Duvergier de Hauranne P., «Du gouvernement représentatif en France et en Angleterre, de M. L. de Carné», Revue des deux mondes, avril/mai 1841, pp.579-600.
pdf disponible sur le site de la Revue des deux mondes: http://www.revuedesdeuxmondes.fr/user/details.php?code=69589
[p.577]
Par M. L. de Carné[1]
Il y aurait, sous ce titre, un beau livre à faire. Comparer le gouvernement représentatif en Angleterre et en France dans son origine et dans ses développemens ; rechercher jusqu’à quel point, chez chacun des deux peuples, il est en harmonie avec les mœurs, avec les lois, avec l’état social tout entier ; découvrir, en s’appuyant du raisonnement et de l’expérience, quelles sont, dans les deux pays, ses ressemblances et ses différences, ses conditions communes et ses conditions particulières ; arriver ainsi à bien comprendre les difficultés [p.578] diverses qu’il doit rencontrer et les obstacles qu’il doit vaincre tel serait le sujet de ce livre, un des plus instructifs et des plus intéressans que l’on puisse concevoir. Malheureusement, pour être digne du sujet, un tel livre exigerait deux choses fort rares de notre temps et peu conciliables avec la vie politique, de longues études et une parfaite impartialité.
M. de Carné, qui dans de nombreux écrits a prouvé qu’il ne manque ni de l’une ni de l’autre de ces deux choses, aurait pu tenter l’œuvre. Il ne l’a pas fait, et s’est contenté de réunir, en les complétant, plusieurs articles déjà publiés. Mais à défaut de l’unité et de l’enchaînement rigoureux qu’on ne peut demander à un livre ainsi composé, celui de M. de Carné se distingue par des aperçus souvent très justes, surtout en ce qui concerne l’Angleterre. Il est aisé de voir que les institutions anglaises, ces institutions dont on parle tant, et que l’on connaît si mal, ont été étudiées par M. de Carné, non à la surface et dans leur apparence, mais au fond et dans leur réalité. Rien de ce qu’elles ont d’obscur et de compliqué ne lui échappe, et il paraît en posséder l’esprit non moins bien que la lettre. Son livre, tout incomplet qu’il est, mérite donc l’attention sérieuse et réfléchie des hommes politiques, de ceux surtout qui, par une comparaison éclairée, veulent se rendre compte des imperfections absolues ou relatives de nos institutions, et des moyens de les améliorer. Pour ma part, c’est sous ce point de vue uniquement que je me propose de l’examiner. Presque toujours d’accord avec M. de Carné sur le mal, je le suis plus rarement sur le remède. Mais ce sont là des questions que la controverse éclaire, et à l’égard desquelles toute opinion sincère a besoin de faire ses réserves. Quelles que soient d’ailleurs sur plusieurs points les dissidences qui nous séparent, M. de Carné et moi, nous voulons tous deux le gouvernement représentatif vrai, c’est-à-dire un gouvernement représentatif qui ne soit pas chaque jour dénaturé et faussé. Il s’agit donc entre nous du moyen, non du but, ce qui facilite et simplifie beaucoup la discussion.
Quand on examine le jeu du gouvernement, représentatif en Angleterre et en France, il est impossible de n’être pas frappé, avec M. de Carné, de tout ce qu’il a, dans un de ces deux pays, de plus régulier, de plus puissant que dans l’autre. Là deux grands partis, fortement constitués, le premier qui gouverne, le second qui aspire à gouverner, mais qui tous deux ont leurs principes établis, leurs chefs avoués, leur drapeau déployé ; ici une multitude de coteries sans drapeau, sans chefs, presque sans principes, qui se rapprochent [p.579] et se séparent, s’unissent et se divisent, arbitrairement et confusément ; là une lutte organisée et sérieuse dont l’issue laisse le pouvoir dans les mains où il se trouve, ou le fait passer en d’autres : mains, mais sans jamais ébranler le pouvoir lui-même, sans affaiblir les hommes, sans porter atteinte aux caractères et aux opinions ; ici les combats, ou pour mieux dire, des escarmouches sans motif et sans but, où le pouvoir périt, où les hommes s’usent, où les opinions et les caractères s’énervent et se dégradent ; là enfin une transaction large et féconde entre les grands principes et les grands intérêts sociaux qui se partagent le pays ; ici de mesquins compromis entre des ambitions personnelles et des intérêts particuliers : .tel est dans ses lignes principales, le triste tableau que trace M. de Carné, tableau un peu chargé peut-être, mais qui, malheureusement, est loin de manquer de vérité. Il faut ajouter que ce qui s’est passé récemment n’est guère propre à rendre la confiance à ceux qui l’ont perdue. En mettant le pouvoir au concours entre toutes les opinions et toutes les capacités, le gouvernement représentatif, plus : que tout autre, exige que les opinions se groupent, que les capacités se classent, et que de petites dissidences et de pauvres jalousies ne viennent pas chaque jour rompre le faisceau à peine formé, et interrompre l’œuvre à peine commencée. Il exige aussi que les ambitions restent subordonnées aux principes, et non les principes aux ambitions. Or, est-ce ainsi que le gouvernement représentatif est aujourd’hui pratiqué ? Il est, tout le monde le sent, l’immobilité en règle absolue, et de prétendre qu’une fois entré dans une association politique, on est tenu d’y rester toute sa vie, même quand on croit qu’elle s’égare. Mais quand on appartient à un parti, il faut de graves motifs pour en changer ; et quand on en a changé, il en faut de plus graves encore pour en changer de nouveau. Supposez l’habitude d’aller et venir d’un camp à l’autre au gré de son caprice ou de son intérêt ; supposez que l’on porte aujourd’hui la majorité, à droite, demain à gauche, selon qu’à droite ou à gauche on espère rencontrer moins de rivalité et plus de chances personnelles ; supposez en un mot que l’on donne au pays le spectacle d’évolutions aussi rapides qu’imprévues, et qui n’ont d’autre raison que les calculs d’une ambition impatiente ou les conseils d’un amour-propre jaloux : n’est-il pas évident qu’il en résultera deux choses fort graves, l’une que, flottant au milieu de tant d’oscillations, le gouvernement ne parviendra pas à s’asseoir, l’autre, que le pays perdra toute foi dans les hommes et dans les institutions ? Alors le [p.580] gouvernement représentatif pourrait réellement descendre, selon l’expression de M. de Carné, à n’être plus qu’une table de jeu où de petits groupes, pressés derrière quelques joueurs, parieraient pour les uns ou pour les autres, selon la fantaisie du moment et le vent de la fortune. Alors aussi il ne faudrait pas s’étonner, pour parler encore comme M. de Carné, que des tentatives hardies jusqu’à la témérité aboutissent à des résultats mesquins jusqu’au ridicule.
Assurément une telle situation, si elle existe, est déplorable, et l’on ne peut trop s’affliger de voir les passions personnelles prévaloir à ce point sur les intérêts généraux. Pour être juste, il faut pourtant convenir qu’il est des temps plus favorables que d’autres à cette altération du gouvernement représentatif. Le gouvernement représentatif, on ne doit pas l’oublier, donne aux opinions et aux partis le moyen de se produire et de lutter régulièrement ; mais il ne crée ni les opinions ni les partis. Quand il y a dans les uns et dans les autres épuisement et confusion, il est donc naturel que les ambitions, plus à l’aise, se donnent plus librement carrière, et que les questions de personnes jouent un rôle excessif. Or, c’est là, sous quelques rapports, notre situation actuelle. Pendant les années.qui ont précédé et celles qui ont suivi la révolution de 1830, le gouvernement représentatif a fonctionné en France aussi bien qu’en Angleterre. C’est qu’alors il y avait entre des idées et des intérêts considérables une dissidence sérieuse et un véritable combat. Dans les années qui ont précédé 1830, c’était la lutte organisée, systématique, ardente, de la monarchie constitutionnelle contre l’ancien régime, et des classes moyennes, dans l’acception la plus large du mot, contre l’aristocratie. Après 1830, c’était la lutte de la monarchie constitutionnelle contre la république et des classes moyennes contre une démocratie turbulente. De là, aux deux époques, des partis sérieux, sincères, et qui offraient chaque jour à la discussion un terrain solide et nettement défini. Chacun alors, selon ses opinions ou ses tendances, était forcé de se ranger dans l’un ou l’autre des deux camps ; mais, en 1834 et 1835, la république a été vaincue, comme l’avait été l’ancien régime en 1830. La monarchie constitutionnelle et les classes moyennes sont donc restées maîtresses du terrain, maîtresses comme on l’est après une lutte longue et pénible, c’est-à-dire presque sans contre-poids. Alors les vieux cadres se sont brisés, sans que de nouveaux se soient formés, et le pêle-mêle a commencé. Deux questions pourtant étaient restées, celles de la puissance parlementaire à l’intérieur et de la dignité nationale à l’extérieur, questions graves, qui, nettement [p.581] posées coupèrent pour un moment la chambre en deux, et rendirent au gouvernement représentatif un peu d’action et de vie. Mais, après avoir rallié une majorité dans les élections, ces questions, trop abstraites peut-être pour devenir facilement populaires, disparurent dans la mêlée des rivalités personnelles et des querelles intestines. La confusion recommença donc, et avec elle le règne des intérêts privés et l’abaissement du gouvernement représentatif.
Maintenant, une telle situation peut-elle, doit-elle durer ? Je ne saurais le penser. Déjà, au milieu de la lassitude et de l’indifférence générale, on voit poindre certaines idées et certains sentimens qui doivent rendre à la lutte politique, dans les chambres et hors des chambres, le terrain qui lui manque. Malgré les efforts que l’on a faits et que l’on fait encore pour l’obscurcir, la question extérieure s’est fort éclaircie depuis six mois, et tout annonce qu’elle est à la veille de s’éclaircir plus encore. Quant à la question intérieure, il est impossible que, sous une forme ou sous l’autre, le combat bientôt ne s’engage pas franchement entre ceux qui aiment la révolution de 1830 et ceux qui la tolèrent, entre ceux qui croient au gouvernement représentatif et ceux qui n’y croient pas, entre ceux qui veulent marcher en avant et ceux qui s’efforcent de revenir en arrière. Or, une fois ce combat engagé, il est bien clair qu’il restera moins de place aux passions égoïstes et aux calculs individuels.
Quoi qu’il en soit, et tout en reconnaissant que l’état actuel n’est point et ne saurait être l’état normal et permanent du gouvernement représentatif, est-il permis d’espérer que ce gouvernement accomplisse ses fonctions en France exactement comme en Angleterre, avec autant de précision et de régularité ? En d’autres termes, peut-on demander à nos assemblées législatives un classement d’opinions et d’hommes aussi systématique, aussi fixe, aussi durable, que celui dont les assemblées législatives anglaises donnent encore aujourd’hui un exemple éclatant ? Je ne le pense pas, et, bien que le mécanisme des deux gouvernemens soit à peu près semblable, il est facile d’apercevoir, soit dans l’origine et le développement de chacun d’eux, soit dans le milieu où ils existent, des différences notables, et qui doivent nécessairement modifier leur manière d’être. Ce sont les principales de ces différences que je vais essayer de signaler.
On sait comment, en Angleterre, le gouvernement représentatif est né et s’est développé. Quand la conquête normande vint détruire les vieilles libertés saxonnes et leur substituer le régime féodal et militaire, il y eut d’abord entre le peuple conquérant et le peuple [p.582] conquis séparation absolue et radicale. Le peuple conquérant alors commandait ; le peuple conquis obéissait ou s’insurgeait, et chacun restait dans son camp. Mais le jour où les Saxons, définitivement soumis, n’eurent plus l’espoir de recouvrer leur indépendance, il ne tarda pas à se manifester au sein même du peuple vainqueur, entre le roi et la noblesse, une scission et une lutte dont le peuple vaincu profita, en faisant acheter tantôt à l’un, tantôt à l’autre, son concours et son appui. Néanmoins c’est à la cause de la noblesse surtout que le peuple lia la sienne ; c’est par la noblesse et le peuple réunis que s’opérèrent toutes les grandes conquêtes du droit commun et de la liberté depuis la grande charte de Jean-Sans-Terre jusqu’à la fameuse pétition de 1628, et jusqu’au bill des droits de 1688. A vrai dire, dans toutes ces luttes, du moins jusqu’aux Stuarts, la bourgeoisie, ailleurs si puissante et si considérable, ne joua jamais le premier rôle. Pendant le XIVe et XVe siècle, les villes et bourgs se défendaient encore d’envoyer des députés au parlement. Pendant le XVIe siècle, une portion importante de la classe moyenne, les légistes, étaient les auxiliaires ardens et systématiques de la prérogative royale contre la prérogative parlementaire.
Vers la fin du règne d’Élisabeth, et sous Jacques Ier, les dissidens, qui appartenaient en général à la bourgeoisie, commencèrent pourtant à apporter dans la chambre des communes un esprit nouveau et à y parler un langage inaccoutumé. Pendant la révolution, ils en devinrent les maîtres, et pour quelque temps l’aristocratie sembla disparaître de la scène politique. Mais à cette époque même, les idées aristocratiques, sinon les personnes, continuèrent à exercer sur les affaires une très grande influence. La preuve, c’est que les fiers républicains qui coupaient la tête d’un roi et proclamaient le règne de l’égalité, laissèrent en paix le sol, et ne touchèrent que faiblement aux institutions auxquelles l’aristocratie devait toute sa puissance. Aussi, la bourrasque une fois passée, l’aristocratie ne tarda-t-elle pas à reprendre ses avantages et à faire de nouveau sentir sa vieille prépondérance. Ce fut elle qui dirigea le mouvement de 1688, et qui mit la couronne sur la tête de Guillaume. Ce fut elle qui, sous les règnes suivans, tint le gouvernement en ses mains. Sous George II, M. de Carné le remarque, la chambre des communes, par voie de nomination directe ou d’influence, était devenue en quelque sorte une annexe de la pairie. A titre de pouvoir électif, la chambre des communes, dès cette époque, avait nominalement la part la plus active et la plus considérable dans le gouvernement du [p.583] pays ; mais la majorité de la chambre des communes appartenait à chambre des pairs, qui gouvernait ainsi indirectement et par procuration.
0On peut prétendre, je le sais, que tout cela était vrai avant le bill de réforme et ne l’est plus aujourd’hui ; cependant il faut se garder de prendre l’apparence pour la réalité. Depuis le bill de réforme, il est incontestable que l’Angleterre offre le spectacle tout nouveau d’un ministère qui se maintient à l’aide de quelques voix de majorité dans la chambre des communes malgré l’opposition systématique et permanente des deux tiers de la chambre des lords. Mais outre que la chambre des lords, composées en majorité de pairs nommé depuis soixante ans, ne représente peut-être pas exactement l’aristocratie du pays, il faut se demander encore à quoi tient cette situation et combien de temps elle durera. Or, si l’on va au fond des choses, on voit d’une part. que l’aristocratie whig n’est guère moins attachée à prérogatives ; que l’aristocratie tory ; de l’autre, que chaque année, depuis le bill de réforme, cette dernière gagne du terrain, et qu’aux prochaines élections son triomphe n’est pas douteux. Ainsi, des deux fractions de l’aristocratie anglaise, la plus libérale, celle qui a fait bill de réforme, est à la veille, d’être vaincue avec ses propres armes et sur son propre terrain. N’est-ce pas une preuve évidente que le gouvernement appartient pleinement encore à l’aristocratie ?
Voilà pour le gouvernement. Quant à la société au milieu de laquelle le gouvernement existe, personne n’ignore à quel point l’élément aristocratique, l’a envahie et pénétrée. La propriété, l’église, l’administration, l’armée, la justice même, tout en Angleterre est organisé de manière à donner à l’aristocratie une autorité immense et une prépondérance décisive. C’est à peine si, depuis le bill de réforme, quelques pierres se sont détachées de cet édifice si solide et si complet. Maîtresse presque absolue dans les campagnes, l’aristocratie anglaise ne l’est sans doute pas autant dans les villes, surtout dans les villes manufacturières. Là, elle rencontre de vives résistances et se voit sans cesse menacée par une démocratie ardente et turbulente. Mais cette démocratie ne serait en état de remporter la victoire que si les classes moyennes se mettaient franchement à sa tête. Or, les classes moyennes imprégnées elles-mêmes d’idées et de sentimens aristocratiques, paraissent peu se soucier jusqu’ici du dangereux honneur qui leur est offert. D’une part, la démocratie les effraie par ses violences ; de l’autre, l’aristocratie est toujours prête à leur ouvrir ses rangs. Elles aiment donc mieux en définitive se laisser [p.584] absorber paisiblement par l’aristocratie que de risquer, en la combattant, d’être entraînées dans sa ruine.
En Angleterre, je le répète, le gouvernement représentatif est né de l’aristocratie et vit par elle. C’est tout le contraire en France, où, depuis bien des siècles, la royauté et le peuple se sont souvent unis contre l’aristocratie, jamais le peuple et l’aristocratie contre la royauté. Aussi, quand à la fin du dernier siècle la tutelle royale pesa aux classes moyennes, ces classes n’hésitèrent-elles pas à se mettre à la tête du peuple pour abattre, non la royauté d’abord, mais l’aristocratie, qu’elles considéraient comme leur véritable ennemie. C’est, on le sait, contre l’aristocratie que furent dirigés les premiers coups, les coups les plus sûrs de l’assemblée constituante. Dans les grandes et terribles luttes qui suivirent, un roi périt, mais non la royauté. L’aristocratie, au contraire, était morte avant qu’un seul aristocrate eût succombé. A vrai dire, c’est là le caractère commun de tous les essais de constitution royale, républicaine ou impériale, qui se succédèrent avec tant de rapidité. Despotiques ou libres, ces constitutions concoururent toutes à poursuivre jusque dans les recoins les plus cachés de nos institutions et de nos lois tout ce qui pouvait y rester encore d’élémens aristocratiques ; et quand la vieille race royale reparut en 1814, elle trouva l’œuvre si bien faite, que force lui fut de l’accepter et de la consacrer. Quelques années plus tard, à la vérité, une tentative eut lieu, tentative timide : et incomplète, pour jeter de nouveau dans la société française quelques germes aristocratiques. Mais cette tentative échoua de tout point. Depuis, d’ailleurs, est survenue la révolution de 1830, qui, en effaçant de la constitution et des lois les dernières apparences aristocratiques, a tranché définitivement la question. Aujourd’hui, quoi qu’on en puisse dire, la prépondérance en France appartient sans contestation aux classes moyennes, c’est-à-dire à tout ce qui, dans la nation, sait et peut, par l’intelligence et le travail, s’élever à l’aisance et conquérir l’indépendance. C’est là le résultat le plus certain de nos cinquante années de révolution.
A Dieu ne plaise que je songe un instant à me plaindre de ce résultat ! Je l’accepte au contraire comme heureux, comme salutaire, comme glorieux pour mon pays. Tout en l’acceptant ainsi cependant je ne puis méconnaître qu’il n’apporte dans la pratique du gouvernement représentatif quelques difficultés sérieuses. Si les aristocraties, même éclairées et ouvertes, ont pour les peuples qu’elles dirigent de notables inconvéniens, elles ont aussi, on ne peut le nier, de grandes [p.585] et nobles qualités, des qualités merveilleusement propres au gouvernement des états. Sans parler de la persévérance et de l’esprit de suite qui les distingue d’ordinaire, c’est quelque chose que déposséder dans un pays libre un certain nombre de familles dont les membres, par devoir et par honneur, se préparent dès l’enfance à la vie publique, étudient la science politique comme on étudie toute autre science, et se plient de bonne heure aux idées et aux habitudes qui rendent le jeu du gouvernement facile et régulier. De qui, au contraire, se compose en France la classe, qui se trouve appelée à gouverner ? D’hommes nés pour la plupart dans une condition médiocre, et qui, au sortir de l’enfance, ont été saisis par une profession libérale ou industrielle à laquelle ils ont voué leurs plus belles années ; d’hommes par conséquent pour qui, dans les temps ordinaires, la politique est un intérêt secondaire, et qui aimes le gouvernement représentatif sans pouvoir en approfondir toutes les conditions. Qu’une telle classe, touchant par tous les points à la nation tout entière, soit bien plus que l’aristocratie anglaise en mesure de reproduire les idées, les sentimens, les instincts véritables du pays, je le crois, et c’est pourquoi je m’applaudis de voir le pouvoir entre ses mains ; mais il est impossible d’attendre d’elle cette unité, cette fixité, cette connaissance réfléchie des vraies conditions du gouvernement, qui résultent en Angleterre de traditions non interrompues et d’une éducation spéciale. De là, dans la pratique, si ce n’est dans la théorie, des anomalies singulières et qui se manifestent tous les jours.
Je n’en citerai qu’un exemple, le plus frappant de tous. Assurément si, parmi les conditions du gouvernement représentatif, il en est une essentielle et fondamentale, c’est l’obligation pour chacun de ceux qui participent à ce gouvernement de faire un choix entre les deux grands partis qui se disputent le pouvoir, et, une fois ce choix fait, de subordonner souvent son opinion propre à celle de l’association dont on fait partie. Méconnaître cette obligation, c’est rendre le gouvernement impossible, ou du moins annuler le pouvoir parlementaire au profit d’un autre pouvoir. En Angleterre, cela est parfaitement compris, et chaque fois qu’une question de parti se présente, on peut, à cinq ou six voix près, faire d’avance le compte de tous ceux qui voteront dans un sens ou dans l’autre. Mais, il en faut convenir, une discipline si rigoureuse a quelque chose qui blesse au premier abord des sentimens naturels et honorables. Prendre ainsi le mot d’ordre et reconnaître des chefs n’est-ce pas renoncer à son libre arbitre et abdiquer toute indépendance personnelle ? Voilà ce que [p.586] l’on se dit et ce que l’on doit se dire dans un pays où l’éducation politique manque, où l’esprit d’association est faible, où l’idée de hiérarchie existe à peine. Il en résulte qu’à la seule pensée d’une majorité et d’une opposition organisées et systématiques, la conscience se révolte, l’amour-propre souffre, et que, par un mélange de bonnes et de mauvaises raisons, la confusion se maintient.
Ce n’est pas tout, et il y a au fond même des choses, et indépendamment des préjugés personnels, des difficultés non moins sérieuses ; On parle beaucoup de l’incohérence et de la complication des institutions et des lois de l’Angleterre ; On a raison, si on descend aux détails et à la lettre ; on a tort, si on s’arrête à l’ensemble et à l’esprit. Quand on étudie avec quelque soin les institutions et les lois de l’Angleterre, on ne peut manquer de voir qu’elles découlent d’une même source, qu’elles tendent vers un même but, et que, malgré une foule d’anomalies plus apparentes que réelles, elles sont coordonnées dans une même pensée. Cette pensée est celle du gouvernement parlementaire, sous la direction prépondérante de l’aristocratie. En France, au contraire, il y a cinq ou six gouvernemens superposés l’un à l’autre, et dont chacun a laissé des traces dans les institutions et dans les lois. De ces gouvernemens, les plus puissans, les plus vivaces, sont sans contredit la monarchie administrative telle que l’empire l’avait fondée, et la monarchie constitutionnelle telle que l’on établie 1814 et 1830. Or il n’est pas toujours facile de faire vivre ces deux monarchies en bonne intelligence et de les mettre d’accord. Quoi que l’on fasse pour les concilier, de leur coexistence il naît sans cesse des conflits à régler et des problèmes à résoudre. Parmi ces conflits et ces problèmes, j’indiquerai brièvement ceux qui me paraissent le plus dignes d’attention.
La loi du gouvernement représentatif, il faut toujours le répéter, c’est que les opinions politiques se classent et se disputent la majorité dans les chambres et dans le pays ; celle qui obtient la majorité prend le pouvoir : elle le perd, et devient à son tour opposition, le jour où la majorité lui échappe. Sur ce point, tout le monde est d’accord en France comme en Angleterre ; mais il s’en faut que dans les deux pays les conséquences soient les mêmes. En Angleterre, rien de plus simple et de mieux réglé d’avance. Comme les partis existent dans le pays, chacun avec sa clientèle propre et ses moyens d’attaque et de défense ; comme de plus le gouvernement, à titre de gouvernement, n’a presque point d’influence et que le nombre des fonctionnaires qui relèvent et dépendent de l’autorité centrale est très peu [p.587] considérable, le pouvoir peut passer d’un parti à l’autre sans trouble, sans commotion, sans réaction véritable. Dans la chambre des communes et dans la chambre des lords, on change, sans aucune espèce de contestation, une quarantaine de fonctionnaires politiques et d’officiers de la maison royale ; après quoi l’opposition va s’asseoir sur les bancs ministériels, le parti : ministériel sur les bancs de l’opposition, et tout est fini. Dans le pays, il y a, s’il est possible, moins à faire encore. Partout en effet les fonctions sont électives ou appartiennent collectivement.et sans distinction d’opinion aux principaux propriétaires. Tout au plus, quand le ministère change, remarque-t-on sur la liste annuelle des lords lieutenans et des sheriffs quelques noms de plus ou de moins. Quant aux électeurs, que le drapeau qu’ils suivent par choix ou par nécessité soit pour le moment celui du ministère ou celui de l’opposition, ils n’y gagnent pas plus qu’ils n’y perdent ; ceux qui sont honnêtes trouvent d’un côté ; comme de l’autre le moyen de défendre leur opinion, ceux qui ne le sont pas le moyen de vendre leur vote. Chaque partie conserve donc sa force relative et aucune existence n’est sérieusement dérangée.
Voyons maintenant si en France il en peut être de même. En France, au lieu d’institutions provinciales et locales, il y a la centralisation ; au lieu d’une administration gratuite, une administration salariée ; au lieu d’une justice rendue par l’aristocratie et par le peuple, une justice rendue par des magistrats au choix royal et disséminée sur tous les points du territoire ; au lieu enfin de fonctions électives ou confiées presque exclusivement à certaines familles, des fonctions dont le ministre est le distributeur et auxquelles tout le monde peut prétendre. Ajoutez que ces fonctions sont innombrables, et que, dans la modicité actuelle des fortunes, elles se trouvent naturellement enviées et recherchées par les classes moyennes, c’est-à-dire par les classes qui composent en grande majorité, les collèges électoraux et qui remplissent la chambre.
La première conséquence d’un tel état de choses, c’est qu’il y ait dans les chambres un très grand nombre de fonctionnaires publics. La seconde, c’est qu’à chaque changement ministériel une grave difficulté surgisse inévitablement, Peut-on exiger en effet qu’à chaque changement ministériel tous les fonctionnaires publics, ceux du moins qui sont amovibles, donnent leur démission et soient remplacés par d’autres ? Personne n’oserait le dire. En France, les fonctions publiques, pour la plupart de ceux qui les occupent, ne sont point l’accessoire, mais le principal. C’est une carrière comme celle du commerce, [p.588] du barreau ou de la médecine, que l’on embrasse à son entrée dans la vie, et dont on attend son existence et celle de sa famille. Il serait donc souverainement injuste d’interrompre ou de briser cette carrière chaque fois qu’une opinion politique enlève à l’autre le pouvoir. Aussi, en dépit de toutes les théories, le corps des fonctionnaires, à l’exception d’un petit nombre d’hommes politiques qui entrent et sortent avec leurs amis, reste-t-il précisément le même, quel que soit le ministère. De là, pour plusieurs de ces fonctionnaires, pour ceux qui participent jusqu’à un certain point à l’action politique, une situation délicate et fâcheuse. Si, fidèles à leur opinion, ils se placent franchement dans l’opposition, il en résulte le relâchement de tous les liens hiérarchiques, et l’affaiblissement du pouvoir dans un temps où les liens hiérarchiques sont déjà si peu solides et où le pouvoir a besoin de toute sa force. Si, plus fonctionnaires que députés, ils prêtent successivement leur appui à tous les ministères, il s’ensuit pour eux-mêmes, pour la chambre dont ils font partie, la plus déplorable déconsidération. Les fonctionnaires dont je parle se trouvent donc obligés de naviguer entre deux écueils également dangereux, et, quelle que soit leur dextérité, il est bien difficile qu’ils ne touchent pas l’un ou l’autre. Ce n’est point à eux qu’il faut s’en prendre, mais à la situation qui leur est faite, situation tellement fausse, que les plus habiles et les meilleurs n’y peuvent échapper entièrement.
Comment sortir de là, et par quel moyen guérir un mal si profondément enraciné ? Cela, je le sais, est fort difficile, et quand avec un des ministres actuels on a dit « qu’il y a quelque chose à faire, » on n’est pas beaucoup plus avancé. Il me semble pourtant que la première de toutes les opérations devrait être un classement méthodique et raisonné des fonctionnaires publics. Ainsi, il y a des fonctionnaires purement politiques qui tout naturellement entrent et sortent en même temps que l’opinion à laquelle ils appartiennent. Il y a des fonctionnaires administratifs et judiciaires qui peuvent sans inconvénient et sans désordre conserver à l’égard de tous les cabinets la plénitude de leur indépendance. Il y a enfin des fonctionnaires mixtes, en quelque sorte, dont les fonctions ne sont pas assez exclusivement politiques pour qu’on puisse exiger d’eux, à chaque crise ministérielle, le sacrifice de leur état, pas assez exclusivement administratives et judiciaires pour qu’une opposition décidée et systématique de leur part n’introduise pas au sein même du pouvoir un élément de trouble et de désorganisation. De ces trois catégories, les deux premières, à des titres divers, sont très bien placées dans la chambre. [p.589] La troisième, dans son propre intérêt, comme dans celui de la chambre devrait en être exclue. En 1831, certains fonctionnaires ont déjà été déclarés inéligibles, entre autres les préfets, et dans la dernière discussion sur ce sujet, plusieurs adversaires du principe des incompatibilités ont paru le regretter. Comprend-on pourtant un préfet faisant à Paris une opposition systématique au ministère dont en province il est en quelque sorte la personnification ? Or, ce qui est vrai des préfets l’est également de plusieurs autres fonctionnaires, bien qu’à un moindre degré.
Quoi il en soit, en supposant ce classement opéré, il ne le sera jamais assez bien pour que la monarchie administrative et le gouvernement représentatif ne se heurtent plus d’une fois encore dans la personne des fonctionnaires publics membres de la chambre. Si maintenant de la chambre on passe au corps électoral, on voit apparaître d’autres difficultés.
L’administration est ainsi organisée en France, que chaque jour, à chaque heure, les localités comme les individus ont quelques bienfaits à attendre du pouvoir central. Secours pour les églises, pour les écoles, pour les bureaux de bienfaisance, tout se distribue à Paris avec une justice qui n’exclut pas toute faveur. De plus, dans l’état de notre société et de nos, mœurs, il n’est peut-être pas une famille qui ne sollicite pour un ou pour plusieurs de ses membres soit l’entrée dans une carrière publique, soit un avancement qui peut tarder plus ou moins long-temps. Or, comme, par une pente bien naturelle, les ministres sont plus disposés à écouter leurs amis que leurs adversaires, il est évident que la situation des localités et des individus est loin d’être la même quand le député qui les représente est ministériel ou de l’opposition. Dans le premier cas, on obtient quelquefois même ce qui n’est pas dû. Dans le second, on n’obtient pas toujours même ce qu’on a droit d’obtenir. Et qu’on ne dise pas que les choses se passent de même en Angleterre. En Angleterre, où le droit électoral est placé bien plus bas, le trafic des votes et des consciences se fait presque publiquement et la corruption, malgré toutes les lois qui la condamnent, marche le front levé. C’est un grand mal, un mal honteux ; mais, en Angleterre, je l’ai déjà dit, le ministère et l’opposition disposent des mêmes moyens et se battent à armes égales. En France, tout l’avantage est pour le parti ministériel, quel que soit le ministère
Ici, qu’on le remarque bien, je touche à quelque chose de très sérieux, et qui, dans un avenir peu éloigné, peut avoir des conséquences [p.590] auxquelles on songe peu. Depuis dix ans, le parti qu’on appelle conservateur ; a été presque constamment en possession du pouvoir, et les élections se sont toujours faites sous ses auspices. C’est donc à lui qu’a appartenu presque exclusivement la dispensation de toutes les faveurs publiques et l’influence qui en est la conséquence. Mais il est impossible qu’un jour ou l’autre le parti conservateur ne soit pas, comme le parti tory en Angleterre, rejeté pour quelques années dans l’opposition. Que dira-t-il quand il verra tourner contre lui tous les moyens dont il s’est servi jusqu’ici ? Beaucoup de personnes pensent que le parti conservateur ne résistera pas à l’épreuve et qu’il se laissera vaincre presque sans combat. Cependant, c’est une chance que le parti conservateur doit prévoir, c’est une lutte à laquelle dans un temps plus ou moins éloigné, il ne saurait échapper.
Il y a donc là, non pour un parti seulement, mais pour tous, un grave sujet de réflexion. Malheureusement, il est plus facile de signaler le mal que le remède. C’est quelque chose, ainsi qu’on l’a déjà tenté, que d’assujétir à des règles aussi fixes que possible la distribution des faveurs et des emplois publics. Mais, pour être justes et applicables, ces : règles doivent encore laisser à l’arbitraire ministériel une très grande latitude. Il faut donc absolument que les mœurs viennent au secours des lois ; s’il en était autrement, le jour arriverait peut-être où, entre les électeurs et les députés d’une part, entre les députés et les ministres de l’autre, il s’opérerait le plus déplorable partage, celui par lequel les électeurs et les députés abandonneraient le gouvernement aux ministres, les ministres l’administration aux députés et aux électeurs. On pourrait dire alors que la monarchie administrative de 1804 et la monarchie constitutionnelle de 1830 ont péri sous les coups l’une l’autre, et qu’il ne reste plus de chacune d’elles que de vaines formes et un déplorable simulacre.
Il est enfin, au sein même de l’administration, pour la dignité comme pour la liberté de son action, un dernier problème à résoudre. On reconnaît assez généralement que les fonctionnaires politiques ont le droit d’exercer tout autour d’eux, surtout à l’époque des élections, une certaine influence. En France, dit-on avec quelque raison, ceux qui soutiennent le gouvernement ont l’habitude de se reposer sur lui. Si le gouvernement paraît s’abandonner, ils s’abandonnent eux-mêmes. Il est donc nécessaire autant que juste que le gouvernement, par ses agens confidentiels, use, pour se défendre et pour faire triompher sa politique, de tous ses moyens honorables et légitimes d’influence et d’action. Renfermée dans de certaines limites, [p.591] cette théorie est inattaquable. Qu’on voie pourtant où elle conduit. Il existe en France quatre-vingt-six préfets et près de trois cents sous-préfets. Ce sont les fonctionnaires politiques par excellence, ceux à qui s’applique surtout la théorie dont il s’agit. Tant que le pouvoir, bien qu’il change de mains, reste dans le même parti, la situation est fort simple. Les quatre-vingt-six préfets et les trois cents sous-préfets parlent et agissent pour le parti qui gouverne, soutiennent ses amis et combattent ses adversaires. Mais un beau jour, à la suite d’une élection générale, le pouvoir se déplace et passe d’un parti au parti contraire ; aussitôt, selon le cours naturel des choses et la loi du gouvernement représentatif, les ministériels deviennent membres de l’opposition, les membres de l’opposition ministériels ; le pouvoir a d’autres principes, un autre langage, d’autre amis. Que feront alors quatre-vingt-six préfets et les trois cents sous-préfets ? Faut-il les renvoyer tous ? ou bien doivent-ils soudainement, changeant de principes, de langage, d’amis, approuver tout ce qu’ils blâmaient, blâmer tout ce qu’ils approuvaient, et transporter des uns aux autres l’appui de leur influence ? Dans le premier cas, quel trouble dans l’administration ! Dans le second, quelle déconsidération pour les administrateurs !
On dit qu’en arrivant au pouvoir, chaque ministre de l’intérieur a soin d’adresser une circulaire aux préfets et aux sous-préfets pour leur demander une profession de foi explicite et une éclatante adhésion. En moins de cinq ans, les préfets et sous-préfets ont donc été invités à adhérer successivement au 22 février, au 6 septembre, au 15 avril, 12 mai, au 1er mars et au 29 octobre, bien qu’entre ces divers cabinets il y ait eu non-seulement de notables dissidences, mais des luttes acharnées. Ajoutez que, pour l’instruction et l’édification des ministres futurs, toutes les réponses restent bien et duement classées à chaque dossier. Mais ce qui est possible dans le secret des cartons du ministère ne l’est pas au grand jour et dans la pratique journalière. Quand un fonctionnaire veut servir une opinion politique aux dépens d’une autre, il ne peut éviter de se prononcer à chaque instant par ses actes, par ses paroles, même par son silence. Il ne peut éviter de froisser ceux-ci en même temps qu’il est agréable à ceux-là. Comment donc veut-on que tout cela se fasse aujourd’hui dans un sens, demain dans l’autre, selon que le vent souffle, et que le ministre de l’intérieur vient de la gauche, de la droite ou du centre ? Comment veut-on qu’ouvertement, publiquement, on avoue ainsi qu’on est un pur instrument, sans opinion comme sans volonté ? [p.592] En vérité, c’est faire aux fonctionnaires une condition trop dure, trop abaissée, et je ne sais à ce prix quel homme honorable voudrait servir le gouvernement.
Qu’on creuse le sujet tant qu’on le voudra, et on arrivera toujours à une double impossibilité, celle de renouveler tous les deux ou trois ans le personnel de l’administration, celle de maintenir son influence en déconsidérant ses agens. La conséquence, c’est que, malgré toutes les circulaires et tous les ordres du monde, les fonctionnaires, quels qu’ils soient, bornent leur action politique à combattre les partis ennemis du gouvernement lui-même, ceux qui n’ont aucune espèce de chance d’arriver régulièrement au pouvoir ; c’est qu’ils restent au contraire à peu près neutres entre les partis constitutionnels que le jeu des institutions appelle successivement au ministère. Ainsi, par la force des choses, se réalisera une théorie fort contestée et fort contestable à titre de théorie politique, mais dont l’application peut seule donner au pays une administration stable et considérée ; j’ajoute qu’il en résultera pour tous les partis la nécessité de ne compter que sur eux-mêmes, et que c’est là un progrès qui, plus que tout autre, doit fortifier et vivifier l’esprit politique.
De tout ce que je viens de dire, faut-il conclure avec quelques écrivains que le gouvernement représentatif soit impossible en France, et qu’il ne puisse se maintenir qu’à condition d’être dénaturé ? Pas le moins du monde. Il faut conclure seulement que le gouvernement représentatif en France n’est point encore arrivé à sa maturité, et qu’avant de s’être mis en harmonie parfaite d’une part avec l’état social et les mœurs, de l’autre avec la législation, il a encore bien des expériences à faire et des épreuves à subir. Ce n’est pas du premier coup que le gouvernement représentatif en Angleterre est arrivé au point où nous le voyons aujourd’hui, et plus d’une fois, pendant le courant du dernier siècle, ses plus fervens admirateurs ont pu douter de sa puissance et de sa vitalité. Or, quand l’aristocratie anglaise a mis cent cinquante ans pour compléter son œuvre, il n’est pas fort étonnant que la classe moyenne française n’ait pas achevé la sienne en moins de vingt-cinq ans. Au lieu de répéter, à chaque embarras nouveau qui se révèle, que « décidément le gouvernement représentatif n’est pas fait pour ce pays-ci, » qu’on sache donc se demander si cet embarras est accidentel ou fondamental, transitoire ou permanent. Dans le premier cas, qu’on en prenne son parti et qu’on laisse faire le temps ; dans le second, qu’on cherche soigneusement, consciencieusement à résoudre le problème, à remédier au mal. Pour [p.593] cela, j’en conviens, il ne faut pas partir de cette supposition que tout est parfait dans notre code politique aussi bien que dans notre code administratif, même quand ils se contredisent et se paralysent l’un l’autre. J’ai, pour ma part, beaucoup d’admiration pour le système administratif si fortement lié, si vigoureusement organisé que la France doit à l’empire ; j’ai beaucoup de foi dans le système représentatif tel que l’ont fait les vingt-cinq et surtout les dix dernières années ; mais je crois qu’on n’a pas encore assez étudié ces deux systèmes dans leurs rapports et dans leur enchaînement. Pris à part, chacun d’eux pourrait être excellent, tandis que pris ensemble tous deux seraient imparfaits : il y aurait alors dans l’un ou dans l’autre, peut-être même dans l’un et dans l’autre, quelques modifications à introduire pour qu’ils ne se détruisissent pas mutuellement.
Si j’ai justement apprécié les causes principales par lesquelles le gouvernement représentatif est entravé et faussé, il est clair que ces causes gisent au cœur de notre société, et que les lois spéciales qui constituent les deux chambres y sont pour peu de chose. On se trompe donc étrangement quand on croit qu’en réformant ces lois, on affranchira subitement le gouvernement représentatif de tous les liens qui le garrottent. Je suis pourtant loin de dire que les lois dont il s’agit soient parfaites, et que tel ou tel changement partiel, habilement conçu et prudemment exécuté, ne puisse produire sur l’ensemble de nos institutions un excellent effet. Mais c’est ici que j’éprouve le regret de me trouver en dissentiment complet avec M. de Carné. A mon sens, il se méprend sur la nature du mal, et les réformes qu’il propose ou qu’il indique aggraveraient la situation au lieu de l’améliorer. Je vais en très peu de mots tâcher de le prouver.
Des trois pouvoirs qui constituent en France le pouvoir législatif, il en est un, la chambre des pairs, dont la condition actuelle paraît à M de Carné aussi fausse que fâcheuse. En droit, la chambre des pairs a certainement les mêmes prérogatives que la chambre des députés. En fait, selon M. de Carné, ces prérogatives lui échappent. Quel est le ministère, que, depuis dix ans, la chambre des pairs ait formé ou renversé ? Quelle est la grande question politique qu’elle ait résolue contrairement à l’opinion de la chambre des députés ? On lui permet bien de rejeter la loi du divorce, ou la loi de conversion des rentes ; on ne lui permet pas de participer au gouvernement, ainsi quelle y est appelée par la constitution. M. de Carné déplore tout cela, et en conclut que l’organisation de la chambre des pairs est [p.594] radicalement mauvaise. Or, comme il croit l’hérédité impuissante et impossible, il propose l’élection.
Avant d’examiner ce système et d’en apprécier les conséquences, il importe de bien se fixer sur le rôle que la chambre des pairs est appelée à jouer dans nos institutions, et de voir si réellement on l’a dépouillée, au profit de la chambre élective, de ses attributions naturelles et légitimes. M. de Carné n’est pas de ceux qui pensent avec Montesquieu que la beauté et l’excellence du gouvernement représentatif consistent dans la pondération exacte des pouvoirs. Il reconnaît qu’une telle pondération est impossible, et qu’en Angleterre même, où Montesquieu avait cru la trouver, elle n’a jamais existé. Quand il y a trois pouvoirs, il faut absolument qu’un des trois soit plus fort que les deux autres, et qu’en cas de dissidence la prépondérance lui appartienne, soit en droit, soit en fait. Or si les uns croient qu’en France le pouvoir prépondérant doit être la chambre élective, les autres la royauté, il n’est encore venu à l’esprit de personne que, dans l’état actuel de notre société, ce puisse être la chambre des pairs. En Angleterre même, où il existe une chambre des pairs riche, puissante, héréditaire, c’est indirectement, par l’intermédiaire de la chambre des communes, que cette chambre a si long-temps gouverné le pays. Aujourd’hui la chambre des communes est d’un autre avis que la chambre des pairs, et depuis plusieurs années, il faut que celle-ci subisse des ministres qu’elle déteste, une politique qui lui est antipathique. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de retenir ces ministres sur la pente où ils sont placés, et d’empêcher cette politique d’arriver à ses dernières conséquences.
Quand tel est en Angleterre le rôle de la chambre des pairs, ne serait-il pas absurde de rêver pour la chambre des pairs en France un rôle, plus important et plus brillant ? Qu’on ne vienne donc plus dire que la chambre des pairs est atteinte dans ses droits légitimes, parce que la chambre élective contribue plus qu’elle à faire des cabinets et à donner au gouvernement telle ou telle direction. Cela doit être, et s’il en était autrement le gouvernement représentatif n’atteindrait pas son but. La chambre des pairs est, par son essence même, un pouvoir modérateur avec lequel doit compter sérieusement tout ministère et toute politique. Ce n’est point un pouvoir directeur, duquel doivent émaner en premier lieu la politique et le ministère. Quand l’un ou l’autre lui déplaît elle a, comme en Angleterre, mille moyens de le faire sentir, mais sans jamais en venir à la [p.595] dernière extrémité, celle d’un vote systématiquement hostile. Si elle voulait faire davantage, elle ne pourrait manquer de se heurter et de se briser contre une volonté plus forte que la sienne.
En rappelant ces vérités élémentaires, je ne crois pas le moins du monde faire injure à la chambre des pairs. Dans la machine politique comme dans toute autre machine, chaque rouage à ses fonctions spéciales et son utilité déterminée, ce qui n’empêche pas tous les rouages d’être également nécessaires. Le mal serait de les confondre et de vouloir les appliquer tous au même usage. Tant que la chambre des pairs consentira à rester dans le rôle qui lui est assigné par la nature de nos institutions et par la force des choses, elle y sera forte, utile, respectée. Ces avantages ne lui échapperaient que le jour où, par un sentiment de rivalité mal entendue, elle voudrait imiter la chambre des députés et jouer le même rôle qu’elle.
Supposez maintenant que, comme M de Carné le propose, la chambre des pairs fut élective, et voyez ce qui en résulterait. De deux choses l’une : ou la chambre des pairs serait nommée par les électeurs qui nomment la chambre des députés, ou elle le serait par des électeurs qui représenteraient d’autres idées et d’autres intérêts. Dans le premier cas, vous avez une chambre unique en deux fractions ; dans le second, vous créer au sein du gouvernement une lutte sans terme et un désordre permanent. Une chambre qui doit son pouvoir au choix royal ou au privilège de la naissance, comprend en définitive que la représentation directe du pays ne peut s’incliner devant elle, et doit à la longue faire prévaloir sa pensée et sa volonté. Si elle ne le comprenait pas, il y aurait des moyens constitutionnels de terminer la lutte et de rétablir l’harmonie. Mais entre deux chambres toutes deux élues et directement représentatives, quel peut être l’arbitre, et qui aura le dernier mot ? Chacune ne pourra-t-elle pas prétendre qu’elle est l’expression légale des vœux du pays, et qu’il lui est interdit de céder ? Le gouvernement représentatif ainsi entendu, c’est l’anarchie organisée.
Il est, à la vérité, tel mode d’élection qui, en affaiblissant dans la chambre des pairs le caractère de représentation directe, diminuerait les inconvéniens et les dangers que je signale ? il manquerait toujours cependant le dernier moyen constitutionnel de rétablir l’harmonie entre les deux chambres, le moyen dont lord Grey fut autorisé à se servir en 1832 pour faire passer le bill de réforme. Ce moyen sans doute doit être rarement employé, mais il est nécessaire qu’il existe, et qu’on le sache.
[p.596]
Je ne m’arrête point à une autre idée, indiquée en passant par M. de Carné, celle d’une chambre des pairs qui se renouvellerait elle-même, par voie d’élection intérieure, comme une académie. On sait combien, au sein des académies, les idées jeunes ont peine se faire jour, et quels obstacles la routine oppose à l’innovation. Que serait-ce d’un corps politique où une majorité une fois formée aurait un intérêt personnel à se maintenir telle quelle, et à empêcher toute autre majorité de se former ? Si la chambre des pairs cesse d’être au choix du roi, il faut qu’elle soit directement ou indirectement à la nomination d’un corps électoral quelconque, et ce jour-là même elle devient, non l’auxiliaire, mais la rivale de la chambre élective. Que les amis de la chambre des pairs n’aillent donc pas, dans leur zèle imprudent, l’affaiblir eux-mêmes chaque jour, sous prétexte de la défendre ; qu’ils n’aillent pas, à force de répéter qu’elle est mal constituée, détruire toute son autorité morale et toute sa légitime influence. S’il est quelque réforme à introduire dans l’organisation de la chambre des pairs, ce n’est, j’en suis convaincu, que par l’élargissement ou par la suppression des conditions actuelles d’admissibilité. Par l’effet de ces conditions, la chambre des pairs, si l’on n’y prend garde, finira par ne plus guère se composer que de fonctionnaires militaires ou civils en retraite ou en activité de service. Or, il serait bon d’y introduire quelques élémens un peu plus jeunes, un peu plus actifs, et qui remplaceraient utilement les restes chaque jour moins nombreux de l’ancienne chambre des pairs. Ce serait là une réforme bien modeste, bien facile, et qui aurait l’avantage de fortifier la chambre des pairs sans porter atteinte à l’article 27 de la charte.
En ce qui concerne la chambre des députés, M. de Carné indique un système nouveau et complet. Ce n’est rien moins que de faire nommer les conseils municipaux par les plus imposés de chaque localité, les conseils d’arrondissement par les conseils municipaux, les conseils de département par les conseils d’arrondissement, la chambre des députés par les conseils de département. Grace à ce mécanisme, les corps électifs s’engendreraient l’un l’autre, ils se supporteraient comme les étages divers d’un même édifice ; ce qui, selon M. de Carné, serait bien préférable à leur isolement actuel.
Quand une idée se produit pour la première fois, il faut, je le sais, se garder de la repousser aveuglément et sans examen. J’ai pourtant peine à croire que M. de Carné lui-même attache à celle-ci beaucoup d’importance. Dans notre ordre constitutionnel, M. de Carné [p.597] le sait aussi bien que moi, la chambre élective est, sinon hiérarchiquement, du moins en réalité, le premier des pouvoirs, celui qui, qu’il a une volonté, est certain de la faire prévaloir. La chambre élective ne possède cette grande puissance qu’à titre de représentation fidèle des vœux et des intérêts du pays. Or, comment voir la représentation réelle et sincère des vœux et des intérêts, du pays dans un corps qui ne recevrait ses inspirations que de quatrième main ? Les élections à plusieurs degrés ont toujours été un moyen à peu près infaillible d’éteindre et d’amortir l’esprit public. C’est ce qui fait qu’instinctivement elles sont acceptées par presque tous les ennemis du gouvernement représentatif, combattues par presque tous ses amis. Mais le système de M. de Carné a quelque chose de bien plus fâcheux encore, c’est que chacune des assemblées qui forment les divers degrés de l’élection, sont, en outre, investies de fonctions propres, et qui, par elles-mêmes, ont une importance toute spéciale. Or, tout le monde comprend que l’on peut choisir, comme membre d’un conseil municipal, d’un conseil d’arrondissement d’un conseil de département, telle personne dont on ne partage pas l’opinion politique, et que l’on ne choisirait pas comme électeur. De ces deux caractères, lequel prévaudra, lorsqu’on sera appelé à donner sa voix ? Si c’est le premier, il en résultera que l’élection sera faussée ; si c’est le second, que les corps intermédiaires dont il s’agit prendront, au détriment de la bonne gestion des affaires, une couleur exclusivement politique. Il est même probable que les deux inconvéniens se réuniront, et que l’on aura à la fois de mauvais conseils et de détestables électeurs.
Il est une autre réforme plus sérieuse et plus praticable dont M. de Carné ne paraît pas éloigné ; c’est celle qui réunirait au chef-lieu tous les électeurs de chaque département. Cette réforme, assurément, aurait l’avantage de donner à l’élection un caractère plus politique, et de diminuer notablement l’espèce de patronage local qui tend à faire des députés les hommes d’affaires incommutables d’un petit nombre de commettans. Je ne sais cependant si cet avantage compenserait suffisamment les graves inconvéniens du scrutin de liste, et de toutes les combinaisons auxquelles il peut se prêter. Quant à l’adjonction de certaines professions libérales à la liste électorale comme à la liste du jury, j’en suis d’avis pour ma part, et je comprends difficilement qu’on s’y oppose. Mais personne ne pense qu’il en résulte dans les habitudes électorales, dans la composition de la chambre et dans la [p.598] marche du gouvernement représentatif, un changement notable et significatif. Ce sont pourtant là les seules réformes.dont l’opinion soit frappée et que la raison publique admette. Ce sont les seules qui aient quelque chance de prévaloir dans un temps peu éloigné.
Il est bien de le redire, le mal n’est point dans les lois qui constituent la chambre des pairs ou la chambre des députés Il est dans les anomalies et les contradictions que présentent nos institutions et nos lois de diverses origines et de diverses époques ; Il est surtout dans des idées, des mœurs, des habitudes, que le gouvernement parlementaire n’a point encore suffisamment conquises et façonnées. Cela est si vrai, que les meilleurs amis de ce gouvernement ne savent pas ou ne veulent pas encore le pratiquer dans toutes ses conditions. Ainsi, dans le gouvernement parlementaire, la situation des chefs de l’opposition, parallèle et presque égale à celle des chefs du ministère, donne à peu de chose près la même influence dans le pays et impose les mêmes devoirs. Aussi, en face de lord Melbourne, de lord John Russell et de lord Palmerston, voit-on s’asseoir chaque soir le duc de We1lington, sir Robert Peel ; et lord Stanley, qui, à la tête de leur parti, examinent ; de leur point de vue, toutes les mesures présentées, et n’en laissent pas passer une de quelque importance sans dire leur mot et sans exprimer leur avis Ce n’est pas qu’ils aient, par ces débats journaliers, l’espoir de changer la majorité, qui les écoute. Nulle part plus qu’en Angleterre chaque membre n’arrive à la séance avec un parti pris, et il est bien rare que le compte des voix fait avant le débat ne se trouve pas exact après. Mais le duc de Wellington, sir Robert Peel, lord Stanley, savent que, comme chefs de l’opposition ; il ont un rôle à jouer, une opinion à défendre, un parti à maintenir. Ils savent qu’une portion notable du pays, minorité aujourd’hui, mais qui demain peut devenir majorité, a les yeux fixés sur eux, et qu’ils doivent parler pour elle. Ils savent enfin que la lutte quotidienne, incessante, sur les petites comme sur les grandes choses, est la vie même du gouvernement représentatif. Plus ambitieux que vains, ils n’aiment d’ailleurs le pouvoir que pour en faire un usage réel, et ne veulent y arriver qu’à leur temps et dans des conditions satisfaisantes de force et de durée. Cette conduite, qu’on le remarque bien, est commune à tous les partis. Elle est aujourd’hui celle des tories ; elle sera celle des whigs le jour où le duc de Wellington, sir Robert Peel et lord Stanley se seront emparés du pouvoir.
Est-ce ainsi qu’en France l’opposition comprend et pratique le [p.599] gouvernement représentatif ? Malheureusement non. Chez nous, l’idée de conquérir le ministère à la pointe de l’épée, en quelque sorte, et par des combats journaliers, paraît encore à beaucoup une idée étrange et presque révolutionnaire. D’autres la croient juste et bonne en théorie, mais à condition de la pratiquer le moins possible. Excepté dans quelques grandes occasions, on aime mieux s’effacer, se taire, et attendre qu’un incident inattendu arrache le pouvoir aux mains qui le possèdent. La conséquence, c’est que les discussions s’éteignent, que les opinions s’engourdissent, que les influences se perdent, que les partis se décomposent. Pour tenir long-temps unis un certain nombre d’hommes, il faut autre chose que quelques souvenirs et quelques espérances. Il faut, par la discussion publique, remuer sans cesse en leurs ames les sentimens qui leur son communs, réveiller en leurs esprits les idées qui leurs servent de lien ; il faut, en un mot, donner à l’association que l’on veut faire vivre un aliment quotidien. Autrement le découragement s’empare des plus fermes, et le pays regarde avec indifférence un spectacle auquel il ne comprend plus rien.
Avant de nous en prendre aux institutions et aux lois, sachons donc, députés et électeurs, majorité et opposition, réformer nos propres habitudes, et nous servir des instrumens que la constitution met entre nos mains. Cherchons aussi si l’organisation administrative telle que l’empire nous l’a léguée, et le gouvernement représentatif tel que nous le concevons d’après l’exemple de l’Angleterre, sont conciliables de tout point. Travaillons enfin à faire pénétrer dans toutes les classes, dans celle surtout qui est appelée à gouverner, l’intelligence aussi nette que possible des devoirs que cette destinée lui impose, et des conditions auxquelles elle peut l’accomplir utilement pour le pays, et glorieusement pour elle. En supposant les circonstances les plus favorables, le succès, nous devons nous y attendre, ne peut être que lent, pénible, incomplet. Mais même pour un tel succès, ce n’est pas trop de tous nos efforts, de toute notre persévérance. il y a seize mois à peine, la chambre des députés, dans son adresse proclamait à la presque unanimité le triomphe du gouvernement parlementaire ; aujourd’hui des voix ministérielles, dans l’une et dans l’autre chambre, dénoncent ce gouvernement à la France comme déplorable et funeste. N’est-ce pas la preuve évidente que depuis seize mois le gouvernement parlementaire, loin de gagner du terrain, en a perdu, et que nous recueillons le fruit de nos [p.600] tristes divisions. Au point où en sont venues les choses, toutes récriminations seraient vaines, et il ne servirait à rien de rechercher à qui, dans l’avortement d’un mouvement qui promettait d’être si fécond, appartient la part principale et la plus lourde responsabilité. Ce ne sera si l’on veut la faute de personne, ou ce sera celle de tout le monde, pourvu que désormais personne ne fléchisse, que tout le monde se réunisse pour arracher le gouvernement parlementaire à la funeste langueur qui le consume et le détruit. Il y a là, qu’on y songe bien, un intérêt commun à toutes les opinions sincèrement constitutionnelles, un intérêt de beaucoup supérieur aux petites querelles personnelles qui nous ont divisés et qui nous divisent encore. Espérons que, dans la prochaine session, cet intérêt prédominera, et que la chambre de 1839, avant de terminer sa carrière, voudra se souvenir de la mission qu’elle avait reçue et des engagemens qu’elle avait pris.