Du pouvoir exécutif dans les grands Etats - Tome premier


Jacques Necker, Du pouvoir exécutif dans les grands États, 2 vol., 1792, 407 et 367 p.

Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

DU POUVOIR EXÉCUTIF DANS LES GRANDS ÉTATS.

PAR M. NECKER.

 

    And if each System in gradation roll, Alike essential to th’ amazing whole; The least confusion but in one, not all That System only, but the whole must fall.

POPE, première Épitre morale.

TOME PREMIER

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INTRODUCTION

IL n'est pas encore éloigné ce temps, où tous les Peuples de la Terre, étoient unis d'intérêt & d'affection, aux projets & aux espérances de la Nation Françoise; il n'est pas encore éloigné ce temps, où l'on imaginoit, que le premier Royaume de l'Europe, joindroit une nouvelle gloire à ses hautes destinées & donneroit l'exemple d'une heureuse régénération dans les principes politiques. On n'avoit pu considérer, sans émotion, les premiers développemens de la liberté publique, chez une Nation célèbre à tant de titres ; & de partout les regards s'étoient fixés, avec attendrissement, sur cette mémorable époque, où un Monarque, héritier d'une Puissance, dont les limites étoient inconnues, prenoit la résolution généreuse de les fixer lui-même, & où, dédaignant l'ambition d'une autorité sans bornes, il se livroit aux mouvemens d'une [p.2] ame vertueuse & cherchoit des garans de tout le bien qu'il vouloit faire.

Les hommes sensibles, les hommes d'une ame élevée, Etrangers ou François, furent présens en esprit à cette grande journée, où l'Auguste Bienfaiteur de la France, environné des Députés qu'il avoit appelés autour de son Trône, concertoit avec eux les moyens d'assurer, pour toujours, la félicité publique. On eût dit, en parcourant à cette époque, les divers pays de l'Europe, que les premiers Représentans de la Nation Françoise avoient à acquitter, envers leur Roi, la reconnoissance de tous les Peuples ; & l'on eût dit aussi qu'ils tenoient en leurs mains, la cause de l'Univers, tant les cœurs s'associoient au succès de leur importante mission. On aimoit encore, à voir sortir de l'abaissement ou de l'obscurité, cette nombreuse classe de citoyens, que d'injustes coutumes avoient offensé de tant de manières ; & malgré leur ingratitude, l'acte éclatant du Monarque, qui releva leurs droits & leur dignité, conservera son rang dans [p.3] la mémoire des hommes ; car une grande idée morale, indépendante des événemens triomphe des faux jugemens & survit à toutes les passions. L'Europe, dont je retrace en ce moment les divers sentimens, vit avec peine, les premiers combats de nos prétentions, & ces rivalités si connues, qui détournoient les Législateurs François, d'avancer dans la route ouverte à leurs regards. Cependant, les espérances des étrangers se maintenoient encore, même après cette époque de révolution que les annales de l'assemblée Nationale ont consacrée ; la singularité des circonstances, & une sorte de majesté, que les distances ménagent aux grands événemens, en jetant un voile sur les petites causes, soutinrent les opinions au-dehors de la France ; & les déplorables excès, dont les premiers momens de l'insurrection de Paris furent souillés, n'avoient pas encore détruit l'intérêt, qu'inspiroit un grand Peuple, marchant vers un grand but, avec toute l'indiscipline des grandes passions. On [p.4] imaginoit, que la générosité paroîtroit après la victoire, & l'on espéroit que la sagesse accompagneroit & guideroit les triomphes de la force. Avec quelle patience, avec quelle tenue, les Etrangers n'ont-ils pas excusé les erreurs des François & les fautes de leurs premiers Législateurs ? On croyoit toujours, que, par l'effet d'une dernière pensée, que par le résultat des dispositions finales de l'Assemblée Constituante, l'ordre s'uniroit enfin à la liberté ; & les défiances des esprits sages, existoient depuis long-temps en France, qu'au-dehors on s'en défendoit encore. La grande masse des hommes reste long-temps attachée à un même sentiment ; c'est un corps immense, qui se meut tout ensemble, & qui ne peut être guidé, ni modifié, par des idées compliquées. C'est donc, après une longue résistance, que les Etrangers se sont séparés de notre cause; c'est par une sorte de contrainte, qu'ils nous ont retiré leur affection, & c'est avec une profonde tristesse qu'ils ont vu leurs vœux déconcertés & [p.5] leurs espérances évanouies. Leur intérêt s'est affoibli, leur cœur s'est flétri pour nous, lorsqu'ils ont vu l'accroissement progressif des désordres du Royaume, lorsqu'ils ont vu la dégradation continuelle des autorités régulières, & lorsqu'ils ont vu les saintes maximes de la liberté, servir d'excuse à toutes les tyrannies. Leur intérêt s'est affaibli, leur cœur s'est flétri pour nous, lorsqu'ils ont vu le Peuple, aveuglé par les hypocrites adulations de ceux qui vouloient dominer en son nom ; lorsqu'ils ont vu les timides foiblesses de la vertu, au milieu du Corps Législatif, & les insolences du vice ; lorsqu'ils ont vu les basses déférences d'une Assemblée Nationale, pour des hommes, tellement perdus de réputation, par l'histoire de toute leur vie, que, selon les lois des anciennes Républiques, on ne leur eût pas permis d'ouvrir un avis utile. Mais les Etrangers se sont surtout éloignés de nous, & avec une sorte de frémissement, lorsqu'ils ont entendu les récits de tant d'injustices, [p.6] de tant de duretés, de tant de barbaries, & que seuls, quelquefois, ils ont prêté l'oreille aux lamentables cris des victimes. Les hommes honnêtes de tous les pays, les hommes généreux se sont encore détachés de la Nation Françoise, lorsqu'ils ont été témoins de son ingratitude envers un Monarque, que cette Nation elle-même avoit désigné, dans ses Fastes, sous le nom glorieux de Restaurateur de la liberté ; lorsqu'ils ont vu, qu'on se faisoit un honteux plaisir de froisser inutilement le cœur du meilleur des Princes, & qu'on l'abandonnoit, dans sa foiblesse & son isolement, aux viles & lâches insultes des hommes les plus méprisables & qui rampoient encore, naguères, devant les dernières ombres du Pouvoir. Enfin, un découragement universel s'est répandu parmi les Nations, lorsqu'elles ont vu la Morale & la Religion, devenir le jouet de notre politique ; lorsqu'elles ont apperçu les espérances de cette criminelle philosophie, qui, le masque levé, prétend [p.7] substituer ses arides leçons, aux doux conseils de la piété & aux célestes enseignemens préparés pour notre foiblesse. Hélas ! de toutes parts aujourd'hui, l'on désespère du bonheur de la France, & ce sont ses meilleurs amis qui s'abandonnent aux plus lugubres présages. Ils voyent arriver le dernier terme des illusions ; ils voyent approcher le moment où l'on versera des larmes amères sur la riche moisson qu'on a laissé périr, lorsque la moindre prudence, eût suffi pour la sauver. Vous, qui l'avez voulu de cette manière, quels reproches n'avez-vous pas à vous faire ? Ce n'est pas seulement votre pays, c'est l'Europe entière, qui vous demande un compte de cette liberté, dont la fortune vous avoit rendu les dépositaires ; de cette liberté, qui, parement dirigée, eût captivé l'amour de l'Univers entier, & qui, dans vos errantes mains, est devenue un instrument d'épouvante & un signal de terreur. Aveugles & malheureux guides d'une Nation digne d'un meilleur fort, vous avez perdu jusqu'à [p.8] sa renommée! Ah! si vous pouviez sortir un moment de la petite cellule où votre vanité vous renferme, si vous pouviez entendre ce qu'on dit aujourd'hui d'un Peuple que vous avez égaré, vos remords seroient sans fin, On dit que son esprit d'imitation, supportable dans les modes, se change en exagération dans les affaires politiques, & le rend incapable d'observer, en aucune chose, une juste mesure ; on dit, que l'aménité de ses mœurs étoit l'effet de sa soumission, & que son véritable caractère est maintenant à découvert; on dit enfin, qu'il a besoin d'un maître, & qu'il n'est ni digne de la liberté, ni propre à ce genre de bonheur. Tel est le langage que l'on tient aujourd'hui dans toute l'Europe, & l'on ne doit point s'en étonner. Cependant, il est injuste d'imputer aux inclinations naturelles du Peuple François, des torts qui appartiennent à un systême de Gouvernement, dont il n'y a jamais eu d'exemple ; des torts qui appartiennent à une Constitution politique, où l'art semble [p.9] avoir été prodigué pour amener l'anarchie & le relâchement de tous les liens. Ainsi, entre les divers motifs, qui doivent engager à développer les vices de cette Constitution, on peut avoir pour but de disculper une grande Nation, en montrant la véritable cause des désordres de tout genre, auxquels la France est en proie. Je dois être moins indifférent qu'un autre à une pareille considération, moi, qui me suis lié, par tant d'hommages, à la gloire du nom François ; &, si en essayant de remplir une tâche, dont l'intérêt est si grand à mes yeux, j'annonce mon plan, sous le simple titre de réflexions relatives au Pouvoir Exécutif, c'est que toutes les idées politiques se rapportent, je le crois, à la prudente constitution de cette force sociale. Tout auroit pris son cours d'une manière plus ou moins parfaite, si l'on s'étoit soigneusement occupé d'établir, au milieu de nous, une autorité tutélaire ; le temps eût fait le reste, le temps eût achevé nos nombreux commencemens. [p.10] Je n'ai cessé de rappeler à l'Assemblée Nationale ces vérités fondamentales; je l'ai fait à tous les momens, pendant mon Ministère; je l'ai fait encore, dans ma retraite ; & je hâtai mon dernier Ouvrage, afin qu'il précédât le travail de la révision; mais on verra comment nos Législateurs, tantôt par inscience, & tantôt par foiblesse, ont constamment détourné leur attention de l'idée qui devoit être sans cesse présente à leur esprit ; on verra, comment ils ont négligé les précautions réelles, pour se livrer aveuglément au culte de quelques maximes ; on verra, comment ils ont mieux aimé le rôle de Grands Prêtres d'une Secte nouvelle, que les honorables fonctions de Législateurs philosophes ; on verra, comment leurs vanités les ont mis de bonne heure en pleine déviation, & comment ils ont préféré les applaudissemens du Peuple, au bonheur inestimable de mériter un jour ses bénédictions. C'est en leur faisant justice, c'est en les mettant à leur place, que je sauverai l'honneur de la Nation [p.11] Françoise; car il n'est aucun Peuple dont les mœurs ne fussent absolument changées, s'il étoit reporté tout-à-coup à l'état de liberté naturelle, ou s'il en étoit seulement rapproché, par l'affoiblissement des autorités, destinées à garantir la discipline sociale. L'envie, la jalousie, le simple dépit des différences de propriétés, ces sentiments contenus dans leur effort, par la puissance des lois, offriroient alors le plus effrayant des spectacles, puisque la liberté se trouverait réunie à toutes les passions, qui donnent le desir d'en abuser. Les barrières qui séparent l'homme civilité de l'homme sauvage, nous paroissent bien plus fortes qu'elles ne le sont en réalité : posées depuis un temps immémorial, leur vétusté se présente à notre imagination comme un indice de leur vigueur indestructible ; mais, il n'est pas moins vrai, que de simples moralités composent ces barrières, & qu'un ou deux principes, portés à leur extrême, suffiroient pour réunir l'indépendance aux volontés les plus [p.12] tyranniques, & l'égalité du premier âge à la corruption du second. L'oubli du Pouvoir Exécutif, dans une Constitution politique, peut amener toute cette confusion, & une faute de ce genre, rappelle ce point noir, qui fait trembler les navigateurs, au moment où ils le découvrent au milieu d'un Ciel encore azuré; ce point presque imperceptible d'abord à la vue ordinaire, & qui, de degrés en degrés, obscurcit l'horison & devient l'avant-coureur de la plus affreuse tempête.

Je ne sais si cet Ouvrage pourra servir a éclairer utilement les François; ils ne seront, je le crains, ils ne seront en état d'entendre la vérité, qu'au moment où ils commenceront à sortir de l'esclavage dans lequel ils sont tenus par leurs Ecrivains polémiques; mais les Etrangers, qui ont conservé la plus précieuse & la plus honorable des indépendances, la liberté de leurs opinions, m'écouteront, peut-être ; & c'est à eux, aujourd'hui, que je fais hommage de mes pensées, avec le plus de confiance. Ah ! qu'ils repoussent, [p.13] pour leur bonheur, les exagérations qui nous ont perdus, & que la sagesse un jour nous vienne d'eux! Nous avions voulu leur donner des leçons, mais c'est avec la trompette de la discorde, & du haut des Tours de Babel, que nous avons répandu nos enseignemens ; & l'opposition de nos cœurs, la confusion de nos langues, nous ont également discrédités. Notre morale & nos vertus, auroient été les plus sûrs garans de l'excellence de notre philosophie, comme notre bonheur seroit devenu le plus persuasif de tous les langages. Il me souvient du temps, où, en publiant le résultat de mes longues réflexions sur les Finances de la France, j'écrivois ces paroles : Oui, Nation généreuse, c'est à vous que je consacre cet Ouvrage. Hélas! qui me l'eût dit, que, dans la révolution d'un si petit nombre d'années, le moment arriveroit, où je ne pourrois plus me servir des mêmes expressions, & où j'aurois besoin de tourner mes regards vers d'autres Nations, pour avoir de nouveau le courage [p.14] de parler de justice & de morale ! Ah ! Pourquoi ne m'est-il pas permis de dire aujourd'hui ? « C'est à vous que j'adresse cet Ouvrage, à vous, Nation plus généreuse encore, depuis que la liberté à développé votre caractère & l'a dégagé de toutes ses gênes ; à vous, Nation plus généreuse encore, depuis que votre front ne porte plus l'empreinte d'aucun joug ; à vous, Nation plus généreuse encore, depuis que vous avez fait l'épreuve de vos forces, & que vous dictez vous même les Lois auxquelles vous obéissez ! » Ah ! que j'aurois tenu ce langage avec délices ! Mon sentiment existe encore, mais il me semble errant, il me semble en exil ; & dans mes tristes regrets, je ne puis, ni contracter de nouveaux liens, ni reprendre, même en espérance, l'idée favorite & l'unique passion dont mon ame fut si long-temps remplie.