Chapitre XII - Distribution de graces & nominations d'emplois


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CHAPITRE XII.

Distributions de graces & nominations d'Emplois.

C'est après avoir été quelques années au centre des affaires publiques, c'est après avoir été, pour ainsi dire, un des axes autour duquel, tous les intérêts personnels se mettent en mouvement, que l'on est instruit, par soi-même, de l'activité de ces intérêts, & qu'on apprend, en même temps, comment les hommes sont tour-à-tour animés, adoucis & toujours enchaînés par l'espérance. Souvent ils pensent à eux, au milieu de toutes les négligences qu'ils affectent, & au milieu même des sacrifices, auxquels ils sont conduits par les circonstances. Ils ont, pour les jours de parade, les sentimens les plus magnifiques, mais dans leurs habitudes journalières, & dans leurs confidences secrètes, on voit qu'ils sont préoccupés, les uns de leur [p.214] fortune, & les autres des distinctions auxquelles ils peuvent prétendre. Ainsi, n'en doutons point, plus on réduit le cercle des encouragemens & des récompenses, dont le Monarque doit avoir la disposition, & plus on affoiblit entre ses mains l'action du Pouvoir Exécutif.

On a rassemblé, sous un titre particulier, dans l'Acte Constitutionnel, les fonctions de ce Pouvoir, & comme elles représentent en même temps ses prérogatives, on a cru, sans doute, qu'en les réunissant & les cumulant, on en donneroit une idée imposante : mais, on n'a pu faire illusion qu'à des hommes superficiels ou dépourvus d'instruction. Le nombre en est bien grand, on le savoit de reste.

J'examine ce tableau ridiculement fastueux[1], & j'y vois d'abord rappelés, [p.215] comme à l'ordinaire, les noms de Pouvoir Exécutif suprême, de Chef suprême de l'Administration, de Chef suprême de l'Armée, de Chef suprême de l'Armée de Mer ; mais tous ces suprêmes me représentent un dais sans colonnes. Commander, ordonner, surveiller, sont autant de mots dénués de [p.216] substance, quand les moyens nécessaires, pour inspirer le respect & l'obéissance, n'ont pas été donnés.

On voit dans ce résumé Constitutionnel, dans ce résumé fait avec une sorte d'art, que la part du Monarque, a été composée des prérogatives échapées à la réforme de chaque [p.217] Comité ; on n'a laissé au Roi, ni les nominations que le Peuple pouvoit faire, ni les nominations, qui pouvoient être soumises à des règles de promotion; aussi, pour étendre en apparence l'exercice du Pouvoir Exécutif, on a mis en ligne de compte, & avec une sorte d'emphase, la faculté laissée au Roi, de faire délivrer des Lettres patentes, Brevets & Commissions aux fonctionnaires publics qui doivent en recevoir. Et l'on rappelle ainsi l'humiliante nécessité, imposée au Roi, de conserver, par son sceau, ou par toute autre formalité, cette multitude d'élections, ou de promotions, auxquelles il lui a été interdit de concourir d'aucune manière.

Le dernier article des divers oripeaux, destinés a former, ou à relever la parure du Pouvoir Exécutif, est singulier aussi. Le Roi, dit-on, fait dresser la liste des Pensions & gratifications, pour être présentée au Corps Législatif, à chacune de ses Sessions. On consacre ainsi, dans une loi Constitutionnelle, & destinée pour les siècles, si toutefois ils le [p.218] veulent bien, que le Roi, ce Chef suprême du Pouvoir Exécutif, ce Chef suprême de l'Administration, ce Chef suprême de l'Armée de Terre, ce Chef suprême de l'Armée de Mer, ne peut pas donner un encouragement de cent écus, sans le consentement formel du Pouvoir Législatif.

Mais, je ne sais pourquoi j'anticipe ainsi, sur le tableau général, que j'ai dessein de présenter, afin de mettre en regard les prérogatives conférées au Monarque François, & au Roi d'Angleterre. Je crois ce rapprochement utile, & il se lie naturellement au sujet que je traite.

Places de l'Église.

Le Roi d'Angleterre, dans les mandats ou congés d'élire, qu'il adresse aux Chapitres, leur désigne les Ecclésiastiques dont ils doivent faire choix pour Évêques ou pour Archevêques, & les Chapitres sont tenus de se conformer à cette injonction ; ainsi l'on peut dire, avec exactitude, que le Roi [p.219] d'Angleterre nomme réellement aux premières places de l'Église.

Il nomme, aussi de droit, au plus grand nombre des Prébendes & des Canonicats, & plusieurs Cures dépendent encore de son choix.

Il n'y a plus ni Prébendes, ni Canonicats en France, & tous les Évêques, tous les Curés sont à la nomination du Peuple.

Pairs du Royaume.

Les Pairs du Royaume, en Angleterre, font d'institution Royale, & à mesure que ce titre héréditaire s'éteint dans les familles, ou lorsqu'il plaît au Roi d'Angleterre d'en augmenter le nombre, la promotion à ces premières distinctions Nationales, fait une partie essentielle de ses prérogatives.

Il n'y a plus de Pairs en France, ni aucunes distinctions de ce genre.

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Juges civils & criminels.

Les douze grands Juges d'Angleterre, sont choisis par le Roi. Il désigne le Président de chaque Tribunal, & il nomme de même le Procureur-Général[2].

En France tous les Juges sont élus par le Peuple, qui choisit aussi l'Accusateur public.

Le Président de chaque Tribunal est élu par les Membres du Tribunal.

Jurés.

Les Jurés d'accusation sont désignés en Angleterre, par un Officier Royal.

La liste des petits Jurés, ou Jurés de jugement, sur laquelle l'accusé doit exercer son droit de récusation, est composée par [p.221] ce même Officier désigné sous le nom de Shérif.

En France le Procureur-Syndic du District compose la liste des Jurés d'accusation, & le Procureur-Syndic du Département, compose la liste des Jurés de jugement.

Ces deux Officiers publics sont nommés par le Peuple.

Magistrats de Police.

La Police, dans tout le Royaume, est exercée en Angleterre, par des Juges de Paix, & tous ces Magistrats sont nommés par le Roi.

Le Shérif, autre Officier Royal, a quelques attributions d'ordre public.

L'administration relative à l'allignement, l'illumination, la clarté des rues, & la surveillance sur les approvisionnemens des denrées de nécessité, sont confiées, en [p.222] Angleterre, comme en France, aux Officiers Municipaux, & ces Officiers font nommés par l e Peuple, dans l'un & l'autre Royaume.

Les fonctions de Police sont partagées, en France, entre divers Administrateurs ou Magistrats, qui tous, sans exception, sont nommés par le Peuple.

Maréchaussée.

Il n'y a point de Maréchaussée en Angleterre. Les Juges de Paix ont des Officiers subalternes à leurs ordres, désignés sous le nom de Constables, & ces Constables sont nommés dans une Assemblée des Juges de Paix du Canton, sorte de Magistrats nommés par le Monarque, ainsi que je viens de le dire.

Il y a une Maréchaussée en France, désignée sous le nom de Gendarmerie Nationale. Les Administrateurs de Départemens, tous [p.223] nommés par le Peuple, composent la liste des militaires, éligibles aux places de Gendarmes, & sur cette liste, les Colonels, à chaque vacance, désignent cinq personnes, entre lesquelles ces mêmes Administrateurs de Département doivent en retenir une. Le Roi n'intervient, que pour accorder les provisions nécessaires, & son unique fonction libre, dans toutes les élections relatives à la Gendarmerie, c'est de nommer aux places de Colonels, qui sont au nombre de huit, mais seulement à une vacance sur deux, & avec l'obligation encore de fixer son choix entre les deux plus anciens Lieutenans-Colonels. Tous les autres avancemens, dans le Corps des Officiers, doivent avoir lieu par ordre d'ancienneté.

Recouvrement des impôts directs.

Les Commissaires autorisés par un Bill du Parlement, à répartir la taxe sur les terres, & les divers Percepteurs de cet impôt, sont nommés, en Angleterre, par le Bureau, de la [p.224] Trésorerie, sous l'approbation spéciale ou tacite du Monarque ; car le Ministre des Finances est Chef de ce Bureau, & les autres Membres qui le composent, sont également choisis par le Roi, & révocables à sa volonté.

En France, les Directoires de Département, les Directoires de District, & les Officiers Municipaux, répartissent les impôts directs, & tous les Percepteurs, Receveurs & Trésoriers sont à leur nomination.

Les Membres des Départemens & des Districts, de même que les Officiers Municipaux sont tous élus par le Peuple, sans aucune sorte d'intervention de la part du Roi.

Recouvrement des impôts indirects.

Le recouvrement de ces impôts est confié, en Angleterre, à la direction de divers Commissaires, soit de la Douane, soit de l'Accise, &c. & ces Commissaires sont nommés [p.225] par le Bureau de la Trésorerie, toujours sous le bon plaisir du Roi, puisque les Membres du Bureau de la Trésorerie s o n t , comme je l'ai dit, choisis par le Monarque, & révocables à sa volonté.

Tous les Emplois subalternes sont donnés par ces Commissaires, sous l'approbation tacite ou spéciale du Chef des Finances.

Le Gouvernement, en France, nomme le petit nombre des Régisseurs, qui doivent diriger de Paris, la perception des impôts indirects, mais il est astreint, par la loi, à choisir ces Régisseurs, entre les Préposés du grade le plus élevé & qui ont servi un certain nombre d'années dans ce grade. Il est de plus autorisé à choisir les Directeurs, entre trois sujets, qui lui sont indiqués par les Régisseurs. Ces Directeurs remplissent le poste immédiatement inférieur à celui des Régisseurs.

Tous les autres Emplois sont donnés, sans intervention de la part du Gouvernement, [p.226] conformément aux règles de promotion établies par l'Assemblée Nationale, & l'admission aux grades, par lesquels on débute dans cette carrière, dépend absolument des Régisseurs.

Les étrangers auront peine à croire, que les Législateurs de la France ayent voulu régler de si petits détails, & emprisonner, en tous les sens, comme ils l'ont fait, le Pouvoir Exécutif suprême.

Trésorerie Nationale.

Les fonctions de la Trésorerie Nationale se bornent, en France, à tenir Registre des recettes & des dépenses de l'État, & à distribuer le produit des impôts, conformément aux dispositions arrêtées par l'Assemblée Nationale ; mais, en Angleterre, l'autorité de la Trésorerie Nationale s'étend beaucoup plus loin, & le Bureau qui la dirige, a proprement l'Administration des Finances, sous la présidence du Ministre ou Chef de ce Département.

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J'ai déjà dit, que tous les Membres de ce Bureau, étoient nommés par le Roi d'Angleterre, & révocables à sa volonté.

La Trésorerie Nationale de France, limitée dans ses fonctions, ainsi que je viens de l'expliquer, est conduite par six Commissaires. Ces Commissaires sont à la nomination du Roi, mais ils rendent un compte direct de leur gestion à l'Assemblée Nationale, sans la médiation d'aucun Ministre.

La nomination des Commissaires de la Trésorerie, n'a pas été mise au nombre des prérogatives constitutionnelles du Monarque, & l'on a déjà proposé à l'Assemblée Nationale, de priver le Roi de ce privilège ; l'idée a été accueillie, mais la décision est ajournée.

Les Commissaires de la Trésorerie, doivent nommer tous leurs subalternes, sans aucune dépendance, ni du Roi, ni de ses Ministres.

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Armée de Terre.

L'admission dans le service de l'Armée de Terre, & toutes les nominations d'Officier, dépendent, en Angleterre, du Pouvoir Exécutif. Il existe des règles de promotion, mais ces règles émanent de la volonté & de l'autorité du Monarque.

En France, le Corps Législatif a fixé lui-même ces règles de promotion, & la Constitution n'a laissé au Roi, que la nomination du tiers des Colonels & Lieutenans-Colonels, de la moitié des Maréchaux de Camp & des Lieutenans-Généraux, & de la totalité des Maréchaux de France, dont le nombre est fixé à six.

Le Monarque est de plus astreint, par la loi, à faire ces différens choix, parmi les Officiers le plus près, en rang, du grade qu'il confère.

Enfin, l'admission même au service, [p.229] dépend d'un examen, dont les conditions ont été fixées par le Corps Législatif.

Gardes du Roi.

Aucune loi de l'État n'asservit le Roi d'Angleterre à des règles, ni pour le choix, ni pour l'avancement des Officiers de ses Gardes.

L'assemblée Nationale, en France, a d'abord fixé les conditions, auxquelles on pourroit être admis dans les Gardes du Roi, soit en qualité d'Officiers, soit comme soldats, & pour l'avenir, elle a soumis les promotions des Officiers, aux règles établies dans l'Armée de ligne & dont j'ai déjà donné l'explication.

Milices.

Les Lieutenans-Généraux de la Milice d'Angleterre, sont choisis par le Roi. Ces Officiers, avec son agrément, désignent les [p.230] Aides-Lieutenans, ainsi que les Colonels, & ces derniers nomment aux Compagnies.

En France, les Gardes Nationales nomment, de grades en grades, tous leurs Officiers, & ne sont pas même astreintes à donner connoissance au Gouvernement, du résultat de leurs élections.

Armée de Mer.

Tous les Officiers de Marine, en Angleterre, sont nommés par le Roi ; les règles de promotion, les règles d'admission à ce service, dépendent de son autorité.

En France, les promotions dans le service de Mer, sont déterminées par le Corps Législatif, & c'est par la Constitution même, que la prérogative du Monarque est restreinte à la nomination du sixième des Lieutenans de Vaisseaux, à la moitié des Capitaines, [p.231] aux deux tiers des Contre-Amiraux, & au choix des trois Amiraux.

L'admission dans la Marine militaire, est de plus soumise à des examens & à des conditions positives, qui la rendent indépe[n]dante de la volonté du Monarque.

Administration civile de la Marine.

En Angleterre, tous les Emplois dans l'Administration civile de la Marine, sont donnés, sous le bon plaisir du Roi, par un Conseil d'Amirauté, dont le Ministre du Département est le Chef. Tous les Membres de ce Conseil, sont choisis par le Monarque & révocables à sa volonté.

En France, on a étendu jusques à ces sortes d'Emplois, les règles d'avancement, fixées par le Corps Législatif, & le Roi est astreint à s'y conformer, dans le petit nombre de nominations qu'on lui a laissées ; & à ces conditions même, il ne peut, selon [p.232] l'Acte Constitutionnel, choisir qu'une moitié des Chefs d'Administration & des sous-Chefs de Construction.

Invalides.

L'Administration du célèbre hôpital de Greenwich, les règles d'admission aux secours de cette maison, & toutes les dispositions relatives à la retraite des Invalides, dépendent immédiatement de l'autorité du Monarque Anglois.

Les Législateurs de la France, viennent de convertir en Administration Élective & Municipale, le Gouvernement de l'Hôtel Royal des Invalides, & cette partie importante de la chose publique, avec toutes les branches qui s'y rapportent, se trouvent soustraites à l'autorité du Monarque.

Emplois civils dans l'intérieur du Royaume.

Les Lords Lieutenans de chaque Comté, sont nommés par le Roi d'Angleterre ; leurs [p.233] principales fonctions concernent la Milice. Les Shérifs sont aussi choisis par le Monarque, à un très-petit nombre d'exceptions près. Leurs fonctions sont absolument civiles. Ils doivent parcourir leurs Provinces, deux fois l'année, pour y décider divers objets d'Administration. Ils forment la liste des Jurés, ils les convoquent & veillent à leur réunion. Ils sont pour la Trésorerie, le recouvrement des amendes, dépenses, contraintes, &c., &c. Les Shérifs n'ont pas d'appointement, & leur Office est purement honorifique; mais il existe dans l'Administration plusieurs postes, auxquels de forts émolumens sont attachés, entr'autres, la place de Gouverneur des cinq Ports.

Tous ces Emplois sont également à la nomination du Roi.

Il n'existe plus aucune place de ce genre en France, à la disposition du Monarque. Toutes les parties de l'Administration intérieure, sont confiées aux Conseils & [p.234] aux Directoires de District & de Département, dont les Membres sont élus par le Peuple.

Les Commandemens des Forteresses & des Châteaux militaires, sont attribués, sans émolumens particuliers, aux Chefs des Troupes qui s'y trouvent placés.

Ordres de Chevalerie.

Le Roi d'Angleterre a le droit de créer des Ordres de Chevalerie, & l'on n'y est admis que par sa volonté. Ces distinctions, en ce moment, sont au nombre de quatre ; l'Ordre du Chardon pour l'Écosse, l'Ordre de St. Patrice pour l'Irlande, l'Ordre du Bain, & l'Ordre de la Jarretière pour l'Angleterre.

Il est encore une distinction Nationale & honorifique, conférée par le Roi, c'est le titre héréditaire de Chevalier Baronet & le titre à vie de simple Chevalier.

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L'Ordre de St. Louis, est le seul qu'on ait laissé subsister en France, & l'on obtient de droit cette distinction, après vingt-quatre ans de service militaire.

La Constitution réserve au Corps Législatif, le privilège de décerner des honneurs, à la mémoire des grands hommes, & le le droit de fixer, par des lois & d'une manière générale, les marques de distinction, qui devront être accordées aux personnes dignes, par leurs services envers l'État, de quelque récompense éclatante.

Graces pécuniaires.

Il existe, en Angleterre, un certain nombre d'Emplois lucratifs, dont l'inutilité est tellement reconnue, qu'ils sont désignés sous le nom d'Emplois fine cura, mais le Parlement en laisse subsister les émolumens, à la charge du Trésor public, afin de conserver au Roi la disposition de quelques récompenses pécuniaires.

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En France, rien de pareil n'existe, & aucune prérogative de ce genre n'a été accordée au Roi. On a bien réservé un fonds annuel de deux millions, pour être distribué en pensions ou en gratifications, mais le concours du Monarque, à la distribution de cette largesse, est exprimé, dans l'Acte Constitutionnel, en ces termes : Le Roi fait dresser la liste des pensions & gratifications, pour être présentée au Corps Législatif, à chacune de ses Sessions, & décrétée s'il y a lieu. On a esquivé de dire, si cette liste sera composée de toutes les pensions & gratifications, qui seront demandées, ou de celles dont le Roi jugera la concession raisonnable. En attendant, il paroît que l'on ne croit point l'initiative du Roi nécessaire en cette partie, car les plus petites sollicitations sont adressées directement à l'Assemblée, & la masse entière des pensions & des gratifications nouvelles, ou des pensions conservées, a été décrétée, dans la dernière [p.237] Session, sur le rapport & la proposition d'un Comité de l'Assemblée.

Je pourrois, en multipliant les détails, étendre encore davantage ce parallèle, mais j'en ai dit assez pour remplir le but que je me fuis proposé.

Je me souviens du temps, où l'on disoit en France, que le Roi d'Angleterre, n'étoit qu'un premier Sénateur dans une République. Les prérogatives de ce Magistrat sont, aujourd'hui, aussi supérieures à celles du Roi des François, qu'elles paroissoient autrefois inférieures à celles du Roi de France.

La nomination des Ambassadeurs & des Ministres auprès des Cours étrangères, est la seule prérogative qui ait été accordée, de la même manière, aux deux Monarques, Il n'est pas sûr que cette parité fût restée telle, si l'avancement, dans la carrière [p.238] diplomatique, eût pu être soumis à des règles fixes. Je ferai, d'ailleurs, une observation importante, & qui s'applique aux droits de nomination, remis entre les mains d'un Monarque, pour l'utilité Nationale; c'est qu'en laissant imparfaite la consistance du Pouvoir Exécutif, en négligeant de composer, pour ainsi dire, en son entier, la dignité Royale, en tenant ainsi le crédit du Chef de l'Empire, dans un état continuel de foiblesse & d'intermittence, la faculté qui lui est laissée de nommer à quelques emplois, devient absolument nulle, ou ne remplit pas du moins son objet politique, parce que le Roi se trouve alors dominé, dans l'application de cette faculté, par tous ceux qui se présentent à lui comme les soutiens momentanés de son autorité vascillante. On pourrait même avancer, sans bisarrerie, qu'en réduisant trop fortement le nombre des nominations, à la disposition du Pouvoir Exécutif, l'on introduit plus surement la corruption, que si l'on investissoit le Monarque [p.239] de toutes les prérogatives nécessaires à sa dignité. Car, lorsqu'on l'a rendu content de sa destinée Royale, il peut être déterminé, dans toutes ses actions, par la seule vue du bien public ; mais, dans une autre situation, c'est à l'accroissement de sa puissance que tous ses moyens sont destinés. Je présente ici l'idée générale, celle qu'on peut extraire du caractère commun des hommes & de leur nature invariable ; je laisse à l'écart toutes les exceptions.

Il y a, l'on doit en convenir, une singularité remarquable dans la Constitution Françoise ; on attend, on exige du Monarque, qu'il dispose les Peuples à l'obéissance, qu'il fasse exécuter les lois, qu'il maintienne l'ordre public, qu'il veille à l'assiette & au payement des contributions, qu'il lève & prévienne les obstacles à la circulation des subsistances, qu'il imprime à toute l'Administration le mouvement dont elle a besoin, qu'il règle sa marche & qu'il applanisse ses voies ; enfin, la défense & la sureté de l'État [p.240] sont particulièrement confiées à sa prévoyance, & à l'activité de ses mesures ; voilà tous les devoirs qu'on impose au Gouvernement, & en même temps, on lui donne pour agens, dans toutes les parties les plus difficiles & les plus essentielles, des hommes qui ne sont pas de son choix, des hommes qui doivent leurs places, les uns aux suffrages du Peuple, les autres à des règles de promotion, fixées d'une manière invariable. On l'a vu, les Magistrats civils & criminels, les Juges de Paix, les Membres du Tribunal de Cassation, ceux de la Haute Cour Nationale, les Administrateurs de Département, ceux de District, les Officiers Municipaux des Villes, tous les Chefs de la Justice, de la Police & de l'Administration, sont nommés par des Électeurs, qu'une réunion de citoyens actifs a désignés, & l'intervention du Roi, son consentement, son approbation, toutes les conditions, enfin, qui peuvent indiquer le plus léger concours de sa part, ont été solemnellement rejetées. C'eut encore de la même [p.241] manière, & sans aucune espèce de communication avec le Gouvernement, pas même celle d'une investiture de formalité, que sont nommés les Ministres du culte, ces premiers instituteurs de la morale, dépositaires encore, du pouvoir de la Religion sur les opinions & sur les consciences. La Gendarmerie Nationale, chargée de protéger, à main armée, la sureté des grands chemins, la tranquillité des marchés & toutes les parties de l'ordre extérieur, cette Gendarmerie est nommée par les divers Départemens, & l'intervention du Monarque est à-peu-près nulle. Les Gardes Nationales nomment elles-mêmes leurs Officiers subalternes, & ceux-ci doivent élire les Officiers supérieurs. L'Armée de Terre & de Mer, à quelques exceptions près, est soumise à des promotions invariables. Enfin, les Trésoriers & tous les Receveurs des impositions directes, ne sont ni désignés ni approuvés par le Roi, & les divers Employés dans la Régie des impositions indirectes, étant nommés de [p.242] grade en grade, par leurs supérieurs, le privilège du Gouvernement se borne à choisir les premiers Préposés, dans le nombre des Commis du second rang.

Ainsi, de toutes parts, & dans tous les sens, la défiance envers le Gouvernement est tellement signalée, que l'on paroit avoir absolument perdu de vue, la nécessité de son ascendant & de sa considération.

Enfin, on n'a jamais imaginé, je le crois, d'imposer au Chef de l'État les devoirs les plus étendus, & de l'obliger, en même temps, à remplir ses diverses fonctions, à l'aide d'Agens, dégagés envers lui de toute espèce de liens, des liens de la reconnoissance, parce qu'ils ne sont pas de son choix, des liens de la subordination, parce qu'ils tiennent leur pouvoir du Peuple, & des liens de l'espérance, parce que le Roi ne peut rien pour eux.

Auroit-on pensé, qu'en laissant au Roi le choix de ses Ministres, tous les autres Agens du Gouvernement devoient être nommés [p.243] par la Nation ? mais les Ministres d'un Roi font partie de lui-même, & ne peuvent jamais être considérés, comme un supplément à son pouvoir, ni une addition à sa considération. Ils composent l'une des ailes extérieures de l'édifice Royal, & celle que les vents, la grêle & les orages endommagent le plus promptement.

Les hommes, qui suivent les grandes affaires avec attention, auront facilement démêlé, dans les derniers discours tenus à l'Assemblée Constituante, par son Comité principal, que ce Comité commençoit enfin, à découvrir l'insuffisance des moyens destinés au soutien du Pouvoir Exécutif, & sentoit la nécessité de donner plus de force à l'autorité Royale ; mais il n'avoit plus assez de crédit pour faire rétrogader l'Assemblée, il eut fallu pouvoir rappeler les innombrables déclamations, dont on s'étoit servi pour exciter, en d'autres circonstances, des sentimens absolument contraires ; les impressions étoient données, il n'étoit plus temps de [p.244] les effacer; les préjugés étaient formés, il n'était plus temps de les détruire. Grande leçon, qui avertit les hommes des dangers attachés au langage des passions ; ce langage séduit par la promptitude de ses effets, mais il vous entraîne avec lui, & ne vous laisse plus la liberté de vous replier vers la raison & la vérité, lorsqu'un moment arrive, où il vous convient à vous-même de faire cette retraite. Aussi, lorsqu'en rendant compte de la révision des Articles Constitutionnels, le Rapporteur du Comité a voulu obtenir la suppression du Décret, qui interdisoit au Roi de choisir ses Ministres parmi les Députés aux Législatures, il a cherché, en vain, à environner son opinion de l'intérêt du Pouvoir Exécutif; on ne l'a pas entendu, & l'on ne pouvoit pas l'entendre, puisque le Comité de Constitution n'avoit jamais fixé l'attention de l'Assemblée Nationale, sur les difficultés attachées à la sage composition de ce Pouvoir, & sur toutes les dépendances d'une si grande & si importante [p.245] question. On ne voulut donc attribuer qu'à des intérêts personnels, la proposition du Comité, sorte de soupçon toujours à la main, & qui, dans sa petite nature, influe plus sur l'opinion des hommes, que les plus grandes confédérations politiques. L'Assemblée Nationale d'ailleurs, en revenant souvent sur ses pas, l'a toujours fait avec dépit; car ce n'est pas seulement à un chef d'œuvre, mais à un chef-d’œuvre exécuté d'un premier jet, qu'elle a élevé ses prétentions. Ah ! que de vertus il faudroit réunie pour être de parfaits Législateurs ! je les aimerois mieux ces vertus, que beaucoup de science.

L'Assemblée Nationale, sans vouloir se l'avouer, a néanmoins eu le sentiment secret, du peu de secours qu'elle devoit attendre du Pouvoir Exécutif, dans l'état de foiblesse où elle l'avoit réduit; & toujours en croissant, il a paru que l'exercice des punitions étoit le grand ressort, dont elle vouloit faire usage. Aussi, l'Accusateur public, [p.246] joue-t-il un grand rôle, & dans l'ordonnance politique, & dans toutes les délibérations de l'Assemblée Nationale ; & par un changement inoui, les condamnations & les supplices, sont devenus, tout-à-coup, la ressource & l'espérance de la Nation Françoise. Mais, si l'on eut pensé, dans tous les siècles, que les châtimens suffisoient pour assurer le mouvement régulier d'un grand Empire, le mot de Gouvernement, le mot d'Administration, n'auroient pas été consacrés par le temps, n'auroient pas même été introduits dans la langue, & il eut suffi de tout l'attirail juridique, destiné à la vengeance des lois ; mais, on a senti, qu'il falloit, pour les Nations, des rènes plus douces ; on a senti, surtout, que la multitude innombrable d'intérêts en opposition avec l'ordre public, exigeoit une surveillance active & une autorité d'opinion, capables l'une & l'autre, de contenir, sans effort & sans violence, toutes les parties mouvantes de l'harmonie sociale. Ce n'est donc pas, [p.247] comme on le pense, à se servir du glaive de la loi, que le Pouvoir Exécutif est destiné; sa mission, au contraire, & son utilité consistent à éloigner, à éviter la nécessité de ce moyen de force, de ce moyen, qui avilit les ames, & qui, dans un pays libre, ne pourroit être employé souvent, sans irriter les esprits, ou dénaturer tous les caractères.

Ne négligeons pas encore de faire observer, que, dans ce nombre infini de rapports, dont la société est composée, les accidens & les contrariétés se multiplient dans la même proportion, & ce n'est pas avec une main roide & munie d'un seul instrument, ou d'une seule arme, que l'on peut garantir l'État des différens malheurs, dont il est habituellement menacé. Une agitation déréglée a ses dangers, mais un défaut de mouvement n'est pas moins à redouter. L'ordre peut périr dans un Royaume, & par la foiblesse, & par l'indifférence, & par l'inaction des Corps Administratifs, ou des [p.248] autres autorités intermédiaires. Les punitions ne réveillent point cette langueur politique, il n'appartient qu'à l'espérance d'entretenir une action continuelle, & telle est sa puissance, qu'elle peut dominer le sentiment même de la crainte, en présentant, quand il le faut, toutes les déceptions qui donnent la confiance d'échapper aux dangers les plus vraisemblables.

Ne nous plaignons point de cet empire, en le considérant d'une manière générale ; il est plus doux & plus assorti, ce me semble, à notre nature, que la domination farouche des lois vengeresses. Il faut, dans la carrière immense des affaires publiques & dans les travaux divers qu'elles exigent, présenter aux hommes différens mobiles ; aux uns, & en petit nombre, on peut montrer la gloire & la renommée ; aux autres la vertu & ses jouissances solitaires ; à tous, & pendant un temps, l'amour de la Patrie, avec toutes les interprétations qu'une exaltation passagère peut y donner ; mais les [p.249] espérances, mêmes les plus confuses & les plus incertaines, sont, pour la généralité des hommes, l'encouragement de tous les jours & de toutes les heures ; il faut donc confier ces espérances, s'il m'est permis de parler ainsi, il faut les confier, au moins dans une mesure suffisante, au dépositaire du Pouvoir Exécutif, afin que leur dispersion prudente & féconde, devienne sa force vivifiante, & sa plus active assistance.