». Mais le lendemain, le 25, John Lemoine répond : « La République conservatrice peut avoir toutes les qualités possibles, elle a un gros inconvénient, c'est d'être morte... elle a eu son temps d'essai loyal, elle a été écrasée entre deux portes, d'un côté par les radicaux, de l'autre par les royalistes. »

Les 26 et 27, les Débats sont impressionnés par les polémiques [p.245] des journaux d'extrême droite au sujet des déclarations de Chesnelong; ils en appellent au « docteur infaillible qui d'un mot dissiperait toute incertitude ». Mais le 29 ils reviennent à la solution monarchique. John Lemoine écrit : « La République conservatrice est désormais reléguée dans la catégorie des ponts suspendus qui, en subissant l'épreuve du chargement, sont très proprement tombés dans l'eau; nous avons à faire l'expérience de la République républicaine, et c'est précisément à cette expérience que le pays se refuse. »

En définitive, après des marches et des contremarches, à la veille de la publication de la fameuse lettre du comte de Chambord, qui va anéantir la campagne monarchiste, les Débats sont passés de l'hostilité déclarée, à une adhésion sans enthousiasme, mais de raison. Ils devaient représenter l'opinion des conservateurs libéraux, dont le ralliement à la restauration était la condition sine qua non de son succès. Il est évident que la révélation des vrais sentiments du comte de Chambord devait fatalement l'anéantir.

L'attitude des bonapartistes est, elle, catégorique. Le prince Napoléon, le 26 septembre, écrit à l'Avenir national : « Soutenons notre drapeau en face des menaces du drapeau blanc, étranger à notre France moderne et que le prétendant ne saurait abandonner que par un compromis et par un sacrifice fait aux habiles de son parti... Le règne des Bourbons ne saurait être que le triomphe d'une politique réactionnaire, cléricale et antipopulaire... » Il tend ainsi la main aux républicains et ajoute : « Soyons unis pour déjouer des tentatives funestes et formons la Sainte alliance des patriotes. »

L'Ordre déclare « combattre les projets de fusion monarchiste au nom du principe de la souveraineté nationale », mais il le fera « sous son drapeau, sans se soumettre à de dangereuses alliances » et répudie donc la « Sainte alliance des patriotes ».

Au nom du parti, Raoul Duval, son orateur le plus écouté qui a été sollicité par les monarchistes, se dérobe. Il écrit à Changarnier : « Le silence gardé par le prince personnellement laisse intact aux yeux de la nation le manifeste du 4 juillet 1871... » Et il dit : « Je demeure à l'écart, laissant agir ceux qui, plus heureux que moi, ont, avec la foi, l'espérance de réussir. »

Ainsi le parti conservateur ne soutient pas dans son ensemble la restauration.

Le Gouvernement ne la soutient qu'avec des réserves. Dans son discours de Neuville-au-Bois, du 5 octobre, de Broglie exprime ses [p.246] vœux pour un gouvernement stable et fort, toujours prêt à repousser l'anarchie ». Mais il déclare ne vouloir « rien qui ressemblerait à un pouvoir légal du clergé », mais un gouvernement élevé au-dessus des partis, qui « dans notre passé agité par tant de révolutions recherche sans en renier aucune tous nos glorieux souvenirs », « qui comprenne les exigences légitimes aussi bien que les périls de nos sociétés modernes ».

Ce discours nuancé, les Débats du 8 octobre se demandèrent s'il fallait y voir « l'assurance d'une adhésion ou l'expression de conditions ». Le Gouvernement avait prêté un concours certain à la campagne monarchiste, mais Chesnelong avait raison de dire que de Broglie demeurait « visiblement anxieux ». Les ministres étaient pourtant prêts à voter pour la restauration, à l'exception de Magne, qui en était empêché par sa « reconnaissance » à l'empereur.

Quant à l'armée, le ministre de la Guerre du Barrail, bonapartiste de cœur, se disait prêt à obéir au maréchal. Des commandants de corps pressentis, seul Bourbaki annonça qu'il se retirerait après avoir réprimé l'émeute à Lyon, si elle y éclatait, et Carrey de Bellemare écrivit au ministre qu'il ne servirait pas sous le drapeau blanc; il fut mis en non-activité par retrait d'emploi.

Attitude des groupes et de la presse de gauche. — Naturellement les gauches réagissent énergiquement. Dès le milieu de septembre la République française déclare que, pour imposer Henri V à la France, il faudrait user de la force matérielle « parce que l'immense majorité du pays, villes et campagnes, ouvriers et bourgeois, et l'armée elle-même, n'en veulent pas ». Habilement elle flatte et encourage les intransigeants de l'extrême droite et le comte de Chambord. « Ils ne peuvent avoir l'idée d'imposer à la France un Gouvernement par le vote de mandataires issus d'élections contradictoires, peut-être à une voix de majorité. » Le journal dénonce que pour gagner des voix du centre droit et du centre gauche on demande au comte de Chambord de se désavouer. » Ce rôle est indigne de l'homme qui se présentait naguère encore à l'Europe et à la France comme le gardien incorruptible du principe de la royauté selon Dieu. Cette condescendance équivaudrait à une véritable abdication. »

En dehors de la presse, les gauches agissent par des adresses aux députés. Les députés de la Seine lancent le 17 octobre un manifeste : « Ils s'opposeront énergiquement à toutes les mesures tendant [p.247] à rétablir par un coup de surprise un règne que la France repousse. » Les groupes de gauche nomment un comité d'action, tandis que les monarchistes, séparés par des divergences de principe, demeurent dans l'incertitude des décisions finales, ne s’unissent pas, ne s’organisent pas.

Échec final de la restauration. — De tout ce qui précède il ressort que l'échec de la restauration était presque fatal. Les faits vont se dérouler et y conduire logiquement.

Le 22 octobre les groupes de droite sont réunis, l'enthousiasme règne. On leur communique la résolution qui sera présentée à l'Assemblée, ils l'approuvent. On entend Chesnelong une fois de plus, les réserves qu'il rapporte sur la question du drapeau soulèvent quelque inquiétude dans les rangs du centre droit.

En une réunion spéciale de l'extrême droite et de la droite modérée, avec le concours d'Audiffret-Pasquier, la résolution est également approuvée. « L'espérance était dans tous les cœurs », écrit Chesnelong[7].

Le centre droit tient une séance particulière dont un procès-verbal est rédigé. Pour gagner l'opinion on accentue l'accord du roi et du sentiment du pays; on y lit : « L'accord est complet, absolu, entre les idées de M. le comte de Chambord et celles de la France libérale. M. le comte de Chambord aurait dit que, puisque le drapeau tricolore était le drapeau légal, si les troupes devaient le saluer à son entrée en France, il saluerait avec bonheur le drapeau teint du sang de nos soldats... il aurait ajouté qu’il se réservait de proposer au pays par l'entremise de ses représentants une transaction compatible avec son honneur. » « Le drapeau tricolore est maintenu », ajoutait pour finir le procès-verbal.

Il avait été rédigé par un des secrétaires du centre droit, Savary, qui ne l'avait communiqué à personne. Quand ils le connurent, des députés, voyant combien ses termes étaient loin de la réalité, en demandèrent la correction, mais il avait déjà été donné aux journaux. De Dreux-Brézé, représentant du comte de Chambord, s'indigne; il voit là une manœuvre, il prévoit l'éclat qui va se produire. « Nous devons être, écrit-il dans ses mémoires, en face d'une manœuvre calculée de telle sorte, que la seule voie ouverte devant le roi fût celle par laquelle il se refuserait à subir des conditions rejetées par lui. » Chesnelong fut naturellement plongé dans l'angoisse, [p.248] l'Union et les journaux légitimistes refusèrent d'insérer ce compte rendu; les libéraux exultaient au contraire, comptant désormais sur le concours du centre gauche. Un certain effet d'entraînement, cherché de ce côté, se produisit en effet. Pourtant, dans une réunion de 25, le centre gauche maintint son adhésion à la République, déclarant : « La restauration monarchique, dont il est question, serait pour la France une cause de nouvelles révolutions. »

Le groupe de l'Appel au Peuple, le 25, proteste contre l'établissement d'un régime quelconque « en dehors du suffrage universel consulté par la voix de l'Appel au Peuple ».

Le même jour la Liberté publia un article très important. On y lisait : « M. le comte de Chambord est l'honneur même, aucune intrigue politique ne pourra prévaloir sur sa conscience, sur ce qui est son dogme royal. » S'il a reçu depuis le 5 août des visiteurs et des offres de « combinaisons », « vis-à-vis d'aucun d'eux il ne s'est laissé aller à une parole, qui pût contredire ses déclarations passées ou compromettre son principe »... « Il n'a jamais donné à entendre qu'il pût abdiquer son drapeau blanc... »

Si c'est la pensée du prétendant, Chesnelong se voit désavoué; il le demande à de Dreux-Brézé, qui déclare ignorer ce que pense le prince des « incidents récents ». Mais le 26 la Liberté maintient ses dires et en appelle aux souvenirs de Chesnelong lui-même, de Lucien Brun et des témoins de leur entretien avec le prince. Chesnelong répond qu'il lui a parlé seul, sans témoins.

Évidemment le comte de Chambord peut seul éclaircir la situation, qui est pleine d'une confusion que le journal bonapartiste se complaît à entretenir. Les confidents du prince écrivent qu'il en souffre et que « rien ne lui parait trop fort pour s'en dégager[8] ». Il se juge enveloppé d'intrigues de la part des monarchistes qui ne désavouent pas la Révolution, il proteste contre elles auprès de ses familiers, consulte Mgr Pie et le pape lui-même. Les extrémistes de droite lui écrivent pour le pousser à la résistance et à la rupture.

C'est dans ces conditions qu'il écrit le 27 octobre la fameuse lettre qui fut apportée à Paris le 29 et remise à Chesnelong, son destinataire, par de Dreux-Brézé le 30. En même temps une copie de la lettre, avec l'ordre de la publier le jour même, était déposée à l'Union.

Après avoir rendu hommage à la loyauté de Chesnelong et [p.249] déploré les malentendus qui s'étaient élevés sur ses paroles » cherchant à rendre obscure sa politique à ciel ouvert », il disait : « On me demande aujourd'hui le sacrifice de mon honneur. Que puis-je répondre sinon que je ne rétracte rien; que je ne retranche rien de mes précédentes déclarations ? Les prétentions de la veille me donnent la mesure des exigences du lendemain, et je ne puis consentir à inaugurer un règne réparateur et fort par un acte de faiblesse. »

Puis, relevant l'opposition que l'on faisait entre « la fermeté de Henri V et l'habileté de Henri IV, et son violent amour pour ses sujets », il ajoutait : « Je prétends sur ce point ne lui céder en rien, mais je voudrais bien savoir quelle leçon se serait attirée l'imprudent assez osé pour lui proposer de renier l'étendard d'Arques et d'Ivry. »

Il protestait de son estime pour l'armée, pour les gloires de la France. « Mais, ajoutait-il, nous avons ensemble une grande œuvre à accomplir. Je suis prêt, tout prêt à l'entreprendre, quand on le voudra, dès demain, dès ce soir, dès ce moment. C'est pourquoi je veux rester entier ce que je suis. Amoindri aujourd'hui, je serai impuissant demain. »

Il protestait contre les conditions qu'on songeait à lui poser. « M'en a-t-il posé, objectait-il, ce jeune prince, dont j'ai ressenti avec tant de bonheur la loyale étreinte », qui était venu lui apporter en son nom et au nom de tous les siens « des assurances de paix, de dévouement, de réconciliation ».

Et il terminait sa nouvelle profession de foi par ces mots : « Ma personne n'est rien, mon principe est tout. La France verra la fin de ses épreuves quand elle voudra le comprendre, je suis le pilote nécessaire, le seul capable de conduire le navire au port, parce que j'ai mission et autorité pour cela. »

« Vous pouvez beaucoup, Monsieur, pour dissiper les malentendus et arrêter les défaillances à l'heure de la lutte... »

On se retrouvait donc en présence de l'homme de l'intransigeance, des manifestes antérieurs, qui avaient entravé jusque-là l'effort des monarchistes pour la fusion et la restauration. « L'heure de la lutte », après cette lettre, elle était bel et bien passée. De toutes les adhésions obtenues par Chesnelong aux idées libérales, la lettre ne soufflait mot. Comment Chesnelong aurait-il pu « dissiper les malentendus » qu'elle ne faisait que confirmer ?

Il demanda vainement que la publication de la lettre fût suspendue, mais l'ordre de la faire paraître était formel.

[p.250]

Dans une réunion de plus de soixante députés chez le général Changarnier il en donna lecture. Elle produisit un effet d'écrasement. Decazes fit observer les différences entre son texte et les déclarations de Chesnelong, qui maintint tout ce qu'il avait dit, en appelant au roi lui-même et au besoin du roi à Dieu, oubliant peut-être tout ce qu'il avait entendu et n'avait pas répété, avec d'ailleurs le consentement du prince.

Le sentiment unanime fut que tout était fini. Les ministres à qui la lettre avait été communiquée décidèrent de rester unis et de se présenter à l'Assemblée. On envisagea la proclamation de la monarchie avec une régence du comte de Paris, ou une lieutenance générale du maréchal. Ces solutions se heurtant à leur résistance, on s'arrêta à la prorogation des pouvoirs du maréchal par un acte constitutionnel. Solution envisagée déjà antérieurement. La droite jugea la restauration désormais impossible. Le centre droit se prononça pour la régence du comte de Paris. Les bonapartistes exultèrent, ils couvrirent de fleurs le comte de Chambord et c'était justice : il se rendait impossible sans ouvrir la porte au comte de Paris. Par sa renonciation au trône, il avait en définitive travaillé pour le troisième prétendant, le prince impérial.

Effet sur l'opinion. — Naturellement, du côté des républicains, on exploite la lettre du 27 octobre contre les droites. « Voilà donc, écrit la République française, le 1er novembre, la vérité sur cette fameuse union monarchique. Il n'y a jamais eu d'union. » Des concessions, « M. le comte de Chambord n'en a jamais fait aucune ». Des garanties, « il s'étonne qu'on ose lui en demander ».

Le journal de gauche fait ensuite à nouveau l'éloge du prétendant et couvre d'insultes le centre droit orléaniste, qui devient l'ennemi de demain. Il dénonce « ces intrigants, ces fourbes », ces « pauvres diables de la politique à double fond », ces « fils ingrats de la Révolution » et qualifie de « baiser de Judas » la démarche du comte de Paris auprès de son cousin.

Le 2, la République déclare rompu l'accord des droites du 24 mai, qui n'avait pour raison d'être que « la préparation de la monarchie » et elle excite les légitimistes contre les orléanistes : « On se connaît trop désormais pour retrouver l'harmonie du premier jour. » Puis elle enterre le comte de Chambord. « La France ne s'est jamais trompée, pour elle Henri de Bourbon c'était et c'est [p.251] encore l'ancien régime. » Ainsi exploitait-on, tout naturellement, à gauche l'événement.

Les conservateurs comme les Débats hésitant entre la monarchie constitutionnelle et la République conservatrice, sont naturellement gênés de l'attitude que les assurances qui leur avaient été données leur avaient fait prendre. Le Journal commence par déclarer qu'il n'y a pour le parti monarchique qu'à poursuivre son œuvre en formulant les droits de la nation et en faisant « la lumière dans l'abominable obscurité où l'on se débat ». Le lendemain le journal a une note assez amère : « Nous avions devant nous un programme écrit... une charte que tout le monde a pu lire. On nous dit aujourd'hui qu'on ne s'est pas compris. Nous le regrettons, mais nous n'y sommes pour rien... Nous aimons mieux avoir été joués que d'avoir été malhonnêtes. » Le 2 novembre il accentue son recul : « La lettre a porté un coup terrible à la majorité. L'opinion n'admettrait pas que les mêmes hommes, qui ont essayé de rétablir la monarchie, puissent être chargés d'organiser la République. Il faut s'attendre à bref délai à des changements dans le Gouvernement et ensuite à une pression qui sera peut-être irrésistible du parti républicain sur le parti monarchiste. » Il écarte l'idée de la proclamation d'une « monarchie abstraite », de « la monarchie quand même », les princes d'Orléans ayant fait leur soumission au roi légitime. Quant à la « prorogation des pouvoirs du maréchal », elle leur parait impossible « sans aborder les autres questions constitutionnelles ».

L'exemple de ces deux journaux d'opinions bien différentes montre l'effet produit dans l'opinion par la lettre du 27 octobre. Pour tout le monde c'en est fini de la tentative de restauration. Gênée dans sa préparation par l'intransigeance connue du prétendant quant à son principe et quant à son drapeau, elle s'est poursuivie dans l'obscurité au milieu de réunions, d'entrevues, grâce à des silences, des réticences qui faisaient faussement croire à une conversion, qui en réalité était impossible.

Elle ne pouvait se terminer que par un coup de théâtre rétablissant tout dans la vérité, mais supprimant tout espoir de succès. Et ce fut son terme naturel et fatal.

Tentative de restauration personnelle. Le comte de Chambord à Versailles. — La lettre du 27 octobre n'était par pour le comte de Chambord une abdication, c'était l'évasion des machinations des partis pour une restauration par l'Assemblée. Libre vis-à-vis [p.252] d'eux, il conçut l'idée de se faire acclamer sans eux par celle-ci et en même temps par la France, en se présentant lui-même à Versailles.

Le 3 novembre, avec seulement trois de ses familiers, à l'insu de tous, il quitta Frohsdorf, passa la frontière incognito, traversa Paris de même dans la nuit du 8 au 9, et arriva à Versailles le 9, à 11 heures, par le train. Il y descendit chez de Vanssay, personne n'étant prévenu ni de son arrivée, ni de sa présence. Chesnelong pourtant s'entendit dire qu'il n'était pas très éloigné de la France et se tenait à la disposition du pays[9]. Le prince chargea immédiatement de Blacas de demander au maréchal une entrevue, malgré de Dreux-Brézé qui déclara cette démarche vaine.

De Blacas, reçu d'abord par la duchesse de Mac-Mahon, s'entendit dire par elle qu'elle doutait que son mari répondît à l'appel du prince, ce qui serait se prêter à une intrigue, mais qu'il le recevrait sans doute, si celui-ci venait le trouver.

Le maréchal, l'ayant reçu, refusa de se rendre à l'entrevue demandée, la restauration étant impossible après la lettre du prince, la seule chance de restauration étant dans la confirmation de ses propres pouvoirs, alors qu'il ne serait jamais un obstacle pour la monarchie. De Blacas supplia vainement le maréchal, lui tendit même la clé pour qu'il pût pénétrer auprès du prétendant sans être vu.

Le maréchal demeura inflexible[10]. Quand de Blacas fit au comte de Chambord le récit de sa démarche, celui-ci demeura atterré, abattu, découragé, sans parole.

De Dreux-Brézé a dit quel était son plan : étudier avec le maréchal là situation. Si en se présentant à l'Assemblée le vote immédiat de la restauration était possible, prendre toutes mesures immédiates pour l'assurer et garantir l'ordre. Si la restauration immédiate était impossible, s'entendre sur la campagne à suivre pour la préparer et aviser à la suppression du provisoire.

Dans le premier cas c'était la restauration personnelle. Le roi paraissant et étant acclamé sans préparation et sans procédure parlementaire. C'était 1814, sans le concours cette fois de l'étranger.

Ce double échec de la restauration parlementaire et de la restauration personnelle était fatal. La majorité monarchiste n'était pas une [p.253] vraie majorité parce qu'elle était profondément divisée par deux conceptions opposées de la monarchie et parce qu'elle ne correspondait pas à une majorité nationale, presque toutes les élections lui étant contraires. Or, tout essai d'institutions constitutionnelles qui ne trouve pas dans la nation une adhésion et un fondement solides est condamné à un avortement misérable.

[p.254]

CHAPITRE II

LE SEPTENNAT

SECTION I

Maintien de la majorité, consolidation des pouvoirs du Maréchal. — La monarchie faisant défaut, la majorité conservatrice, contre l'attente de beaucoup, ne se disloqua pas, elle demeura attachée à sa politique d'ordre moral, visant seulement à la consolider par le renforcement des pouvoirs du maréchal.

Le Gouvernement, prévoyant l'échec de la restauration, avait conçu ce plan et le comte de Paris le conseilla à ses partisans[11].

Le centre droit proposa donc de conférer au maréchal le pouvoir pour dix années en le renforçant par une « organisation solide et sérieuse ».

L'extrême droite, après s'être cabrée contre ce projet pouvant entraver la restauration, céda sur la menace formulée par Ernoul de la démission du Gouvernement en cas de désunion des droites. On peut croire que le comte de Chambord l'y engagea.

Il fut convenu que l'initiative émanerait de membres de l'Assemblée et le général Changarnier fut chargé de déposer le projet voulu. Il fut adopté le 4 novembre par une réunion du centre droit, dans laquelle on se réjouit beaucoup de voir déjouées les espérances de dislocation de la majorité des journaux et des partis de gauche.

Rentrée de l'Assemblée, 5 novembre. Message du Maréchal. Projet Changarnier. — A l'ouverture de la session, l'Assemblée étant constituée, de Broglie lut un très important message du Président. Quant au passé, il relevait la libération définitive du territoire, le maintien de l'ordre public, l'agitation des esprits en face [p.255] du problème du régime, l'abstention du Gouvernement dans ce domaine. Puis il abordait l'avenir. L'émotion qui s'était produite prouvait que l'établissement d'un régime quel qu'il fût présentait « de graves difficultés ». Il fallait donc laisser aux institutions le caractère qui leur ralliait « tous les amis de l'ordre ». Mais, le pouvoir conservé, il fallait lui donner deux choses essentielles qui lui manquaient : la durée et la force. « Pour donner au repos public une garantie sûre... il n'a ni la stabilité, ni l'autorité nécessaires. » « Il ne peut faire un bien durable si son droit de gouverner est chaque jour remis en question. » « Il n'est pas suffisamment armé par les lois pour désarmer les factions. » Il n'a ni sur la presse, ni vis-à-vis des municipalité les moyens d'action nécessaires. « Vous ferez don à la société d'un pouvoir durable et fort, qui prenne souci de son avenir et puisse la défendre énergiquement. »

Après la lecture du message, le président de l'Assemblée lui lut le projet Changarnier, qui en était la suite naturelle, et dont voici la substance :

Pouvoir exécutif conféré pour dix ans à partir de la promulgation de la loi au maréchal — « continuant » à être exercé dans les conditions actuelles jusqu'aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles — nomination sans délai d'une commission de trente membres pour l'examen de ces lois.

Durée fixe des pouvoirs présidentiels de dix ans, — caractère constitutionnel de ces pouvoirs, — annonce de l'examen prochain des lois constitutionnelles, tels étaient les trois points essentiels du projet.

Proposition Eschassériaux. Débats et votes préliminaires sur la proposition Changarnier. — A cette proposition les bonapartistes en opposèrent une autre en quatorze articles, que déposa Eschassériaux : le peuple français devait être convoqué le 4 décembre pour voter pour la Royauté, la République ou l'Empire, les prétendants étant le comte de Chambord, le prince impérial; le Président de la République devant être élu par le suffrage universel.

Quand le débat, le 5 novembre, s'ouvrit sur la proposition Changarnier, il y eut d'abord lutte sur la question de l'urgence et sur celle de la commission à laquelle la proposition serait renvoyée. Et la lutte fut vive, les passions non calmées se déchaînant tout de suite.

De Goulard parla le premier en faveur de l'urgence. Il invoqua la volonté du pays, qui s'était manifestée au cours des vacances, [p.256] d'avoir « un Gouvernement lui inspirant confiance et lui garantissant le lendemain ». Le débat des lois constitutionnelles serait long, il fallait en détacher une partie concernant la durée du pouvoir exécutif, et cela s'imposait d'urgence.

L'urgence fut appuyée par de Broglie, au nom du Gouvernement, car « il est des questions qui une fois posées doivent être immédiatement résolues », « l'honneur des pouvoirs publics et la sécurité des intérêts privés » l'exigent, « la personnalité du chef de l'Etat ne peut être laissée longtemps en discussion ».

Dufaure parla en sens contraire. Il rappela les lois constitutionnelles qu'il avait comme ministre élaborées avec de Goulard et dont de Broglie devait être le rapporteur. Elles visaient non pas un pouvoir, mais les deux pouvoirs, à la différence du projet actuel. Il y avait aussi le projet Eschassériaux. Il demanda que les trois projets fussent renvoyés à la même commission il s'éleva contre l'urgence. Il craignait d'ailleurs que, si on faisait une loi sur le seul pouvoir exécutif, on s'arrêtât ensuite, l'essentiel étant fait.

Une discussion s'éleva alors entre le président de l'Assemblée, Buffet, et quelques membres, sur l'ordre dans lequel on devait voter sur les deux questions : urgence ou non; renvoi du projet à une commission spéciale, ou renvoi à la commission à nommer pour l'étude des lois constitutionnelles en général; discussion confuse et passionnée, les conservateurs voulant au plus tôt la consolidation du pouvoir du maréchal et s'arrêter là, leurs adversaires voulant hâter le travail constitutionnel total et définitif.

L'urgence pour la proposition Changarnier fut votée et celle qui avait été demandée pour la proposition Eschassériaux fut repoussée.

Sur la question de la commission à en saisir, Grévy prononça un important discours disant qu'il était aussi nécessaire d'organiser le législatif que l'exécutif, et même que l'Assemblée à la durée incertaine ne pouvait établir un pouvoir d'une durée fixe de dix ans, qui devait excéder la sienne. Ce pouvoir ne serait qu'une « dictature », un « pouvoir illégal et révolutionnaire ».

De Goulard répondit au reproche de déloyauté formulé ainsi par Grévy en déclarant que le projet n'avait pas pour but de renvoyer à une date indéterminée l'œuvre constitutionnelle. Il proposerait lui-même que la commission qui en serait chargée fût « nommée dans le délai le plus rapproché ».

Il répondit au reproche d'illégalité, mais sans assez de précision. [p.257] L'Assemblée, comme toute assemblée constituante, pouvait évidemment et devait créer des pouvoirs destinés à lui survivre. Il eut le tort de se placer, pour le soutenir, sur le terrain de la politique en insistant sur l'opportunité qu'il y avait à fortifier sans retard les pouvoirs du maréchal.

La gauche fut plus que houleuse pendant ce discours et une demande de clôture des débats souleva la tempête. Dufaure fut de nouveau entendu; il réclamait encore le renvoi de la proposition à la commission des lois constitutionnelles, soutenant, de façon bien hasardeuse, qu'une loi votée en dehors de celle-ci perdrait son caractère de constitutionnalité, deviendrait une loi « secondaire » qu'une assemblée future pourrait abroger, comme si une assemblée constituante ne pouvait pas faire plusieurs lois constitutionnelles successives; ce qui serait d'ailleurs le fait de l'Assemblée nationale même, en février et juillet 1875.

Il y eut encore sur ce point un discours de Jaubert. Puis, le vote au scrutin public ayant été réclamé, on discuta violemment sur la question de savoir si on pouvait avoir recours au scrutin public pour voter le renvoi d'une proposition à une commission ou à une autre, l'opposition usant de tous les moyens d'obstruction.

Le scrutin donna 710 votants, le renvoi à la commission des lois constitutionnelles fut repoussé par 362 voix contre 348. « Quatorze voix de majorité ! » cria-t-on à gauche. « La majorité du 24 mai » répondit de Barante, et la gauche de répliquer : « Et les dix-neuf sièges vacants ! » « Et les voix des ministres ! »

La majorité de droite ne s'en était pas moins retrouvée et le sort du projet en faveur de la consolidation des pouvoirs du maréchal paraissait assuré. Le résultat pour les conservateurs était considérable et on comprend l'ardeur, la violence même de leurs adversaires pour combattre le projet.

Incertitude de l'opinion publique. — Ces premiers débats avaient montré l'incertitude des députés quant à la portée exacte de la loi proposée. L'opinion, la presse ne la comprirent pas mieux. Les commentaires d'un journal, en principe aussi clairvoyant et informé que le Journal des Débats, en font foi.

Du 6 au 10 novembre on le voit s'effrayer des pouvoirs que va désormais posséder le Président. « Est-il possible, écrit-il le 7, de constituer pour dix ans ou même pour cinq, le pouvoir exécutif, sans fixer exactement les limites dans lesquelles il pourra se [p.258] mouvoir, sans définir ses attributions et ses pouvoirs? On n'a pas voulu restaurer une monarchie en blanc, peut-on créer une présidence, ou un consulat en blanc ? » Mais pourquoi ces craintes ? La proposition Changarnier ne disait-elle pas : « Le pouvoir continuera à être exercé dans les conditions actuelles », et celles-ci n'avaient-elles pas été fixées par la loi du 13 mars ? De même le journal conteste que l'Assemblée investie de la souveraineté puisse en détacher une partie au profit d'un pouvoir « qui sera désormais très légalement et très constitutionnellement son maître » mais n'est-ce pas ce que fait fatalement toute assemblée constituante qui crée des pouvoirs politiques ? De même encore le journal épilogue sur le caractère de la loi qui aura ou non le caractère constitutionnel par elle-même ou seulement par sa confirmation par la future loi constitutionnelle. Si un journal généralement éclairé et réfléchi pouvait si mal comprendre la proposition Changarnier, que devaient dire ceux que les passions politiques dominaient et quelles devaient être l'incertitude et l'agitation de l'opinion publique.

La commission. Propositions de la majorité et de la minorité. Rapport de Laboulaye. — La commission, nommée pour étudier la proposition, fut en majorité défavorable, et comme elle tardait à formuler son avis et à faire déposer son rapport, l'Assemblée dut menacer de suspendre ses séances en l'attendant. Deux propositions furent présentées par la majorité et la minorité.

La majorité ne prorogeait les pouvoirs du Président que pour cinq ans, à courir de la réunion de la prochaine Assemblée. Il devait les exercer dans les conditions actuelles jusqu'au vote de la Constitution et ces dispositions prendraient place dans les lois organiques et n'auraient qu'alors le caractère constitutionnel. Dans les trois jours de la promulgation de la loi, une commission de trente membres serait nommée pour l'examen des lois constitutionnelles présentées les 19 et 20 mai.

C'était là une très grave atténuation, sinon un escamotage de la proposition Changarnier.

La minorité de la commission proposait sept années de pouvoir à partir de la promulgation de la loi pour le maréchal, dans les conditions actuelles sauf modifications par les lois constitutionnelles, et dans les trois jours de la promulgation de la loi l'élection au scrutin de liste, en séance publique, d'une commission de trente membres pour étudier celles-ci. La proposition Changarnier n'était atténuée [p.259] que par la réduction à sept ans au lieu de dix des pouvoirs du Président.

Le rapport de Laboulaye, favorable naturellement au projet de la majorité, reprenait la thèse des pouvoirs inconditionnés du Président. « La majorité n'a pas cru possible de prolonger sans conditions un pouvoir dont rien ne règle l'étendue. » De même il insistait sur le caractère incertain de la loi, loi ordinaire ou loi constitutionnelle, et sur son caractère anormal parce que faite en vue d'une seule personne, le maréchal, et créatrice d'un privilège à son profit.

En subordonnant l'effet de la loi à voter au vote des lois constitutionnelles, la majorité, il est vrai, ne faisait rien d'immédiat, et en réalité rien puisque ces lois régleraient tout. Mais Laboulaye révélait assez naïvement du reste pourquoi la majorité ne rejetait pas purement et simplement la proposition : « La rejeter, disait-il, c'est s'exposer à une crise, qui peut encore une fois laisser la France sans gouvernement. Nous ne voulons pas prendre sur nous une telle responsabilité. » C'était là alors ne faire qu'une œuvre apparente par tactique de parti, dans un but purement politique.

Le 17 novembre les débats furent précédés de la lecture d'un nouveau manifeste présidentiel. Le maréchal justifiait son intervention par le fait que la loi mettait son autorité et sa personnalité en cause. Il mettait le doigt sur le point faible de la proposition de la majorité de la commission. « Subordonner la proposition au vote des lois constitutionnelles ne serait-ce pas rendre incertain le pouvoir que vous voulez créer et diminuer son autorité ? » Il ne dissimulait pas d'ailleurs qu'il se servirait de son pouvoir « pour la défense des idées conservatrices ».

C'était de sa part poser la question de confiance, légitimement, puisqu'il était encore responsable, pour rallier toutes les forces conservatrices de l'Assemblée.

La commission demanda que le message lui fût renvoyé et les débats furent repoussés au lendemain.

Débats de l'Assemblée sur la loi du Septennat. — Les débats s'ouvrirent donc le 18 et on entendit ce jour-là Laboulaye, Bertauld, Prax Paris, de Castellane, Jules Simon le garde des sceaux; le lendemain 19, Rouher, Naquet, Raoul Duval, Depeyre, Laboulaye à nouveau, de Broglie, Grévy, Waddington, Lefèvre-Pontalis. Tous les discours prononcés furent d'un très grand intérêt, ils montrèrent quelles étaient les préoccupations et la position fausse [p.260] de chaque parti et comment se déroulaient alors les délibérations législatives. Même succinctement les résumer tous ici est impossible. Il faut se borner à rapporter l'essentiel. Laboulaye s'efforce de prouver que la majorité de la commission n'a pas soumis les pouvoirs du Président « à une condition suspensive » et cela « par méfiance »; que le caractère constitutionnel de la loi reporté à l'époque du vote des lois constitutionnelles est une « réserve » inspirée non « par la défiance », mais « par la nature des choses ». Thèse subtile, mais moins subtile encore que celle de Bertauld, qui repousse toute prorogation des pouvoirs du Président d'abord parce que l'Assemblée se lierait, alors qu'il ne serait pas lié lui-même, puis parce que l'Assemblée a bien « le dépôt mais non la disposition de la souveraineté », qu'elle peut « nommer un délégué au pouvoir exécutif », mais un délégué qui ne peut être que dépendant d'elle-même, et enfin parce que « la promesse d'inscrire une disposition dans la Constitution n'est certainement pas un acte constitutionnel ».

Avec les plébiscitaires Prax Paris, Rouher, Raoul Duval, on quitte la subtilité. Ils invoquent évidemment un principe, mais c'est dans un but très pratique. Prax Paris rappelle le pacte de Bordeaux, le Gouvernement ne devait pas travailler en faveur d'un régime déterminé. La majorité a reproché à Thiers de le faire, mais le Gouvernement du 24 mai l'a fait également. L'Assemblée ne doit donc pas faire œuvre constitutionnelle, deux cent cinquante de ses membres d'ailleurs lui en ont dénié le droit. Il n'y a donc qu'une solution, l'appel au peuple, pour déterminer la forme du Gouvernement. D'ailleurs pour les monarchistes n'est-ce pas le pays qui a appelé au trône une dynastie ? Pour les républicains, la République n'est-elle pas fondée sur la souveraineté de la nation ? La prorogation des pouvoirs du président ne peut s'appuyer que sur la volonté du pays.

Rouher, de la même école, attaque la prorogation parce qu'en réalité on n'entend pas se dépouiller pour sept ans du pouvoir constituant. « Le jour où une solution définitive serait possible, elle éliminerait la solution temporaire »; on dirait : « Vous, provisoire... vous êtes un modus vivendi, un expédient, c'est nous le Gouvernement définitif, nous qui présentons à la nation un horizon limité, mais un horizon défini. » Il objecte encore à la proposition que le septennat doit être un pouvoir fort, mais que « plus le pouvoir aura été considéré comme long, plus on revendiquera contre lui les attributs des assemblées délibérantes. La conclusion inattendue était [p.261] qu'il fallait constituer un pouvoir fort mais seulement pour deux ou trois ans, après quoi le pays se prononcerait sur le régime à adopter. Ce qui provoqua ces interruptions : « Jusqu'à la majorité du prince impérial ! » « Dix-huit et trois font vingt et un ! » Mais sans se déconcerter il répliqua en montrant l'impuissance des monarchistes à faire la restauration, celle des républicains, parce que minorité à la Chambre, à faire la République, pour conclure au plébiscite nécessaire. Et comme on lui objectait le 2 décembre, il déclara que sa faiblesse avait été d'être la violence et que pour l'éviter il fallait faire appel à la nation.

Chose imprévue, Naquet se prononça lui aussi dans le même sens : la République reposant sur la souveraineté nationale ne pouvait, à ses yeux, se constituer que si elle était acceptée par le pays; la seule question était de savoir si on l'appellerait à se prononcer lui-même, directement, ou si ce serait par une assemblée constituante qu'il élirait. Or, cette seconde solution lui paraissait inférieure à la première parce que susceptible de défigurer la volonté nationale et parce que le plébiscite confère au régime qu'il crée une force exceptionnelle, comme l'exemple de l'empire l'avait prouvé.

Les partisans de la proposition de la minorité de la commission ne manquaient pas d'arguments pour la défendre.

Le garde des sceaux répondait au reproche de créer un Gouvernement personnel que celui-ci, malgré la prorogation des pouvoirs, n'existerait pas, puisque derrière le maréchal il y aurait toujours des ministres responsables. Il développait ainsi la thèse du parlementarisme intégral, qui différencierait toujours le Gouvernement du Maréchal de celui de Thiers.

De Castellane présentait la prorogation dans les conditions de ce projet comme la solution nécessaire, parce que la République conservatrice était une chimère, celle de Thiers ayant été écrasée par le radicalisme, qui céderait lui-même la place à la révolution; parce que la monarchie avait deux fois échoué; parce que la dissolution dans l'état d'hostilité réciproque des partis provoquerait la guerre civile; parce que le statu quo, avec l'insécurité qu'il créait, ruinait la France. La majorité gardienne des doctrines qui sont le patrimoine de la France, qui ont fait sa grandeur, n'a donc qu'à continuer à les appliquer sous le protectorat renforcé du Maréchal.

De Broglie enfin, pour soutenir la même solution adoptée par le Gouvernement, invoquait le besoin de tranquillité du pays, que la dissolution ou l'appel au peuple troubleraient profondément. Il [p.262] regardait la proclamation d'un régime définitif comme une œuvre vaine étant donné l'état des divers partis. Ils représentait comme un bonheur inespéré pour la France d'avoir à sa tête un homme sûr, intègre, éprouvé. Le meilleur parti n'était-il pas de lui conserver le pouvoir le plus longtemps possible ?

On demande : « Est-ce un régime définitif ou transitoire ? » Il répond : « Rien n'est changé aujourd'hui aux conditions actuelles, rien que la durée, le reste est renvoyé aux lois constitutionnelles. » On verra après si on peut arriver à un régime définitif « ou s'il vaut mieux maintenir, sous un régime plus durable, une trêve sérieusement respectée ». Il s'agit de faire un « acte de confiance réciproque »; l'Assemblée remet pour plusieurs années le pouvoir au Président, le Président abandonne complètement à l'Assemblée le soin de déterminer les attributions et l'organisation de son pouvoir.

Et le Président du Conseil adressait aux conservateurs cet appel pathétique : « Défenseurs de l'ordre social, n'abandonnez pas votre chef, ne diminuez pas ses forces, quand vous accroissez son fardeau; ne détruisez pas votre ouvrage avant de l'avoir commencé. »

Ce fut Jules Simon qui, répondant au discours de de Castellane, s'éleva le plus fortement contre la proposition de la minorité de la commission.

Reprenant le reproche de Gouvernement personnel sans lois, ni règles, ni institutions, au profit d'un « homme intangible pendant sept ans », il rappelait que l'Assemblée n'avait voulu voir en Thiers qu'un simple « délégué » de l'Assemblée. On disait « la France malade », « le remède devait être dans un nouvel état de choses, non dans un homme ». On veut un pouvoir stable, mais on condamne la France au provisoire, on lui refuse un régime définitif. On prétend que la France ne sait quel régime établir, elle répond par toutes les élections républicaines. Ce qu'on veut, c'est sept ans pour refaire la monarchie; la durée n'est pas la force. Le Septennat ce n'est qu'une durée.

Dans une intervention nouvelle Laboulaye reprit encore la critique des pouvoirs non définis, qui seraient conférés au Président, et cette autre objection que la minorité voulait bien moins organiser le Gouvernement qu'empêcher la République. « Nous disons, nous, dans notre bonne foi : « Le maréchal et la République; on nous répond : « Le maréchal sans la République. »

Relevons enfin, dans un second discours de Grévy, le reproche d'illégalité et d'incohérence adressé au projet et la prédiction des [p.263] conflits qui s'élèveraient fatalement après une dissolution de l'Assemblée entre le Président et les successeurs de celle-ci.

De ce trop long et trop court compte rendu de ces débats sur la loi du septennat se dégage tout d'abord l'ardeur qu'y apportèrent les partis, elle venait de ce que la solution à intervenir intéressait le problème du régime définitif du pays, Monarchie ou République; c'est aussi la confusion qui régnait dans les esprits sur sa portée même et quant aux pouvoirs qui en résulteraient pour le Président et quant à son propre caractère de constitutionnalité et d'irrévocabilité. Passions politiques, et obscurité s'exagérant réciproquement, tel fut le trait saillant de ces délibérations : il devait se rencontrer dans presque tous les autres débats de l'Assemblée nationale de plus en plus divisée et passionnée.

La loi du Septennat du 20 novembre et l'opinion. — Le 20 novembre la majorité, par 383 voix contre 317, vota l'article 1er du projet de la minorité de la commission et rejeta par 386 voix contre 321 un amendement de Waddington qui ne reconnaissait à la loi le caractère constitutionnel que du jour du vote des lois constitutionnelles. L'ensemble fut voté par 378 voix contre 310.

La Presse s'en saisit immédiatement; dominé par ses tendances ou ses passions politiques, chaque journal l'approuva ou la critiqua naturellement.

Ce qu'il y eut de très significatif, c'est que des journaux aussi opposés d'idées que la République française et le Journal des Débats, après l'avoir critiquée violemment le premier jour, la considérèrent dès le lendemain avec faveur.

La République française commence par conseiller aux députés de démissionner si les conservateurs refusent d'organiser des institutions définitives, fulmine contre le message présidentiel, acte d'un délégué, qui dicte ses conditions et ne veut en recevoir aucune, et qui aspire, à un pouvoir indépendant, complètement indépendant et émancipé. Elle considère le vote de la loi comme une très grande victoire remportée par les adversaires de la République.

Puis le lendemain le journal s'aperçoit que tout de même c'est le régime républicain qui vient d'être consacré à nouveau. Il rapporte le mot de Rouher après le vote : « La République sera ! » qu'il rapproche de celui de Thiers jadis annonçant : « L'Empire est fait ! » Et il se réjouit parce qu'il voit que l'interprétation de la loi nouvelle va disloquer la majorité, les légitimistes soutenant [p.264] que le septennat sera bientôt remis en question, les « amis de M. de Broglie considérant qu'il est définitif, que c'est un Gouvernement d'avenir », les ministres refusant de trancher la question pour ne pas s'aliéner les voix des uns ou des autres.

Et les Débats opèrent aussi vite le même changement de front. Ils commencent par reprocher aux partisans de la loi leur manque de sincérité, parce qu'ils n'ont pas catégoriquement proclamé qu'elle créait du définitif; ils se réserveraient donc de n'en pas tenir compte quand ils auraient pu faire en plusieurs années ce qu'ils n'avaient pu réaliser en trois mois, c'est-à-dire la monarchie. Mais ensuite, devant la protestation des partisans de la loi que leur œuvre est définitive ils se saisissent des déclarations de Depeyre et de Broglie, qui mettent obstacle pour sept ans à une tentative de restauration.

Ces changements d'attitude du jour au lendemain vis-à-vis de la loi, par pure tactique politique de la part de journaux reprochant à leurs adversaires leur manque de loyauté, ne laissaient pas que d'être piquants.

Mais cela allait être le sort de la loi du septennat d'en provoquer de semblables dans les divers partis, selon que ses diverses interprétations leur seraient favorables ou contraires.

SECTION II

VIE DES POUVOIRS PUBLICS SOUS LE RÉGIME DU SEPTENNAT

La loi du 20 novembre allait-elle donner au Gouvernement du maréchal la stabilité et l'autorité, qui étaient sa raison d’être ?

L'âpreté de ses débats, les controverses passionnées auxquelles elle donna lieu, ne permettaient guère de l'espérer. La scission entre l'extrême droite et le centre droit se creusa à tel point que les légitimistes à plusieurs reprises s'unirent aux républicains contre le Gouvernement, exaspérés qu'ils étaient par l'interprétation que celui-ci donnait à la loi nouvelle. Si bien que la vie des ministères qui se succédèrent fut plus précaire et plus misérable encore que celle de leurs devanciers.

Interpellation de Léon Say, du 24 novembre. — Après le [p.265] vote de la loi l'Assemblée s'octroya quelques jours de repos. Le jour même où elle reprit ses séances, le 24 novembre, elle discuta une interpellation de Léon Say sur le retard, pendant les négociations en vue de la restauration, avec lequel le Gouvernement avait convoqué les électeurs, des départements privés d'une représentation complète. Le Gouvernement se voyait donc immédiatement attaqué comme au lendemain du 24 mai.

Léon Say développa son interpellation avec assez de modération, reconnaissant que le ministère avait convoqué les électeurs dans le délai de six mois prévu par la loi de 1852; il lui reprochait pourtant d'avoir retardé les élections pour ne pas augmenter le nombre des voix contre la restauration, quand elle aurait été, comme on le prévoyait, proposée à l'Assemblée. Il y voyait « un symptôme de cette politique de parti, qui nous conduirait, si elle continuait, aux abîmes ».

Beulé, ministre de l'Intérieur, répondit, cette fois avec énergie et habileté :

Il y avait deux manières de faire pour les élections complémentaires : les espacer, les grouper pour ne pas agiter fréquemment le pays, les précipiter pour moins les accumuler et en réduire la portée. Le Gouvernement avait simplement choisi une solution intermédiaire. Il rappela que le Gouvernement de Thiers les avait ou précipitées ou retardées souvent pour des raisons d'intérêt politique. Ce plaidoyer énergique provoqua de la part des gauches des interruptions passionnées et répétées.

Bethmont intervint, rattachant le retard des élections à l'attitude du Gouvernement dans la campagne monarchiste, passant de l'abstention annoncée au début à une collaboration active. On avait voulu faire taire le pays pour échapper à la manifestation du nombre. Mais après le passé, Bethmont envisagea l'avenir, demandant si le ministère de demain (on savait qu'il allait être remanié) « accepterait qu'on discute, qu'on outrage, qu'on insulte le Gouvernement qui avait été constitué l'autre jour ». Le Gouvernement, c'était la République confirmée par la loi du 20 novembre, et ses adversaires qui l'outrageaient, c'étaient les légitimistes et les bonapartistes.

Bethmont, réclamant que le Gouvernement partît en guerre contre eux, exploitait la division que le septennat avait créée entre lui et eux. Cela allait être la tactique habituelle des républicains : l'exploitation du septennat contre la majorité.

De Broglie répondit que l'interpellation sur le retard des élections [p.266] visait le passé et non l'avenir, les ministres d'hier et non ceux de demain et qu'il ne suivrait pas ses adversaires sur le terrain nouveau qu'ils abordaient. Pour le passé il donna comme raison de l'appui du Gouvernement à la tentative de restauration la violence et l'injustice de ses adversaires contre la monarchie, qu'ils avaient défigurée pour exciter contre elle les passions populaires. Et ses paroles soulevèrent alors à nouveau la tempête, la droite et la gauche s'invectivant.

Quand on en vint au vote d'un ordre du jour, de Broglie insista sur la situation créée par le septennat, qui mettait le Président hors de cause et permettait à l'Assemblée de voter contre le Gouvernement sans craindre de créer une crise présidentielle. C'était rappeler la situation, toute différente du temps du Gouvernement de Thiers.

Le Gouvernement déclara se contenter de l'ordre du jour pur et simple, ce qui était la preuve d'une certaine faiblesse, et il fut voté par 360 voix contre 311. Le vote du septennat ne l'avait pas sensiblement fortifié.

Second ministère de Broglie, du 26 novembre. — La crise monarchiste, la lutte pour le septennat avaient modifié l'état et les rapports des partis entre eux. Un ministère nouveau devait répondre à une situation nouvelle.

Le maréchal imposa à de Broglie de le former. De Broglie fit appel au duc Decazes, son ambassadeur à Londres, en lui cédant les Affaires étrangères; c'était un ami des princes d'Orléans, libéral, il était pour le rapprochement avec le centre gauche, la coupure avec l'extrême droite, le septennal considéré comme une institution définitivement établie pour sept ans, impersonnelle et obligatoire, à défendre contre la droite comme contre la gauche. De Broglie se sépara de de la Bouillerie et d'Ernoul, les plus engagés dans la campagne monarchiste, et prit à leur place parmi les légitimistes, Depeyre et de Larcy; Batbie fut aussi remplacé par de Fourtou. Du Barail, Dampierre d'Hornoy, Magne restèrent; quatre sous-secrétaires d'État complétèrent l'équipe. Malgré une certaine accentuation à gauche elle demeurait disparate, comme l'était la majorité dans la Chambre.

On avait voulu assurer l'autorité et la stabilité du Gouvernement et l'on commençait par un changement de ministère et par un ministère sans cohésion, plutôt affaibli que fortifié. C'est qu'en matière d'institutions politiques ce sont les situations, les conditions [p.267] de fait qui commandent, bien plus que la volonté des hommes politiques.

Difficultés immédiates du nouveau ministère : l'extrême droite, projet de loi sur les maires, interpellation Lamy. — Deux jours après sa constitution le ministère vit le chef du parti légitimiste adresser aux comités royalistes des instructions leur faisant prévoir des luttes, que le remaniement ministériel annonçait, sans qu'on voulût prendre la responsabilité de l'attaquer; c'était l'union sur le pied de guerre.

Le même jour le ministère déposa un projet de loi, qui principalement retirait l'élection des maires aux conseils municipaux, le Président de la République les nommant dans les chefs-lieux de canton, et les préfets les nommant dans les autres communes. Antilibéral, ce projet favorisait mal le rapprochement avec le centre gauche. Il était présenté comme le corollaire du septennat.

Le 4 décembre se discuta une interpellation de Lamy sur le maintien de l'état de siège dans un grand nombre de départements.

Ainsi s'instaurait — et c'est ce qu'il y a d'essentiel à relever — ce régime d'interpellations continues, qui faussa notre pratique du parlementarisme, en faisant d'un moyen de contrôle destiné à remédier aux abus, aux fautes graves du Gouvernement, un moyen de lutte pour les partis, une arme pour ébranler et renverser les ministres et conquérir le pouvoir. Le septennat tendait à la consolidation du Gouvernement, il débutait par une intensification des attaques contre lui.

La thèse de Lamy, catholique, libéral et républicain, adversaire de la majorité, était que « l'état de siège était dans la plupart des départements contraire à la loi et que dans aucun il n'était légitimé par l'état du pays ». L'attaque contre le Gouvernement était avouée : « Les ministres politiques de l'ancien cabinet ont quitté le pouvoir. Cet acte demeure inexplicable et incomplet tant que leur chef reste au pouvoir... L'Assemblée pensera peut-être qu'une dernière retraite est nécessaire. » Celle de de Broglie évidemment. Le discours de Lamy, très étudié, très développé, prétendait donc que l'état de siège existant encore dans quarante-neuf départements, était illégal, les décrets l'établissant n'ayant pas été publiés, et ne se justifiait pas par un état de troubles soit matériel, soit moral. Remontant dans le passé, il prétendait qu'on n'avait jamais usé de l'état de siège de manière aussi permanente. Il déclarait que les généraux habitués à [p.268] un régime d'obéissance muette étaient peu qualifiés, en dehors des cas de périls paralysant l'action des pouvoirs réguliers, pour prendre des mesures aussi contraires à la liberté. » « Ne préparons pas pour l'avenir une armée d'état de siège incapable de défendre la France au dehors, et capable de l'opprimer au dedans. »

La défense de de Broglie consista d'abord à rappeler que c'était Thiers qui avait établi ce régime d'état de siège généralisé et que les mesures qu'il avait prises grâce à lui contre la presse dépassaient de beaucoup celles auxquelles il avait, lui, recouru, puis à montrer qu'il ne s'en était pas servi pour répondre aux attaques violentes dont lui et ses collaborateurs étaient l'objet; puis à établir par de nombreuses citations de journaux que l'on répandait dans les masses des idées tout à fait contraires à l'ordre social, à la paix entre les citoyens, même aux droits des pouvoirs publics. « Voilà, déclarait de Broglie, l'état moral, voilà ce calme si parfait des esprits qui rend inutile, suivant le préopinant, tout régime exceptionnel. » Il se disait d'ailleurs prêt à renoncer à l'état de siège si on votait une loi sur la presse qui permît d'en réprimer les excès.

Jules Ferry répondit encore à de Broglie, lui reprochant de n'avoir pas prouvé la légalité de l'état de siège, prétendant que le calme du pays était manifeste, puisqu'il n'opposait au Gouvernement que le bulletin de vote et non la violence et puisqu'il ne s'était produit aucun trouble au cours de la campagne monarchique, et proclamant qu'une nouvelle loi répressive contre la presse serait aussi attentatoire à la liberté que l'état de siège.

Ce discours souleva encore plus que les autres le tumulte dans l'Assemblée. A gauche on cria à la dictature du Gouvernement, à droite à celle du Gouvernement de la Défense nationale.

La discussion se poursuivit encore dans l'agitation et la confusion. L'ordre du jour pur et simple, dont se contenta encore le Gouvernement, qui n'osait demander à tous les éléments de la majorité l'expression de leur confiance, ce qui était très caractéristique, fut voté par 386 voix contre 260 seulement.

Ce résultat : majorité achetée au prix d'un ordre du jour sans confiance, la répétition des interpellations, et l'atmosphère de passion et de violence même dans laquelle elles se déroulaient, prouve combien la consolidation du Gouvernement, et de son autorité, but de la loi du 20 novembre, était peu acquise.

Election de la Commission des Trente. — De cette précarité [p.269] et de cette incertitude de la situation, qui en demeure la caractéristique, l'élection de la Commission des Trente pour l'étude des lois constitutionnelles fournit une nouvelle preuve.

L'article 2 de la loi du 20 novembre disait qu'elle serait élue dans les trois jours de sa promulgation en séance publique et au scrutin par la Chambre entière. La majorité, qui n'était pas en majorité dans tous les bureaux, avait préféré ce mode d'élection, qui lui permettait d'espérer une commission nommée par elle seule.

L'élaboration des listes de présentation des candidats fut laborieuse. Aussi l'élection ne commença-t-elle que le 26 novembre.

De Lacombe, à cette date, dans son journal écrit : « Que d’intrigues ! Au centre droit tout le monde voulait en être. » Il parle dans une réunion du groupe, mais sans poser sa candidature. « Le soir on m'apprend que des membres, qui se sont réunis pendant la séance de l'Assemblée, ont chargé le président et le vice-président de faire la liste du centre droit et il se trouve que j'y suis, en médiocre compagnie, ma foi. Du moins je ne me serai pas remué pour être élu, c'est le côté honorable. » Et il cite des membres du groupe qualifiés pour faire partie de la Commission et qui ne sont pas portés sur la liste.

Ainsi les droites ne se sont pas entendues pour faire une liste commune qui aurait été assurée de la majorité, ses groupes ont établi chacun la sienne et au petit bonheur. Aussi l'élection va-t-elle être pénible, elle durera du 26 novembre au 4 décembre, tant il y a de listes de candidats et si peu d'entente dans la majorité. Le premier jour il y a treize élus et ceux qui arrivent en tête sont Dufaure avec 427 voix sur 619 votants. Laboulaye avec 411, Waddington avec 383; ce sont des membres du centre gauche, que le centre droit a, à raison de leur valeur et en vue du rapprochement des centres, portés sur sa liste et qui ont bénéficié de voix de gauche que les autres candidats du centre droit n'ont naturellement pas obtenues. A de certains jours le scrutin ne donne pas de résultats, soit faute de quorum pour sa validité, soit parce qu'aucun candidat n'a obtenu la majorité absolue.

Cette élection prouve les défauts de ce mode de scrutin, dans une assemblée nombreuse surtout. Il permet en tout cas à la majorité d'écraser, d'éliminer même la minorité. Dans le cas présent il n'y eut que cinq membres élus en dehors d'elle. Il suppose une majorité disciplinée, sans quoi l'élection peut nécessiter d'interminables [p.270] tours de scrutin et les choix sont livrés au hasard de coalitions désordonnées.

En fait, la commission fut composée en grande majorité de membres appartenant aux « septennalistes », selon l'expression d'alors, avec deux faibles minorités de centre gauche et d'extrême droite. Cette forte majorité d'un parti aurait pu faciliter son travail; elle préparait contre son œuvre des résistances, des attaques particulièrement violentes de la part des exclus.

Trêve très passagère des luttes politiques. — Le travail ou l'attention de l'Assemblée furent absorbés à la fin de 1873 par des affaires graves ou urgentes qui firent quelque peu chômer les luttes politiques et spécialement les attaques contre le Gouvernement. Ce furent : le travail budgétaire; le procès et la condamnation du maréchal Bazaine; les complications extérieures avec les menaces de l'Allemagne, que l'éventualité de la restauration monarchique, notre agitation au sujet de la question romaine, l'attitude protestataire des députés alsaciens et lorrains au Reichstag excitaient contre nous; et encore le malaise que la question romaine créait dans nos rapports avec l'Italie. Notre situation extérieure fut si grave que Decazes, vers la fin de mars 1874, écrivait à un de ses correspondants particuliers : « Je m'attends à tout. » Certaine de ces questions comme la question romaine pouvait susciter des difficultés au sein de la majorité; elles créaient dans leur ensemble une préoccupation des esprits, qui devait les détourner des luttes intérieures et des attaques contre le Gouvernement.

Projet du Gouvernement sur la nomination des maires. — Pourtant, dès le premier jour de la session ordinaire de 1874, 8 janvier, le projet du Gouvernement sur la nomination des maires souleva de vigoureuses résistances. On sait qu'il la confiait pour les chefs-lieux de canton au Président de la République, pour les autres communes aux préfets. La majorité avait reproché à Thiers de n'avoir pas soutenu sa politique, ses candidats, dans les élections, par son administration; pour que le Gouvernement pût désormais le faire il fallait qu'il eût à la tête de chaque commune un homme de confiance, un serviteur dévoué, le projet de loi le lui donnait.

Ce fut de l'extrême droite, furieuse contre le centre droit et le Gouvernement à cause de l'échec de la restauration et de leur interprétation du septennat, que vint la première attaque. Le marquis [p.271] de Franclieu, un de ses orateurs les plus intransigeants, prononça contre le projet un réquisitoire habile et serré. On avait privé la France de la solution rédemptrice, on se jetait dans les petits expédients. Avec le projet on en revenait au régime de compression jadis si décrié et combattu. Les maires n'étaient pas des fonctionnaires publics, comme on le disait pour les besoins de la cause, mais les organes des intérêts communs qui font de la commune un groupe naturel comme la famille, dont l'État n'a pas la prétention de nommer le chef. « Déjà sous saint Louis, au XIIIe siècle, les maires, consuls, échevins, ne relevaient que de leurs administrés. » « De quoi avait servi au Premier Empire, à la Restauration, à la Monarchie de juillet, au Second Empire de nommer les maires... cela les a-t-il fait vivre un jour de plus? » Que fera le Gouvernement avec ses 75.000 maires et adjoints, quand ils seront en lutte avec leurs conseils ? Cédera-t-il ? Ou nommera-t-il partout des commissions municipales ? C'est dans le même esprit qu'on prépare une loi sur la presse. Le remède contre la loi aveugle du nombre est dans la distinction des intérêts dans la commune, avec une représentation assurée à chacun, le maire élu devant tenir compte de tous. Le maire nommé ne serait qu'un courtier électoral pour la candidature officielle, honnie et dangereuse, car « à chaque élection nouvelle monte le flot révolutionnaire » qui s'emparera du pouvoir exécutif et « avec la nomination des maires vous aurez forgé vous-mêmes l'une des armes les plus meurtrières, dont on puisse abuser contre la société ».

La critique était pressante et d'autant plus que la majorité, jusque-là, en matière administrative libérale et décentralisatrice, se mettait, avec ce projet, en contradiction avec elle-même.

Le rapporteur répondit à de Franclieu, qui avait proposé l'ajournement du projet, que l'Assemblée se contredirait en le votant, car deux fois elle avait proclamé son urgence, il se justifiait d'ailleurs par les défaillances de ces agents locaux qui entravaient l'action administrative du Gouvernement.

E. Picard répondit que la loi n'était qu'une arme de parti, une arme électorale, et que la question : élection ou nomination des maires devait être résolue dans la loi municipale générale. Il s'éleva contre les actes arbitraires du Gouvernement, suscitant alors des ripostes violentes de la majorité qui lui opposait celles encore bien plus arbitraires du Gouvernement de la Défense nationale.

De Broglie, au nom du Gouvernement, se contenta de dire qu'en [p.272] votant l'urgence du projet l'Assemblée avait reconnu le mal pressant auquel il répondait, elle ne pouvait se déjuger.

L'ajournement fut néanmoins voté par 268 voix contre 226. L'extrême droite, instituant sa politique du pire, de dissidence, d'indiscipline, avait voté avec la gauche. L'ère de la stabilité gouvernementale, par le fait de ceux qui s'affichaient comme ses plus fervents adeptes, ne s'instaurait donc pas.

Démission du ministère, refus du Maréchal. Interpellation du 12 janvier. Sens du Septennat. — Mis en minorité le ministère démissionna. Mais le Président refusa sa démission et une interpellation de de Kerdrel « au sujet de la démission du Gouvernement » s'ouvrit le 12 janvier pour lui rendre la majorité.

De Kerdrel commença par insister sur les multiples dangers des crises ministérielles fréquentes. Il fallait donc qu'Assemblée et ministère y missent chacun du sien pour les éviter. Ils ne devaient pas être l'une trop exigeante, l'autre trop susceptible. « Personne dans l'Assemblée, pas même, je l'espère pour lui, M. de Franclieu, ne pouvait prévoir le résultat de jeudi. » « Le ministère a eu contre lui une majorité, il n'a pas eu la majorité. » C'était la main tendue pour la réconciliation avec une sage interprétation de la responsabilité parlementaire.

De Broglie y répondit en disant qu'il ne pouvait gouverner qu'avec la double confiance de Président et de l'Assemblée, que la loi présentée était a ses yeux indispensable, mais qu'elle était transitoire, jusqu'à la loi générale municipale.

Raoul Duval jeta le trouble dans l'accord qui se préparait, en disant que certains députés avaient voté contre le Ministère parce qu'il comptait des hommes de parti pouvant exercer le pouvoir avec partialité.

E. Picard accentua la critique. Le Gouvernement se présentait comme défenseur de l'ordre et cependant il laissait dire que le pouvoir qu'il servait n'était que provisoire, « qu'il nous fasse cette déclaration, dont nous tirerons les conséquences, que le Gouvernement de la France est la République présidée par le maréchal de Mac-Mahon ».

C'était exiger la proclamation du septennat obligatoire rendant la République intangible pour sept années. E. Picard ajoutait que lui et ses amis doutaient de l'adhésion de certains ministres à cette thèse, parce qu'ils avaient participé à la campagne monarchiste.

[p.273]

De Broglie, amené à revenir sur le sens de la loi du 20 novembre, le laissa assez incertain. « Dans ces termes (art. 1er de la loi) et pour cette durée, le pouvoir du maréchal est donc un pouvoir légal, investi de tous les droits que la légalité confère et au premier chef, je le reconnais sans peine, et je suis le premier à l'affirmer, du droit de se défendre contre ceux qui voudraient le méconnaître ou l'attaquer. Une loi qui manquerait de sanction serait un non-sens dans les mots et l'anarchie dans les faits. » Il n'en dit pas plus et c'était moins précis que ce que réclamait E. Picard. Il adoucit même ses paroles en disant que le septennat avait voulu réaliser « la conciliation et la trêve des partis ». Il répondait ainsi à l'appel de de Kerdrel.

Raoul Duval reprit la parole pour solliciter une affirmation tout à fait catégorique. Dites au pays : « Le pouvoir du maréchal de Mac-Mahon durera sept ans tel qu'il est, il ne sera pas discuté, nous n'admettrons pas que dans nos rues, au cri de « Vive le Roi! » ou « Vive l'Empereur! », on puisse répondre « Vive la République de telle ou telle façon ».

De Broglie se garda de lui répondre, et l'ordre du jour de confiance demandé par lui fut voté par 356 voix contre 305. La paix au sein de la majorité était rétablie, mais grâce à une demi-obscurité et à l'influence du maréchal, qui avait maintenu le ministère. Il était sauvé, mais non consolidé. Cette majorité, dont un Gouvernement fort était tout le programme, était incapable de s'unir pour le créer et le conserver.

Loi du 20 janvier 1874 sur les maires. Le septennat obligatoire réaffirmé par le Gouvernement. — Le projet de loi sur les maires, malgré le vote d'ajournement, fut repris par le ministère après la crise avortée. Les débats s'ouvrirent même tout de suite après le vote du 12 janvier, le 13. Le Gouvernement y voyait le moyen essentiel de la confirmation de son autorité.

Il prétendait que l'élection des maires par les conseils municipaux, instituée par la loi du 14 avril 1871, sauf dans les villes de plus de 20.000 âmes, et les chefs-lieux de département et d'arrondissement, avait donné très souvent des maires incapables, ou indignes, ou hostiles au Gouvernement, et engendré une sorte d'anarchie administrative. Il y remédiait dans son projet par la nomination des maires et des adjoints, comme on l'a vu, par le Président de la République ou par les préfets qui pouvaient les prendre parmi les conseillers municipaux et même hors du conseil municipal en cas [p.274] de démission ou de révocation d'un maire; de plus il conférait aux préfets, dans les chefs-lieux de département et d'arrondissement, les pouvoirs de police que le préfet de police possédait dans la Seine, et dans les autres communes le droit de nommer et de révoquer les agents et inspecteurs de police.

La commission renforça le droit de nomination des maires et adjoints en admettant dans tous les cas leur choix hors du conseil municipal. La majorité jugeait que la garantie contre les abus possibles de ce droit se trouvait dans la responsabilité du ministère. La commission modifiait aussi quelque peu le projet gouvernemental en ce qui concernait la nomination des inspecteurs, brigadiers ou sous-brigadiers de police.

Une minorité pourtant avait combattu le projet : les faits allégués par le Gouvernement n'étant ni assez graves ni assez nombreux, à ses yeux, — les maires ainsi nommés devant souvent se heurter à l'hostilité des conseils, — les nominations du Gouvernement devant créer dans les communes des agitations, des dissensions intérieures, — l'Assemblée en votant ce projet, après la loi de 1871, se contredisant elle-même, — les maires nommés devant devenir des agents électoraux au service des candidats du Gouvernement, — enfin la loi ne devant être que transitoire puisque la loi sur les communes pourrait la rapporter ou la modifier.

Les débats, dans lesquels les arguments du Gouvernement et de la majorité de la commission et les arguments de la minorité furent sans cesse repris, se poursuivirent les 13, 14, 15, 16, 17 et 19 janvier.

Le Gouvernement présenta toute une série de faits pour prouver le défaut de valeur de beaucoup de maires, l'état d'anarchie administrative par insubordination à la loi ou au Gouvernement. On lui rétorqua que pour 72.000 maires et adjoints cela ne constituait que des exceptions.

Un contre-projet de de Pressensé, de nombreux amendements furent présentés.

Les débats furent presque constamment tumultueux, passionnés, les orateurs ayant peine à se faire entendre et le président à rétablir l'ordre.

L'Assemblée nationale préludait au défaut de discipline, de tenue même qui a si souvent été une tare de notre vie parlementaire.

Le 20 janvier l'ensemble de la loi fut pourtant voté par 359 voix contre 318. L'extrême droite, revenant sur son vote du 8 janvier, avait rallié la majorité. Mais elle avait montré qu'elle tenait le Gouvernement [p.275] à sa merci et qu'il ne pouvait sans elle se constituer une autre majorité pour se soutenir.

Le Gouvernement adressa aux préfets une circulaire pour l'application par eux de la loi nouvelle, qui conseillait la prudence, la modération et dans laquelle il donnait encore son interprétation du septennat.

« L'Assemblée, disait-il, a conféré le 20 novembre pour sept années le pouvoir exécutif à M. le maréchal de Mac-Mahon. Le pouvoir, qu'elle lui a remis et dont la commission constitutionnelle devra déterminer l'exercice, est dès à présent, et pour toute la durée que la loi lui assigne, élevé au-dessus de toute contestation » et il appelait, « autour de cette autorité tutélaire », « tous les bons citoyens de tous les partis ». Paroles qui doublement devaient provoquer le mécontentement de l'extrême droite.

Cette nouvelle et catégorique affirmation du caractère constitutionnel et obligatoire du septennat fut encore confirmé par le Président lui-même, le 4 février, dans l'allocution qu'il prononça au tribunal de commerce. Le président du tribunal civil, Daguin, et celui du tribunal de commerce, Garin, lui ayant affirmé la nécessité de la stabilité politique pour la reprise des affaires, pour les rassurer, dans sa réponse, il déclara : « Le 19 novembre, l'Assemblée m'a remis le pouvoir pour sept ans. Soyez sans inquiétude, pendant sept ans je saurai faire respecter de tous l'ordre de choses légalement établi. Nous verrons ainsi, je l'espère, se rétablir le calme dans les esprits et la confiance renaître. La confiance ne se décrète pas, mais mes actes sont de nature à la commander. » La portée de ces paroles était d'autant plus grande qu'à la suite de la circulaire du 22, l'extrême droite avait nié le caractère constitutionnel et donc obligatoire, intangible, du septennat.

Le Gouvernement, en même temps, multiplia les mesures d'ordre et d'autorité : suspension de l'Univers, rétablissement de la censure pour les théâtres, rattachement de la sûreté générale à la préfecture de police, application immédiate de la loi sur les maires par des fournées de maires et d'adjoints nommés par le Président et les préfets.

Elections législatives des 7 janvier et 8 mars. — Le pays n'en est pourtant pas impressionné. Les quatre élections des 7 février et 1er mars sont contraires aux modérés; en Haute-Saône, Hérisson est élu contre de Marmier ; dans le Pas-de-Calais, Sens, bonapartiste, [p.276] triomphe de Braine, républicain; dans le Vaucluse, Ledru-Rollin triomphe de Billiotti, et dans la Vienne un radical, Lepetit, bat de Beauchamp. Le septennat et ses mesures d'autorité n'ont pas agi sur le corps électoral.

Au même moment, à Chislehurst, la majorité du prince impérial donne lieu à un rassemblement important d'impérialistes; des fonctionnaires, des officiers, en nombre, s'y rendent. Le Gouvernement estime que cela constitue un acte illégal, insurrectionnel, contraire à la proclamation de la déchéance de l'Empire et à l'établissement du septennat; il blâme les officiers et les fonctionnaires qui s'y sont associés.

Interpellation Lepère-Challemet-Lacour sur le sens du septennat, 25 janvier - 19 mars. — Au lendemain de la circulaire aux préfets, le 25 janvier, Lepère avait déposé une interpellation sur l'interprétation du septennat. Ajournée, elle ne fut discutée que le 19 mars et ce fut Challemel-Lacour qui, en un très long et très puissant discours (9 colonnes de l'Officiel), la développa.

Sans doute lui et ses amis avaient voté contre la loi du 20 novembre, mais votée ils entendaient la respecter. Au contraire, parmi ceux qui l'avaient votée tout un parti préparait et annonçait « la substitution de la monarchie au pouvoir présidentiel » ; « au Gouvernement de dire s'il se considère comme engagé à s'acheminer, comme on l'affirme, vers la monarchie, ou au contraire, à maintenir le fait existant qui pour nous est la République ».

« Du silence du Gouvernement résultent l'incertitude et l'inquiétude qui règnent toujours dans les esprits. Il suffirait d'un mot de sa bouche pour les dissiper. » Il faut que la prorogation signifie d'abord la République. « Le Gouvernement ne peut se défendre et durer qu'à la condition de défendre du même coup la République. » On épilogue sur les termes de la loi : « Jusqu'aux modifications qui pourraient être apportées par les lois constitutionnelles », mais que signifierait une loi accordant au Président des pouvoirs pour sept ans et permettant par ailleurs de les abréger autant qu'on voudrait ? Le doute sur la sincérité du Gouvernement vient de ce qu'en même temps il défend le septennat et attaque le parti et le régime républicains. On l'a vu se joindre à l'entreprise monarchique; aux uns il dit qu'on a dû se résigner in extremis à la République pour conserver le pouvoir pendant sept ans entre les mains d'un homme supérieur aux partis, aux autres qu'on n'a eu pour but que de combattre le [p.277] péril social, c'est-à-dire de détruire en France l'esprit républicain après quoi, dans sept ans ou dans trois mois, « la monarchie n'aurait plus qu'à occuper la place ainsi déblayée ». Ainsi l'ont compris en grand nombre des auxiliaires du Gouvernement et on a vu de ses membres, des ambassadeurs, cinquante membres de l'extrême droite « déposer des pétitions pour la proclamation immédiate de Henri V ». Par ailleurs on a voulu faire croire au pays que « d'ici sept ans au moins la République ne serait pas mise en question »; la prorogation est donc à la fois monarchique et républicaine. Or, il n'y a pas de sécurité « sans un Gouvernement qui repose sur un principe incontesté capable de se faire respecter et de se défendre ». « La France, elle, a fait son choix; elle veut ce qu'elle a, c'est-à-dire la République. » « La démocratie aime les gouvernements forts, mais la force... elle ne naît que d'un accord avec la masse des intérêts, avec l'opinion dominante, avec les passions du pays. Or cette opinion depuis deux mois le Gouvernement n'a su ni la conquérir, ni la garder. » L'application de la loi sur les maires a amené la révocation d'hommes notoires, qui sont l'honneur et la force du Gouvernement qui sait se les attacher.

Pour conclure, Challemel-Lacour sommait le Gouvernement de s'expliquer avec une clarté qui pût lui gagner la confiance du pays; il laissa sur la tribune, par écrit, ces deux questions :

1° Le ministre, par sa circulaire du 22 janvier, a-t-il entendu déclarer que toute tentative de restauration monarchique était dès à présent interdite ?

2° Appliquera-t-il les lois qui punissent comme délictueux tous les actes et manœuvres quelconques ayant pour but de changer la forme du Gouvernement ?

La réponse de de Broglie fut beaucoup plus courte. Il montra d'abord que sa circulaire, objet de l'interpellation, avait, avant tout, pour but de dire aux préfets comment ils devaient comprendre la loi et l'expliquer; elle devait « faire disparaître des choix indignes » et rétablir parmi les maires « le sentiment du droit et de l'autorité, qui avait disparu ». Ils n'avaient pas à pratiquer des exclusions systématiques pour raisons politiques, comme avait fait le Gouvernement de la Défense nationale, qui avait remplacé d'un coup toutes les municipalités de France par des municipalités de son choix et de son parti. Pourtant on ne pouvait garder « des adversaires notoires, déclarés, acharnés de la politique du Gouvernement [p.278] actuel », donner sa confiance à des hommes qui refusaient catégoriquement la leur.

Puis, de Broglie en vint au commentaire qu'il avait donné du septennat.

« Sa circulaire ne reproduisait que la loi, n'ajoutait rien à son texte, ne suppléait pas à ses prétentions. » Parfaitement claire, celle-ci distinguait la durée du pouvoir et les conditions de son exercice. « Quant aux sept années de pouvoir, elle les a conférées et concédées d'une façon incommutable à M. le maréchal de Mac-Mahon. Il ne peut y avoir à cet égard aucun doute possible. »

Dans la commission la majorité (de gauche) aurait voulu que cette durée pût être remise en question dans les lois constitutionnelles, c'est la minorité qui a soutenu le contraire et l'a fait adopter par l'Assemblée.

Avant que les conditions d'exercice de ce pouvoir fussent établies « il importait de donner au moins au pays la sécurité de sa durée ». De Broglie exprimait d'ailleurs le voeu que la loi constitutionnelle fût rapidement votée.

En terminant il fit appel à la majorité « qui restera unie, quoi qu'on fasse, puisqu'elle a toujours su montrer que son dévouement était au-dessus des passions et des préférences des partis ».

C'était donc l'affirmation du septennat « incommutable ».

Elle devait amener la protestation immédiate et énergique de l'extrême droite. Cazenove de Pradines en fut l'interprète éloquent.

Qu'adviendrait-il le jour où le retour immédiat du roi nous apparaîtrait comme une nécessité de salut public ? Faudrait-il préférer « sept années de convalescence » à une « guérison immédiate » ? Il se déclarait plein de confiance sur l'attitude que prendrait alors le maréchal. « Ce n'est pas M. le maréchal de Mac-Mahon, qui, saisi alors d'une passion subite pour le pouvoir, viendrait opposer des délais même légaux à l'exécution de nos volontés et au salut du pays. Pour mon compte je suis bien tranquille à cet égard; je ne crains pas qu'il fasse attendre le roi de France, acclamé par nous, à la porte du septennat et qu'il s'écrie comme à Malakoff : J'y suis, j'y reste ».

Le sens de la prorogation est qu'à la dissolution de l'Assemblée nationale en attendant la monarchie... nous laisserions le pouvoir intérimaire institué par le vote du 20 novembre dernier.

La contradiction entre cette thèse et celle de de Broglie était flagrante. Lepère, en un dernier discours, péniblement écouté, la [p.279] fit éclater. La droite protesta qu'il y avait là un piège pour la dissocier, dans lequel elle ne tomberait pas et qu'entre les partis de gauche il y avait tout autant de divergences que dans son sein.

Les auteurs de l'interpellation présentèrent un ordre du jour exprimant une défiance formelle contre le Gouvernement. Celui-ci se contenta, selon son habitude, d'un ordre du jour pur et simple, sans gloire mais prudent, qui fut volé par 376 contre 310. Des membres de l'extrême droite, comme Lucien Brun et Cazenove de Pradines, le votèrent évidemment à contre-cœur en gardant du septennat le sens qu'ils lui attribuaient.

Vicissitudes continues du Gouvernement jusqu'aux vacances de Pâques. — L'agitation politique et l'insécurité du Gouvernement se perpétuent. Thiers reprend un rôle actif dans la vie parlementaire. Le 26 mars il prononce un discours sur la question des fortifications de Paris, dans lequel il accuse la majorité de l'avoir renversé à cause de son adhésion à la République, affirmant à nouveau que la République conservatrice demeure la solution unique et qui s'impose.

Le 23 mars, Brisson dépose, au nom de quatre-vingts membres de l'Assemblée, une proposition pour fixer au 28 juin suivant des élections générales. Le 25 mars la question du renouvellement des conseils municipaux met en cause le Gouvernement. Il le diffère parce que la loi municipale s'élabore et que les conseils municipaux nommés seraient à remplacer à brève échéance; on l'accuse de retarder ces élections parce qu'elles prouveraient l'adhésion générale du pays à la République.

Le 27 mars, Dahirel, fougueux membre de l'extrême droite, propose de décider que le 1er juin l'Assemblée statuera sur la forme définitive du Gouvernement. Il soutenait que la Constitution serait très difficile à faire en présence d'un Gouvernement temporaire, non défini, mais qui s'imposerait pour une période de sept années.

Ainsi chaque jour, sous une forme ou une autre, la question du régime reparaissait, excitant les passions et rendant incertain le septennat même.

Le plus grave était que le pays se prononçait toujours contre la majorité et que le Gouvernement se montrait incapable de le diriger. Le lendemain du jour où l'Assemblée se mit en vacances, le 29 mars, la Gironde élit un radical, Roudier, par 68.877 voix contre le général Bertrand, 45.079 voix, et Larrieu, 21.598. En Haute-Marne c'est [p.280] encore un radical, Danelle-Bernardin, qui l'emporte par 35.612 voix contre le conservateur de Lesperut, 24.142 voix. La majorité du février 1871 continue à être désavouée par le pays, aussi bien sous le Maréchal que sous Thiers.

Rentrée du 12 mars 1874. Mise en minorité du Ministère. — A la rentrée, l'Assemblée aborde une question capitale, celle du régime électoral.

Avant d'établir l'organisation des pouvoirs, ne faut-il pas déterminer quelle en sera la source ? Pour instituer un régime de souveraineté nationale, ne faut-il pas fixer le corps des citoyens qui en disposeront ? Pour remédier aux élections qui lui sont défavorables, la majorité n'a-t-elle pas à cœur de corriger le régime électoral qui lui est contraire ?

Le malheur est que la question a été étudiée par deux Commissions différentes, la Commission de décentralisation, qui, s'occupant du régime municipal, a conçu un régime électoral municipal qui peut être généralisé, et la Commission des Trente, qui a mis sur pied un projet électoral pour les élections législatives.

Le premier projet exigeait pour l'électorat l'âge de vingt-cinq ans, prescrivait de porter sur la liste électorale d'office les citoyens nés dans la commune et y étant restés et ceux qui y étaient revenus depuis six mois, et ceux qui n'y étant pas nés y étaient inscrits au rôle des contributions directes ou au rôle des prestations en nature qui résidaient ou qui, ne résidant pas, demandaient leur inscription. Et encore, sans ces conditions d'inscription à ces rôles, ceux qui justifiaient d'une résidence continue de trois ans dans la commune.

Ce régime qui renforçait la condition d'âge et les conditions d'attachement à la commune (naissance, résidence) favorisait les imposés. Il se complétait par l'adoption du vote cumulatif. Chaque électeur disposant d'autant de voix qu'il y avait de conseillers à élire, et pouvant les répartir sur un nombre égal de candidats ou les accumuler sur un seul ou sur certains seulement. Ce projet devait incontestablement plaire aux conservateurs.

La Commission des Trente en avait établi un autre. Il exigeait pour l'exercice du droit de vote l'âge de vingt-cinq ans et l'inscription sur la liste électorale d'une commune. En treize paragraphes, son article 9 énumérait les cas de privation du droit de vote et d'exclusion des listes électorales. Puis les articles suivants [p.281] déterminaient selon les cas d'exclusion la durée de la privation de la capacité électorale.

Les articles 4 et suivants fixaient les conditions pour l'inscription sur les listes électorales : citoyens nés dans la commune, six mois de résidence; les autres, trois ans; fonctionnaires en activité ou anciens fonctionnaires, sans délai. Inscription d'office pour les fonctionnaires ou les citoyens inscrits aux rôles des contributions et des prestations en nature. Pour les autres inscriptions, sur leur demande ou celle du sous-préfet ou du procureur de la République.

Ces deux projets contenaient bien des points communs, ils découlaient du même esprit. Le premier devait pourtant plaire davantage au parti conservateur; par ses conditions pour l'électorat, il lui donnait plus de garanties, puis il émanait de la Commission de décentralisation où il dominait encore plus. Et encore il attribuait aux citoyens les plus imposés le droit de participer aux travaux des conseils municipaux en matière budgétaire. Le vote cumulatif favorisait la minorité qu'ils formeraient le plus souvent. Enfin ce projet s'étendait, au delà de la question électorale, à l'organisation municipale en donnant aux intérêts des garanties spéciales et la majorité conservatrice attachait à la réforme municipale un très-grand prix, la vie communale intéressant tout particulièrement les propriétaires.

C'est à l'occasion de ces projets que surgit dès la rentrée le double conflit au sein de la majorité entre l'extrême droite et ses autres éléments et entre le Gouvernement et la majorité, dont le Ministère sera la victime.

Vacances et rentrée. Divisions des partis. — Même pendant les vacances et même au sein du Gouvernement la division régnait. De Larcy et Depeyre se trouvèrent en opposition avec leurs collègues du ministère, particulièrement au sujet des mesures à prendre vis-à-vis de l'Union, qui multipliait ses attaques contre le maréchal et contre le septennat. De Broglie eût voulu la frapper; de Larcy menaça de démissionner. Au conseil du 12 avril de Broglie proposa de se contenter d'un communiqué au journal en termes très énergiques. Decazes trouvait la mesure insuffisante. De Larcy réclamait qu'elle fût appliquée également à la Liberté, dans laquelle E. Ollivier avait contesté à l'Assemblée le pouvoir constituant. Decazes offrit sa démission à son tour; le maréchal dut intervenir pour l'y faire renoncer, mais il exigea qu'une lettre aux procureurs [p.282] généraux insérée à l'Officiel les engageât à défendre énergiquement le septennat. Les Débats pouvaient donc écrire le 13 mai, à la veille de la reprise des séances de l'Assemblée : « Les diverses portions (de la majorité) se retrouvent aujourd'hui en présence, animées les unes vis-à-vis des autres de pensées sinon hostiles, du moins de sentiments de défiance, plus disposées chacune à dicter des conditions qu'à en subir. La presse légitimiste et bonapartiste en montre d'autant plus d'assurance. »

Dès avant la première séance, on voit que c'est sur l'ordre du jour de ses travaux, sur la priorité en faveur de la loi municipale ou de la loi électorale que le conflit éclatera, les Débats l'annoncent dans leur numéro du 15 et annoncent également l'intention d'organiser sérieusement les pouvoirs du maréchal.

Projet gouvernemental sur le Grand Conseil, sa présentation. — Avant même que l'Assemblée ne fût saisie des projets électoraux, le Ministère la saisit en effet, dès le 15, de son projet sur la seconde Chambre.

En un exposé des motifs, il commence par présenter le septennat comme d'ordre constitutionnel : « c'est une décision sur laquelle vous vous êtes interdit de revenir et dont l'influence doit se faire sentir sur toutes celles qui me restent à prendre ». C'est le septennat obligatoire à nouveau proclamé.

L'Assemblée a d'ailleurs refusé d'associer à la prorogation des pouvoirs du maréchal la fondation d'une forme définitive de Gouvernement; notamment de « vouer l'avenir de la France aux institutions républicaines ». Mais il faut compléter l'œuvre du 20 novembre par « l'organisation des pouvoirs du maréchal », non « par la proclamation d'une forme définitive de Gouvernement ». « C'est encore une trêve que nous demandons à nos rivalités politiques. » Il faut « donner au maréchal de Mac-Mahon le moyen de défendre et lui-même et la paix de la société ». Il faut établir « la séparation des pouvoirs », le souverain investi de la puissance législative comme de la puissance exécutive n'est qu'un dictateur. Une autre institution fondamentale c'est « la division du pouvoir législatif en deux assemblées », toutes les républiques du Nouveau Monde l'ont consacrée. Une assemblée unique peut tomber dans le désordre, le tête-à-tête entre elle et le pouvoir exécutif, l'expérience le prouve, est périlleux. S'il ne s'agissait pour la seconde Chambre que de contrôler les lois votées par la première, elle pourrait avoir les mêmes électeurs. Mais [p.283] pour « interposer une autorité modératrice entre le pouvoir exécutif et une assemblée populaire », elle ne doit pas se confondre à son origine avec l'Assemblée même, qu'elle est chargée de tempérer. « D'autres intérêts que ceux de l'État doivent d'ailleurs trouver en elle un secours contre les entraînements irréfléchis du suffrage universel. »

C'est pour répondre à ces points de vue que le projet forme la seconde Chambre « en partie de membres nommés par le Président de la République, en partie de membres élus par un collège de citoyens, les plus notables de chaque département », ouvert « aux défenseurs naturels du principe d'autorité » et « à tout ce qui constitue l'élite de la société », « aux possesseurs de la propriété territoriale et commerciale », « aux hauts dignitaires désignés par leurs fonctions ».

Le projet, ainsi annoncé, comportait vingt-trois articles, dont voici les principales dispositions : Rappel du septennat tout d'abord; — division du pouvoir législatif en deux Chambres après la dissolution de l'Assemblée nationale; — Grand Conseil composé de membres élus dans les départements; — de membres de droit et de membres nommés par décret en Conseil des ministres; — âge de trente et un ans exigé pour être membre ainsi que la nationalité française et la jouissance des droits civils et politiques; — formation du Corps électoral départemental d'éléments très divers : représentants actuels et anciens du département, conseillers généraux et d'arrondissement, membres de la Cour d'appel, des tribunaux de première instance, archevêque ou évêque, membres du chapitre diocésain, des consistoires protestant et israélite, des tribunaux et des chambres de commerce, bâtonniers de l'ordre des avocats, présidents des chambres de notaires et d'avoués, doyens et professeurs des facultés, officiers généraux du cadre de réserve, officiers généraux et supérieurs en retraite, fonctionnaires de l'ordre administratif et judiciaire en retraite, contribuables les plus imposés à la contribution foncière pour les 2/6 de ce collège sénatorial, et contribuables les plus imposés pour les patentes pour 1/6 ; — nombre de un à trois sénateurs par département; — membre de droit, cardinaux, maréchaux, amiraux, premiers présidents des cours de cassation et des comptes; — membres nommés par le Président : cent cinquante, dont cent quarante pris dans des catégories de citoyens prévus en dix-huit paragraphes et dix pouvant être pris hors de ces catégories; — mandat de sept ans pour les élus, inamovible [p.284] pour les nommés ; — gratuité pour tous; — initiative législative des deux Chambres, priorité pour les lois de Finances pour celle des représentants; — droit pour le Président de demander une nouvelle délibération; — ratification des traités par le Grand Conseil; — érection du Grand Conseil en Cour de justice pour juger le Président de la République pour haute trahison, concussion, usurpation ; — possibilité pour les deux Chambres en congrès de prononcer sa déchéance — responsabilité des ministres individuelle pour leurs actes personnels, et collective pour leurs actes de politique générale; — droit de dissolution du Président à l'égard de la Chambre des représentants avec avis conforme du Grand Conseil sous réserve de la convocation des électeurs dans les six mois.

La lecture de ce projet et de l'exposé des motifs fut écoutée par l'Assemblée avec une extrême réserve. « Pendant tout le temps de la lecture, écrivit le Temps, la droite est restée aussi silencieuse que la gauche. Les marques d'approbation ne se sont produites que sur les bancs du centre droit. Et, ainsi isolées elles ont fait ressortir davantage la froideur générale. » C'était un mauvais présage.

Chute du Ministère de Broglie, 16 mai. — Ce projet qui, écartant à la fois la Monarchie et la République, mécontentait l'extrême droite et la gauche, allait en effet précipiter la chute du ministère.

Le 16 mai la question de la priorité entre le projet de loi électorale de la Commission des Trente et le projet de loi municipale de la Commission de Décentralisation est posée. D'accord avec de Broglie, Barthe réclame la priorité pour la première. «L'importance en est tellement évidente que la demande de la commission s'explique d'elle-même »; si elle était contestée, il en développerait les raisons. Contestée, elle l'est par Théry de l'extrême droite. Les pouvoirs des conseils municipaux n'ont-ils pas été prorogés dans l'attente de la loi ? N'a-t-on pas fixé un délai pour la faire et permettre les élections ? L'orateur est soutenu par les « très bien » de l'extrême droite qui marquent ses dispositions malveillantes pour le ministère.

Un homme de conciliation, Baudot, propose une combinaison transactionnelle. Priorité pour la loi électorale, présentation comme contre-projet lors de sa seconde délibération du régime électoral de la loi municipale qui sera alors, comme contre-projet, discuté le premier.

A ce moment de Broglie intervient. Il soutient la demande de [p.285] priorité pour la loi électorale « pour répondre au vœu de l'opinion publique », « pour donner au pays la preuve de la préoccupation que nous avons de pourvoir à son avenir », pour aborder le problème électoral « par sa plus grande face ». Il déclare désirer aborder, immédiatement après, la loi municipale. C'est se montrer conciliant et modéré.

Lucien Brun semble animé du même esprit en réclamant l'urgence pour celle-ci. On discutera le plus tôt possible ensuite la loi électorale. « Il n'y a donc entre nous et le Gouvernement aucune divergence sur ce point. » «Nous n'admettons pas que l'on puisse donner une signification différente au vote que nous allons émettre. »

De Broglie pourtant, sans se départir de son calme, pose la question de confiance. « Le Gouvernement, dit-il, est infiniment reconnaissant des paroles que vient de prononcer M. Lucien Brun, mais il ne faudrait pas se méprendre sur leur sens et qu'elles parussent diminuer l'importance qui s'attache au vote qui va être émis. » Cette déclaration, malgré son calme, est grave. Elle est soulignée de « très bien », de « mouvements prolongés ». On vote, par assis et levé; deux fois le résultat est déclaré douteux; on recourt au scrutin public. La priorité demandée n'a que 317 voix contre 381.

Le cabinet est renversé pour avoir voulu faire une loi qui consolidât par l'institution d'une seconde Chambre le septennat. Sans proclamer la République il renforçait l'obstacle contre la monarchie. Aussi l'extrême droite et les républicains avaient-ils saisi la première occasion pour le renverser.

La crise, l'opinion, la presse. — Le crise était la résultante de l'anarchie parlementaire produite par la division des partis. Cette anarchie se reflète dans la presse, qui a à juger l'événement et à en déduire les conséquences.

Les journaux du centre droit sont amers. Le Français écrit : « L'extrême droite a brisé le ministère et elle a imposé à ses successeurs la nécessité de rechercher une majorité en déplaçant son axe et en le reportant plus à gauche. » Le Journal de Paris n'est pas moins amer : « On va maintenant nous forcer à subir un septennat beaucoup moins conservateur et beaucoup plus républicain que nous ne le voulions. C'est à l'extrême droite de voir s'il lui convient de pousser plus loin. » Le Monde est dans la même note : « Nous craignons que la journée d'hier soit la journée des dupes et que ceux qui ont sacrifié le ministère ne soient les vaincus de leur triomphe. »

[p.286]

Les journaux de l'extrême droite sont plutôt embarrassés de son succès. La Gazette de France n'approuverait que si on était prêt à « une action royaliste déterminée »; elle la soutiendrait énergiquement, « bien que nous ne pénétrions pas où elle tend ». L'Union justifie péniblement le renversement du ministère par la liberté de l'Assemblée « de régler elle-même l'ordre de ses travaux ». Elle ajoute : « Les monarchistes... ont ébranlé l'échafaudage constitutionnel préparé par M. de Broglie... renversé l'obstacle dressé par les doctrinaires pour écarter la royauté ».

Pour l'Ordre bonapartiste le vote de l'Assemblée est « une protestation contre les souterraines manœuvres de l'orléanisme, et une manifestation... en faveur du suffrage universel menacé de mutilation ».

Pour les républicains modérés la solution est dans le rapprochement des centres. Le Temps écrit : « Il appartiendra au nouveau président du Conseil de demander au centre droit s'il accepte le programme du centre gauche... Nous ne désespérons pas de voir le centre droit, fatigué et désabusé par la triste année qui vient de s'écouler, se rallier à ce programme, dont il s'est timidement rapproché. »

La France dit que la dernière carte à jouer est la politique des centres, sans quoi c'est « la dissolution non seulement fatale mais prochaine ».

Pour les journaux de gauche c'est évidemment celle-ci qui s'impose et sans tarder. Pour le Rappel, « le pays a besoin d'un Gouvernement définitif; l'Assemblée est impuissante à l'organiser, il est temps que la Chambre se retire ». Pour le Siècle « le seul moyen d'assurer l'avenir est de rendre au pays sa libre initiative ». Pour la République française : Thiers est tombé le 24 mai pour avoir le 22 présenté les lois qui constituaient la République conservatrice. De Broglie tombe le 16 mai pour avoir déposé ce jour même la loi organisant le régime sans nom dit septennat, double expérience décisive. « Tout porte à croire que la faculté constituante de l'Assemblée du 8 février est désormais réduite à l'impuissance. »

Quant à l'avenir, les Débats comme le Temps voient la solution dans la formation d'une majorité « plus compacte et plus durable où viendront se confondre toutes les fractions modérées de l'Assemblée... Cette conjonction des centres va très probablement devenir l'unique refuge de tous ceux qui veulent sincèrement la consolidation du septennat et un Gouvernement durable ».

[p.287]

Mais le Temps proteste quand l'agence Havas désigne « le centre droit comme l'élément prépondérant de la combinaison nouvelle ». C'est le parti qui vient d'être battu, ce serait « une infraction regrettable et parfaitement inutile d'ailleurs au principe parlementaire ». Celui-ci, à ses yeux, voulait qu'on fît appel au parti le plus considérable de la coalition qui avait renversé le ministère. Or, sur les 381 membres de celle-ci il y avait 52 légitimistes, 18 bonapartistes et 311 républicains. « Les désignations qui découlent de là paraissent suffisamment claires en ce qui concerne le futur vice-président du Conseil », concluait-il.

La vérité était que dans le chaos des partis si divisés au sein même des deux blocs de droite et de gauche et avec l'abîme que creusait entre tous la question cruciale du régime, la solution de la crise ne se dégageait pas et que l'opinion n'éclairait guère le Président chargé de la trouver.

Évolution de la crise. Ministère de Cissey. 22 mai 1874. — Aussi, dès le lendemain de la chute du ministère, les partis de droite se réunissent pour étudier la situation. La droite modérée exprime ses sympathies pour de Broglie et ses collègues, adhère à la loi du 20 novembre, approuve le projet sur le Grand Conseil, écarte l'idée de la dissolution. Le centre droit constate que la crise est due à la défection des légitimistes et des bonapartistes et pense qu'il faut les remplacer par des membres du centre gauche pour refaire une majorité sur la base du septennat impersonnel. Les bureaux de ces groupes, s'étant réunis, discutèrent sur les avantages et les inconvénients du rapprochement avec le centre gauche; les membres de la droite modérée jugeaient que le septennat impersonnel ferait perdre trop de voix à droite, ils croyaient possible une majorité obtenue par des gains à droite et au centre gauche en ralliant les membres les plus sages de ces groupes.

Le maréchal, de son côté, agissait. Il pensa d'abord garder, sinon de BrogIie, du moins ses collègues. Son attitude sur la question de la priorité ne lui était-elle pas personnelle ? Mais certains se solidarisèrent avec lui. Il fit appel à Buffet, dont l'autorité sur l'Assemblée était grande; celui-ci jugea que comme président il rendait plus de services. Conseillé sans doute par Decazes, il chargea de Goulard de constituer le cabinet; ministre de Thiers quoique monarchiste notoire, il avait démissionné avant le 24 mai, tout en restant son ami. Dès le 19 mai les Débats signalaient ses entrevues avec [p.288] Dufaure et Casimir Périer, qui montraient son rapprochement du centre gauche, et donnaient les noms de ses collaborateurs probables.

Le maréchal continuait pourtant à s'occuper de la formation du ministère. L'agence Havas signalait chaque jour ses entrevues avec des hommes politiques, notamment Audiffret-Pasquier et le duc Decazes. Les négociations d'ailleurs se prolongeaient, la pierre d'achoppement étant les exigences opposées de la droite modérée et du centre droit. Les Débats écrivaient, numéro du 23, au lendemain de l'échec de de Goulard : « C'est la question du septennat personnel ou impersonnel (toujours) qui a tout fait avorter. La droite accorde le septennat personnel mais repousse le septennat impersonnel; le centre droit ou une partie de ses membres accepteraient le septennat impersonnel, mais ils n'ont pas voulu jusqu'ici renoncer à leur alliance avec la droite. Le centre gauche ne peut donner son concours qu'à la condition que le premier point du programme sera l'organisation de la République septennale. » C'était la quadrature du cercle. Pour y échapper on apprit brusquement le 22 que le maréchal avait constitué un ministère avec le général de Cissey comme président, de Fourtou à l'Intérieur, Magne aux Finances, Decazes aux Affaires étrangères. Tailhand à la Justice, de Cumont à l'Instruction publique et aux Cultes, l'amiral de Montaignac à la Marine, Grivart à l'Agriculture et Caillaux aux Travaux publics.

Le Temps expliquait ainsi l'événement : « C'est le veto de la droite modérée qui a tout arrêté et franchement on devait s'attendre à cette conclusion. Il était contradictoire et chimérique de faire appel à la droite modérée, qu'on savait attachée au septennat personnel. Il fallait agir sans elle et contre elle, sous peine de revenir au 16 mai. On dit que les représentants du centre droit avaient fini par le reconnaître et le déclarer, c'est le maréchal qui n'aurait pas voulu l'admettre. »

Le Journal des Débats déclarait que le ministère « ne lui semblait pas avoir une signification bien précise »; on avait pris dans les groupes « les personnes les plus incolores, les plus effacées, à l'exception toutefois des trois ministres de l'ancienne administration »; c'est « un cabinet d'affaires, nommé pour ainsi dire d'office par le Président de la République » ; « c'est tout simplement une combinaison présidentielle et non parlementaire ». Le journal estimait que la crise n'était pas « vraiment terminée mais suspendue ».

Pour la République française, « cette combinaison serait due à la volonté formellement exprimée par M. le Président de la République [p.289] d'en finir avec une crise qui à ses yeux a trop duré ». Elle croit à l'influence prépondérante de Magne et de de Fourtou, ce serait lui qui aurait désigné Caillaux. Si le cabinet a une couleur, c'est « la couleur mac-mahonienne ».

Cette crise a une importance particulière dans notre histoire constitutionnelle. Elle était la première à se présenter normalement. Sous le Gouvernement de Thiers c'était le Président qui formait son ministère, dont il était le chef effectif. A sa chute, de Broglie, qui en avait été l'auteur, chef de la coalition triomphante, s'était imposé et avait d'avance arrêté son équipe; au 24 novembre 1873, de Broglie avait encore toute autorité pour former à nouveau son cabinet. Le 16 mai, la crise s'ouvrait dans l'incertitude, aussi le rôle du chef de l'État et celui de l'homme auquel il pourrait faire appel pour la dénouer étaient incertains, d'où les tâtonnements qui se produisirent. Ce qu'il y eut de plus saillant, c'est que le Président, malgré la mission donnée au chef éventuel du ministère, prit une part active personnelle au dénouement de la crise et fut finalement l'auteur de sa solution. Et c'est ainsi que l'opinion et la presse ne s'élevèrent pas contre son action comme contre une pratique condamnable, inconstitutionnelle. Thiers avait donné l'exemple du Gouvernement présidentiel personnel; le Maréchal, par ses messages, avait exercé son action auprès de l'Assemblée. En l'absence d'une loi constitutionnelle formelle, rien d'absolu ne précisait les droits du Président comme de l'Assemblée, le parlementarisme était encore à l'état de nébuleuse.

Reprise des travaux de l'Assemblée. Confusion et divisions. — Suspendue par la crise ministérielle, l'activité de l'Assemblée reprend le 30 mai. De nouveau c'est la question de l'ordre du jour qui s'impose. Trois grosses questions se présentent : l'électorat municipal, l'organisation municipale, l'électorat politique. Comme celui-ci confine à l'ordre constitutionnel, il inquiète les conservateurs de droite qui préfèrent donner la priorité aux lois d'ordre municipal. On finit par s'arrêter à l'ordre ci-dessus, mais en se bornant pour chacune des lois successivement à la première délibération générale. Ces trois débats s'arrêtent donc aux généralités sans aborder les articles et donnent lieu à des discours vagues, sans grands incidents à noter autres que le dissentiment qui se perpétue et s'accentue entre le centre droit et la droite proprement dite, par exemple un discours du vicomte d'Haussonville du 1er juin [p.290] provoque de part et d'autre le reproche réciproque d'avoir été la cause de l'échec de la Restauration. Au cours de ces débats entre le centre droit et le centre gauche, au contraire, un rapprochement s'esquisse et s'accentue, au cours d'une réunion du centre droit du 2 juin, de la part d'un certain nombre de ses membres surtout. Le Gouvernement se tient sur la réserve, sa composition le lui impose.

Agitation et organisation bonapartistes : les papiers Girard. Comité central de l'appel du peuple. — Le 9 juin, au cours de la deuxième délibération sur l'électorat municipal, un incident se produisit. Un député républicain de la Nièvre, Cyprien Girard, produisit devant l'Assemblée une circulaire datée du 2 mai, émanant d'un « comité central de l'Appel au Peuple », recommandant aux comités de province de faire appel pour développer le parti, surtout aux citoyens nantis de fonctions municipales ou administratives, et aux « officiers retraités ou autres » dont la liste était fournie par le ministère des Finances.

Il y avait donc une organisation occulte bonapartiste, qui semblait constituée en vue d'un complot et qui trouvait la complaisance du Gouvernement, au ministère des Finances tout au moins. Cette communication souleva une très grosse émotion. Routier démentit l'existence de cette organisation. Gambetta attaqua violemment le ministre de la Guerre et celui des Finances, ce dernier avait servi d'ailleurs l'Empire pendant dix-huit ans. L'agitation des esprits se propagea hors de l'Assemblée. Gambetta et d'autres députés républicains furent l'objet de violences à la gare Saint-Lazare à l'arrivée des trains parlementaires. Le 12, Bethmont interpella le Gouvernement, que de Fourtou, qui n'était pas sans attaches bonapartistes, défendit faiblement, mais qui obtint pourtant pour un ordre du jour pur et simple 370 voix contre 318. Une enquête sur l'organisation et le complot bonapartistes fut décidée et poursuivie. Elle prouva l'existence au moins de la première, ce qui provoqua la mise en minorité de Magne le 15 juillet, au cours d'un débat budgétaire, sa retraite et celle de Fourtou, compromis avec lui; du même coup Rouher, qui avait nié la vérité, se vit atteint; et l'alliance des bonapartistes et des monarchistes devint plus difficile. Le 20 juin les deux ministres démissionnaires sont remplacés par Mathieu Bodet pour les Finances et par le général de Chabaud La Tour pour l'Intérieur, des orléanistes remplacent les deux ministres bonapartistes; le ministère y gagne en homogénéité, mais sa base parlementaire se [p.291] rétrécit. Ces choix sont d'ailleurs le fait du Président lui-même, dont l'action personnelle s'affirme et est acceptée.

Discussions législatives d'ordre politique ou constitutionnel. — A cette époque du début du mois de juin où nous sommes, l'Assemblée est absorbée par de multiples projets d'ordre constitutionnel ou politique.

C'est d'abord la loi électorale municipale détachée de la loi municipale elle-même. La première délibération, discussion générale, s'ouvrit et se termina le 1re juin, la seconde occupa les séances du 8 au 12 juin, et la troisième celle du 30 juin au 7 juillet. On pouvait se prévaloir de plusieurs législations étrangères pour se montrer plus exigeant pour cet électorat local que pour l'électorat politique, en imposant des conditions plus rigoureuses d'attache à la commune. On a vu sommairement celles du projet soumis à l'Assemblée par la commission; d'autres propositions furent faites par Fresneau pour un collège électoral municipal ne comptant qu'un nombre d'électeurs égal au dixième du nombre des habitants, élus pour une moitié, pour l'autre étant les citoyens les plus imposés de la commune; par L. Brun qui admettait parmi les électeurs tous les pères de famille et les habitants imposés; par Bethmont et Léon Say qui donnaient le vote sans conditions aux citoyens nés dans la commune, avec une condition de résidence modérée aux non originaires qui possédaient une propriété dans la commune, et avec une condition de résidence plus rigoureuse à ceux qui s'y établissaient simplement. Il y eut aussi lutte pour l'âge de l'électorat, le projet exigeait vingt-cinq ans. A la seconde et à la troisième délibération l'âge de vingt et un ans l'emporta, on remarquait que les élections n'ayant lieu que tous les cinq ans, avec l'exigence de vingt-cinq ans pour être inscrit on pouvait ne voter qu'à vingt-neuf ans. Les deux votes eurent lieu d'ailleurs à une très faible majorité, 348 voix contre 337 d'abord, 305 contre 294 ensuite.

La discussion sur la loi municipale vint ensuite. Elle n'avait pas une portée politique comme la précédente, qui, avec le droit de vote, touchait au droit essentiel du citoyen et pouvait aussi influencer la solution à intervenir pour l'électorat politique.

Quant à la loi sur l'électorat politique, d'ordre essentiellement constitutionnel, elle fut abordée en première délibération les 2, 3 et 4 juin et en seconde lecture le 12 juin. Il y eut une sérieuse bataille. La commission, par l'organe de Batbie, son président et rapporteur, [p.292] proposait l'âge de vingt-cinq ans et de sérieuses conditions de résidence, si bien qu'on estimait que le nombre des électeurs, le titre de suffrage universel étant conservé pourtant, serait réduit d'un tiers. Ce projet fut vivement attaqué par Ledru-Rollin, considéré comme le père du suffrage universel, par Louis Blanc qui s'élevait contre ces exigences au nom de la défense des intérêts, tout le monde ayant intérêt à la conduite de l'État, par Dufaure qui reprit ses propositions de mai 1873, enfin et surtout par Gambetta qui mit toute son éloquence et son énergie au service du suffrage universel. La loi n'alla d'ailleurs pas plus loin, la troisième délibération ne devait avoir lieu qu'après le vote des lois constitutionnelles et elle aboutit au vote de la loi organique du 30 novembre 1875 sur l'élection des députés.

Il est évident que ces débats devaient agiter très profondément le monde politique, députés, partis, citoyens même.

Proposition Casimir-Périer en faveur de la République, 15 juin. — Agitée déjà par ses projets et ses débats, l'Assemblée le fut encore bien plus quand lui fut brusquement présentée, le 15 juin, une proposition qui tranchait la question de la forme même du Gouvernement. Elle était signée de Casimir Périer et de quelques-uns de ses collègues, de Maleville, La Caze, Lenoél, Brice, Delorme, de Massy, Léon Say, Gailly. Elle débutait ainsi :

« L'Assemblée nationale, voulant mettre un terme aux inquiétudes du pays, adopte la résolution suivante :

» La Commission des lois constitutionnelles prendra pour bases de ses travaux sur l'organisation et la transmission des pouvoirs publics :

» 1° L'article premier du projet de loi déposé le 19 mai 1873 ainsi conçu : « Le Gouvernement de la République française se compose de deux Chambres et d'un président chef du pouvoir exécutif »;

» 2° La loi du 20 novembre 1873 par laquelle la présidence de la République a été confiée à M. le maréchal de Mac-Mahon jusqu'au 20 novembre 1880;

» 3° La consécration du droit de révision partielle ou totale de la Constitution dans des formes et à des époques que déterminera la loi constitutionnelle. »

C'était la consécration de la République, dont le nom était [p.293] appliqué non plus seulement au Président, mais au Gouvernement même, Chambre et Président.

Elle donnait aux conservateurs des garanties : les deux Chambres, le septennat intangible jusqu'au 20 novembre 1880, la révision même totale permettant d'instituer la monarchie. Elle donnait aux républicains la consécration du régime de leur choix.

C'était bien une proposition centre gauche. Son auteur était le fils du grand ministre de Louis-Philippe demeuré orléaniste sous la Seconde République et le Second Empire, beau-frère du duc d'Audiffret-Pasquier, ami de Thiers, son ministre de l'Intérieur converti à la République conservatrice.

Casimir Périer, les débats s'engageant tout de suite sur l'urgence, se montra très pressant. Il invoqua « la voix du pays qui vous supplie de mettre un terme à ses angoisses », « l'état précaire du commerce, de l'agriculture, de l'industrie », « l'audace d'une cause que vous avez deux fois condamnée et qui ne connaît plus de bornes ». La commission depuis six mois n'aboutissait pas. Pourquoi ? « Parce qu'il manque à ses travaux une base fixe que vous seuls pouvez lui donner. » « République, Monarchie il faut choisir. » Or la Monarchie est impossible, « le droit de ses partisans a été respecté, ils ont échoué, ils auront toujours la ressource de la révision ».

Lambert de Sainte Croix lui succède. Sa thèse c'est le « septennat consolidé » : deux Chambres, le droit du Président de dissoudre celle des députés avec le consentement du Sénat, à l'expiration du septennat, la nomination d'un successeur, ou l'établissement d'un nouveau régime.

Changarnier agite ensuite l'épouvantail de la République, dénonçant « la révolution désastreuse » à laquelle on pousse le pays. Il s'adresse aux « membres de la majorité » (on lui crie « où est-elle?») il leur dit : « Pensez à l'avenir de vos enfants. » On sent dans ses paroles l'effroi qu'éprouvent alors bien des esprits au nom seul de République.

Laboulaye appuie la proposition au contraire, il se place au point de vue de la Commission des Trente : « Septennat personnel, Septennat impersonnel, République, Monarchie, comment voulez-vous que nous discutions, en présence de doctrines si diverses, les questions de transmission des pouvoirs. » « On ne met pas la souveraineté en commission; on ne confie pas à trente personnes le soin de décider du Gouvernement de la France. Ceci est votre affaire, ceci vous regarde. »

[p.294]

Il dit aux monarchistes : « La royauté, vous savez bien que vous n'avez pas pu l'établir, aujourd'hui vos espérances ne sont pas grandes. »

« Le provisoire, je crois que personne n'oserait soutenir sérieusement que nous pouvons tenir la France dans l'état d'incertitude, d'inquiétude où elle est. »

L'Empire, Laboulaye prononce contre lui un écrasant réquisitoire.

« Reste donc la République. Vous y êtes conduits si vous ne voulez pas conduire la France aux abîmes...

» Vous dites : la République c'est le désordre, la République c'est l'anarchie. Eh ! Messieurs, la République sera ce que vous la ferez. La République, vous y êtes depuis trois ans. »

Audren de Kerdrel soutient au contraire que la commission est toute-puissante pour constituer, sans qu'on ait à lui fournir des bases. Mais on ne peut pas « établir la République à l'improviste, par surprise ».

Léon Say s'élève contre l'objection de la surprise, chacun a sur la question du régime des idées réfléchies et arrêtées.

Raoul Duval reprend sa thèse de l'appel au peuple. L'Assemblée n'est pas qualifiée pour trancher la question du régime, elle a perdu depuis trop longtemps le contact avec le pays. Comment proclamer la République avec le concours de deux cents cinquante députés qui ont nié le pouvoir constituant de l'Assemblée.

Casimir Périer répond à ses contradicteurs qui lui rappellent son passé et s'étonnent de son républicanisme. Sans doute il n'est pas un « républicain de vieille date », même « de doctrine ». Il est devenu « un républicain de sagesse, de nécessité, par amour du pays ».

Après ce débat souvent émouvant l'urgence ne fut votée que par 345 voix contre 341.

Propositions de La Rochefaucauld-Bisaccia et Wallon. — Cette proposition posait la question du régime jusque-là réservée. Elle en provoqua naturellement d'autres. La Monarchie se dressa tout de suite contre la République. Le duc de La Rochefoucauld-Brisaccia présenta cette motion :

« ARTICLE PREMIER. — Le Gouvernement de la France est la Monarchie. Le trône appartient au chef de la maison de France.

[p.295]

» ART. 2. — Le maréchal de Mac-Mahon prend le titre de lieutenant général du royaume.

» ART. 3. — Les institutions politiques seront réglées par l'accord du roi et de la représentation nationale. »

Le succès en fut médiocre. Par assis et levés cette motion fut renvoyée non à la Commission des lois constitutionnelles, mais à une commission spéciale qui, un peu plus lard, proposa à l'Assemblée, qui la vota, la non-prise en considération. Celle tentative de restauration par l'Assemblée fut donc un pur avortement.

Le lendemain, 16 juin, un député destiné à jouer un rôle exceptionnel dans l'œuvre constitutionnelle, Wallon, présenta un projet en huit articles qui, complétant la proposition Casimir Périer, en était la première ébauche. En voici les grandes lignes :

Election du Président par les deux Chambres réunies, pour sept ans, avec rééligibilité;

Maintien des pouvoirs du maréchal pour sept ans à partir de la promulgation de la présente loi;

Pouvoirs du Président selon les articles 44, 49 à 57, 60 à 64 de la Constitution de 1848 et droit de dissolution de la Chambre;

Au terme du mandat présidentiel, élection du nouveau Président dans le délai d'un mois, un vice-président faisant fonction de Président pendant ce délai ;

Révision de la Constitution pendant le septennat sur l'initiative du Président seul, ensuite sur son initiative ou celle d'une des Chambres, et délibération des deux Chambres réunies sous la présidence du Président du Sénat pour statuer sur l'opportunité de la révision; dans le cas contraire, impossibilité de proposer une nouvelle révision dans l'année, et en cas d'échec de celle-ci impossibilité d'en présenter encore une autre jusqu'au renouvellement de la Chambre des députés.

Ce projet accentuait les garanties offertes aux conservateurs pour les amener à voter le projet : élection du Président par les deux Chambres, droit pour le Président de dissoudre la Chambre des députés, rôle important réservé au Sénat, facilités pour la révision de la Constitution.

La commission des lois constitutionnelles consacra six séances à l'étude de ce projet; conclut à son rejet et nomma une sous-commission de trois membres : Daru, de Ventavon, de Lacombe, pour arrêter les bases de la future Constitution, 28 juin.

[p.296]

Manifeste du comte de Chambord du 2 juillet. Ses suites. — Toutes les formes du Gouvernement s'affrontent donc. On peut croire que l'heure est venue de la proclamation du régime définitif pour la France. Le comte de Chambord juge de son devoir de se présenter à nouveau. N'est-il pas le roi par droit légitime ? Le 2 juillet il lance donc un nouveau manifeste dont voici les thèmes essentiels :

« Français!... La France a besoin de la royauté. Ma naissance m'a fait votre Roi.

» La monarchie chrétienne et française est, dans son essence, une monarchie tempérée, qui n'a rien à emprunter à ces gouvernements d'aventure, qui promettent l'âge d'or et conduisent aux abîmes.

» Cette monarchie tempérée comporte l'existence de deux Chambres dont l'une est nommée par le souverain dans des catégories déterminées et l'autre par la nation, selon le mode de suffrage déterminé par la loi.

» Je veux trouver dans les représentants de la nation des auxiliaires vigilants pour l'examen des questions soumises à leur contrôle, mais je ne veux pas de ces luttes stériles de parlement, dont le souverain sort souvent impuissant, affaibli, et si je repousse la formule d'importation étrangère... avec son roi qui règne et ne gouverne pas, là encore je me sens en communauté d'esprit avec les désirs de l'immense majorité qui ne comprend rien à ces fictions...

» Français, je suis prêt aujourd'hui comme je l'étais hier. La Maison de France est sincèrement et loyalement réconciliée. Ralliez-vous confiants derrière elle ! »

Le comte de Chambord demeurait donc immuablement lui-même. S'il ne parlait plus de son « principe » et de son « drapeau », il affirmait son droit de par sa naissance et présentait sa monarchie, telle qu'il la concevait, sans que le pays eût à en discuter avec lui les institutions.

Dans ce manifeste, que d'illusions d'ailleurs et que de défis à la vérité des faits ! Il se disait d'accord avec « l'immense majorité » du pays, alors que toutes les élections étaient contraires même aux conservateurs modérés. Il représentait la « Maison de France réconciliée » alors que les partisans des d'Orléans et les siens étaient en lutte déclarée les uns contre les autres. Il donnait le parlementarisme comme un régime d'importation étrangère alors que c'étaient Louis XVIII et Charles X qui l'avaient adopté pour la France. Il [p.297] passait sous silence la campagne monarchiste de l'année précédente, que son intransigeance avait brisée sans retour, comme si elle n'avait pas eu lieu et prouvé l'abîme qui le séparait de « l'immense majorité » avec laquelle il prétendait se sentir « en communauté parfaite de désir ».

Suspension de l' « Union ». Mise en minorité du ministère, son maintien. Message présidentiel. — L'affirmation du droit du roi, l'affirmation du comte de Chambord qu'il était prêt « aujourd'hui comme hier » étaient manifestement la méconnaissance absolue des pouvoirs du maréchal en vertu du septennat. Aussi, l'Union ayant reproduit le nouveau manifeste, le Gouvernement, en vertu des droits qu'il tenait de l'état de siège, prononça-t-il, le 3 juillet, sa suspension.

Le lendemain Lucien Brun questionna le ministre de l'Intérieur, lui demandant si la reproduction du manifeste était la cause de cette mesure. De Fourtou répondit oui et non, elle n'en était pas la seule cause, elle en était une cause. L'Union attaquait constamment les pouvoirs constitutionnels du maréchal, il venait de le faire plus gravement encore, on l'avait frappée.

Le 7 juillet, L. Brun, après cette « question », interpella le ministère sur le même objet. Il protesta que lui et son parti n'ont pas voulu faire du septennat une institution définitive, fermant la route à la restauration. A quoi le ministre répond : « En votant, vous avez voulu qu'un long et calme recueillement précédât la fixation définitive des destinées du pays; qu'il eût, à l'abri des compétitions des partis, une longue période de tranquillité sociale... Vous avez mis le Gouvernement au-dessus des partis... Il ne peut admettre que son droit soit attaqué chaque jour, son autorité méconnue, son prestige affaibli par qui que ce soit. »

C'était de nouveau le septennat impersonnel obligatoire, s'imposant à fond. Le ministère, le reprenant ainsi catégoriquement avec ce « qui que ce soit », l'opposait à tous, aussi bien à la droite impatiente qu'aux républicains, et cela au moment où la question du régime était agitée de manière pressante, où les ardeurs de droite et de gauche s'enflammaient. Depuis sa formation il était demeuré jusque-là muet et pour ses débuts il prenait cette attitude catégorique, qui l'opposait à la gauche comme à la droite. Le résultat fut ce qu'il devait être. Six ordres du jour ayant été déposés, celui de L. Brun fut rejeté par 322 voix contre 79, mais celui de Paris, pour [p.298] lequel le Gouvernement s'était déclaré, fut repoussé à son tour par 368 voix contre 330. Il consacrait en ces termes déterminés le septennat obligatoire : « L'Assemblée nationale, résolue à soutenir énergiquement les pouvoirs conférés pour sept ans par la loi du 20 novembre 1873 à M. le maréchal de Mac-Mahon, Président de la République, et réservant l'examen des questions soumises à la Commission des lois constitutionnelles, passe à l'ordre du jour. »

L'Assemblée se déjugeait presque, puisque ayant voté le septennat et consacré à plusieurs reprises son caractère obligatoire, elle votait contre un ordre du jour qui l'affirmait de nouveau.

Et d'autre part le ministère qui s'en faisait le défenseur, péniblement constitué à la suite d'une longue crise et n'ayant que sept à huit mois d'existence, se trouvait forcé de démissionner.

N'était-ce pas la preuve du chaos politique dans lequel on se débattait et de l'impuissance de la loi et des institutions qu'elle peut créer, quand elles se trouvent en opposition avec les conditions de fait et l'état des forces existantes à un moment donné?

Dans cet état de confusion, le maréchal n'hésita pas à intervenir personnellement et catégoriquement. Le 9 juillet il adressa un message à l'Assemblée, dans lequel il disait : « Les pouvoirs dont vous m'avez investi ont une durée fixe. Votre confiance les a rendus irrévocables; vous avez voulu en me les attribuant enchaîner vous-mêmes votre souveraineté. Maintenant il ne reste plus à l'Assemblée de devoir plus impérieux que celui qui consiste à assurer au pays, par des institutions régulières, le calme, la sécurité, l'apaisement. Je charge mes ministres de faire connaître sans retard à la Commission des lois constitutionnelles les points sur lesquels je crois essentiel d'insister. »

Ce message était de très grande importance. Tout d'abord il était un acte personnel du Président qui se maintient dans la tradition instituée par Thiers et continuée par lui-même du Président organe actif du Gouvernement, malgré son irresponsabilité parlementaire.

Puis c'était une réponse catégorique à la fois au manifeste du comte de Chambord comme prétendant immédiat au trône et au vote de la majorité, qui avait méconnu le caractère intangible pour sept années du septennat.

Enfin, c'était le maintien des ministres malgré leur mise en minorité par l'Assemblée et malgré leur démission.

Mais si le Président affirme ainsi le droit et son droit, il n'en [p.299] est pas moins vrai que le Ministère, demeuré d'abord inactif, effacé, a subi un échec catégorique le jour où il a cru devoir prendre position dans le même sens devant l'Assemblée.

Le 10 il exécute cependant la mission que le Président lui a assignée. Il présente à la Commission des Trente les desidérata du Gouvernement en matière constitutionnelle : scrutin d'arrondissement; — droit de dissolution de la Chambre pour le Président, avec ou sans avis conforme du Sénat; — participation du Président à la nomination des sénateurs.

Le Gouvernement ne sera donc pas resté étranger à l'élaboration de la Constitution, mais c'est tardivement, à l'improviste, par l'organe d'un ministère sans autorité et par une simple communication à la Commission.

Rappelons que le 15 juillet le ministère de Cissey se vit encore affaibli par la démission de deux de ses membres, mis en mauvaise posture par les incidents parlementaires provoqués par les agissements des impérialistes.

Les propositions constitutionnelles devant l'Assemblée. — Saisie des conclusions de sa sous-commission sur les propositions Casimir Périer, Lambert de Sainte-Croix et Wallon et des communications du Gouvernement, la Commission des Trente repoussa la première et la troisième et adopta en principe la seconde, qui consistait dans la consolidation du septennat avec ce programme : maintien du Président en conformité avec la loi du 20 novembre 1873; — irresponsabilité du Président; — solidarité des ministres; — institution de deux Chambres; — la Chambre des députés élue au suffrage universel; — le Sénat formé par élection et par choix; — droit de dissolution du Président vis-à-vis de la Chambre; — à l'expiration du septennat réunion des Chambres en congrès pour statuer sur le régime à adopter; — pendant le septennat initiative exclusive du Président pour la révision de la Constitution.

Les débats sur ce projet s'ouvrirent dans l'Assemblée, le 23 juillet.

Lambert de Sainte-Croix, dont le projet en principe avait prévalu, parla le premier. Il s'éleva contre celui de Casimir Périer. C'est la République sans condition, comment la proposer aux monarchistes, qui n'ont pas voulu proclamer la monarchie sans conditions. Cette proclamation « inutile et isolée » serait un gage à des aspirations [p.300] que ses partisans repousseraient comme lui-même, ou auxquelles ils aboutiraient par des compromis.

« Vous voulez, concluait-il, organiser un Gouvernement. Nous le voulons aussi; eh! bien, pourquoi ne commençons-nous pas par organiser le Gouvernement que nous avons ? »

Ce fut naturellement Casimir Périer qui lui répondit. Son principal argument fut de nouveau l'impossibilité pour la Commission d'édifier des institutions sans savoir pour quel régime « lorsqu'on ne sait pas pour quel Gouvernement on fait des lois organiques on ne sort pas du provisoire. » Puis il reprenait l'explication de sa conversion à la République : « Du jour où la monarchie est devenue impossible, ceux d'entre nous qui auraient pu se rallier à la forme monarchique constitutionnelle, ceux-là même ont compris que leur devoir envers le pays était de demander un Gouvernement défini, qui ne pouvait plus se trouver que sous la forme républicaine. »

Et reprenant son histoire politique depuis 1848 il expliquait en termes singulièrement émouvants les causes de son évolution, qui l'aurait bouleversé si jamais à cette date on la lui avait annoncée.

Le discours de Casimir Périer présentait deux points particulièrement faibles; d'une part prôner un régime par résignation, sans enthousiasme, ce n'est pas particulièrement convaincant; d'autre part, la République à laquelle il se ralliait, il ne la définissait pas, se bornant à indiquer trois points de l'ordre nouveau.

Autrement puissant fut le discours de de Broglie, qui se montra ce jour-là comme un maître de la dialectique parlementaire.

Il critique le projet de vouloir, « avant toute organisation des pouvoirs publics », « trancher cette question suprême (du régime), qui dans l'état des partis et des faits... devrait l'être dans le sens républicain ».

Il répond à l'argument qu'un « principe défini de gouvernement est nécessaire » parce « qu'une Constitution est un tout logique, dont les institutions doivent en découler comme les conséquences des principes d'un raisonnement ». Comment trouver, dit-il, les institutions qui découlent logiquement du principe républicain ?

L'histoire montre que la France avec la République a eu cinq Constitutions : celles de 1793, de l'an III, de l'an VIII, de 1848, de 1852, essentiellement différentes, qui n'ont eu qu'un point semblable : « leur destinée finale ».

Les théories sont aussi opposées. Les théoriciens républicains se combattent. Laboulaye est pour les deux Chambres, et le Président [p.301] indépendant, Gambetta s'élève contre les deux Chambres radicalement, et Grévy s'est rendu célèbre par son amendement de 1848 contre l'institution d'un Président de la République.

Le second argument présenté en faveur de la République est que la proclamation d'un principe défini est nécessaire pour dominer les divisions des partis, « afin qu'il y ait un point qu'on ne puisse attaquer ». Il répond que ce n'est possible que si « le principe du Gouvernement est tellement entré dans les mœurs..., tellement national, tellement populaire que c'est presque sacrilège de le mettre en doute ». ainsi en est-il » de la Monarchie en Angleterre, de la République aux États-Unis », mais peut-on penser qu'on empêchera les citoyens, les écrivains « de vanter les bienfaits ou d'espérer le retour de la Monarchie ». « Si les hommes se taisent, les pierres même crieront les bienfaits de la Monarchie ! »

On dit encore : « Il faut ôter aux partis leurs espérances, si on veut que dans le présent les citoyens se contiennent dans les limites de l'obéissance. » Mais « au nom du principe républicain vous n'avez pas le droit d'ôter l'espérance... dans la République la souveraineté n'est engagée que vis-à-vis d'elle-même »... le droit de révision « c'est le principe de la République elle-même ».

La proclamation de la République par l'Assemblée serait nuisible à la République. Proclamée par une majorité de gauche, elle devrait être organisée par une majorité de droite, elle deviendrait suspecte aux républicains, « la logique populaire... dira que quand on a proclamé la République il faut la faire organiser et gouverner par les républicains ».

La proclamation de la République affaiblirait le Gouvernement du maréchal. Le courant d'idées qui l'a porté au pouvoir c'est « l'appel de tous les conservateurs contre le principe et les passions du radicalisme » et la majorité qui voterait la République serait formée contre une fraction du parti conservateur avec le concours... des représentants du parti et des passions du radicalisme.

Enfin la proclamation de la République favoriserait l'Empire, qui deux fois lui a succédé.

Quelle est donc la solution ? C'est, profitant des mérites exceptionnels du maréchal, affermir son autorité.

« Vous avez la chance d'avoir un soldat, qui donne satisfaction au pays et qui, étant l'homme de la légalité, écarte le danger de la dictature; si vous l'éloignez, vous y tomberez. » « C'est à vous qu'il faudra s'en prendre si, fatiguée de nos débats stériles et de nos [p.302] formules creuses, la France, moins heureuse dans le choix des hommes en qui elle place sa confiance, une troisième fois se précipite dans les aventures du despotisme et dans les dictatures de hasard. »

Dufaure fut le principal adversaire de de Broglie, il reprit l'objection contre le septennat d'être un régime anonyme et non défini.

Il faut qu'on fasse pour la France ce qu'on fait pour tous les pays, « qu'on attribue un nom et un principe au Gouvernement sous lequel elle doit vivre ». « Aucun de vous ne demande qu'on proclame la monarchie. Arrivez donc à la seule issue pratique et fondez la République. » On ne constitue pas un régime sur la vie d'un homme, s'appelât-il Napoléon.

Avec le général de Cissey le Gouvernement intervint enfin. Ce fut bien faiblement. Le Président du Conseil lut son discours qui reprenait la thèse du renforcement du septennat. « Le remède aux inquiétudes de la France ne peut être dans la proclamation théorique et doctrinale de la République. » Ce qu'il faut c'est l'organisation des pouvoirs du maréchal, deux Chambres, le droit de dissolution, une loi électorale, qui garantisse la moralité et la sincérité de l'élection. On n'aura pas donné au Gouvernement un caractère définitif « mais vous l'aurez placé pour sa durée septennale dans les conditions d'un Gouvernement établi qui peut défendre contre toute attaque son principe et son autorité ».

Wallon parla enfin, avec peu de succès d'ailleurs. Il sentait le point faible de la proposition de Casimir Périer, à savoir qu'elle proclamait la République sans la faire, sans lui donner des institutions, « Ma proposition, disait-il, ne proclame pas la République, mais on pourrait dire qu'au fond elle la fait. » Ce devait être plus tard sa tactique, qui eut alors un tel succès qu'on en fit le « Père de la République »; pour le moment on ne l'écouta pour ainsi dire pas, si bien qu'il termina sa harangue par ces mots pleins de modestie : « Je crains de vous fatiguer, je descends de la tribune. » Qui aurait pu penser qu'il y jouerait bientôt un si grand rôle ?

Finalement la proposition Casimir-Périer fut rejetée par 374 voix contre 333. Elle tendait à un acte, elle n'aboutit qu'à des discours.

L'échec de la proposition Casimir-Périer combla d'aise les légitimistes. La Gazette de France, l'Union triomphaient; celle-ci prévoyait pourtant qu'il allait renforcer le mouvement dissolutionniste.

En effet la République française, renonçant à l'idée de faire la République avec les conservateurs, écrivait : « Nous ne pensons plus [p.303] qu'au pays; nous ne voulons plus voir que le pays. La République ne sortira pas des délibérations d'une assemblée qui, se croyant appelée à rétablir la monarchie, a été convaincue de son impuissance à y réussir. La République ne peut plus sortir que des urnes populaires. La séance d'hier prouve que ces urnes ne tarderont pas à s'ouvrir. » Une proposition en faveur de la dissolution avait d'ailleurs été préparée d'avance; elle fut déposée par un chef du centre gauche, de Maleville, ami de Thiers. Elle fixait au 6 septembre les élections. L'urgence en fut repoussée par 369 voix contre 340, elle fut discutée ensuite le 29 juillet et les conservateurs s'étant regroupés elle fut rejetée par 375 voix contre 332.

C'était le piétinement dans l'agitation.

La majorité conservatrice sent pourtant le besoin de ne pas en rester à ces résultats négatifs. Le 24 juillet Batbie a annoncé au nom des Trente le prochain dépôt du projet sur le Sénat, qui est en effet déposé le 3 août avec le rapport d'A. Lefèvre-Pontalis. Le Sénat doit avoir deux catégories de membres, les uns représentant les intérêts et les capacités, les autres nommés par le Président. Il doit être le défenseur de l'ordre social et le soutien du Gouvernement. La majorité conservatrice qui compte bien y siéger y tiendra en respect la Chambre du suffrage universel dont les manifestations sont de plus en plus inquiétantes.

Vacances parlementaires, 5 août – 30 novembre 1874. Élections. — Le 24 juillet, au lendemain du rejet de la proposition Casimir-Périer, l'Assemblée, malgré les objurgations de Gambetta, s'est mise en congé, pour près de quatre mois. Les vacances deviennent un port de refuge, où sa barque et celle du Gouvernement si dangereusement secouées par les bourrasques parlementaires se mettent prudemment, sinon glorieusement, à l'abri.

Mais si l'Assemblée se tait, le pays parle. Élections législatives, départementales, communales vont se succéder et feront d'autant plus de bruit que les résultats en éclateront dans le silence de la Chambre.

Depuis le commencement du régime elles ont presque toujours été défavorables à la majorité du 8 février 1871. Le 15 septembre, E. de Girardin, dans son journal la France, les résume ainsi : 158 élections partielles ont eu lieu, elles ont donné 126 députés républicains, 22 royalistes, 10 impérialistes; aussi se donne-t-il, lui, comme « républicain de conversion », ces résultats le convainquant [p.304] que la France ne veut plus compter que sur elle-même. Or, les élections qui ont lieu au cours des vacances restent dans le même sens. Le 16 août, dans le Calvados, c'est un bonapartiste, Le Prévost de Launay, qui est élu; le 13 septembre, en Maine-et-Loire, c'est Maillé, un républicain, et dans les Alpes-Maritimes, ce sont deux républicains aussi, Chiris et Médecin; le 18 octobre, l'élu du Pas-de-Calais, Delisse-Engrand, est de nuance indécise; le 8 novembre, la Drôme élit Madier de Monjau, radical des plus avancés, le Nord Parsy, qui l'est aussi, et l'Oise nomme le duc de Mouchy, un bonapartiste. La République, que l'Assemblée n'a pas proclamée, triomphe donc dans le pays; seul l'Empire quelquefois l'emporte sur elle.

Il en est de même dans les élections départementales du 4 octobre, à un degré très notablement moindre pourtant. La statistique officielle donne 606 républicains élus, 604 monarchistes et 156 bonapartistes. Quand les conseils généraux se réunissent et élisent leurs bureaux, 43 républicains sont nommés présidents. Le progrès pour les républicains est très important.

Le 22 novembre, c'est le tour des élections municipales; la statistique est impossible à dresser, on constate pourtant que tous les maires nommés par le ministère de Broglie ont échoué.

Ainsi depuis l'arrivée au pouvoir, avec Mac-Mahon, des partisans de la monarchie, avec les ministères d'ordre moral, qui devaient redresser l'opinion, soutenir une politique d'ordre et favoriser les candidats conservateurs, tous ceux-ci échouent. Les résultats électoraux sont encore plus cruels pour les conservateurs que sous le Gouvernement de Thiers auquel ils ont reproché son inaction en leur faveur, et auquel ils ont retiré le pouvoir pour s'en servir à leur profit.

Action du Président de la République, voyages, discours, message, réunion de l'Élysée. — Les vacances fournirent au maréchal l'occasion de prendre position. Selon la tradition établie par Thiers, il se rendit en province dans l'Ouest et dans le Nord; l'accueil dans les départements monarchistes de l'Ouest fut des plus réservés, on tenait rigueur à l'homme du septennat obligatoire, qui, selon la formule courante, barrait la route à la monarchie, qui certes n'avait pas besoin de cet obstacle pour ne pas progresser, le prétendant étant, on l'avait bien vu, son principal obstacle. Au contraire le Nord républicain modéré se montra sympathique. Aussi à Lille le Président prononça-t-il un discours, qui eut un grand [p.305] retentissement; non seulement il déclara qu'il remplirait tout son mandat, mais il fit appel pour le seconder aux « hommes modérés de tous les partis ». C'était une invitation certaine au centre gauche pour ce que l'on appelait la fusion des centres. Il faut d'ailleurs remarquer que les démarches et les paroles du Président au cours de ses voyages avaient une tout autre portée alors, qu'elles n'en eurent depuis. On s'adressait à lui beaucoup plus librement, on lui exprimait sur la politique des observations, voire des critiques, et il répondait de lui-même, quelquefois vivement et non par des paroles arrêtées d'avance avec ses ministres.

Les paroles de Lille, qui marquaient la rupture avec l'extrême droite, dont les membres ne pouvaient d'ailleurs guère se classer parmi « les hommes de bonne volonté », provoquèrent une rapide riposte du comte de Chambord, qui dans une lettre, mise par son destinataire en circulation, déclara qu'il avait confiance en ses amis pour ne rien voter qui pût empêcher ou retarder le retour de la monarchie », autrement dit la consolidation du septennat obligatoire. La division de la droite ne faisait donc que s'accentuer.

On en eut la preuve à la rentrée, quand le 1er décembre on procéda à l'élection du bureau de l'Assemblée. Si ses anciens membres furent réélus, Audiffret-Pasquier ne le fut qu'au second tour, les légitimistes ayant rayé son nom de leur liste.

Par contre les présidents élus du centre droit (Bocher) et du centre gauche (Corne) prononcèrent des paroles qui témoignaient leur désir de rapprochement.

Ces démonstrations se complétèrent par le message présidentiel du 3 décembre. Le maréchal affirmait les heureux résultats du septennat, faisait de nouveau appel « sans aucun esprit d'exclusion, à tous les hommes de bonne volonté » et affirmait qu'il ne « déserterait pas son poste ». Il demeurait l'homme du Mamelon vert, étant à l'Élysée il y resterait.

On aurait pu profiter de ses dispositions nouvelles pour aborder la discussion des lois constitutionnelles, les Trente en avaient préparé deux et on devait impérieusement aboutir. On la remit pourtant à la rentrée des vacances du Jour de l'an si proches. L'Assemblée avait d'ailleurs quelques lois importantes à discuter qui devaient occuper le mois de décembre.

Ce délai nouveau permit au Président de tenter de faciliter l'œuvre constitutionnelle en réunissant les membres principaux des [p.306] partis qu'il jugeait susceptibles de s'entendre et d'entrer dans ses vues.

Ainsi furent réunis sous sa présidence, les 29 et 30 décembre : Buffet, Dufaure, Léon Say, Casimir Périer, de Broglie, Bocher, d'Audiffret-Pasquier, de Kerdrel, Chesnelong, Depeyre, Hamille, de Chabaud-Latour, Decazes, qui allaient du centre gauche à la droite modérée; ils représentaient ces « hommes de bonne volonté de tous les partis » auxquels Mac-Mahon voulait faire appel.

Les ministres insistèrent sur les difficultés intérieures et extérieures qui exigeaient le renforcement du Gouvernement; les monarchistes modérés acceptaient la consolidation du septennat, mais sans son renouvellement ou sa prolongation nécessaire à l'échéance normale ou accidentelle du mandat du maréchal; ce n'était que le septennat personnel. Le centre droit, au contraire, s'attachait au septennat impersonnel. Le centre gauche exigeait la proclamation de la République en même temps que l'organisation des institutions; la monarchie ne s'était-elle pas révélée impossible et d'ailleurs la révision ne lui ouvrait-elle pas la porte du pouvoir, si elle était réalisable ?

L'accord rêvé ne se réalisa donc pas, même sur l'ordre dans lequel les lois constitutionnelles seraient discutées, les conservateurs exigeant que l'on commençât par la loi du Sénat, leur espoir, le centre gauche plaçant en tête la loi sur les pouvoirs publics pour y proclamer la République avant tout.