19 vendémiaire an II (10 octobre 1793).
(Extrait.)
Pourquoi faut-il, après tant de lois et tant de soin, appeler encore votre attention sur les abus du gouvernement en général, sur l'économie et les subsistances ? Votre sagesse et le juste courroux des patriotes n'ont pas encore vaincu la malignité qui partout combat le peuple et la Révolution; les lois sont révolutionnaires, ceux qui les exécutent ne le sont pas.
Il est temps d'annoncer une vérité qui désormais ne doit plus sortir de la tête de ceux qui gouverneront : la République ne sera fondée que quand la volonté du souverain comprimera la minorité monarchique et régnera sur elle par droit de conquête. Vous n'avez plus rien à ménager contre les ennemis du nouvel ordre de choses, et la liberté doit vaincre, à tel prix que ce soit.
Votre Comité de salut public, placé au centre de tous les résultats, a calculé les causes des malheurs publics : il les a trouvées dans la faiblesse avec laquelle on exécute vos décrets, dans le peu d'économie de l'administration dans l'instabilité des vues de l'État, dans la vicissitude des passions qui influent' sur le gouvernement.
Il a donc résolu de vous exposer l'état des choses et de vous présenter les moyens qu'il croit propres à consolider la Révolution, à abattre le fédéralisme, à soulager le peuple et lui procurer l'abondance, à fortifier les armées, à nettoyer l'État des conjurations qui l'infestent.
Il n'y a point de prospérité à espérer tant que le dernier ennemi de la liberté respirera. Vous avez à punir non seulement les traitres, mais les indifférents mêmes; vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle ; car, depuis que le peuple français a manifesté sa volonté, tout ce qui lui est opposé est hors le souverain; tout ce qui est hors le souverain est ennemi.
Si les conjurations n'avaient point troublé cet empire, si la patrie n'avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justice naturelle : ces maximes sont bonnes entre les amis de la liberté ; mais entre le peuple et ses ennemis, il n'y a plus rien de commun que le glaive. Il faut gouverner par le fer ceux qui ne peuvent l'être par la justice ; il faut opprimer les tyrans…
Un peuple n'a qu'un ennemi dangereux : c'est son gouvernement. Le vôtre vous fait constamment la guerre avec impunité...
Le gouvernement est donc une conjuration perpétuelle contre l'ordre présent des choses. Six ministres nomment aux emplois ; ils peuvent être purs, mais on les sollicite, ils choisissent aveuglément ; les premiers après eux sont sollicités et choisissent de même. Ainsi le gouvernement est une hiérarchie d'erreurs et d'attentats.
Les ministres avouent qu'ils ne trouvent plus qu'inertie et insouciance au delà de leurs premiers et seconds subordonnés...
Citoyens, tous les ennemis de la République sont dans son gouvernement. En vain vous vous consumez dans cette enceinte à faire des Lois ; en vain votre Comité, en vain quelques ministres vous secondent ; tout conspire contre eux et contre vous...
Vous avez porté des lois contre les accapareurs : ceux qui devraient faire respecter les lois accaparent...
Personne n'est sincère dans l'administration publique ; le patriotisme est un commerce des lèvres. Chacun sacrifie tous les autres et ne sacrifie rien de son intérêt.
Vous avez beaucoup fait pour le peuple en ôtant dix-huit cent millions de la circulation ; vous avez diminué les moyens de tourmenter la patrie ; mais, depuis les taxes, ceux qui avaient des capitaux ont vu doubler au même instant ces capitaux... Il est donc nécessaire que vous chargiez l'opulence des tributs ; il est nécessaire que vous établissiez un tribunal pour que tous ceux qui ont manié depuis quatre ans les deniers de la République y rendent compte de leur fortune : cette utile censure écartera les fripons des emplois. Le trésor public doit se remplir des restitutions des voleurs, et la justice doit régner à son tour après l'impunité.
Alors, quand vous aurez coupé la racine du mal et que vous aurez appauvri les ennemis du peuple; ils n'entreront plus en concurrence avec lui; alors vous dépenserez beaucoup moins pour l'équipement et l'entretien des armées; alors le peuple indigent ne sera plus humilié par la dépendance où il est du riche. Le pain que donne le riche est amer ; il compromet la liberté. Le pain appartient de droit au peuple dans un État sagement réglé.
Mais si, au lieu de rétablir l'économie et de pressurer les traîtres, si, au lieu de leur faire payer la guerre, vous faites des émissions d'assignats pour les enrichir encore davantage, vous ajouterez de plus en plus aux moyens qu'ont vos ennemis de vous nuire.
Il faut dire la vérité tout entière. Les taxes sont nécessaires à cause des circonstances ; mais si les émissions d'assignats continuent et si les assignats émis restent en circulation, le riche, qui a des épargnes, se mettra encore en concurrence avec le peuple, avec l'agriculture, avec les arts utiles, pour leur ravir les bras qui leur sont nécessaires.
Le cultivateur abandonnera sa charrue, parce qu'il gagnera davantage à sentir l'homme opulent. Vous aurez taxé les produits ; on vous enlèvera les bras qui produisent et si les produits sont plus rares, le riche saura bien se les procurer, et la disette peut aller à son comble…
Ainsi tout concourt à vous prouver que vous devez imposer les riches, établir une sévère économie et poursuivre rigoureusement tous les comptables, afin de ne pas perdre sur la valeur des intérêts et des annuités.
Ces moyens sont simples, ils sont dans la nature même des choses et sont préférables aux systèmes dont la République est inondée depuis quelque temps.
Votre Comité de salut public a pensé que l'économie et la sévérité étaient dans ce moment le meilleur moyen de faire baisser les denrées. On lui a présenté des projets d'emprunts, de banques et d'agiotages de toute espèce, et sur les monnaies et sur les subsistances ; il les a rejetés comme des inspirations de l'avarice ou de l'étranger. Notre principe doit être de diminuer la masse des assignats par le brûlement seul...
Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l'immolerait par elle-même. Elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu'elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. Le gouvernement présent est aussi trop embarrassé. Vous êtes trop-loin de tous les attentats ; il faut que le glaive des lois se promène partout .avec rapidité et que votre bras soit partout présent pour arrêter le crime.
Vous devez vous garantir de l'indépendance des administrations, diviser l'autorité, l’identifier au mouvement révolutionnaire et à vous, et la multiplier.
Vous devez resserrer tous les nœuds de la responsabilité, diriger le pouvoir, souvent terrible pour les patriotes et souvent indulgent pour les traîtres. Tous les devoirs envers le peuple sont méconnus ; l'insolence des gens en place est insupportable ; les fortunes se font avec rapidité.
Il est impossible que les lois révolutionnaires soient exécutées si le gouvernement lui-même n'est constitué révolutionnairement.
Vous ne pouvez point espérer de prospérité si vous n'établissez un gouvernement qui, doux et modéré en vers le peuple, sera terrible envers lui-même par l'énergie de ses rapports ; ce gouvernement doit peser sur lui-même et non sur le peuple. Toute injustice envers les citoyens, toute trahison, tout acte d'indifférence envers la patrie, toute mollesse y doit être souverainement réprimée.
Il y préciser les devoirs, y placer partout le glaive à côté de l'abus, en sorte que tout soit libre dans la République, excepté ceux qui conjurent contre elle et qui gouvernent mal.
Les conjurations qui ont déchiré depuis un an la République nous ont avertis que le gouvernement avait conspiré sans cesse contre la patrie : l'éruption de la Vendée s'est accrue sans qu'on en arrêtât les progrès ; Lyon, Bordeaux, Toulon, Marseille se sont révoltés, se sont vendus sans que le gouvernement ait rien fait pour prévenir ou arrêter le mal.
Aujourd'hui que la République a douze cent mille hommes à nourrir, des rebelles à soumettre et le peuple à sauver, aujourd'hui qu'il s'agit de prouver à l'Europe qu'il n'est point en son pouvoir de rétablir chez nous l'autorité d'un seul, vous devez rendre le gouvernement propre à vous seconder dans vos desseins, propre à l'économie et au bonheur public.
Vous devez mettre en sûreté les rades, construire promptement de nombreux vaisseaux, remplir le trésor public, ramener l'abondance, approvisionner Paris comme en état de siège jusqu'à la paix ; vous devez tout remplir d'activité, rallier les armées au peuple et à la Convention nationale.
Il n'est pas inutile non plus que les devoirs des représentants du peuple auprès des armées leur soient sévèrement recommandés ; ils y doivent être les pères et les amis du soldat, ils doivent coucher sous la tente, ils doivent être présents aux exercices militaires, ils doivent être peu familiers avec les généraux, afin que le soldat ait plus de confiance dans leur justice et leur impartialité quand il les aborde ; le soldat doit les trouver jour et nuit prêts à l'entendre ; les représentants doivent manger seuls, ils doivent être frugaux et se souvenir qu'ils répondent du salut public... ; ils doivent poursuivre toute injustice, tout abus, car il s'est introduit de grands vices dans la discipline de nos armées...
Il nous a manqué jusqu'aujourd'hui des institutions et des lois militaires conformes au système de la République, qu'il s'agit de fonder, Tout ce qui n'est point nouveau dans un temps d'innovation est pernicieux. L'art militaire de la monarchie ne nous convient plus. Ce sont d'autres hommes et d'autres ennemis : la puissance des peuples, leurs conquêtes, leur splendeur politique et militaire dépendent d'un point unique, d'une seule institution forte...
Le même esprit d'activité doit se répandre dans tous les partis militaires : l'administration doit seconder la discipline.
L'administration des armées est pleine de brigands : on vole les rations des chevaux, les bataillons manquent de canons ou de chevaux pour les traîner ; on n'y reconnaît point de subordination, parce que tout le monde vole et se méprise.
Il est temps que vous remédiiez à tant d'abus si vous voulez que la République s'affermisse. Le gouvernement ne doit pas être seulement révolutionnaire contre l'aristocratie ; il doit l'être contre ceux qui volent le soldat, qui dépravent l'armée par leur insolence et qui, par la dissipation des deniers publics, ramèneraient le peuple à l’esclavage et l'empire à sa dissolution par le malheur. Tant de maux ont leur source dans la corruption des uns et dans la légèreté des autres...
Tous ceux qu'emploie le gouvernement sont paresseux ; tout homme en place ne fait rien lui-même et prend des agents secondaires ; le premier agent secondaire a les siens, et la République est en proie à vingt mille sots qui la corrompent, qui la combattent, qui la saignent.
Vous devez diminuer partout le nombre des agents, afin que les chefs travaillent et pensent.
La prolixité de la correspondance et des ordres du gouvernement est une marque de son inertie ; il est impossible que l'on gouverne sans laconisme. Les représentants du peuple, les généraux, les administrateurs sont environnés de bureaux comme les anciens hommes de Palais ; il ne se fait rien, et la dépense est pourtant énorme. Les bureaux ont remplacé le monarchisme ; le démon d'écrire nous fait la guerre, et l'on ne gouverne point.
Il est peu d'hommes à la tête de nos établissements dont les vues soient grandes et de bonne foi ; le service public tel qu'on le fait n'est pas vertu, il est métier.
Tout enfin a concouru au malheur du peuple et à la disette : l'aristocratie, l'avarice, l'inertie, les voleurs, la mauvaise méthode. Il faut donc rectifier le gouvernement tout entier pour arrêter l'impulsion que nos ennemis s'efforcent de lui donner vers la tyrannie. Quand tous les abus seront corrigés, la compression de tout mal amènera .le bien ; on verra renaître l'abondance d'elle-même...