Chapitre XII - Suite du même Sujet


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CHAPITRE XII.

Suite du même sujet.




IL est un effet moral de la Constitution Françoise, toujours présent à mon cœur & à ma pensée, mais dont, à dessein, je n'ai pas voulu mêler la discussion, aux réflexions répandues dans le Chapitre précédent. Le sujet que je traitois, exigeoit, par la variété de ses rapports, une grande variété de tons; &, sans doute, qu'un seul, & le plus respectueux de tous, convient aux graves sentimens & aux importantes considérations que je vais encore présenter.

Il sembloit que nos Législateurs, en affoiblissant l'autorité du Gouvernement, & en détruisant tous les soutiens de l'ordre public, auroient dû ménager, respecter, avec d'autant plus de soin, le salutaire ascendant des opinions religieuses, le salutaire ascendant de ces opinions, qui, dans la plénitude de [p.213] leur puissance, suffiroient à elles seules pour tenir en harmonie toutes les parties de l'ordre social. Mais la Religion, depuis long-temps, avoit pour rivale & pour ennemie, une philosophie impérieuse, qui vouloit à elle seule, nous instruire & nous gouverner, & qui conserve encore le même orgueil, au milieu de nos ruines & de nos décombres : au milieu de ces débris, qui lui rappellent les exploits de les aveugles Sectateurs & les faits glorieux de sa nombreuse Milice. Chaque jour, par les soins de ces ardens Missionnaires, l'un des anneaux de la morale, est rompu, & nous devons attendre patiemment les résultats d'un systême universel, qui doit reprendre, par son commencement, l'éducation du genre-humain.

L'Assemblée Nationale s'est conduite à l'égard de la Religion, comme elle s'étoit montrée sous le rapport du Pouvoir Exécutif & de la Majesté Royale. Elle avoit déclaré, que le Pouvoir Exécutif suprême, appartiendroit au Chef de l'État, mais elle a [p.214] négligé d'accorder au dépositaire de ce Pouvoir, les moyens nécessaires pour être obéi. Elle avoit déclaré, que le Gouvernement François seroit Monarchique, mais elle a dépouillé la Royauté, de tous les attributs qui composent sa majesté & qui peuvent la rendre utile. De même, l'Assemblée Nationale avoit mis le Culte public au rang des premières charges de l'État; mais loin de s'appliquer à maintenir dans l'esprit des Peuples, le respect pour ce culte & pour toutes les grandes idées qui s'y joignent, elle a toléré le mépris des mœurs & de la Religion, elle a souffert, elle a loué des discours où ce mépris étoit marqué de la manière la plus distincte ; elle a cru, qu'après avoir composé pour la France un Gouvernement philosophique, elle avoit contracté une sorte d'affiliation avec les esprits forts, & qu'elle étoit tenue de montrer son dédain pour toutes les opinions communes[1] Enfin, l'Assemblée [p.215] Nationale détournant son attention de l'union intime qui existe partout, entre le respect pour la Religion, & la considération pour ses Ministres, a introduit dans l'Église une guerre intestine ; elle a mis les consciences aux prises avec l'intérêt, & prodiguant les noms les plus offensans aux Prêtres, qui cédoient à leurs sentimens intérieurs, elle en a fait l'objet des outrages du Peuple. Cependant, les barrières posées par la Religion, la morale & la décence, une fois franchies, il est visible qu'on touche au dernier terme du dérèglement ; & bientôt on fera forcé de faire l'essai de ce Cathéchisme, purement politique, auquel, sur la foi périlleuse de quelques esprits spéculatifs, on est empressé de confier l'instruction de la race humaine. Voilà le [p.216] remplacement qu'on nous prépare, voila le dernier bienfait qui nous est destiné, par les Sages de notre siècle. Philosophes d'un jour, Enfans présomptueux, nous verrons ce que vous pourrez faire, avec vos raisonnemens, sur la nombreuse classe du Peuple ; nous verrons, comment, au milieu de son infortune, vous lierez son intérêt, avec le respect pour la Justice ; nous verrons, comment vous lui ferez entendre votre langage insensible ; nous verrons, surtout, comment vous donnerez du temps, pour écouter vos froides leçons, à tous ceux qui, dès les premiers développemens de leurs forces, ont besoin de travailler pour obtenir leur subsistance. Il n'y aura plus, dites-vous, de Citoyens réduits à une pareille situation, il n'y en aura plus sous le règne de la liberté; c'étoit-là l'ouvrage du despotisme. Trompeurs, qui nous parlez ainsi, vous savez bien que l'indigence tient à d'autres circonstances, & à des circonstances indestructibles dans l'ordre social, ou, si vous ne le savez pas encore, comme [p.217] il est possible, descendez de cette chaire d'enseignemens, quittez cette place orgueilleuse, où votre ignorance vous défend de rester. J'ai souvent expliqué ces lois de l'ordre social, mais je dois en reparler encore, puisque les principes composés, & les principes, surtout, qui ne peuvent pas être signalés par une dénomination simple, ont besoin d'une longue culture, pour s'attacher à notre pensée & pour y jeter de profondes racines. Cependant, le croiroit-on, c'est avec des abstractions de ce genre & que les maîtres eux-mêmes ne peuvent retenir, c'est avec de telles instructions, que l'on veut élever le Peuple & le former à la morale.

Répétons nous donc, puisqu'il le faut. L'indigence, au milieu des sociétés politiques, dérive des lois de la propriété, lois inhérentes à l'ordre public, lois qui furent l'origine de ces mêmes sociétés, & qui sont encore aujourd'hui la cause féconde du travail & du développement de tous les genres d'industrie. Il résulte néanmoins de ces [p.218] lois, qu'au milieu des accroissemens & des décroissemens successifs de toutes les propriétés, au milieu des variations continuelles de fortunes, qui en ont été l'effet nécessaire, il s'est élevé parmi les hommes, deux classes très distinctes ; l'une dispose des fruits de la terre, l'autre, est Amplement appelée a seconder, par son travail, la renaissance annuelle de ces fruits & de ces richesses, ou à déployer son industrie pour offrir aux propriétaires, des commodités & des objets de luxe, en échange de leur superflu. Ces transactions universelles, ces transactions de tous les instans, composent le mouvement social ; & les lois de la justice empêchent qu'un pareil mouvement ne dégénère en inimitiés, en guerre & en confusion.

Cependant, une des conséquences inévitables de ces rapports entre les divers habitans de la terre, c'est, qu'au milieu de la circulation générale des travaux & des productions, des biens & des jouissances, il existe une lutte continuelle entre les divers [p.219] contractans ; mais, comme ils ne sont pas d'une égale force, les uns sont invariablement soumis aux conditions imposées par les autres. Les secours que la classe des propriétaires, retire du travail des hommes dénués de propriété, lui paroissent aussi nécessaires que le sol dont elle est en possession ; mais favorisée par leur concurrence & par l'urgence de leurs besoins, elle devient la maîtresse de fixer le prix de leurs salaires ; & pourvu que cette récompense soit proportionnée aux exigeances journalières d'une vie frugale, aucune insurrection combinée ne vient troubler l'exercice d'une pareille autorité.

Ce n'est donc pas le despotisme des Gouvernemens, c'est l'empire de la propriété, qui réduit le sort de la grande partie des hommes au plus étroit nécessaire. Cette loi de dépendance existe d'une manière à-peu-près égale, sous les divers genres d'autorités politiques, & partout le salaire des ouvrages, qui n'exigent aucune éducation, est soumis [p.220] aux mêmes proportions. Le petit nombre de variétés, auxquelles cette règle est assujettie, deviennent une confirmation du principe, puisque ces variétés dérivent essentiellement de la valeur commerciale des subsistances, ou de l'échelle des besoins absolus, gradation introduite par la diversité des climats ou des habitudes. Heureusement que cet empire de la propriété fur le prix du travail, ne forme pas la loi du bonheur; la nature prudente & sage, n'a mis dans les liens d'aucune autorité, ses bienfaits les plus précieux, & à ce genre de fortune, le pauvre comme le riche, ont une égale part. Tous jouissent d'ailleurs de l'ordre public, les uns à côté du travail, les autres au sein des agitations qu'entraine l'oisiveté.

Que résulte-t-il, cependant, des principes inhérens à la nature des sociétés ? que résulte-t-il des droits de propriété, de ces droits auxquels on ne pourroit porter la plus légère atteinte, sans mettre un État en confusion, de ces droits qu'il faudroit rétablir [p.221] le lendemain du jour ou on les auroit détruits ? Il en résulte nécessairement une grande vérité, c'est qu'il est hors du Pouvoir des Législateurs, & des Législateurs surtout d'un Royaume infiniment peuplé, de procurer à la nombreuse classe des hommes, le temps nécessaire pour recevoir une longue éducation ; qu'ainsi, toutes les instructions purement politiques, toutes les in¬tructions fondées sur des idées abstraites, seront éternellement insuffisantes, pour attacher tout un Peuple aux devoirs de la morale ; & l'un des plus grands traits de médiocrité, c'est d'en concevoir l'espérance. Conservons donc, ménageons, respectons l'inestimable assistance des opinions religieuses, & considérons les comme le plus ferme soutien de l'ordre social. Elles sont environnées de tout ce qui peut frapper l'imagination ; & aussi simples dans leur action sur le cœur de l'homme, qu'infinies dans leurs rapports avec notre raison, elles s'associent également, à notre enfance & à [p.222] notre maturité, à notre foiblesse & à notre force, à nos idées les plus communes & à nos réflexions les plus élevées. Toutes les lois civiles & politiques ne nous atteignent qu'en des portions de nous-mêmes, & leur empire encore, semble finir où notre solitude commence, où de premières ombres dérobent nos actions aux regards des autres. L'homme étranger à la morale religieuse, n'a plus alors d'autre maître, que son intérêt, d'autre règle de Législation, que sa convenance personnelle. On ne sauroit imposer de pareilles limites à l'autorité des idées religieuses, & jamais elles n'ont plus d'action, jamais leur domination n'est plus forte qu'au moment où elles nous saisissent, au milieu de nos combinaisons intimes & dans la retraite de nos pensées. C'est donc un grand orgueil aux Législateurs d'un État, de supposer que l'œuvre de leur génie pourra suffire à tout, & que l'ordre & le bonheur émaneront de leur seule sagesse. Aucune science humaine ne vaudra jamais, dans notre [p.223] destinée, une seule idée morale, appropriée à l'ensemble de notre nature singulière, de notre nature, composée de raison, d'imagination, d'espérances & de tout ce qu'il y a de plus merveilleux dans les merveilles de l'infini. Cependant, entre toutes les idées morales, la plus grande, la plus magnifique, sans doute, est celle que la Religion place dans le cœur de l'homme, celle qui prend ainsi possession de nous-mêmes dès nos premiers sentimens, & qui nous suit, dans tous les âges, pour être successivement notre guide & notre consolatrice : Ah ! sans doute, elle est grande & magnifique, cette idée dont le spectacle de l'Univers entretient & fortifie l'impression ; cette idée, qui nous pénètre d'une émotion plus douce, au milieu du bonheur, & qui nous calme dans l'adversité, en nous laissant entrevoir les lueurs d'un beau jour, à travers les épaisses ténèbres de la mort. Ainsi, c'est une même idée, qui sert également, & à l'ordre social, & au bonheur de l'homme, & à nos rapports extérieurs, & à nos [p.224] sentimens intuitifs, & à nous retenir dans l'emportement des passions, & à nous relever dans les langueurs de l'abattement. C'est une même idée, qui sert également à nous rendre sévères envers nous-mêmes, indulgens envers les autres, exacts dans l'accomplissement de nos devoirs, modérés dans l'exercice de nos droits. Enfin, c'est une même idée, qui sert également, & au mouvement, & au repos, & au bruit du monde, & au silence de la solitude, & au charme de nos espérances, & à la tranquillité de nos souvenirs. Cette application universelle d'une même idée & d'un même sentiment, formeroit à elle seule, un des caractères les plus remarquables de la morale religieuse. Et combien d'autres aussi imposans, n'aurois-je pas à rappeler, si je n'avois pas déjà traité ce majestueux sujet, dans un temps où le progrès dangereux des principes philosophiques excitoit déjà mes alarmes ! Qui l'eût dit, cependant, qu'un moment viendroit, où des Législateurs eux-mêmes montreroient de l’indifférence, [p.225] pour les opinions les plus essentielles au maintien de l'harmonie sociale ; qu'un moment viendroit, où, dans le nombre de nos ingratitudes, l'oubli des bienfaits politiques de la Religion occuperoit la première place? Qui l'eût dit encore, qu'un moment viendroit, où les nouveaux Chefs d'une grande Nation discuteroient eux-mêmes, s'ils ne dévoient pas abandonner le Culte public aux caprices de la liberté, & si l'époque de la plus intolérable licence, pouvoit être choisie pour séparer la morale publique de son plus ferme appui ? Adorateurs des opinions nouvelles, illustres champions de la philosophie, où vous arrêterez-vous donc, & quel avenir nous préparez-vous, à la suite de tous les excès dont nous sommes les témoins ? Vous voulez, par des raisonnemens, montrer l'union de l'intérêt personnel à l'intérêt public ; & cet intérêt personnel, ne fut jamais si passionné, & cet intérêt public n'eut jamais tant d'interprètes. Que deviendrons-nous avec vos instructions, pour [p.226] unique sauve-garde ? Voyez ce temps de confusion, voyez ce tumulte où nous a jeté le bouleversement déréglé de tous les principes politiques ; & jugez, si jamais une Religion nous fût plus nécessaire ! Ah ! calmez-vous enfin, & laissez-nous quelque chose des temps passés ; vous serez célèbres assez, si le génie des destructions, ouvre la porte au Temple de Mémoire. N'offrez donc pas le dernier de nos biens, en sacrifice à votre renommée, & contentez-vous de la place éclatante, dont vous vous croyez assurés.

Ah ! s'ils avoient moins aimé la gloire, ou s'ils l'avoient mieux choisie, un jour doux, un jour plus prospère, luiroit en ce moment sur nous, & nous ne verserions pas tant de larmes !




    « Heureux si j'avois pu, pour prix de mes travaux,

    En Chrétiens vertueux, changer tous ces héros;

    Mais, qui peut arrêter l'abus dé la victoire ?

    Leurs cruautés, mon fils, ont obscurci leur gloire;

    Et j'ai pleuré souvent sur ces tristes vainqueurs,

    Que le Ciel fit si grands, sans les rendre meilleurs. »

    VOLTAIRE.




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Cependant, je l'espère encore, elles échapperont à notre faulx destructive, ces opinions religieuses, si nécessaires & si consolantes ; elles resteront debout, malgré tant d'efforts, sur les débris de tout genre, que nous avons amoncelés ; & la même protection, qui nous les a données, nous les conservera. Les témérités de la présomption, même en nous égarant, nous donneront de salutaires leçons. On verra que le patriotisme, ce ressort avec lequel on veut tout faire, ne peut servir de lien à tant d'intérêts divers ; & dépendant, c'est un patriotisme, dans toute sa pureté, que je suppose, un patriotisme tel qu'il existe dans le Cœur d'un grand nombre de Citoyens François; car je n'ai rien à dire à vous, qui prononcez ce nom avec enthousiasme, afin de généraliser vos sentimens & de vous dispenser ainsi de toutes les vertus particulières ; à vous, qui vous trouvez tout-à-coup passionnés pour votre pays, après n'avoir rien aimé, pendant le cours de votre vie; à vous, qui vous trouvez subitement une [p.228] ame assez ardente, pour vous unir avec intimité à la destinée de vingt-six millions d'hommes, sans avoir connu jusques là d'autre intérêt que le vôtre. Nous croirons difficilement, que toutes vos affections, toutes vos pensées ne soyent plus qu'à la France, par cela seul que vous êtes nés dans la circonscription de ce vaste Royaume ; nous le croirons difficilement, lorsque nous vous voyons couverts des rayons du soleil, admis au spectacle de la nature, en part de toutes ses richesses, & ne songer, qu'avec distraction, à cette magnifique Patrie, dont les voûtes du Ciel forment la vaste enceinte. Nous vous demanderons, par quelle singularité vous êtes si respectueux pour une circonscription conventionnelle, tandis que votre esprit philosophique, détruit, renverse toutes les barrières, & voudroit, en applanissant l'Univers, convertir, dans une végétation éternelle & monotone, les admirables pensées du Souverain Maître du Monde. Votre patriotisme est un drapeau que vous remuez, pour [p.229] attirer autour de vous, ceux que vous voulez gouverner; c'est un signal dont vous vous servez pour agiter à votre gré toutes les passions. C'est avec ce faux patriotisme, que vous pouvez haïr & persécuter en repos d'esprit, tous ceux qui diffèrent de vos opinions ; c'est avec ce patriotisme, que vous pouvez transformer en vertu civique, votre esprit farouche & votre humeur querelleuse ; c'est avec ce patriotisme, que vous pouvez, selon votre penchant, vous montrer favorable aux accusations les plus chimériques, ou vous déclarer les défenseurs, des principes les plus injustes & des actions les plus féroces ; c'est avec ce patriotisme, que vous pouvez détourner votre attention des outrages exercés envers les Vierges saintes, qui consument leur vie dans les sacrifices de la charité, & que vous pouvez tendre la main aux brigands d'Avignon, & chanter des cantiques sur les bords de l'abîme, où des barbares ont jeté par monceaux les restes palpitans de leurs innocentes [p.230] victimes. C'est donc un même sentiment, un même principe, qui vous permet de convertir en crimes d'État, les fautes les plus légères, & de jeter un regard de douceur sur les forfaits les plus inhumains. Enfin, c'est avec ce faux patriotisme, c'est avec ce culte idolâtre, que vous pouvez être à tout & à rien. Il ressemble, ce patriotisme, il ressemble à la croyance de Spinosa, & rappelle le Dieu de ce fameux Athée, le Dieu de son imagination déréglée, & qui étoit la représentation de toutes les existences, sans exister nulle part, qui étoit à la fois, & les Cieux, & la Terre, & l'Ange, & le Serpent, & l'Arbre inanimé, & le Tygre en fureur ; & qui n'ayant, ni centre, ni perfection, ni attributs déterminés, paroissoit un égarement de la pensée & la simple recherche d'un esprit exalté, d'un esprit ambitieux de conserver un mot, dont le sens étoit également anéanti, & par toutes ses acceptions, & par toutes les définitions qu'on essayoit d'en faire.